Sélectionnez votre langue

Perception et représentations du développement local en Tunisie : résultats d'une enquête


Insaniyat N° 89 | 2020 |Varia |p.47-71| Texte intégral


 


Adel BOUSNINA: Université de Tunis, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis.


Dans une recherche antérieure (Bousnina, 2019), nous avons analysé les disparités locales du développement humain en Tunisie, en procédant d’abord à un calcul des indicateurs composites de développement humain par gouvernorat et par délégation ; ensuite, nous avons essayé d’étudier succinctement les principales explications des inégalités locales. Cette étude montre l'existence de « plusieurs pays », dont une Tunisie oubliée, marginalisée et enclavée.

Le score enregistré concerne un nombre important de délégations (telles que Hassi Ferid, Majel Bel Abbas…, avec un indice qui est inférieur au seuil de 350 et parfois même au-dessous de 300 à El Ayoun, à Fernana…). Ce score confirme cette marginalisation et cet enclavement, et ce d'autant que certains indices d'infrastructure ou d'emploi sont parfois proches de zéro.

Si ce clivage géographique (régional, mais aussi et surtout local) est confirmé, notre objectif essentiel portera, dans ce qui suit, sur l’analyse des représentations et des perceptions de la population et des acteurs du développement local, l’étude des déterminants (ou des facteurs) de l’inégal développement local -en particulier les facteurs politiques et économiques- ainsi que les répercussions et les conséquences des inégalités locales. En outre, nous nous attarderons sur quelques aspects primordiaux de la gouvernance locale et de la décentralisation.

Ainsi, nous allons focaliser notre intérêt, dans cet article, sur les résultats d’une enquête dont l’objectif fondamental est l’analyse des perceptions de la population et des acteurs de développement, notamment les explications et les répercussions des inégalités et des disparités  locales.

Présentation de l'enquête[1]

Les objectifs de l’enquête

L’objectif principal de l'enquête est l’analyse des perceptions de la population sur divers aspects relatifs à la problématique du développement local en Tunisie[2].

Pour ce faire, le questionnaire est basé sur quatre thèmes : la perception du développement local, les explications et les répercussions de l’inégal développement local, la planification et la décentralisation et quelques aspects de la gouvernance locale.

Parmi les principaux centres d’intérêt du premier thème, on peut citer notamment la perception de la population du dynamisme et des atouts (ou des handicaps) de la délégation de l’enquêté.

Quant au second thème relatif à l’inégal développement local, l’objectif consiste, en premier lieu, à analyser les facteurs et les explications du déséquilibre local et les causes de sa persistance (bien entendu, selon la vision de la population enquêtée), et second lieu, à étudier la perception de la population concernant les conséquences et les répercussions de l’inégal développement local.

Le troisième thème concerne la planification et la décentralisation. Il vise à dégager les représentations de la population (et des acteurs de développement) concernant l’efficacité de la planification et de la décentralisation, leurs avantages et leurs limites, leurs différents obstacles, l’impact de la décentralisation sur le développement local…

En ce qui concerne le quatrième thème, il est focalisé sur la perception des différents aspects relatifs à la gouvernance locale, entre autres, les problèmes de l’aménagement du territoire au niveau local, la situation des collectivités locales (satisfaisante ou préoccupante), les avantages et les lacunes de la gouvernance locale…

La population interviewée et l’élaboration de l’échantillon 

L’échantillonnage a été réalisé grâce à une méthode non probabiliste.  La méthode « boule de neige » est une technique qui consiste à ajouter à un noyau d’individus tous ceux qui sont en relation avec eux (relation de travail, d’amitié…). Lorsque l’enquête vise à répondre à certaines questions ou à vérifier certaines hypothèses, il peut être inutile de construire un échantillon représentatif de la population de l’ensemble du pays (Gautier et Bourgeois, 2016, p. 274). 

Les caractéristiques de notre échantillon sont données par le tableau suivant:

Tableau 1 : Répartition de l'échantillon selon l'âge et le sexe

Caractéristique

Effectif

%

Sexe

Hommes

206

48,7

Femmes

217

51,3

Age

20-25

114

26,9

25-30

157

37,1

30-39

83

19,6

40-45

51

12,1

45 ans et plus

18

4,2

Ensemble

423

100

On doit noter, à ce titre, l’importance de la population ayant un niveau d’instruction supérieur dans la population enquêtée. Etant donné la spécificité de l’enquête concernant le développement local et la gouvernance locale et qui comporte certaines questions relativement difficiles pour les analphabètes ou pour la population ayant un niveau primaire ou secondaire seulement, nous avons relevé que plus de 86% des enquêtés ont un niveau universitaire.

Enfin, nous avons a complété la première enquête quantitative par une deuxième enquête qualitative grâce à la réalisation des entretiens avec une vingtaine de responsables développementistes, au niveau du Ministère du Développement Économique (MDE), du Commissariat Général de Développement Régional (CGDR), de quelques municipalités ainsi qu’avec quelques universitaires et experts ; ces entretiens ont été très utiles notamment au niveau explicatif et analytique, en particulier des facteurs et des déterminants de l’inégalité locale.

La perception du développement local : le dynamisme, les atouts et les handicaps[3] de la délégation[4]

La plupart des enquêtés pensent que leur délégation[5] n’est pas très dynamique ou elle n’est pas dynamique du tout ; ces deux réponses concernent plus de 68% de la population enquêtée, la perception du degré de dynamisme des différentes localités est ainsi nettement négative pour la majorité de la population et en particulier pour les jeunes.

Tableau 2 : Le dynamisme de la délégation de l’enquêté

Question : Diriez-vous que (du point de vue du développement) votre délégation est ?

 

Effectif

%

Très dynamique

34

8,0

Assez dynamique

101

23,9

Pas très dynamique

227

53,7

Ou pas dynamique du tout

61

14,4

Ensemble

423

100

Source : Enquête personnelle 2018.

Pour les enquêtés « optimistes » qui pensent que leur délégation est dynamique (31,9%), il y a plusieurs atouts de la délégation du point de vue du développement, entre autres :

- une nouvelle création administrative (c’est-à-dire la création d’une nouvelle municipalité), donc de nouveaux besoins) à la suite de l’installation des administrations permettant d’employer des nouveaux agents; ce qui engendre une nouvelle dynamique de constructions et circulation des richesses internes (« une cité en cours de reconversion »).

- un niveau de vie équilibré et l'existence des opportunités de travail

- un bon niveau d’instruction et de formation pour la majorité des jeunes, l’infrastructure, le capital humain, une main-d’œuvre flexible grâce à sa formation de base et à son capital culturel

- Les zones industrielles et la disponibilité des administrations et des services publics, la proximité des services publics, un tissu économique bien développé et une infrastructure relativement développée. 

