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Les effets produits par la norme juridique : études de cas à partir du Code de la famille algérien


Insaniyat N° 89 | 2020 |Varia |p. 73- 87| Texte intégral


 


Salima Nadia BOUZIANE: Université Oran 2 Mohamed Ben Ahmed, Oran, 31 000, Algérie.


La norme est un ensemble de règles qui régit les relations entre les individus dans la société. Elle définit aussi les procédures judiciaires qui permettent au juge d’exercer son pouvoir. Dans son processus d’élaboration, elle prend en considération la réalité sociale (Zaalani, 2009, p. 2). Selon L. Duguit, la norme juridique est exclusivement une règle qui s’impose à l’homme vivant en société sous une sanction socialement organisée (Duguit, 1889, p. 484). Dans ce cadre, tout code renfermant un ensemble de normes traduit la volonté du législateur, intervenant dans un contexte donné. Quelle que soit la nature de l’activité sociale, objet de la réglementation, cet ensemble de normes édicte les droits et les obligations, la manière avec laquelle ils peuvent les revendiquer et les faire respecter. En dehors de ces considérations qui font que la norme explique le besoin de l’homme de vivre en société et de préserver l’ordre public, l’évolution a fait que le recours à la loi est devenu excessif au point où l’homme se perd dans des procédures judiciaires complexes et fastidieuses. Cette tendance à la judiciarisation effrénée des sociétés modernes a conduit le législateur à chercher des voies alternatives dans la résolution des conflits. Il en est ainsi de la médiation, pour ne citer que cet exemple. Toutefois, devant la densité sociale, la mondialisation à l’œuvre et les progrès considérables dans les domaines de la technologie et des sciences, nous pouvons affirmer que l’homme ne peut s’astreindre à un système judiciaire tant qu’il aspire à plus de liberté. C’est cette raison principale qui explique la dynamique du droit. Á la lumière de cet éclairage, qu’en est-il du droit algérien, particulièrement, le code de la famille?

À l’instar des autres pays, le droit algérien se définit comme étant la détermination des conditions dans lesquelles les citoyens ont des droits ou des obligations (Delnoy, 2006, p.62). C’est un droit fortement sécularisé en raison de son rapport avec l’histoire du pays, héritant du statut des affaires personnelles consacré durant la période coloniale, le code de la famille, fortement imprégné du droit musulman[1] (Botems, 2014), a toujours fait l’objet de nombreuses controverses.

Dès le début de la colonisation, l’armée française a décidé que l’exercice de la religion restera libre (Maunier, 1936). Le droit musulman, s’appliquera aux Algériens uniquement dans le cas où la loi française ne disposerait pas autrement (Millot, 1930). Il appartient donc, aux juridictions françaises de déterminer les cas où le droit musulman pourrait être appliqué. Pendant cette période, l’administration coloniale procédait à la réorganisation de la justice musulmane. C’est ainsi que les musulmans de rite malikite relevaient de l’autorité des cadis tenus en première instance, d’appliquer le précis de Sidi Khalil, le Mukhtassar.

Le champ d’action du droit musulman était très vaste. Mais au fur et à mesure que l’administration coloniale prenait de l’importance, il rétrécissait, cédant la place aux compétences juridiques françaises[2]. Néanmoins, le cadi est resté, jusqu’à 1842, compétent dans le domaine pénal, mais soumis au contrôle des juridictions d’appel. Cette période connaitra une insertion graduelle du droit français dans les pratiques judicaires en Algérie. Pour accompagner cette prise en mains des affaires internes, trois décrets furent promulgués, le 1er octobre1854[3], le 17 avril  1889 et le 25 mai 1892. Ils limitaient le champ du droit musulman au seul domaine du statut personnel. Les cadis conservaient alors une compétence subsidiaire tandis que celle du juge de paix s’étendait aux litiges relatifs au statut personnel, aux successions, aux immeubles non francisés ainsi que dans les obligations. Il convient d’exclure, cependant, les territoires où le juge de paix détenait une compétence en matière musulmane définie en vertu du décret du 29 août 1874. Ce texte lui attribuait des prérogatives judiciaires exercées auparavant par les djemââs (assemblés villageoises) et les cadis (Morand, 1916).