Par contre, pour la population « pessimiste », il y a de nombreux handicaps dans les différentes délégations qui entravent leur développement ; parmi ces principaux obstacles au développement local, les enquêtés citent notamment :

  • la non-exploitation des ressources naturelles et le financement des projets ;
  • une faiblesse de la valorisation des potentialités disponibles au niveau local et des projets d’investissement qui valorisent ces potentialités ;
  • une faiblesse d’intégration avec l’environnement agricole pour installer des projets de valorisation des produits agricoles spécifiques au territoire ;
  • les difficultés de valorisation des monuments historiques pour un tourisme alternatif ;
  • l’insuffisance des sources d’eaux pour l’agriculture, les problèmes d’infrastructure et des zones industrielles et l'absence d'une zone touristique ;
  • les moyens financiers encore très limités, l’absence d’une infrastructure adéquate, l’accès aux services essentiels, le rôle de la société civile très limité et la participation des habitants quasiment absente ;
  • les problèmes de déplacement et de transport, une forte densité démographique, la saturation et le manque de réserves foncières… .

Tableau 3 : La situation de la délégation de l’enquêté (favorisée ou défavorisée) par rapport aux autres délégations 

Question : Par rapport aux autres délégations, est-ce que votre délégation est ?

 

Effectif

%

Assez favorisée

94

22,2

Assez défavorisée

329

77,8

Ensemble

423

100

Source : Enquête personnelle 2018.

Par ailleurs, l’importance des atouts ou des handicaps de la délégation explique, selon les enquêtés, sa situation par rapport aux autres communes. L’existence de plusieurs obstacles au développement local est à l’origine de la prédominance des « pessimistes » parmi les individus interrogés, dont près de 78% estiment que leur délégation est assez défavorisée par rapport aux autres localités. Les facteurs et les explications de cette marginalisation sont nombreux ; selon les termes des enquêtés, parmi les principaux facteurs, on peut citer :

  • la délégation est défavorisée à cause du manque des ressources matérielles et financières et de la faiblesse des activités économiques
  • elle est défavorisée à cause de l'inégale répartition des ressources de l'État et des mauvais choix des politiques de développement ;
  • défavorisées puisque les responsables ne travaillent pas, ils n’ont même pas la notion de responsabilité ;
  • il n’y a pas de budget spécifique pour la délégation, de plus, il y a une mauvaise gestion économique, administrative et sociale dans la commune ;
  • selon les termes de l’un des interrogés, la délégation est assez défavorisée, surtout en matière de santé, « l’hôpital régional manque de matériel et du personnel médical ainsi que du cadre médical. Pour une simple chirurgie ou accouchement, nous sommes obligés d’aller à l’hôpital universitaire ». De plus, malgré la richesse du patrimoine et la beauté des paysages et de la plage, la région est dépourvue de toute activité culturelle ou de divertissement : « L’infrastructure est catastrophique. La délégation est défavorisée pour des raisons politiques notamment. Elle a vu la lumière pendant Bourguiba ; après, durant l’époque de Ben Ali, elle a connu une chute dans tous les domaines, et la situation est pire encore après la révolution » ;
  • les causes de la marginalisation sont nombreuses : des raisons politiques, des raisons historiques et des facteurs économiques, la délégation est défavorisée, car il y a plusieurs contraintes comme le chômage des diplômés et des non diplômés, un manque d’équipements, un environnement déséquilibré, l’absence des programmes d’encouragement au travail indépendant et l’insuffisance des ressources locales
    et nationales ;
  • selon les termes d’un autre interviewé, la délégation est défavorisée par rapport aux autres et les causes sont multiples : le leadership politique est absent, la centralisation de décision laisse cette délégation marginalisée, la politique de développement local est absente et la qualité de service est médiocre. De plus, il y a une concentration des investissements au Nord et sur le Sahel, contrairement aux délégations du Sud et de l'intérieur.

L’inégal développement local : les explications et les déterminants[6]

Les facteurs politiques 

Les déterminants et les explications des disparités locales sont multiples et elles touchent simultanément l’administratif, le politique, le social, l’historique et l’économique. À cet égard, le facteur politique est primordial selon la plupart des enquêtés et ce pour de nombreuses raisons.

Tout d’abord, on doit citer l’instabilité politique à l’origine du changement fréquent des priorités et des orientations en matière de développement. Ce qui explique l’absence de politiques publiques.

Ensuite, certains interrogés[7] citent d’une part, « la faible adhésion de la population à la vie politique qui continue de subir les retombées au lieu d’être membres actifs dans la vie politique » et en d’autre part « la domination du discours politique, orienté vers les conflits entre partis politiques et éloigné les attentes économiques réelles du citoyen ».  

Le rôle de l’État est fondamental selon plusieurs enquêtés ; ceci est inhérent à l’inefficacité des stratégies de développement national, régional et local, à l’absence de politiques publiques pour le développement, à l'instabilité politique, à l'intervention inefficace de l'État, à la centralisation de la décision politique dans la Capitale et dans les régions dominantes ».

D’autres facteurs étroitement liés à la politique sont cités par plusieurs personnes enquêtées, notamment la corruption, la détérioration de la situation sécuritaire, l’absence des initiatives politiques, la politique de discrimination et de marginalisation, la prédominance des objectifs électoraux au détriment de l’intérêt public, l’absence des stratégies de développement et des « décisions courageuses » pour les régions intérieures et spécialement pour les zones rurales…

D’autres enquêtés ont souligné, surtout, l’importance de la corruption. Cette perception confirme les résultats de plusieurs enquêtes nationales, dont celle de l’INS qui vient d’être publiée récemment. Selon cette enquête, plus de 63% des personnes interrogées ont déclaré que le phénomène de corruption existe dans de nombreux établissements publics et que les transactions dans la région sont basées essentiellement sur la corruption. Selon 74% des citoyens, le phénomène de la corruption est l’un des plus grands problèmes actuellement. Le secteur de la santé est le plus touché par ce fléau (63%), suivi du secteur de la police (et de la sécurité en général, avec 52%). Il convient de noter que la proportion de la perception de la corruption est plus élevée chez les jeunes (75,3% pour le groupe 18-29 ans ; pour ces jeunes, la proportion s’élève à 82,2% dans le secteur de la sécurité). En termes de lutte contre la corruption, 55,7% des enquêtés estiment que les efforts déployés par l'État pour lutter contre ce phénomène (dans les différents secteurs) sont inefficaces (INS, 2018).

Par ailleurs, certains responsables interrogés ont souligné que les politiques actuelles ont freiné l’émergence d’acteurs régionaux et locaux de développement et surtout l’absence de l’autonomie au niveau de la prise de décision. Ceci constitue une réelle entrave au développement régional et surtout au développement local. En effet, le succès des actions locales ne réside pas dans le potentiel de croissance, mais dans la capacité des acteurs locaux à atteindre un niveau de plus en plus élevé de maitrise de l’espace et du territoire qui ne peut résulter d’une simple juxtaposition de petites actions différentes. La réhabilitation du local commence et finit par la réhabilitation du pouvoir local, elle nécessite une correspondance totale et une réconciliation entre le pouvoir et son espace (Belhedi, 1996, p. 324).

Les facteurs économiques 

Selon les termes d’un directeur enquêté, les explications économiques de l’inégalité locale sont multiples. Elles peuvent être résumées dans trois facteurs essentiels : une accumulation depuis des décennies des inégalités entre les régions et les délégations en matière d’intervention de politique économique. Les plans de développement jusqu’au 8e plan étaient préparés et exécutés depuis l’administration centrale ; la politique régionale de développement depuis les années 1990 axée sur la promotion de l’investissement privé, et le rôle du secteur privé n’a pas donné les résultats prévus; les retombées négatives sur l’emploi et sur la valorisation des potentialités locales et régionales ainsi que les problèmes de l’environnement dans ces régions défavorisées.

D’autres facteurs économiques ont été évoqués par la population enquêtée ; on peut citer notamment :

  • une infrastructure sous-développée et épuisée, qui décourage les investisseurs à s’installer dans les régions et dans les délégations défavorisées (la faiblesse de l’infrastructure : route, port, aéroport dans certaines régions, le manque de zones industrielles dans les délégations marginalisées) ;
  • la cartographie déséquilibrée, la concentration des activités économiques dans les zones géographiques côtières et le développement du secteur tertiaire au détriment de l’agriculture ;
  • la crise économique au niveau national et international et les fluctuations de la croissance économique ;
  • l’absence des stratégies de croissance économique urbaine et surtout rurale. Les régions et les délégations de l’intérieur du pays restent en grande partie à l’écart du développement économique.

Dans ce cadre, certains chercheurs insistent sur l’impact de l’extraversion de l’économie tunisienne et sur les effets des disparités cumulatives du marché. Avec la consécration de la voie capitaliste néolibérale, le secteur privé a été renforcé et il est devenu un facteur fondamental pour l’accès à de nouveaux paliers de développement. Or, il est évident que le développement du secteur privé est d’autant plus important que les conditions initiales soient plus favorables (à cause de la recherche de la rentabilité et du profit sûrs et rapides), c'est-à-dire dans les zones disposant d’une infrastructure importante (moyens de transport et de télécommunication, infrastructures ferroviaires, portuaires, routières…) et des services publics et privés indispensables. Ainsi, les effets du marché ont fait que les zones les plus avancées ont le plus progressé et qu’il y a une continuité des processus spatiaux et un processus d’accumulation spatiale (Belhedi, 1995, p. 11-12).

Subséquemment, c’est tout le modèle développementiste tunisien qui est à revoir : « Usé, vieilli, dépravé, inique, devenu caduc par son incapacité à engendrer une croissance créatrice d’emplois et, désormais dépourvu de l’ossature étatique qui contrôle plus de deux tiers de l’activité économique et tenait la société sous haute surveillance, le modèle tunisien a besoin d’être repensé et rebâti sur des bases entièrement nouvelles » (Alaya, 2018, p. 213).

Pour les facteurs administratifs, l’inefficacité de la décentralisation est l’une des explications les plus citées par la population enquêtée. Selon les termes d’un directeur au MDE, cette « décentralisation administrative est un processus qui a démarré et qui peut prendre plusieurs années encore, avec le découpage administratif des régions prévu pour les années ou les décennies à venir. À l’instar des inégalités entre les régions en matière de disponibilité de services administratifs, ces inégalités sont observables à l’intérieur de chaque région. Ceci est le plus souvent relatif à la disponibilité du foncier pour installer les équipements fournissant les services aux citoyens dans les lieux les plus adéquats ».

Les explications historiques, sociales et naturelles 

Souvent, les facteurs historiques de l’inégalité locale (et régionale) sont négligés en dépit de leur importance majeure. Certains responsables interrogés ont focalisé leur analyse sur certaines explications historiques qui sont fondamentales ; selon les termes d’un responsable interviewé, « le cumul historique s’impose en tant que donnée pour expliquer la situation actuelle de déséquilibre entre les délégations et les régions. Certaines régions ont subi des effets négatifs comme le Nord-Ouest, avec les interventions directes lors de l’époque beylicale pour la collecte d’impôts répressifs auprès des tribus de la région. On considère que les régions de l’Est ont été plus réservées de ce point de vue, bien que certaines recherches montrent que les régions côtières ont subi aussi ces répressions ».

Selon d’autres enquêtés, l’époque coloniale a mis en place des infrastructures importantes, mais qui ne sont pas orientées vers le développement des régions et des localités, mais pour valoriser les investissements en agriculture et dans les mines d’extraction. À une époque plus lointaine, les régions et les délégations côtières ont bénéficié des retombées du commerce maritime pour développer des cités commerciales et un développement industriel et commercial le long des côtes au détriment des régions de l’Ouest.

On peut ajouter à ces considérations historiques, la concentration des plans de développement et des projets de développement, depuis l'indépendance, dans les zones et les délégations orientales (la concentration des zones industrielles et des réseaux de transport et de communication dans certains gouvernorats et dans certaines délégations).

Par ailleurs, certains facteurs sociaux de l’inégalité ont été cités par la population enquêtée et par quelques responsables interrogés, notamment :

  • l’inégal accès à certaines structures sociales, éducatives et sanitaires (hôpitaux) au niveau des régions et des communes de l’intérieur ;
  • le manque de qualification et des compétences surtout dans les régions et dans les délégations intérieures;
  • la faiblesse du niveau d’instruction de la population dans la plupart des délégations marginalisées et l’importance de l’analphabétisme ;
  • la société civile qui n'est pas impliquée et qui n’est pas très présente dans plusieurs localités ;
  • le nombre considérable des grèves et des sit-in.

Outre les facteurs politiques, socio-économiques et historiques, les disparités locales peuvent être dues à d’autres explications relatives à des conditions naturelles. Selon certains enquêtés, « les régions côtières sont orientées à l’ouverture sur la méditerranée, le commerce et l’industrie. Les régions de l’intérieur bénéficient des potentialités agricoles et naturelles importantes, mais elles sont peu valorisées et ont faiblement bénéficié des retombées du développement national. Ceci a engendré les phénomènes de migration et d’exode vers les régions côtières surtout que les villes de l’intérieur sont incapables de retenir la population ».