Après l’indépendance, le droit existant est reconduit en vertu de la loi du 31 décembre 1962, dans l’attente de la promulgation d’une nouvelle législation. Cette reconduction concerne la législation antérieure, sauf dans ses dispositions jugées contraires à la souveraineté ou discriminatoire[4]. Cette loi fut abrogée en 1973[5]. Cependant, entre la date de reconduction et la publication du code civil en septembre 1975, plusieurs textes juridiques ont été adoptés. Seul le droit de la famille semble échapper à cette logique sans support législatif, il a connu quelques textes isolés, comme celui de la loi du 29 juin 1963 fixant l’âge minimum du mariage. Ceci pour dire que le juge avait une large latitude de régler les litiges en se référant au droit musulman mais aussi à la jurisprudence. Cette situation n’allait pas trop durer.

Enfin, adopté et promulgué le 9 juin 1984, le code de la famille comporte un ensemble de règles qui régissent les relations matrimoniales et patrimoniales. Une lecture de ses dispositions révèle son inspiration manifeste du droit musulman. Ce trait dominant a été à l’origine de divergences, non seulement au sein des juristes mais aussi de la population. Pour les uns, le fait d’adopter un code de la famille à partir de la doctrine musulmane traduit une représentation que se fait la société algérienne, attachée à sa religion. Il est donc logique, de ce point de vue, de refuser un code élaboré à partir de règles culturellement et historiquement élaborées par la société de l’Europe occidentale.

Outre le fait qu’il s’appuie sur la doctrine malékite et le rite ibadite (respect des pratiques du M’Zab), le droit de la famille est un domaine où les rapports de force de courants idéologiques opposés n’étaient pas absents. À ce titre, on constate une corrélation entre deux règles diamétralement différentes : l’une formelle (Le droit) (Ouarbi, 2018, p. 9) et l’autre informelle (La charia) (Gleave, 2012, p. 23)[6]. En dehors de ces aspects, le code de la famille algérien partage les caractéristiques du droit moderne dans son processus d’élaboration (Gouvernement - Assemblée populaire nationale).

S’inspirant du droit musulman, le code de la famille ne s’est pas éloigné du droit positif. Ce paradoxe est visible dans certaines dispositions comme la fatiha (article 6)[7] dont le non-respect retire au contrat de mariage sa légitimité juridique. Cette situation découle de la différence fondamentale entre le droit positif et le droit religieux. Le premier est fondé sur l’adhésion, laissant la liberté de choix, le deuxième est basé sur la foi.

Un autre paradoxe, non moins apparent, a trait aux caractères intrinsèques de la loi et du droit musulman. Alors que la première est de portée générale et impersonnelle, le second concerne les personnes partageant les mêmes croyances. Les effets de cette différence sont à chercher dans la jurisprudence et le désarroi que ressentent les justiciables.

Devant ces paradoxes, la tâche du juge n’est pas aisée. Comment peut-il donc appliquer une disposition héritée du droit musulman datant de plusieurs siècles à un litige dont les faits sont d’actualité ?

Cette situation n’est pas propre à l’Algérie ; elle s’observe également dans d’autres pays du monde arabo-musulman, au Maghreb (Lamchichi, 2006, p. 180) mais aussi dans les pays du Golfe où elle parait plus critique (Oukazi, 2016, p. 71).

Régir la famille dans les sociétés musulmanes est une gageure. Ceci explique pourquoi en Algérie, il fallait attendre vingt années après l’indépendance pour que le Code de la famille voie le jour. De nombreux projets ont été initiés entre 1964 et 1981 mais aucun n’a abouti. Cette difficulté découle du caractère très sensible du domaine de la famille.

Tout droit répond à une dynamique. Dans ce cadre, le code de la famille, amendée en 2005, connaitra, certainement, d’autres révisions (Mahiedinne, 2005-2006, p. 139).

Dans cette analyse, notre attention se portera sur les modes d’application de la norme législative (le code de la famille) par l’institution judiciaire. En nous référant aux décisions de la cour suprême, nous allons essayer de déterminer les effets induits par les lois relatives au statut personnel en recherchant comment le juge met en œuvre les principes et les règles posés par le législateur.

Repères méthodologiques

Notre étude s’appuie sur une analyse de contenu des arrêts de la cour suprême dans le domaine du statut personnel. Elle concerne le divorce et ses effets. Cette démarche a pour but l’étude de cas comme révélateur d’un mode de fonctionnement de la justice. Nous nous baserons sur le fait que les parties concernées par le jugement font des déclarations qui se rapprochent le plus de la vérité en raison de la recherche de gain de la cause.