Ainsi, les déterminants naturels sont étroitement liés au positionnement géographique des régions (côtières/intérieures), aux ressources naturelles (rares dans certaines délégations et abondantes dans d’autres) et à la sécheresse qui caractérise le climat dans quelques régions.

On peut ajouter à ces facteurs aussi la faiblesse de quelques ressources énergétiques nécessaires pour la production. Ce qui explique la faiblesse des investissements.

L’inégal développement local : les effets et les répercussions 

  • Les effets et les répercussions de l’inégal développement local sont multiples et ils concernent surtout les répercussions politiques et administratives et les effets socio-économiques.
  • Au niveau politique et administratif, plusieurs effets de l’inégalité locale ont été cités par les enquêtés ; parmi les principales réponses de la population et des responsables interrogés, on peut citer notamment :
  • un désengagement du citoyen de la vie politique et une méfiance quant aux discours politique des responsables nationaux ou locaux, ainsi que des tensions politiques et des divergences des politiques publiques ;
  • un manque de confiance des citoyens par rapport aux hommes politiques (ou « l’absence de confiance entre les citoyens et les responsables politiques non qualifiés ») ;
  • la crise de la démocratie locale et l'augmentation des grèves et de l'instabilité politique ;
  • l’absence d’une règlementation et de lois claires sur le développement régional et local ;
  • des régions plus dotées de services administratifs que d’autres, et des délégations plus attractives en matière des ressources humaines qualifiées ;
  • des conflits d'intérêts administratifs, une dépendance par rapport au central, une dégradation des services administratifs et un accroissement de la corruption ;
  • une surcharge des administrations centrales, un retard dans le traitement de certains dossiers et une inefficacité des acteurs administratifs au niveau des régions ;
  • Au niveau socio-économique, les principales répercussions citées par les enquêtés sont les suivantes :
  • des difficultés à créer une dynamique interne, même pour les investissements publics en infrastructures et en équipements sociaux collectifs dans les délégations de l’intérieur ;
  • une tendance vers une plus grande polarisation en matière de gestion des ressources naturelles et surtout l’eau, avec une potentialité localisée dans les régions du Nord-Ouest et du Centre-Ouest, une population et une activité économique plus concentrées sur le littoral ;
  • une fuite des capitaux et des investisseurs vers les délégations
    et les régions les plus développées et « la polarisation économique » ;
  • la faiblesse de la croissance et des revenus et le déséquilibre économique au niveau régional et local ;
  • l'aggravation des problèmes sociaux tels que la pauvreté, le chômage, l'immigration illégale, la criminalité, le suicide
    et parfois le régionalisme ;
  • l’importance des inégalités devant l'emploi et la santé et l’accroissement considérable des protestations, des grèves et des sit-in ;
  • un sentiment de frustration dans les régions et les délégations défavorisées, la hausse de la criminalité et de la pauvreté
    et surtout un échec de l’ascenseur social par l’éducation
    [8] (Bousnina, 2012, p. 206-216).

La planification et la décentralisation

La planification

Une part importante de la population enquêtée estime que la planification est envisagée au niveau national (63%). Seulement moins de 15% des interrogés estiment qu’elle est envisagée au niveau local ; le niveau intermédiaire est lié évidemment à l’échelle régionale qui concerne 22% des enquêtés.

Tableau 4 : La dimension (nationale ou locale) de la planification 

Question : La planification du développement, comment est-elle envisagée ?

 

Effectif

%

au niveau national

267

63,1

au niveau régional

93

22,0

au niveau local

63

14,9

Ensemble

423

100

Source : Enquête personnelle 2018

Ceci confirme notre analyse (dans la section précédente) concernant l’importance de la centralisation politique et administrative. Elle se rapporte à la planification et les politiques de développement. C’est pourquoi une part considérable des interviewés (plus de 81%) estime que la conception et la réalisation de cette planification ne sont pas efficaces. Les explications de cette carence - selon les termes des interrogés - sont multiples ; parmi ces causes, on peut évoquer :

  • la planification n'a pas été établie par la section locale qui est au courant des lacunes et des besoins des citoyens de la délégation ;
  • la planification n'intègre pas tous les problèmes locaux, alors que chaque région et chaque délégation a ses problèmes spécifiques et très particuliers ;
  • il y a des obstacles que peut rencontrer cette planification au niveau de : la stratégie du travail, la formation des ressources humaines, l’infrastructure et les décisions politiques ;
  • les citoyens ne sont pas impliqués dans les projets de développement local; ensuite il n’y a pas un contrôle efficace sur les sociétés sous-traitantes qui réalisent les projets (qui s’arrêtent d’ailleurs pour plusieurs raisons) ;
  • la non-réalisation de ce qui a été planifié et le manque de suivi pour connaitre les différentes erreurs ;
  • la non-concrétisation des objectifs locaux et régionaux, la faiblesse des ressources matérielles et financières, le manque de continuité, le gaspillage et la corruption;
  • la non-participation des acteurs locaux à la planification, les moyens financiers organisationnels et humains très limités
    et la vision à court terme au niveau de la planification ;
  • les déséquilibres budgétaires, l’écart entre les objectifs initiaux et la réalisation réelle des projets et les obstacles administratifs et politiques, surtout la corruption dans les phases de réalisation.

D’autre part, l’une des problématiques essentielles relatives à la planification est la non-régionalisation à l’origine de la centralisation des plans et de la négligence de la dimension régionale et locale. Les raisons de la non-régionalisation de la planification du développement sont multiples. Selon certains enquêtés, cette planification n’est pas encore régionalisée. Il n’y a pas un plan, un programme et une vision à moyen
et à long terme.

Plus de 91% des enquêtés, souligne que cette non-régionalisation de la planification est due à la faiblesse de la décentralisation. Comme le confirme l’un des responsables interrogés, « en l'absence de la décentralisation, les décideurs régionaux et locaux ne peuvent pas prendre la décision appropriée, en fonction des besoins de la région et de la délégation sans le consentement de l'État ». De plus, « toutes les décisions de développement sortent des bureaux des ministres; il en est de même pour les moyens de financement et le budget, sans tenir compte des spécificités régionales et locales ». 

Selon les termes d’un autre responsable interviewé, « l’absence de la décentralisation représente un facteur principal de la non-régionalisation de la planification, car l’entrée de la décentralisation et la régionalisation s’inscrit dans l’actualité des réformes administratives et territoriales, et la décentralisation recouvre le transfert des compétences de l’État à des collectivités territoriales ou à des établissements publics ».

En fait, cette centralisation ne valorise pas l’apport des responsables régionaux. Elle élimine du processus de participation à la décision, tous ceux qui sont en relation directe et permanente avec les données de base des réalités profondes ; le choix est toujours le résultat des intentions et de la volonté des hautes instances du pouvoir, ce qui a laissé le projet de développement très maniable. Ses différents axes peuvent être supprimés en partie ou en totalité, voire reformés en fonction de la conjoncture (Sahbani, 1988, p. 347).

Toutes ces considérations montrent l’importance et la primauté de la décentralisation. C’est pourquoi nous lui accordons une importance  particulière dans le paragraphe suivant.

La décentralisation[9]

Malgré son importance et ses effets positifs sur la planification et sur le processus de développement, plusieurs obstacles peuvent entraver la décentralisation en Tunisie. Selon les enquêtés, ces obstacles et ces handicaps sont nombreux ; on peut évoquer notamment :

Au niveau politique 

  • il y a trop de partis politiques dont l’action moins d’effets à en matière d’attractivité des citoyens, à l’échelle locale ; en outre, pour une société civile en mutation, il faut du temps pour qu’elle soit efficace dans l’offre de programmes intéressants pour la population ;
  • l’absence de volonté politique dans le transfert de pouvoirs du centre aux régions et aux délégations. Les décisions demeurent encore centralisées, ce qui entraine la marginalisation des régions et des communes ;
  • la politique de l'État visant certaines zones ne sont pas centrées réellement sur le développement régional et local.

Au niveau administratif 

  • le découpage des régions n’est pas encore mis à jour (et risque de créer un dysfonctionnement dans l’avenir). L’acteur local n’a pas accepté le projet ainsi que le coût élevé pour la création de nouvelles circonscriptions administratives;
  • l’absence de formation des élus locaux ;
  • le taux d’encadrement dans les directions régionales et locales est très faible par rapport à celui du niveau central ; donc on trouve des ressources humaines peu qualifiées, rarement motivées et mal réparties entre l’administration centrale
    et locale ;
  • l’existence de réticences liées au transfert des compétences et aux mesures d'accompagnement, et l’absence d’une administration de « promiscuité » et de « familiarité ».

Au niveau juridique 

  • les textes de loi ne répondent pas aux exigences de la décentralisation (c.-à-d. les lois régissant le rôle des collectivités locales, les institutions du contrôle
    et l’administration) ;
  • la mise en œuvre des textes législatifs n’est pas toujours évidente, par exemple une loi doit être complétée par des décrets, des circulaires et même des notes ;
  • les textes sont parfois déconnectés de la réalité ou bien obsolètes
  • la décentralisation doit être accompagnée de vision et de législation, pour doter les différents acteurs locaux (administration, société civile, partis politiques..) de moyens financiers conséquents.

Ainsi, parmi les principales explications politiques et juridiques de l’inégal développement (au niveau régional et surtout au niveau local), on trouve d’abord l’absence (ou la lenteur) de la décentralisation ou, en d'autres termes, « l’importance de la centralisation politique » (au moins depuis l’indépendance jusqu’à la révolution). Selon certains chercheurs, la lente émergence de la société civile peut expliquer l’inégal développement régional et local. En effet, l’État central, dans une société dépendante, est loin d’être l’émanation de la société civile. Cette tendance ne favorise guère la régionalisation, au contraire. Or, la région est une vie, une vie se définit par le pouvoir, ce qui implique la délégation du pouvoir à l’autorité régionale et locale (Belhedi, 1996,
p. 101).

Ces obstacles reflètent la négligence de la dimension locale et du rôle des acteurs sociaux, alors qu’en réalité le développement endogène doit être une dynamique qui met en évidence des relations non exclusivement marchandes entre les hommes pour valoriser les richesses dont ils disposent. À cet effet, la centralisation politique et administrative a donné un rôle secondaire à ces acteurs sociaux. En l’absence de représentation réelle des populations concernées, toute décentralisation conduit à renforcer l’autorité centrale par une médiation régionale ou locale. La déconcentration a conduit certes à rapprocher les services, limiter les déplacements, alléger les charges de l’administration centrale et à renforcer certaines villes, mais a abouti aussi à renforcer davantage l’emprise du pouvoir central. Cette situation ne va pas sans soulever le problème de la démocratisation. Cette question se trouve liée à l’évolution de la société civile (Belhedi, 1996, p. 99)[10].

Mais cette démocratisation et cette décentralisation ne sont pas si simples à réaliser, de nombreuses conditions sont nécessaires. Selon Riadh Zghal, l’espoir de la décentralisation risque d’être déçu rapidement si les modes d’exercice du pouvoir ne changent pas de modèle. L’exercice du pouvoir suivra davantage des lignes horizontales entre partenaires complémentaires plutôt qu’une ligne verticale reliant un sommet détenteur du pouvoir et une base supposée s’y soumettre. Les relations horizontales dans l’exercice du pouvoir impliquent échange, négociation, débats contradictoires et conflictualités, le tout conduisant à des décisions collectivement conçues. Si notre pays n’était pas bien préparé à l’instauration de la démocratie, il faudrait qu’il en tire les leçons et se prépare à la gouvernance décentralisée en commençant par reconnaître les conditions de sa réussite. Parmi ces conditions, il y a, à notre avis, d’abord la nécessité qu’elle serve un développement économique inclusif (Zghal, 2018, p. 20).

Ainsi, les enjeux de la décentralisation sont multiples, et malgré un dispositif légal développé, les ressources propres des communes restent limitées, et sont assez différentes d’une commune à une autre. Les transferts de l’État, même s’ils augmentent, restent insuffisants par rapport aux charges des communes. Les questions relatives aux finances des nouveaux territoires qui seront érigés en communes se poseront aussi avec insistance. Il semble important de mettre l’accent sur les principaux enjeux de la phase de transition. Le premier correspond au passage de la sphère politique (définition des principes directeurs dans la constitution) au niveau administratif (préparation des textes législatifs et des instruments). Le second enjeu est relatif à la territorialisation du débat sur la réforme de la décentralisation. Le troisième enjeu est également territorial, et concerne les prédispositions différentes des villes et des régions pour prendre le train de la réforme. Un des risques majeurs réside dans la probable amplification des disparités, avec des villes qui réussiront plus que d’autres à comprendre les nouvelles logiques et à mieux se prendre en charge et assurer les services urbains (Turki Sami Y. et Verdeil E., 2013, p. 24).