Il est avéré que devant la juge du statut personnel, la procédure est écrite. Cela signifie que les parties s’échangent des requêtes écrites. Par cette procédure, notre recherche gagnerait en pertinence puisque nous ne serons plus obligés de recourir à la technique de l’entretien.

Analyse de contenu appliquée aux arrêts de la Cour suprême

Nous avons appliqué cette méthode qualitative largement utilisée en sciences sociales et humaines par la collecte d’arrêts rendus par la cour suprême. Dans un second temps, nous avons effectué le tri des informations récoltées, selon les thèmes traités dans les arrêts en nous limitant à la seule question de la dissolution du mariage et de ses effets. Ensuite, nous avons entamé une lecture approfondie, suivie d’une analyse de contenu ; notre objectif étant de faire une étude comparative. Pour cerner la jurisprudence dans cette matière, nous procéderons à l’évaluation des effets que produit la loi sur les pratiques judiciaires. Cette démarche tient compte du temps pour comparer les jugements ou arrêts rendus dans le passé, certains documents remontent aux années 1970.

Les écarts dans la pratique du droit

Le juge est le moteur du fonctionnement de l’institution judiciaire, car non seulement il est chargé de trancher dans des litiges opposant des parties mais aussi de veiller à faire respecter la loi (De Lamaz, 2009). En procédant à une lecture du texte, il saisit l’esprit du législateur pour chercher, autant que faire se peut, une adaptation de la loi à la réalité. Par conséquent, il incombe aux magistrats la difficile obligation de faire preuve d’objectivité dans leurs prises de décision et de mettre de côté leurs opinions personnelles afin de rendre des jugements les plus équitables possibles. Malgré cela, nous notons combien il est difficile de faire abstraction de toute subjectivité, particulièrement dans le domaine de la famille. Notre enquête nous a permis de révéler cet aspect. Ainsi, l’analyse des arrêts de la cour suprême nous a montré que sur un même sujet et dans des conditions similaires, les juges réagissent différemment. Qu’ils soient prononcés à Oran, Alger ou Batna, les décisions de justice se caractérisent par de grands écarts qui posent des questionnements dans l’application correcte de la loi et l’unification de la jurisprudence. Cela ne remet, aucunement, en cause la liberté d’appréciation du juge, considérée comme essentielle au bon fonctionnement de la justice. Faut-il souligner, dans cette optique, que dans une société plurielle, il revient au juge de s’adapter aux différentes situations. Cependant, cette particularité ne peut expliquer ni la diversité des décisions de justice ni leurs écarts. Chaque magistrat a son interprétation et sa compréhension du cas posé. Cette tendance est appelée à s’accentuer tant que les textes législatifs ne sont pas clairs[8].

Selon sa propre personnalité et ses sensibilités, chaque magistrat appréhende le litige qui lui est soumis. D’évidence, deux éléments influent sur l’interprétation de la loi : la personnalité du juge et le contexte. À partir de ce constat, il faut s’interroger aussi sur le manque de formation des juges des affaires familiales dans le domaine de la famille ainsi que dans la médiation familiale. Les quelques stages et recyclages ne permettent pas de les armer devant la complexité des affaires enrôlées. Pour cerner cette question, nous essayons de l’étayer par des cas d’espèce, apparemment similaires, mais pour lesquels le jugement rendu est différent.

L’abandon du domicile conjugal : (nuchouz)