Quelques aspects de la gouvernance du développement local

La participation de la population 

Comme le montre le tableau ci-dessous, la participation des enquêtés aux élections municipales a été très faible et n’a concerné que moins du tiers de la population enquêtée. Les résultats de notre enquête sont très proches du vote du 6 mai 2018 : l’abstention a largement remporté les élections locales qui se sont tenues en Tunisie. L’Instance des élections (Isie) a indiqué que 1797154 Tunisiens avaient voté, sur plus de 5,3 millions d’électeurs inscrits dans le pays. Selon les résultats officiels,
le taux de participation a été de 33,7 %.

Tableau 5 : La participation de la population enquêtée aux élections municipales

Question : Avez-vous participé aux élections municipales ?

 

Effectif

%

Oui

130

30,7

Non

293

69,3

Ensemble

423

100

Source : Enquête personnelle 2018.

Les explications de ces attitudes sont diamétralement opposées :

  • pour les optimistes, la participation est nécessaire, car c’est un droit dans la nouvelle constitution tunisienne et aussi pour contribuer à la sélection de nouvelles politiques afin de faire avancer le développement au sein de la région et améliorer les conditions de vie. En outre, la participation est expliquée par l’espoir d’avoir un changement positif et une amélioration dans le développement local et dans la qualité de vie des citoyens ;
  • pour les pessimistes, l’abstention est due à de nombreux facteurs. Selon les termes de certains enquêtés, « les propos énoncés dans les élections ne sont que des promesses et des "paroles" difficilement réalisables ». De plus, il y a un « manque de confiance dans toutes les institutions du pouvoir », ce qui explique la réponse évoquée par plusieurs enquêtés : « On n’a plus confiance dans les responsables ».

Comme le souligne Habib Touhami, dans plusieurs pays, la démocratie représentative est chahutée et sérieusement remise en cause. Au vu de ce qui se passe en Tunisie et ailleurs, le moins que l’on puisse dire est qu’elle devient de moins en moins représentative et de plus en plus indifférente aux problèmes vitaux du plus grand nombre. L’augmentation de l’abstention là où le vote n’est pas obligatoire est un signe qui ne trompe pas. La démocratie tunisienne souffre d’une dégénérescence avancée, le comble pour une jeune démocratie. Depuis huit ans, l’exécutif patauge dans la gadoue, l’incohérence et l’incurie. Quant au débat d’idées censé tirer la vie politique par le haut, il est absent dans les partis politiques, les médias et l’opinion publique elle-même. Finalement, la mort annoncée de l’idéologie pourrait bien annoncer la mort de la démocratie (Touhami, 2019, pp. 59-60).

Les caractéristiques de l’environnement local 

Les lacunes et les défaillances suscitées (relatives au manque de confiance de la population et sa méfiance vis-à-vis du pouvoir et des responsables) peuvent expliquer l’importance de l’insatisfaction des enquêtés concernant la situation des collectivités locales. En effet, plus de 63% des enquêtés pensent que cette situation est préoccupante (ou très préoccupante) et 17% estiment qu’elle est grave. Ainsi, la satisfaction ne concerne que moins de 19% des interviewés, et ce comme le montre le tableau suivant :

Tableau 6 : La situation des collectivités locales selon les enquêtés

Question : Pensez-vous que la situation des collectivités locales est ?

 

Effectif

%

Satisfaisante

08

1,9

Normale

72

17,0

Préoccupante

171

40,4

très préoccupante

98

23,2

Grave

74

17,5

Ensemble

423

100

Source : Enquête personnelle 2018.

Les explications de cette insatisfaction sont multiples. Selon les termes de certains enquêtés, « la situation des collectivités locales est grave parce qu’elle ne peut pas réaliser les objectifs des citoyens, vu qu’elle n’a pas des leaders qui connaissent la politique locale. En plus il n’y a pas des fonds propres suffisants pour créer des projets de développement ». Elle est très préoccupante, car « ces collectivités manquent de compétence, de transparence et de volonté pour améliorer les conditions de vie des régions et des municipalités. En outre, cette situation est grave à cause de l’absence de décisions de réforme et l’importance de la corruption essentiellement ».

Outre ces lacunes et ces limites, la population enquêtée insiste sur l’existence de plusieurs contraintes environnementales locales, notamment :

  • la pollution qui menace les espaces verts de la ville et les déchets de constructions qui sont en train de polluer les forêts ;
  • la non-protection adéquate des ressources en eau et des systèmes écologiques ;
  • la faible implication des acteurs clés (comme les ministères concernés) dans l’élaboration d’une stratégie nationale de développement durable et de protection de l’environnement local ;
  • parmi les contraintes environnementales locales le manque des ressources locales, la focalisation sur des objectifs ayant un effet secondaire, les problèmes de coordination entre les acteurs et la mauvaise gestion des richesses naturelles.

Avec toutes ces contraintes environnementales, il y a d’autres facteurs qui sont cités par les enquêtés et qui peuvent être considérés comme des points faibles (de l’environnement local) susceptibles de défavoriser les investissements, entre autres :

  • la culture de la paresse et du laisser-aller, la bureaucratie étouffante, la corruption…;
  • la méfiance des jeunes à l'égard des promesses des décideurs, ce qui diminue leur participation dans les différents domaines ;
  • la délinquance juvénile, le manque de sécurité (braquages et vols), le commerce parallèle et l’accroissement considérable du secteur informel ;
  • le manque de fonds et de financement, les problèmes immobiliers, la faiblesse de l’infrastructure, l’absence de la sécurité sociale, le manque de main-d’œuvre qualifiée et l’absence de la volonté politique.

L’aménagement du territoire et la politique territoriale 

On ne peut pas analyser les problématiques du développement local sans étudier les différents éléments inhérents à l’aménagement du territoire et à la politique territoriale. À ce titre, nous avons posé une question relative aux problèmes de l'aménagement du territoire dans la délégation. Les problèmes identifiés par les enquêtés sont multiples, à titre d’exemple, on peut citer notamment : les problèmes au niveau de l’infrastructure et du plan d’aménagement (urbain et rural), la propreté (la beauté de la ville), la pollution et l’environnement (le goudronnage des routes, le traitement des déchets, l’évacuation, l’assainissement…), le manque de continuité au niveau de la planification, cette planification qui est incontrôlée et inadéquate avec la croissance et les spécificités démographiques et socio-économiques.

Selon les termes d’un responsable interviewé, les problèmes de l’aménagement du territoire qui se posent dans la délégation sont nombreux : l’infrastructure routière archaïque, l’éclairage public dans les rues, la maintenance des jardins et des espaces verts…et surtout l’absence d’un plan stratégique de développement et de la planification, l’absence de perspectives et le déséquilibre entre les ressources allouées et la réalité socioéconomique.

Afin de corriger ces différentes défaillances et pour dépasser les principaux problèmes de l’aménagement du territoire, certaines initiatives (passées ou en préparation) peuvent faciliter la réalisation du rééquilibrage spatial. D’aprés l’un des responsables interviewés, une restructuration du développement régional et local a démarré en 1984 avec les programmes spécifiques de développement et les grands projets autoroutiers et d’infrastructures pour donner plus de rééquilibrage entre les régions, pour attirer l’investissement et dynamiser le développement local, le code d’investissement comporte aussi des mesures pour rééquilibrer le développement régional et local. D’autres mesures peuvent favoriser le rééquilibrage spatial, entre autres :

  • la révision du schéma national de l’aménagement du territoire vers l’adoption des pôles urbains dans les gouvernorats de l’intérieur ;
  • un réseau routier (surtout les autoroutes) reliant les gouvernorats de l’intérieur aux gouvernorats côtiers ;
  • des avantages et des subventions pour les investissements dans les régions de l’intérieur, la création de nouvelles municipalités et le redécoupage territorial ;
  • l’allocation des ressources humaines et matérielles par les équipements, répartir équitablement les pouvoirs et les ressources ;
  • développer l'infrastructure de base, le progrès technique et l'investissement dans le domaine productif.

Concernant cette infrastructure justement, elle est souvent considérée comme l’un des obstacles majeurs au développement régional et local : certaines difficultés persistent encore et la compétitivité de l’économie exige leur élimination, car elles contribuent à alourdir la charge et les coûts de l’entreprise et partant à amputer sa force compétitive. Tout d’abord les coûts des facteurs (main-d’œuvre et capital financier), et l’insuffisance adéquate du capital humain en termes de qualifications supérieures. Ensuite l’insuffisance de l’infrastructure notamment de transport, de télécom, de santé, et de loisirs. L’aménagement de Z.I. intégrées et aménagées selon les standards internationaux est requis pour une meilleure régionalisation de l’investissement. La réduction des disparités entre régions passe par une meilleure préparation des structures d’accueil de l’investissement au niveau de ces régions, par exemple l’idée de concevoir des parrainages voire des jumelages entre nos Z.I. tunisiennes et celles étrangères qui conduiraient à une orientation des IDE vers notre pays (Fredj, 2018).

Enfin, certains enquêtés ont insisté sur l’importance de la nouvelle mesure citée dans la nouvelle constitution tunisienne, en l’occurrence la discrimination positive. On parle ainsi d’une approche intégrative qui relève plutôt de la rupture. Elle consiste à s’attaquer aux racines du mal et non seulement à ses manifestations, en intégrant ces espaces au territoire national et à l’économie nationale selon une posture de rupture du cercle vicieux des mécanismes du marché qui sont forcément en défaveur des régions marginalisées au profit des espaces et des foyers dynamiques. Le développement régional, comme une stratégie d’intégration territoriale, est susceptible de corriger les déséquilibres (Belhedi, 2017, p. 9).

L’adoption de cette approche intégrative est de nature à réduire la fracture territoriale tout en s’accommodant aussi d’une grille normative critériologique qui fait fonction d’un tableau de bord de l’action régionale. Elle s’exprime, dans sa forme optimale, dans les politiques et les stratégies de développement territorial (régional et local). Différentes mesures peuvent être proposées et combinées dans le cadre d’une politique de discrimination positive selon l’approche adoptée : création de quotas à l’embauche, à l’inscription universitaire, au niveau du revenu des richesses locales ; actions fiscales pour privilégier l’emploi et encourager l’implantation des entreprises dans certaines régions ; des enveloppes financières plus importantes réservées aux régions défavorisées dans le cadre du budget de l’État et des différents programmes sociaux et de développement (Belhedi, 2017, p. 8).

Le secteur industriel revêt une importance majeure et capitale. Comme le stipule Hamadi Tizaoui, l’État, via une politique industrielle régionale, doit instituer « un Plan Marshall industrie » pour les régions et les délégations intérieures. L’orientation de l’économie de la région vers l’industrialisation, comme alternative stratégique à la crise du secteur agricole et comme réponse aux nouvelles attentes de la nouvelle génération des demandeurs d’emploi, est aujourd’hui la solution salutaire pour consolider et diversifier la base économique de ces régions. Dans cette politique industrielle, l’aménagement du territoire, par le redéploiement des activités industrielles vers les régions et les délégations reculées du pays, doit être une option centrale (Tizaoui, 2018, p. 293).   

Comme l’a souligné Radhi Meddeb, la gouvernance de la commande publique devra être profondément remaniée. Elle devra être au service du développement régional et local et du tissu entrepreneurial, par l’orientation de certains investissements directs étrangers vers les zones de développement prioritaire et la réservation d’une quote-part des marchés publics aux petites et moyennes entreprises nationales (Meddeb, 2018, p. 231).

Conclusion

Cet article, focalisé sur les résultats d’une enquête, a pour objectif de faire une analyse succincte des représentations et des perceptions de la population et des acteurs développementistes sur divers aspects relatifs à la problématique du développement local en Tunisie. Ces représentations concernent plusieurs éléments dont notamment : l’inégal développement local : ses explications et ses répercussions, la planification et la décentralisation, la gouvernance locale, la participation de la population, les caractéristiques de l’environnement local, l’aménagement du territoire et la politique territoriale…

Avec la problématique locale et celle de la décentralisation, la question du renouvèlement du modèle de développement est inéluctable, avec toutes les limites et les lacunes enregistrées au cours des dernières décennies. Dans un ouvrage qui vient d’être publié très récemment (Ben Hamouda, 2019), l’économiste Hakim Ben Hamouda confirme cette analyse. Notre hypothèse centrale dans cet essai, écrit-il en présentation, est que la crise économique que nous traversons aujourd’hui est le signe d’un mal plus profond qui concerne l’éclatement du modèle de développement et du contrat social post-national hérité de l’État de l’indépendance. Et, c’est là que se situe toute la difficulté de la transition en cours. L’ampleur de la crise s’explique par le fait que nous n’avons pas besoin d’une simple relance de l’économie pour sortir de la récession, mais de l’invention d’un nouveau modèle de développement et d’un nouveau contrat social

Afin de sauver cette démocratie et pour ne pas « annoncer la mort » de l’expérience tunisienne, plusieurs moyens et différents outils sont à mettre en œuvre pour améliorer l’implication de la population dans la politique municipale et pour responsabiliser cette population sur les questions de développement. Parmi ces moyens, on peut évoquer, notamment la restauration de la confiance des citoyens vis-à-vis de leur administration, leur sensibilisation aux problématiques de l’environnement et de développement, la diffusion de la culture de travail et de l'esprit de la responsabilité du citoyen, la communication entre les citoyens et les responsables et surtout le développement « intellectuel » de la population.