Le terme nuchouz signifie en français : « abandon du domicile conjugal ». C’est une traduction réductrice de sens. En consultant le dictionnaire, nous avons relevé que ce terme renvoie à la définition suivante : « être indocile et méchante à l’égard de son mari, être acariâtre » (Kazimirski, p. 1260). Nous sommes donc, devant un vocable qui décrit les comportements négatifs des épouses envers leurs maris. Le terme est cité dans le Coran dans plusieurs versets (LVIII, 11) dans le sens de : « se lever, de mettre de l’espace entre les uns et les autres pour être à l’aise, voire même de se retirer », (H. Boubaker, le Coran, éd. ENAG, Alger). Ce terme comme verbe, est également cité dans le verset : II, 259 avec le sens de « ressusciter » (les ossements). Une autre signification est donnée par les jurisconsultes musulmans. Ainsi, le mot « nuchouz », contenu dans le verset 34 de la sourate IV (Les Femmes) veut dire « Insubordination ». Par rapport à ses sens usités, la traduction du mot (officielle) en français, par « Abandon du domicile conjugal » est plus ou moins incorrecte. Comme motif de demande de divorce, l’article 55 du code de la famille dispose comme suit : « En cas d’abandon du domicile conjugal par l’un des deux époux le juge accorde le divorce et le droit aux dommages et intérêts à la partie qui subit le préjudice. » La lecture de cet article nous permet de dire que l’épouse qui quitte le domicile familial où elle habite avec son époux, ne constitue pas un abandon de domicile au motif qu’il ne s’agit pas du domicile conjugal. Il s’agit plutôt d’un espace d’habitation commun. Nous retrouvons ce considérant dans deux affaires suivantes où les magistrats de deux cours d’appel différentes n’ont pas tiré les mêmes conclusions dans le traitement de deux litiges, pourtant présentant de grandes similitudes :

  1. Dans l’affaire de la requérante (S. F) contre son époux (S. A)[9], le tribunal de Khenchla ainsi que la cour d’appel d’Oum el-Bouagui ont estimé que le refus de l’épouse d’habiter avec sa belle-famille constitue un cas de nushuz ; par conséquent, ils ont validé, sur le fond, la répudiation par le mari. En rappelant la règle définie dans le Mukhtasar de Khalil, selon laquelle « l’épouse peut refuser d’habiter avec les proches du mari », la cour suprême a cassé cette décision. Sur cette base, la répudiation du mari est qualifiée d’abusive en application de l’article 52 du Code de la famille qui accorde à l’épouse une réparation pour le préjudice subi.
  2. La deuxième affaire oppose l’époux (L. A) à son épouse (K. F)[10]. Elle concerne un pourvoi en cassation contre un arrêt de la Cour d’appel d’Alger qui valide un versement de dommages-intérêts en guise de réparation pour le préjudice causé par un divorce abusif en rejetant l’argument du nushuz de la femme, invoqué par l’époux au motif qu’elle a refusé de réintégrer le domicile conjugal. Dans ce cas d’espèce, le refus de la femme avait pour cause la présence d’une seconde épouse et le refus d’une cohabitation avec celle-ci. Le mari avait, donc, une obligation légale de loger séparément chacune de ses épouses. Le divorce prononcé dans ces conditions est donc injustifié et entraine sa condamnation à verser la somme de 50.000 DA comme compensation du préjudice causé par un divorce abusif.

Les deux instances judiciaires n’ont pas la même façon d’appréhender le texte juridique, sachant que ce dernier reste assez ambigu comme nous avons pu le constater. La terminologie du mot nushuz n’est pas clairement définie par le législateur. La traduction qui en est faite en français n’est pas conforme à sa définition en droit musulman ; ceci aura donc tendance à accentuer le phénomène d’écart dans la pratique judiciaire, dans le sens où chaque juge sera disposé à rendre des jugements selon la définition qu’il se fait de ce mot.

Le divorce avant consommation du mariage

La dissolution du mariage avant sa consommation produit des effets de droit, notamment, en ce qui concerne la dot. Hormis le cas du décès de l’un des époux qui met fin à l’union matrimoniale, mais qui ne remet pas en cause le droit de la femme ou de ses héritiers à l’intégralité de la dot convenue ; la rupture volontaire du lien conjugal avant la cohabitation des époux ne permet à la femme d’en garder ou d’en recevoir que la moitié (article 16 du Code de la famille).

  1. La première affaire est relative à une décision rendue par le tribunal de Constantine, confirmée par la cour d’appel de cette même ville. Cette décision condamne la dame B. A à restituer à monsieur Y. M. S l’intégralité de la dot après qu’elle ait renoncé au mariage avec lui. Saisie d’un pourvoi contre cet arrêt, la cour suprême considère que les premiers juges n’avaient pas à appliquer les dispositions relatives au renoncement aux fiançailles (article 5 du Code de la famille), puisque les époux étaient juridiquement mariés. Il s’agissait donc d’un divorce avant consommation soumis aux règles énoncées par l’article 16 du code de la famille qui, en matière de dot, oblige la femme qui l’a perçu à en restituer la moitié. Dans cette affaire, les premiers juges ont considéré qu’il y avait rupture de fiançailles par la femme. Et au lieu d’appliquer les dispositions relatives à la dot, ils se sont référés à celles portant sur présents que s’offrent mutuellement les fiancés[11].
  2. La deuxième affaire concerne (Ch. N) contre son époux
    (H. Ch)[12]. C’est un arrêt rendu à la suite d’une décision des juges d’appel qui ont considéré, sans qu’on sache pourquoi, (le 1er jugement n’étant pas publié) qu’il s’agissait d’une résiliation du mariage avant consommation, prononcée en vertu de l’article 33 du Code de la famille (avant son amendement en 2005, l’arrêt a été rendu en 1996). Cet arrêt n’a pas donné le droit à la femme de recevoir la dot. Saisie d’un pourvoi en cassation, la cour suprême a, au contraire, qualifié la rupture de divorce comme l’a fait le premier jugement. À ce titre, l’appel n’était déjà pas recevable (article 57 du code de la famille). Prononcé avant la consommation du mariage, la femme, ayant droit à la moitié de la dot, n’avait pas à la restituer intégralement au mari (article 16 du Code de la famille).

Il est à noter que dans ces deux affaires, les juges de première instance n’ont pas appliqué le texte de loi correctement. La raison se situe dans une mauvaise interprétation des faits. Il en résulte, par conséquent, l’application de textes non adaptés aux situations, privant ainsi des justiciables de leurs droits qui, dans ce cas précis, se trouve être une somme d’argent correspondant à la dot. Nous relevons une fois de plus le rôle essentiel que joue la cour suprême dans l’unification de la jurisprudence.

Infertilité de l’époux

L’article 53 du code de la famille énumère un certain nombre de cas qui permettent à l’épouse de demander le divorce. Dans ces hypothèses, l’appréciation est laissée au juge. Ces cas sont fondés généralement sur le préjudice moral et/ou matériel subi par elle ou par ses enfants du fait des agissements de l’époux ; ce qui motive, dans ces conditions, son refus de poursuivre une vie conjugale. Parmi ces causes, l’alinéa 2 de cet article 53 dispose : « l’infirmité empêchant la réalisation du but visé par le mariage ».

En nous référant à la jurisprudence de la Cour suprême, par exemple, cette « infirmité » peut concerner l’impuissance du mari (Arrêt du 19 novembre 1984) ou, l’infertilité, (maladie ou tare) de l’époux empêchant la réalisation de l’un des buts du mariage tels que formulés par l’article 4 du Code de la famille. De ce fait, il est permis à la femme d’intenter une demande de divorce pour ce motif comme nous allons le constater dans les affaires suivantes :

  1. Affaire (B. A) contre (B. K)[13]. Madame (B. K) a demandé le divorce en raison de l’infertilité avérée de son époux comme la loi l’y autorise. Le tribunal a accédé à la demande de cette dernière en prononçant le divorce entre les deux parties et en accordant à l’épouse une compensation de 10.000 DA comme réparation ainsi qu’un montant de 300 DA de pension alimentaire. Ce jugement a été confirmé par la cour de Mascara. Monsieur (B. A) a intenté un pourvoi en cassation afin de contester l’octroi d’une compensation pour (B. K) sachant qu’il n’était en aucun cas à l’ origine de la demande de divorce.

En statuant sur cette affaire, la cour suprême a confirmé le jugement de divorce (le divorce ne peut être contesté que dans ses aspects matériels ou pour le droit de garde article 57 du code de la famille). Cependant, la réparation fut retirée à la femme.

  1. La deuxième affaire concerne (D. B) contre (R. H)[14]. Madame (R. H) demande le divorce devant le tribunal de Chréa pour les mêmes raisons citées dans la première affaire. Le tribunal lui accorde le divorce et lui octroie une compensation financière. La cour d’appel entérine ce jugement. Monsieur (D. B) intente un pourvoi en cassation estimant que les premières instances judiciaires n’auraient pas dû accorder le divorce à la demanderesse. Dans sa démarche, le plaignant s’appuie sur le fait que la charia ainsi que la jurisprudence considère qu’il faille, après l’annonce de l’infertilité, laisser à l’époux le temps (la durée d’une année) pour tenter de se soigner sans que la femme ne puisse demander le divorce. La cour suprême a, bien entendu, maintenu le divorce ainsi que le dédommagement accordé à la femme.

Les deux instances judiciaires, la cour d’appel de Mascara et le tribunal de Chréa, ont accordé aux deux plaignantes le divorce en raison de l’infertilité de leurs époux respectifs et ceci conformément à l’article 53 (alinéa 2) du code de la famille. Il convient de souligner, cependant, que les compensations accordées dans ses deux affaires ne devraient pas l’être. Les demandes de divorce sont à l’initiative des épouses, elles ne peuvent pas être considérées comme un divorce abusif (article 52 du code de la famille). En confirmant le jugement de divorce dans les deux affaires, la cour suprême a décidé différemment dans le domaine des compensations. Ainsi, en accordant les réparations dans la première, elle l’a refusé dans la seconde.

Le droit de garde

En droit musulman malékite, si le droit de garde est retiré à la mère, il passe à la grand-mère maternelle et non au père ; quant à la distance entre le lieu d’exercice de la garde et le lieu de résidence du parent bénéficiant du droit de visite, elle est de 6 bérids, soit environ 120 kms).

Le code de la famille accorde le droit de garde au père si la mère en est déchue. Le déménagement en pays étranger ne constitue pas une raison systématique pour déchoir le parent titulaire du droit de garde. Il est laissé à l’appréciation du juge qui a la possibilité de prendre en compte l’intérêt de l’enfant (article 69 du code de la famille).

Dans deux affaires qui remontent, respectivement à l’année 1982 (année au cours de laquelle il n’y a pas encore de code de la famille) et à l’année 1982 – 1983, un jugement du tribunal d’El-Khroub prononcé en septembre 1982, confirmé par la cour d’appel de Constantine en décembre 1983, les règles de la charia en matière de garde ont été appliquées.

  1. Dans l’affaire (W. M) contre (W.W)[15], la plaignante a introduit un pourvoi en cassation contre un arrêt rendu par la Cour d’appel de Tiaret donnant à l’ex-époux le droit de garde de ses deux filles, tout en octroyant à la femme celle de deux garçons. La cour suprême rejette le pourvoi en rappelant que la mère dont la résidence à l’étranger est située à une distance excédant trois cent kilomètres rend le contrôle du père sur l’éducation et la situation des enfants impossible. Dans son rejet du pourvoi, la cour suprême s’est basée sur la difficulté qu’aurait le père de veiller de façon continue sur ses enfants à distance.
  2. La deuxième affaire concerne (B. M) contre (B. R)[16]. Dans cette affaire, le père a fait appel d’une décision rendue par la cour d’appel de Constantine octroyant le droit de garde à la mère, alors que celle-ci réside dans un pays étranger, éloignée du lieu de résidence du père. La cour tient également l’époux pour responsable du divorce qui a causé un préjudice à l’épouse, ce qui lui donne droit à une compensation financière. Outre l’éloignement du lieu de résidence de la titulaire du droit de garde (à l’étranger), l’époux reproche à son ex-épouse des comportements immoraux pour justifier l’inaptitude de cette dernière à exercer la garde sur ses enfants. La cour suprême annule partiellement l’arrêt de la cour de Constantine au sujet de l’exercice du droit de garde. Ce droit ne peut être attribué à une personne résidant à plus de six bérids du lieu de résidence du père.

Les deux décisions sont identiques sur la question de l’attribution de la garde des enfants et s’appuient sur la même règle du droit musulman (6 bérids soit environ 120 kms).

Dans la deuxième affaire, il importe de remarquer que la décision de la cour suprême concernant la deuxième affaire s’appuie sur la jurisprudence. Elle ne peut se référer au code de la famille puisqu’il a été promulgué en 1983.

Divorce pour violence conjugale

Il est permis à l’épouse de demander le divorce « pour tout préjudice légalement reconnu » (Article 53, alinéa 6 dans sa rédaction de 1984). La violence conjugale est considérée par la loi comme un motif de demande de divorce du ressort de la compétence du tribunal (section des affaires familiales). Cette dernière constitue également une infraction pénalement condamnable. C’est dans ce cadre que se situent les deux affaires qui suivent :

  1. La première oppose (B. H) à (Z. L)[17]. Monsieur (B. H) interjette un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la cour d’appel d’Alger octroyant un divorce en faveur de l’épouse (pour coups et blessures). Contestant les faits, le requérant reproche à la cour de se baser sur un certificat médical présenté par la femme, attestant qu’elle avait subi des violences, alors qu’elle n’a fourni aucune preuve contre lui. Si le document présenté atteste les traces de violence sur la personne de (Z. L), il n’en désigne pas l’auteur. Statuant sur ce cas, la cour suprême a cassé sans renvoi la décision de la cour d’appel d’Alger en rappelant qu’une demande de divorce par l’épouse doit reposer sur des motifs légaux ; un certificat médical ne désignant pas leur auteur ne constitue pas un argument valable. La cour suprême reste, ainsi, constante dans sa jurisprudence sur cette question.
  2. Dans l’affaire (B. K) contre (B. T)[18], l’époux interjette un pourvoi en cassation contre un jugement rendu par le tribunal d’El Harrach (Alger) prononçant le divorce entre les deux parties. En outre, il octroie des compensations financières à l’épouse pour défaut de prise en charge des frais d’entretien du foyer conjugal et une réparation pour violences sur l’épouse. Le plaignant conteste le fait d’avoir violenté son épouse, compte tenu du fait qu’elle avait quitté le domicile conjugal au moment où se sont déroulés les faits. Le certificat en question a été établi le 28-02-1998 et l’épouse a quitté le domicile conjugal le 02-02- 1998). Par ailleurs, les juges ont estimé qu’une incapacité de
    3 jours n’est pas suffisante pour donner lieu à une pareille décision.

La cour suprême rejette la demande de pourvoi en rappelant que les premiers juges ont fait une saine application de la loi (alinéa 6 de l’article 53 du code de la famille) ; ils sont seuls compétents pour apprécier la réalité et l’importance du dommage subi par l’épouse du fait des agissements du mari. La cour suprême a donc estimé que les juges étaient à même d’apprécier les preuves apportées par la femme et d’y donner les suites légales.

Il est à constater que ces deux affaires diffèrent, dans une certaine mesure, des affaires précédemment traitées. Dans la première affaire, l’instance judiciaire a considéré que, vu l’absence de preuves impliquant l’époux face aux lésions observées chez l’épouse, le divorce ne peut se faire aux dépens de ce dernier. Concernant la deuxième affaire, la décision est prise dans un sens opposé ; elle estime (la cour) que la preuve apportée par la femme, la même que dans l’affaire précédente, est suffisante pour que le préjudice, légalement reconnu, soit établi. Il est à noter que ces deux affaires ont été jugées avant la promulgation du texte de loi criminalisant la violence conjugale contre les femmes (2015).

Conclusion

Le législateur Algérien a tenté d’intégrer un certain nombre de règles de la charia dans le droit positif dans le but de trouver des compromis entre les différents courants qui composent la société algérienne (Babadji et Mahiedinne, 1987). Cette dernière n’est pas monolithique (Mahiedinne, 2005-2006). S’y ajoute la nécessité de respecter les traités et conventions ratifiés par l’Algérie (Arkoun, 2005), d’où la difficulté pour le législateur de produire de la matière juridique dans ce domaine précis. En témoigne la durée pour produire le code de la famille.

Cependant, il convient d’atténuer cette thèse. Devant les mutations de la société, les règles consacrées du droit musulman ont été quelque peu modifiées. L’introduction du droit positif atteste cette évolution. Nous citons, à titre d’exemple, la question du wali, tuteur matrimonial, dont le rôle consiste à protéger les intérêts de la femme. Néanmoins, une lecture patriarcale lui donne un sens plus autoritaire, celui de wali jabri « tuteur de la contrainte » (ou « tuteur obligatoire »), à l’origine d’abus de pouvoir. Devant ce constat et suite à des pressions diverses exercées tant sur le plan international que national, le législateur s’est vu dans l’obligation d’intervenir en faveur de la condition féminine. Dans ce cadre, l’article 11 révisé du code de la famille dépouille le wali de sa signification religieuse en autorisant la femme à choisir celui qu’elle souhaite pour jouer ce rôle. Fait intéressant est que le législateur n’abandonne pas l’exigence du wali dans le contrat de mariage, par contre, il en change la signification en le dépossédant de son caractère religieux.

Nous pensons que la dualité normative serait l’une des causes à l’origine des fluctuations dans les décisions de justice ; la pratique du droit étant révélatrice de cette ambiguïté.

Cette dualité normative n’est pas la seule cause de ces fluctuations. Le rôle de l’institution judiciaire n’est pas exclu dans ce constat. Bien que la fonction de la cour suprême consiste à veiller au respect du droit, elle joue aussi le rôle dans l’unification de la jurisprudence.

S’agissant du code de la famille, domaine très sensible en raison du fait qu’il concerne le statut de la femme et le droit des enfants tout porte à croire qu’elle subit la réalité sociale et politique. Aussi, elle ne peut être épargnée par les influences diverses ayant trait à la conception que se fait le magistrat de la société, de la religion et de la modernité.

Bibliographie 

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Zaalani, Z. (2009). Mini encyclopédie de droit Algérien : Notions fondamentales et doctrinales. Alger : Berti.

Notes 

[1] Le droit musulman est une notion discutée car invention de l’historiographie coloniale selon C. Botems la notion de droit musulman est abandonnée cédant la place à la charia. La colonisation a donné le qualificatif de droit musulman n’étant pas du droit positif. Ceux qui l’ont intégré dans leurs raisonnements n’ont pas remis en cause le contexte dans lequel est né le droit musulman.

[2] 1859 le droit musulman ne concerne plus que les contestations civiles et comiciales entre musulmans.1873 le droit musulman n’a plus compétence en matière de propriété immobilière.

[3] Le décret du 1er octobre 1854 stipule que le droit musulman est en vigueur et appliqué aux indigènes musulmans.

[4] Le droit français qui était appliqué en Algérie était discriminé car appliqué au seul territoire algérien. Le juge avait pour rôle de définir quel texte pouvait être considéré comme tel en raison de l’appartenance à une religion par exemple.

[5] Article 4 de l’ordonnance du 5 juillet 1973 portant sur l’abrogation de la loi du 31 décembre 1962.

[6] Pour un grand nombre de penseur de la période classique, ce mot est particulièrement inconnaissable Robert Gleave (2012), p. 23.

[7] Article 6 : « ….La Fatiha concomitante aux fiançailles, en séance contractuelle, constitue un mariage… »

[8] L’article 55 du code de la famille parle d’abandon du domicile conjugal sans en préciser la définition et dans quel cas peut-on parler d’abandon de domicile. L’article 61 lui aussi, comporte une notion assez vague « La femme divorcée ainsi que celle dont le mari est décédé ne doit quitter le domicile conjugal durant sa période de retraite légale qu’en cas de faute immorale dûment établie….. ». Il ne définit pas, avec exactitude, ce qui peut être considéré comme faute immorale. Les articles 65, 66 et 67 utilisent une terminologie qui n’est pas précisée à savoir celle de l’intérêt de l’enfant.

[9] Arrêt de la Cour suprême, n° 251682, 21/11 /2000, al-Madjalla al-Qadâ’iyya, 2001, n° 1, p. 290.

[10] Arrêt de la Cour suprême, n° 364855, 12/07/2006, Madjallat al-Mahkama al-‘ulyâ, 2006, n° 2, p. 469.

[11] Arrêt n° 96801, 16/10/1993, al-Madjalla al-Qaqâ ’iyya, 2001, numéro spécial, p. 266.

[12] Arrêt n° 143725, 24/09/1996, al-Madjalla al-Qadâ’iyya, 2001, numéro spécial, p. 269.

[13] Arrêt n° 87301, 22/12/1992, al-Madjalla al-Qadâ ’iyya, 1995, n° 2, p. 92.

[14] Arrêt n° 213571 du 16 février 1999, al-Madjallaal-Qadâ ’iyya, 2001, numéro spécial, p. 119

[15] Arrêt n°26693 du 25-01-1982, Nashrat al-Qudât, 1982, numéro spécial, p. 251.

[16] Arrêt n°43594, du 22-09-1986, Nashrat al-Qudât, Revue juridique, 1988, numéro 44, p. 175.

[17] Arrêt n° 52278, du 02 janvier 1989, al-Madjallaal-Qadâ ’iyya, 1991, n° 4, p. 95.

[18] Arrêt n° 222134, du 18- mai (0)-1999, Revue al-Ijtihâd al-Qadâ’î, 2001, numéro spécial, p. 126.

 

 

 

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