Bibliographie

Alaya, H. (2018). Le modèle tunisien. Refonder l’économie pour consolider la démocratie. Tunis : Arabesques éditions.

Belhedi, A. (1995). Littoralisation et mondialisation : état des lieux et enjeux. Revue. Tunisienne de Géographie, RTG, 30, 9-52, Tunis.

Belhedi, A. (1996). Développement régional, rural, local. Cahiers du CERES. Série Géographique, 17, Tunis.

Belhedi, A. (lundi 03 juillet 2017). Journée d’études Parlementaires Principe de la discrimination positive : Concepts et mécanismes de mise en œuvre. La discrimination positive comme instrument d’intégration et d’équité territoriale. Représentations, défis et enjeux, Salle Radhia Haddad, FSHST.

Ben Hamouda, H. (2019). Sortir du désenchantement. Des voies pour renouveler le contrat social tunisien. Tunis : Éditions Nirvana.

Bousnina, A. (2008). Les causes et les répercussions de l’inégal développement régional en Tunisie : résultats d’une enquête. Revue tunisienne de Sciences Sociales R.T.S.S, (136), 25-58 ; Centre d’Études et de Recherches Économiques et Sociales CERES, Tunis.

Bousnina, A. (2012). Le littoral et le désert tunisiens. Développement humain et disparités régionales en Tunisie. Paris : Édition l’Harmattan.

Bousnina, A. (2019). Les disparités locales du développement humain en Tunisie. Les cahiers de Tunisie (226/227), 257-290, Université de Tunis.

Fredj A. (2018). Le modèle de développement vécu : forces, faiblesses, nécessite d’ajustement. Revue Leaders.

Gautier B. et Bourgeois I. (Eds.), (2016). Recherche sociale. De la problématique à la collecte des données. Presses de l’Université du Quebec6e édition.

INS (2018). Enquête nationale, la perception des citoyens sur la sécurité, les libertés et la gouvernance locale en 2017. Institut National de la Statistique, Tunis, (en arabe).

Meddeb, R. (2018). Le désenchantement du jasmin. Imp. Simpact, Tunis.

Sahbani, A. (1988). Décentralisation et développement régional. Le cas tunisien. Exemple du Centre Ouest [Thèse de doctorat (3e cycle)]. FSHST, Tunis.

Tizaoui, H. (2018). Pour un nouveau paradigme du développement régional en Tunisie. Pas de développement régional sans industrie. Tunis : Arabesques éditions.

Touhami, H. (2019). La crise de la démocratie représentative et la montée de l’abstention. Revue Leaders, (93), Tunis.

Turki Sami, Y., & Verdeil. E. (2013). la décentralisation en Tunisie. Lebanese Center for Policy Studies 22-07-2013.

Zghal, R. (2018). La décentralisation en Tunisie, transfert ou transformation du pouvoir. Revue Leaders, (80), Tunis.

Notes 

[1] L’enquête a été réalisée en utilisant différentes méthodes (distribution du questionnaire sur terrain, envoi par internet, entretien direct avec la personne interrogée…). Les enquêtés concernent tous les gouvernorats du pays (24 régions) et plusieurs délégations, aussi bien développées que sous-développées, favorisées ou défavorisées, et ce, pour prendre en considération la diversité des opinions et les différentes perceptions et représentations (par ailleurs, le « mal-développement » est perçu par la plupart des enquêtés, car, même au sein des gouvernorats développés, l’on trouve des délégations marginalisée ayant des IDH très faibles, c’est ce qu’ont a souligné dans l’introduction de l’article).

[2] Pour les analyses relatives à la question spatiale, aux disparités régionales, aux inégalités interrégionales… Ces analyses ont été faites et ces questions ont été étudiées dans des recherches précédentes, c’est pourquoi nous avons préféré ne pas refaire l’analyse dans cet article et on a focalisé notre intérêt seulement sur la perception de la population enquêtée. Cf., pour plus de détails, Bousnina, A. (2012), p. 157-225.

Quant aux disparités locales et au calcul des indices par délégation, et comme on l’a précédemment invoqué (dans l’introduction), ce travail a été réalisé dans la recherche sus-invoquée (dans l’article publié dans les Cahiers de Tunisie), c’est pourquoi nous a préféré ne pas analyser ces indices dans cet article (l’IDH par délégation) et on nous avons focalisé notre intérêt seulement sur l’enquête (Bousnina, A. (2019), p. 257-290). 

[3] Dans cette section (et dans les sections suivantes), les phrases ou les termes ou les expressions mis entre «  » (et parfois en italique) sont ceux de la population interrogée et des responsables enquêtés. Les termes mis entre « » sont ceux de certains auteurs (dont le bas de page nous donne la référence exacte).

[4] Bien entendu, la délégation concernée ici concerne celle de la personne enquêtée.

[5] Le choix du niveau des délégations est inhérent à trois explications essentielles. D’abord, l’analyse concerne l’échelle locale et non pas régionale, c’est-à-dire le niveau des délégations et non pas celui des gouvernorats. Ensuite, l’étude des déterminants (ou des facteurs) de l’inégal développement concerne le niveau local ainsi que les répercussions et les conséquences des inégalités locales (et non pas les disparités globales et régionales).

[6] On doit noter, à cet égard, que cette partie ne concerne pas seulement le discours des acteurs politiques ou développementistes, mais aussi certaines explications et quelques facteurs cités par certains enquêtés interrogés.

[7] En citant la population interrogée, on parle évidemment de la population enquêtée, car en parlant des acteurs développementistes, on cite explicitement « selon le responsable développementiste » ou « selon le directeur interrogé… ».

[8] Pour les effets démographiques, ils sont multiples, notamment la concentration de la population, l’exode rural, la migration interne, la dépopulation de certaines régions… Ces répercussions ont été analysées dans des recherches précédentes, c’est pourquoi nous avons préféré ne pas refaire l’analyse dans cet article.

[9] Au lieu de focaliser notre intérêt sur des aspects globaux relatifs à la définition de la décentralisation et à ses objectifs en général (ce qui pourrait « alourdir » l’article –au lieu de l’alléger- et le rendre plus long), nous avons préféré de centrer notre analyse (dans ce paragraphe) sur la perception de la population enquêtée, notamment sur les différents obstacles qui peuvent entraver la décentralisation en Tunisie et qui peuvent affecter négativement le processus du développement.

[10] Bien entendu, la société civile est actuellement beaucoup plus présente, mais ses moyens sont encore limités et son impact sur le processus développementiste est relativement moyen.

Appels à contribution

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche