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La société civile tunisienne à l’épreuve de la participation : mobilisation, pression et compromis autour des projets de développement urbain


Insaniyat N°90 | 2020 |Participation citoyenne aux projets de développement |p.99 -120 | Texte intégral



Hatem KAHLOUN: Université de Carthage, ISTEUB, Département de l'Urbanisme (Laboratoire de recherche GADEV-ENAU), 2035, Tunis, Tunisie.


Dès la fin de 2011, la société civile tunisienne a connu une transformation remarquable dans sa structuration et dans ses modes de fonctionnement. La révolution, qui était à l’origine de la refonte juridique des textes régissant autrefois le champ d’action des associations tunisiennes, avait un effet social délibératoire. Ce nouveau contexte a progressivement contribué à l’émergence de nouvelles organisations de la société civile. Nous entendons par organisations de la société civile (OSC), la sphère d’action publique qui réunit associations, ONG, syndicats, médias, communautés religieuses et qui agit en tant que contre-pouvoir, une force d’organisation, de mobilisation et de pression indépendante de l’État et du politique. Cette institution s’inscrit dans des réseaux d’acteurs qui défendent une ou plusieurs questions en rapport avec les problèmes de territoires,  leurs politiques et leurs populations. La cartographie territoriale des acteurs, que l’on peut établir sur la base de la nature des intérêts défendus par les groupes, permet de distinguer la sphère de la société civile (qui défend des intérêts communs, à savoir les causes liées aux droits de l’Homme, à la liberté d’expression, au genre, à la discrimination, etc.) de la sphère des acteurs institutionnels publics et privés notamment l’État et ses agences, les partis politiques, les capitaux (qui défendent des intérêts particuliers de groupes au pouvoir).

Comme partout, (Sidi Bouzid, Kasserine, Regueb, Kairouan, Jendouba, Ain Draham, etc.) dans les territoires locaux, la montée en scène d’action des organisations de la société civile constitue, depuis 2011, une nouvelle tentative de démocratisation de l’action locale. Ces tentatives ont pris différentes formes et différentes temporalités. Citons, à juste titre, les plaidoyers revendiquant les empiètements de projets immobiliers et ludiques sur le domaine de l’État et sur l’espace public (les revendications des associations de Bizerte face au projet de la nouvelle marina/projet Koweitien Cap3000) ; les différentes grèves organisées depuis 2012 par la centrale syndicale UGTT défendant les droits sociaux des travailleurs ; les forums de discussion et les tables rondes organisés entre 2015 et 2017 par l’Association Tunisienne des Urbanistes (ATU) autour de la refonte de la nouvelle loi sur l’Urbanisme et l’Aménagement du Territoire (CATU). L’avènement de discours civils revendiquant le développement local au sens large du terme rendent, dès à présent, peu opératoires les modes d’action et de décision initiés d’en haut. Néanmoins, un tel repositionnement des OSC ne peut être entièrement systématisé, car non encore accompagné d’une véritable prise de conscience de l’État du rôle que devraient jouer les associations dans les processus décisionnels.

Durant la période 2011-2018, les contextes politiques des villes tunisiennes étaient caractérisés par la fragilité des gouvernements locaux : les élections municipales de 2010 étaient fortement commandées par l’inscription des « candidats » dans l’idéologie oligarchique de l’unique parti au pouvoir (le RCD : Rassemblement Constitutionnel Démocratique), ce qui a entrainé leur déchéance en 2011 à la suite de l’effondrement de l’État de Ben Ali et du RCD. Jusqu’en mai 2018, date des dernières élections municipales, des Délégations Spéciales (DS) se sont substituées aux conseils municipaux et aux conseils locaux de développement institués à l’échelle des délégations. Les communes furent ainsi gérées par les DS désignées par les gouverneurs et par le ministère des Collectivités Locales et de l’Environnement[1]. Le rôle de ces DS était d’assurer le fonctionnement administratif et technique des communes.

Les compromis sur des projets de territoire et de développement (et souvent même sur leur priorisation au sein des plans d’actions) peuvent désormais se définir selon l’importance des revendications sociales et sur la base des engagements financiers commandés par les acteurs centraux ou les bailleurs de fonds. En effet, dans les initiatives de monter des stratégies de développement de certaines villes (Sfax, Sousse, Jendouba, Siliana, et bien d’autres, récemment lancées par les programmes de coopération technique décentralisée menés par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), la Coopération Technique Allemande (GIZ), etc.) ou dans les programmes de développement régionaux quinquennaux 2016-2020 ou encore dans des projets associatifs de développement portés par les bailleurs de fonds étrangers, on voit des donateurs qui se concurrencent et qui intègrent les processus décisionnels en mobilisant et en expérimentant les compétences de la société civile dans la gouvernance du développement local. De ce premier constat sur le rôle de la société civile dans le développement, découle une question principale à laquelle nous essayerons de répondre. Elle consiste à s’interroger sur les formes de compromis et de coalitions qui se construisent entre les organisations de la société civile, d’une part, et les acteurs en scène d’action locale, d’autre part. Cette question sera traitée dans sa dimension territoriale à travers l’analyse de la gouvernance à l’échelle locale. Son cadre temporel s’inscrit dans la période de 2011 à 2018 avec des prises du recul sur les périodes précédentes.

Dans les paragraphes suivants, nous essayerons de construire notre démonstration sur deux approches : une approche théorique repose sur le triptyque conceptuel réunissant trois dimensions (territoire, développement local et gouvernance) autour des OSC. Et une approche empirique dont les résultats sont tirés des enquêtes (par entretiens semi-directifs, focus groupes auprès des associations et acteurs locaux)[2] menées sur des expériences de participation locale dans des projets de développement. Mais avant d’aborder cette démonstration, il importe de s’arrêter, tout d’abord, sur l’évolution de la société civile en Tunisie et sur son usage dans l’arène publique et discursive, et ensuite sur ses effets sur la question des compétences citoyennes.

De l’usage de la société civile aux compétences citoyennes

La « société civile » en tant qu’échelles concertées de codécision, rappelle l’évolution des paradigmes classiques des modes sociétaux, voire révolutionnaires contre l’hégémonie du pouvoir central et la consécration du despotisme de l’État (Ferguson, 1782, Gramsci, 1920, p. 67). Ce premier schéma théorique, qui traduit le néologisme dans la définition des rapports de pouvoir et la construction de la décision, semble correspondre au contexte de transition tunisienne. En effet, les ambivalences liées à l’usage politique et civil de cette expression (Raymond, 2009, p. 21), apparait dans les territoires locaux des villes et des associations enquêtées comme un « jeu social invisible » (D’Aquino, 2002, [citant] Dahl, 1971, p. 5) qui découle de représentations rhétoriques d’acteurs dominants agissant dans des sphères décisionnelles politico-administratives ou notabiliaires.

En Tunisie, la période de transition (2011-2018) qui marque actuellement le contexte de la démocratisation des rapports entre formations politiques et civiles, rend le débat sur la mobilisation-participation de la société civile, d’actualité. Sans perdre de vue l’histoire de cette notion telle que perçue et pratiquée dans le contexte de ce pays, la société civile avait constitué, depuis les années 1970, la principale revendication des partisans de la transition (hommes politiques essentiellement de Gauche et tendances néolibérales destouriennes), face à la montée en puissance des mouvements islamiques et l’hégémonie de l’unique parti au pouvoir d’avant la déposition de Bourguiba en novembre 1987. Déniée plus tard par les discours prônant la « République Civile » contre tout coup militaire, l’expression « société civile » avait disparu de la scène discursive politique pour n’être ensuite réutilisée que par des intellectuels indépendants et des mouvements féministes. Cette revitalisation eut lieu après avoir constitué l’objet d’une polémique politique autour des principes, rationnels ou dogmatiques, de la réforme du système d’enseignement tunisienne proposée en octobre 1989 par Ennahda, mouvement par excellence islamique (Zghal, 1989, p. 211). Une telle initiative avait fomenté les débats entre les mouvements libéraux et les partis politiques qui, en revendiquant la démocratisation de la vie politique, plaidaient tous pour une société civile responsable et autonome.

L’implication de la société civile dans les processus de décision sur le développement territorial a été longtemps conditionnée par l’évolution des régimes politiques d’avant la transition de 1987 et suivant la révolution de 2011. En outre, le flou qui marquait la relation entre partis politiques et composantes de la société civile, avait contribué à l’affaiblissement de la construction de cette dernière. Ce qui explique pourquoi la société civile, faute d’une définition claire de ses frontières et de ses compétences, était souvent mobilisée par LE politique pour servir, à l’image de maints contextes maghrébins ou africains, ses intérêts et faire adopter ses programmes. Prise par le piège du despotisme de l’État-Parti, la société civile en tant qu’institution civile hautement contrôlée par les pouvoirs publics, avait constitué, à partir des années 1990, une vitrine de la « démocratisation » des politiques publiques faisant circuler l’image de la réussite d’un régime politique « démocratique et constitutionnel » qui respectait les institutions de l’État ainsi que les principes universels des droits de l’Homme, de la liberté individuelle, et de la démocratie participative.

Rappelons, à ce propos, que la formalisation de la société civile par des textes juridiques fut entreprise dès 1959 par la loi n° 59-154 du 7 novembre 1959 relative aux associations et ensuite par la loi organique n° 93-80 du 26 juillet 1993 relative à l’installation des organisations non gouvernementales en Tunisie. Sans accorder de compétences réelles aux associations en matière de participation à la décision, ces textes ont posé les premiers jalons de la configuration des organisations de la société civile dans la vie publique en distinguant les associations ordinaires des associations à intérêt national gérées par le gouvernement, des associations étrangères. Ces textes affirmaient la mainmise du gouvernement sur les formes d’organisation civile dont l’accréditation est sujette à accord préalable du ministère de l’Intérieur. Il en suit que, depuis les années 1960 et jusqu’avant 2011, le statut juridique accordé aux associations favorisait d’une manière très timide leur participation dans la décision et dans la formulation des politiques publiques.

Le repositionnement des associations dans la scène d’action publique a été engagé depuis 2011 à la suite de la refonte des textes régissant les OSC, ce qui a accordé un nouveau statut aux associations, appelées désormais à jouer le rôle de partenaire dans la fabrique de la décision sur le développement local. Le décret-loi n° 88-2011 du 24 septembre 2011 relatif à l’organisation des associations stipule dans son article 2 que :

« L’association est une convention par laquelle deux ou plusieurs personnes œuvrent d’une façon permanente à réaliser des objectifs autres que la réalisation des bénéfices ».

Selon ce texte, les OSC peuvent être des associations, des associations étrangères ou des réseaux d’associations. À la différence des textes précédents, ce décret consolide le statut des OSC. Il affirme la liberté de constituer des associations et d’y adhérer. Désormais, l’accréditation de l’association n’est plus sujette au «  visa » préalable du ministère de l’Intérieur, elle est reconnue par simple avis transmis au secrétaire général du gouvernement et après publication dans le Journal Officiel de la République Tunisienne.

La levée du contrôle politique sur les associations n’exclut en aucun cas le contrôle financier et fiscal. En effet, les OSC sont à la fois régies par le système comptable des entreprises privées et soumises au régime des finances publiques. La question de financement des associations par des fonds locaux ou étrangers était, en quelque sorte, équivoque. L’article 36 du décret-loi de 2011 autorise l’État d’affecter des fonds de budget « à l’appui et au soutien des associations sur la base des compétences, des projets et des activités ». Afin d’assurer la mise en œuvre de cette disposition, deux textes d’application sont parus[3] dans le but de mettre en place les procédures d’octroi des financements de l’État. Force est de constater que le dispositif actuel de contrôle des finances des OSC ne répond pas aux exigences de la transparence et de la bonne gouvernance des associations. Depuis 2017, cette situation a éveillé les inquiétudes du gouvernement, voire des organisations internationales notamment le GAFI (Groupe d’action Financière International) à l’égard des réseaux de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme dans lesquels s’inscrivent les associations exerçant dans des activités à caractère caritatif et religieux[4].

En s’inscrivant dans le nouveau processus de décentralisation engagée en Tunisie depuis 2014[5], la consécration du rôle des OSC dans le développement urbain à travers les mécanismes de participation est devenue un principe constitutionnel. En effet, l’article 139 de la Constitution de 2014, reconnait la nécessaire participation des citoyens et des OSC dans les différentes étapes de la planification du développement urbain[6]. Ce nouveau statut s’affirme de plus en plus dans le cadre de la loi organique n°29-2018 du 9 mai 2018 relative au Code des Collectivités Locales qui contraint, dans treize articles (de l’article 113 à l’article 125), les conseils municipaux à adopter les mécanismes de démocratie participative dans la conception des programmes de développement et dans la formulation des outils de planification urbaine et territoriale ainsi que dans le suivi de leur mise en œuvre.

Pour aborder de manière critique la relation entre la société civile et le développement, il importe de comprendre l’évolution et la configuration de cette dernière dans le contexte sociopolitique tunisien. Illustrons, de prime abord,  ces propos par les événements majeurs qui ont marqué l’histoire politique de la Tunisie : d’abord la déposition de Bourguiba et le changement du 7 novembre commandé en 1987 par Ben Ali, et ensuite la révolution du 14 janvier 2011. Ces deux périodes de transition, ont été à l’origine de la reconfiguration du paysage associatif, et donc du repositionnement des associations dans la scène décisionnelle notamment par la revendication des droits et des libertés civiles et par la « codécision » des stratégies de développement dans la mise en place des politiques publiques. Sur le plan institutionnel et en se basant sur les données produites par le Centre d’Information, de Formation, d’Étude et de Documentation sur les Associations (IFEDA) et publiées en 2013 par la Fondation pour le future (FFF), il y avait 1969 associations en 1980.

La mobilisation des termes « société civile » et « société démocratique » par ledit « Pacte national » de 1988[7]avait délivré les associations de l’emprise de l’ex-parti au pouvoir (RCD) mais sans les épargner du contrôle de l’État. Entre 1987 et 1990, l’évolution en nombre des associations a été remarquable et 3870 nouvelles organisations ont été créées. En outre, constituer « l’État de droit et des institutions » fut le slogan qui marquait la politique publique de toute cette période, ce qui a redonné essor à la constitution de nouvelles organisations civiles. En effet, jusqu’en 2000, 8062 associations étaient constituées contre 6397 en 1990 et 9969 en 2010.

Les restrictions mises en place par le gouvernement sur la constitution des organisations civiles actives dans les domaines de la liberté, des droits de l’Homme et de la transparence sous-entendant la « redevabilité », avait nourri le sentiment de désaffection à l’égard du travail associatif. Cette attitude institutionnelle, à l’égard de la formation des OSC, explique en quelque sorte dans quelle mesure le système autoritaire bloquait l’accréditation des associations non-voulues. Celles constituées étaient d’ores et déjà de développement scolaire, à caractère social et caritatif ou encore des associations culturelles et artistiques[8]. La révolution tunisienne a influencé ce paysage associatif et un deuxième pic de l’ordre de 14966 associations a été enregistré en 2012 suite à la refonte du cadre législatif régissant la constitution et l’organisation des associations et donnant plus de garanties aux organisations de la société civile pour participer à la vie publique. En effet, depuis janvier 2011 jusqu’à mars 2018, 11616 associations ont été créées, ce qui représente 55% des 21198 associations dont 31% sont situées dans la région du Grand Tunis et 66% dans les gouvernorats littoraux avec une nette dominance des associations scolaires, culturelles et sportives, soit 63% du total.

La nouvelle conjoncture de décentralisation des pouvoirs aux collectivités locales a mis sur la scène de la négociation politique et institutionnelle de nouveaux enjeux liés à l’équité régionale, à la subsidiarité des communes et à l’autonomisation des échelons locaux.

Depuis 2014, Les nouveaux principes constitutionnels relatifs à la construction de pouvoirs locaux autonomes et décentralisés, rendent inéluctable la présence des organisations de la société civile dans les arènes décisionnelles[9], ce qui affirme leur rôle en tant que force de pression et de mobilisation dans les questions de développement. De nos jours et au vu de la situation de la majorité des associations locales qui sont dépourvues de locaux (bureaux et sièges sociaux), de compétences et de moyens d’action, ce rôle est à nuancer. À Siliana (ville du Nord-Ouest), par exemple, on recense près de 420 organisations dont bon nombre ne sont pas enregistrées. À Tozeur (ville du Sud-Ouest), outre les difficultés liées aux financements des activités, la fragilité de l’action associative en matière de développement local est à l’origine des conflits qui émergent entre dirigeants des associations et représentants du pouvoir local ou régional, au sein des conseils locaux et régionaux. À ceci s’ajoute le flou qui règne sur l’accréditation de certaines associations qui met les institutions publiques en défiance.

Afin d’étudier la relation entre la société civile et la dimension territoriale du développement local, nous proposons un schéma conceptuel et théorique inspiré du courant collaboratif et communicationnel (Hamel, 1997, p. 315), que l’on qualifie d’interactif et dans lequel le territoire, le développement local et la gouvernance convergent vers un système complexe d’actions, de représentations et de décisions. Une première dimension territoriale matérielle et immatérielle se nourrit d’enjeux spatiaux liés à l’exercice du pouvoir (ou du contre-pouvoir) et dans laquelle la société civile dans ses différentes représentations formelle et informelle, constitue une force de mobilisation et de pression sur le système de prise de décision. L’on peut affirmer que dans cette première composante territoriale, le pouvoir s’exerce d’une manière interactive entre la sphère de la société civile (associations, ONG, Syndicats, médias, communautés religieuses ou ethniques) et la sphère des acteurs institutionnels et politiques dont la cartographie est composée de l’État et ses agences, les partis politiques, les capitaux, etc. Ces derniers agissent suivant des marges de manœuvre et des rapports de coalition/force distincts en fonction de l’intensité de leurs conflits-compromis.

Une deuxième dimension locale endogène, qui valorise les potentialités territoriales, prône la rationalisation des ressources et incite à l’investissement et à la création de « richesses ». À cette sous-dimension endogène vient se greffer une autre exogène. Cette dernière, déterminée par les opportunités régionales et les fluctuations de l’environnement externe, est autant exprimée par les enjeux d’équité et de cohérence territoriale, que par un lexique institutionnel et universel (de durabilité, de bonne gouvernance, de participation démocratique, etc.) expérimenté par les organisations et les coopérations techniques internationales, et financé, par obligation de résultat, par les donateurs et les bailleurs de fonds. Ce modèle théorique est enfin articulé sur deux sous-dimensions : normative-institutionnelle, d’une part, démocratique participative de l’autre. Elles renvoient aux mécanismes de régulation et de médiation ainsi qu’aux pratiques démocratiques de légitimation de l’action locale par la voie de la gouvernance.

Figure 1 : Schéma conceptuel du triptyque interactif : territoire, développement et gouvernance

Source : Kahloun, 2018. (Inédit)

Ce schéma, inspiré des « démarches techniques » de la planification stratégique, peut être prolongé par la question des savoirs citoyens (dans leurs configurations individuelles ou associatives) et de leur rôle de médiation et de légitimation au sein du système décisionnel. Pour le cas tunisien et plus particulièrement pour le schéma conceptuel proposé, les typologies des savoirs citoyens élaborées par Sintomer (2008) et Nez (2011), nous paraissent opératoires, puisqu’elles retracent l’évolution des compétences citoyennes et affirment leur repositionnement dans les nouveaux débats sur la gouvernance territoriale. D’ailleurs, on voit apparaître une sorte d’accumulation des compétences cognitives et pratiques qui évoluent de « savoirs ordinaires » collectifs ou privés vers des « savoirs militants » (Nez, 2011, p. 391).

En l’état actuel du processus de décentralisation des gouvernements locaux tunisiens, les dispositifs d’apprentissage collectifs (forums, débats, arènes participatives, école de citoyenneté, etc.), constituent une forme d’expérimentation de savoirs citoyens. Pour illustrer ce propos, citons l’exemple de la mise en place d’un dispositif participatif de développement décentralisé au niveau des communes tunisiennes. Cette initiative publique, engagée depuis 2015 par la Direction des Collectivités locales, s’inscrit dans cette expérience de démocratisation de la planification locale. Elle consiste à remettre en place les plans d’investissement communaux (PIC), en adoptant la participation citoyenne dans le choix des projets d’investissement et dans la réalisation des futurs programmes de développement municipaux (PDM). 

Enfin, c’est dans le triptyque que nous venons de proposer que s’inscrit le rôle de la société civile dans la construction d’un registre de consensus autour des questions de développement et de pratiques collusives mutuelles. Cette théorie que nous construisons autour du modèle proposé dans les paragraphes précédents mérite d’être mise à l’épreuve et vérifiée dans des contextes différents de la gouvernance des projets de développement local. Nos observations empiriques porteront sur des territoires locaux et régionaux dans lesquels les acteurs, en concurrence et étudiés dans des configurations institutionnelles et axiologiques controversées, ont noué des rapports de compromis et de coalition autour de projets de développement. Les enseignements tirés des expériences et pratiques ont permis de dresser différents profils de mobilisation et de compromis autour de projets territoriaux.

Des initiatives de mobilisation citoyenne autour des processus de planification portés par les donateurs

Les nouveaux dialogues sur la concertation entre CSC et acteurs régionaux tendent à marquer en Tunisie les discours politiques des décideurs, ainsi que ceux des bailleurs de fonds qui, en apportant l’appui technique et financier aux pouvoirs centraux et locaux, expérimentent de nouveaux outils d’investigation et quêtent des réseaux de connaissances et d’acteurs à mobiliser dans leurs projets de développement.

Afin d’apporter des éléments de réponses au rôle joué par les formes de partenariat et de coopération dans la territorialisation du développement local, les deux exemples que nous analyserons restitueront des situations paradoxales de production de compromis dans multiples contextes locaux différenciés. Le premier s’attache à la planification du développement dans un gouvernorat du Sud Tunisien (Tozeur) et le second s’efforce de dégager des formes d’expérimentation du local par les initiatives associatives locales. Dans les différents cas de figures, nous montrons que la gouvernance de ces initiatives de mobilisation citoyenne et territoriale ne sont pas l’apanage des acteurs des gouvernements centraux et locaux, mais sont plutôt portées par certains bailleurs de fonds internationaux notamment ceux issus des coopérations techniques des Nations Unies et des Danois.

Compromis autour de la planification du développement et initiatives de mobilisation citoyenne

Au lendemain de l’indépendance, l’État tunisien devenait le principal acteur de la généralisation du développement et de l’urbanisation. Grâce à un document essentiel intitulé « les perspectives décennales de développement », l’État définissait, à partir de 1961, une option de développement planifié. Ce modèle de développement qualifié de socialiste se traduisait par un capitalisme d’État qui a tenté de moderniser l’agriculture en vue de constituer un capital destiné à financer l’industrie et à créer un marché intérieur. La fin de la période du dirigisme planifié ou de capitalisme d’État (1962-1969) a été marquée par l’abandon de cette politique d’équipement lourde et coûteuse en faveur de la promotion de l’exportation et l’appel aux capitaux étrangers susceptibles de créer des emplois. Cette politique,  entamée à partir de 1970, tendait à réduire les investissements dans le domaine des équipements et à concentrer l’effort sur la mise à niveau des villes. Ceci, n’a pas empêché l’État de diffuser les services publics et de remodeler le système urbain hérité (Signoles, 1985, p. 152), en axant les projets dans les grandes agglomérations urbaines, sans s’intéresser aux structures locales des petites villes. Vers la fin des années 1970, les investissements publics furent orientés vers les centres administratifs chefs-lieux de délégations qui ont bénéficié des équipements essentiellement éducatifs et sanitaires. Les localités, n’ayant pas un statut politico-administratif confirmé, restaient à l’écart de l’effort d’investissement public d’où l’importance de la municipalisation dans la croissance urbaine des villes.

Durant ces décennies et jusqu’à l’élaboration du dernier Plan de Développement Economique et Social (PDES) de 2016-2020, l’État n’a pas développé sa manière de faire la planification économique et territoriale. Les documents de planification sont élaborés d’une manière centralisée et sectorielle par les départements ministériels de l’État. Leurs formulations et mise en œuvre sont assurées par les gouverneurs et les délégués qui représentent l’État à l’échelle des régions et qui sont techniquement assistés par les directions régionales qui constituent la continuité administrative des services déconcentrés (ministères et agences publiques) dans les gouvernorats. Dans l’élaboration des instruments publics de planification notamment les PDES, les Conseils locaux au sein des Délégations, en tant que structure déconcentrée parallèle à la structure décentralisée des Conseil Municipaux élus, constituent le premier niveau de délibération. Ils se réunissent pour établir un état des lieux des principaux problèmes de développement et des préoccupations citoyennes. Les travaux des Conseils capitalisés fourniront une matière première pour les rapports des commissions sectorielles régionales présidées au niveau des gouvernorats par l’un des députés des régions.

Au lendemain de la révolution de 2011, les revendications sociales menées par les habitants et les OSC, ainsi que les grèves des secteurs publics et privés (Education, Transport, Santé, Energie, Emploi, etc.) organisées par les syndicats ouvriers et patronaux (UGTT, UTICA et UTAP)[10], ont révélé l’importance des disparités régionales et les limites des programmes figurant dans ces documents du point de vue de leurs légitimités sociales et leurs faisabilités économiques. C’est seulement en 2015 qu’une initiative a été lancée par le ministère de Développement en vue d’une participation citoyenne dans la préparation des plans de développement quinquennaux régionaux. Pour rappeler le contexte institutionnel dans lequel le plan quinquennal de développement économique et social de 2016-2020 a été réalisé, il importe de souligner tout d’abord l’absence de vision claire du ministère de Développement sur la démarche et les orientations stratégiques du développement à l’échelle des régions. En effet, le souci de standardiser la démarche par la mise en place de canevas figés et de matrices thématiques de développement à appliquer dans l’ensemble des gouvernorats, avait réduit la démarche à un exercice purement technique et technocratique.

Entre une vision sectorielle de la planification économique, longtemps soutenue par les départements de l’État-central, et l’ambition d’innover le modèle de planification économique et territoriale, le gouvernement tunisien, travaillant dans la précipitation, et ceci face aux exigences imposées par le gouvernement pour budgétiser le plan et passer à l’action, avait décidé d’élaborer ses plans régionaux à une période critique de la transition démocratique. Aussi, très ambitieux semble-t-il, le cadrage logique de ce plan s’est inspiré, d’une part, des nouveaux principes constitutionnels plaidant la « démocratie participative » , l’ « équité territoriale «  et « la discrimination positive », et d’autre part, du nouveau référentiel international du développement qui repose sur les «  objectifs de développement durable « (ODD) réitéré par ladite « Agenda 2030 ». Les controverses entre partis politiques et coalitions syndicales sur les principales orientations de ce plan (et plus particulièrement entre le parti néolibéral Afek Tounes auquel son président, ex-ministre de Développement, lui confia la préparation de la note d’orientation, et les partis de la coalition au pouvoir : Nidaa Tounes et Ennahdah et l’UPL, d’une part, et l’opposition: Al Jabha Châbia, d’autre part), ont certes avivé le flou autour de la vision stratégique du développement qui sortait de la première phase de diagnostic. Ce qui a ralenti l’approbation de la «note d’orientation» par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), alors que dans les régions (Gafsa, Sfax, Médenine, Tozeur, etc.), le plan avait déjà atteint sa deuxième phase de programmation.

Dans un souci d’expérimenter la décentralisation de la prise de décision, le portage technique et financier du PDES par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), un des principaux bailleurs de fonds en matière de développement en Tunisie, consiste à mobiliser le savoir de l’expert et les compétences citoyennes dans l’élaboration du processus de planification dans les régions. Cette initiative implémentée par la mobilisation des OSC autour du plan et le recrutement d’experts externes pour l’appui technique des départements régionaux (notamment les Directions Régionales de Développement et les Offices de Développement), constitue en elle-même une innovation en matière de planification régionale. Ceci par rapport à des PDES d’antan réalisés dans les coulisses de l’administration régionale
et centrale.

Faute d’outils de participation, la mobilisation de la société civile d’en bas (le local), a été conçue selon le modèle de la consultation qui ne garantirait pas la prise en considération, d’en haut (le central), de la participation de l’ensemble des acteurs privés et associatifs dans la prise de décision. Tel était le cas pour la majorité des agendas, 21 locaux réalisés, entre 1999 et 2011 selon une logique technique et administrative et sans véritable participation citoyenne (Kahloun, 2013, p. 66). Pour le cas de Tozeur[11], gouvernorat du Sud-Ouest tunisien, le plan étant conduit par le Directeur Régional de Développement appuyé par les experts du PNUD dans un contexte de crise du secteur touristique, de déprise de l’agriculture oasienne et de pénurie de l’eau, outre les écueils fonciers liés aux problèmes d’immatriculation des terres dont 97% sont des propriétés inaliénables.

Le processus de planification a été marqué par l’instabilité politico-administrative de la région causée par la mutation du secrétaire général du gouvernorat et la nomination d’un nouveau gouverneur, représentant du pouvoir central et auquel reviennent les décisions relatives à l’implémentation des programmes et projets de développement. La réorganisation des commissions techniques et consultatives dont la composition et la spécialisation n’ont pas été respectées par l’ex-secrétaire général, ont amené le nouveau gouverneur et les experts à déplorer la nécessité de remédier aux dérogations, pour un retour aux diagnostics participatifs. En l’absence d’une stratégie de communication des plans quinquennaux, l’appel public aux réunions consultatives organisées à l’occasion de la tenue des commissions sectorielles présidées par les députés, s’opère d’une manière formelle et sur la base de correspondances sélectives transmises de gré à gré aux associations par l’administration régionale, qui ne dispose pas souvent de données à jours sur la société civile active aux échelons locaux des gouvernorats. En dépit de l’organisation d’une journée régionale de lancement du processus présidé par le ministre de la Défense, pour le cas de Tozeur, le portage politique n’a pas garanti la visibilité de l’événement ni suscité l’intérêt des acteurs locaux et les citoyens.

La réticence de la société civile à l’égard des initiatives publiques de développement explique la faible participation des associations dans les arènes de négociation des nouveaux programmes et projets. «  Au début de la révolution, nous étions très actifs et avons soutenu les pouvoirs locaux (conseils municipaux, délégations spéciales et Délégués) dans les questions de développement. Malheureusement, notre voix ne s’est pas fait entendre. Actuellement, nous avons préféré prendre du recul mais sans omettre de jouer notre rôle en tant que contre-pouvoir », affirme le président de l’association Ibn Chabbat[12], membre du Conseil Régional de Développement à Tozeur. Ce témoignage explique la relation de méfiance ou encore de méconnaissance des pouvoirs locaux du rôle que devrait jouer les OSC dans le développement local. Certes, certaines d’entre elles ne disposent pas de compétences et de savoirs leur permettant de constituer une force de représentation, de mobilisation et de pression. Ce qui n’empêcherait pas leur participation dans le processus de prise de décision. D’ailleurs, au cours des différentes réunions et ateliers participatifs, le taux de représentation des organisations de la société civile et des acteurs privés demeure très faible et dépassant rarement 3%.

Il en découle qu’à l’échelle régionale, la participation des OSC dans les programmes de planification du développement est inversement proportionnelle à leur présence dans les territoires locaux. De surcroît, la participation citoyenne est plus importante dans les réunions des conseils locaux notamment ceux de Nafta, Hezoua, Tamaghza et Déguech[13], ce qui affirme l’importance des territoires locaux en tant qu’échelons appropriés à la délibération et la négociation des questions de développement, souvent résolus par l’administration déconcentrée au niveau de la région (gouvernorat).

La présence des députés régionaux avait constitué, aussi bien pour le pouvoir du gouverneur que pour l’État, une forme de légitimation de la prise de décision autour des outils de planification et de développement territorial. Néanmoins, avant les élections municipales de mai 2018 et en l’absence de gouvernements locaux élus, cette présence souvent politisée est sans réel portage politique local. En effet, la présidence des commissions sectorielles de développement par les députés avait constitué pour la région un moment de mobilisation citoyenne autour du plan. Les forts taux de participation des représentations corporatives notamment les groupements de développement agricole et les groupements hydrauliques, peuvent s’expliquer par la recherche de canaux de transmission des protestations et par le souci de débattre les doléances à une échelle centrale, celle de l’ANC entre 2011 et 2014 et celle de l’ARP[14] depuis 2014.

L’on assiste de surcroît à des débats faiblement nourris d’approches participatives (des ateliers participatifs avec les OSC et les acteurs institutionnels locaux, des diagnostics et des restitutions participatives des problématiques de développement, des concertations autour de la priorisation des projets, etc.) qui se réduisent soit à des moments de consolidation de la base électorale pour les partis politiques via leurs députés, soit encore à des opportunités de prise de rendez-vous entre participants et députés, sur des intérêts partagés. Dans d’autres situations caractérisées par un faible niveau d’encadrement de la société civile et par une mobilisation peu déterminante de sa force de pression, les compromis sont faits autour d’intérêts d’acteurs plutôt que sur des enjeux communs et des projets de développement local. C’est pour cette raison que certaines associations ou lobbys d’hommes d’affaires (association des amis de Djerid par exemple), expriment leur désaffection à ce processus et considèrent en priorité les compromis politiques autour d’intérêts entre acteurs publics et privés sur des projets de développement touristique.

La participation au prisme des bailleurs de fonds : le local comme champ d’expérimentation et de délibération

Afin d’assoir de nouvelles pratiques de «gouvernance locale », l’on voit surgir sur la scène de la coopération internationale, de nouveaux outils d’expérimentation du développement local dans des contextes de mutations engendrées par la révolution. Le retour vers le local par un nouveau répertoire lexical (à savoir  le renforcement des compétences des communes et des CSC, les outils de délibération et de participation citoyennes, le genre, le coaching-monitoring, etc.) est assez significatif de l’expérimentation du local par ce nouveau référentiel terminologique. Ce dernier contribue à l’évolution des méthodologies participatives pouvant nourrir les débats autour des instruments d’observation. C’est dans cette perspective empirique que nous situons l’expérience des bailleurs de fonds étrangers dans l’impulsion des initiatives de concertation et de compromis autour de projets locaux de développement, lesquelles initiatives trouvent leurs fondements théoriques dans les courants communicationnels et collaboratifs (Habermas, 1984, p. 356 ; Healey, 1997).

L’expérience de l’Agence de coopération internationale de l'association des municipalités néerlandaises (VNG-International), à travers son Centre international de développement pour la gouvernance locale innovante (CILG) localisé en Tunisie, est assez significative de l’expérimentation du local par l’associatif. Cette instance de coopération technique internationale et d’opérationnalisation de programmes[15] de développement local s’est installée depuis 2012 en Tunisie. Ses actions de proximité réalisées avec les communes, les OSC et les réseaux de relations récemment forgés avec des acteurs centraux et locaux (départements de l’État, membres du gouvernement, députés, experts, partis politiques, associations, ONG, structures onusiennes, délégations spéciales des communes, et autres programmes de coopérations à savoir, la GIZ), ont  facilité l’infiltration de ses représentations locales dans les structures décisionnelles et associatives des villes et des localités de l’intérieur de la Tunisie. Grâce aux compromis conclus avec la Direction Générale des Collectivités Locales[16] et afin d’assurer une certaine légitimité-visibilité de ses actions, le CILG-VNGi est entré en partenariat direct avec 12 communes[17] et 75 associations sélectionnées sur appel à concours d’idées et de projets lancé à double reprises en 2014. Sur plus de 114 idées de projets proposés, 47 ont été retenus selon une grille d’évaluation composée de 19 critères d’éligibilité touchant à l’adéquation du projet avec les objectifs du programme, à la capacité financière de l’association de contribuer au projet, à la participation-innovation et aux impacts socio-économiques et environnementaux. Il n’en demeure pas moins que les critères d’éligibilité n’aient pas été adaptés aux réalités locales des associations peu structurées qui, par manque de moyens et de compétences, ont été d’emblée écartées.

L’enjeu annoncé du programme étant la mise en place d’une dynamique locale territoriale impulsée par la consolidation de la coopération entre société civile et autorités locales (CILG, 2015, p. 8). La réalisation des compromis a été rendue possible par les dispositifs locaux d’assistance aux collectivités locales et aux organisations de la société civile (coordinateurs, comités de pilotage, Project Manager, experts, coaches, etc.). Ces derniers, s’ils constituent des structures « perméables » (Gaudin, 2002, p. 232) en faveur de la coordination technique et la concertation des projets[18], ont joué le rôle de courroie de transmission entre les municipalités et la structure centrale du CILG-VNGi. Un brassage associatif s’est accumulé dans les villes ayant bénéficié de l’assistance. Les alliances et compromis qui se sont forgés ont contribué à la réussite des expériences réunissant différents intervenants gouvernementaux et non gouvernementaux. En effet, pour certaines associations du Nord-Ouest (Béja, Sers, Thala), «les compromis informels sont plus sûrs que les coalitions de projets, car ils favorisent la réalisation des intérêts de chacun sans recours à des formules de contractualisation […] plus rigides», déclare un membre de l’association AHKDI-au Kef. Ce témoignage, qui reflète la dimension informelle de la gouvernance territoriale, constitue une déclaration des modes opérationnels de gestion «multi-projets» du développement, expérimentés par le donateur.

D’ailleurs, certaines alliances entre associations ont pris la forme de coalitions de projets négociés autour d’une enveloppe financière commune. Ce qui permettrait aux groupements de bénéficier d’une meilleure donation du Centre, lesquelles donations sont justifiées par l’importance des « performances » recherchées en termes d’emplois créés, d’acteurs impliqués et de visibilité du bailleur de fonds.

La coalition d’associations à Ben Guerdane était, à ce titre, assez significative, car elle a favorisé l’accès à un palier supérieur de fonds alloués à la gestion du projet[19]. Loin de réduire l’efficacité des outils de gouvernance mis en place par le donateur du programme, les compromis conclus ont contribué à la réussite de plusieurs expériences. Le plan de réaménagement et de gestion du parc municipal de Sidi Bouzid, le club sportif de Dehiba, les projets inter-villes, la charte de la ville de Ben Guerdane, la radioweb à Béja, et tant d’autres projets témoignent de l’importance de ces dispositifs de concertation et de compromis dans les processus de consolidation du développement local dans les zones intérieures.

De par ces expérimentations, les compromis informels renvoient aux différentes formes de coalitions, d’arrangements ou de connivences qui peuvent circuler dans des structures formelles ou dans des réseaux parallèles de pouvoir local ou central, et qui visent la réalisation de projets ou d’intérêts de groupes.

Toutefois, les compromis peuvent prendre des configurations matérialisées par des formes de partenariats plus développés entre associations. Les bilans de capitalisation des expériences traduisent la forte adhésion des associations au développement de leurs partenariats avec les structures décentralisées et déconcentrées publiques notamment les communes, les directions régionales des départements centraux et le reste des associations. Sans doute, les compromis semblent-ils inégalitaires et déterminés par des rapports de pouvoir. En effet, certains affrontements locaux entre représentants des services publics et associations ont été dénoués par la formalisation des partenariats. La signature d’une convention de partenariat entre l’association «Amal» à Kasserine et la direction régionale de l’Education en vue de mener une action de sensibilisation dans les milieux scolaires, est assez démonstrative car elle traduit d’une manière évidente l’évolution des partenariats entre les acteurs locaux et leurs adhésions aux processus de construction des compromis autour des projets territoriaux. Des rapports d’apprentissage collectifs générés par la participation des populations, des associations et des représentants et délégués municipaux à des ateliers et cycles de formation ont nourri les nouveaux compromis. Pour certaines communes comme Kasserine et Sers, de nouvelles relations ont été établies entre la municipalité et les associations qui ont développé de nouvelles compétences en matière de négociation et de mobilisation citoyenne.

Conclusion

Les observations empiriques, que nous avons menées sur la construction des compromis dans différents contextes de planification et d’expérimentation du développement, traduisent l’intensité de la relation entre le territoire, la gouvernance et le développement local. Cette relation est facilitée par les compromis associatifs qui révèlent une forme de gouvernance multi-niveaux (Gaudin, 2002, p. 229). Au niveau des OSC et des pouvoirs locaux, l’adhésion des associations aux projets de développement dans les villes du Nord-Ouest, du Centre-Ouest ou du Sud (Béjà, Sers, Théla, Sidi Bouzid, Ben Guerdane, etc.), témoigne du développement des compromis entendus sous diverses formes de partenariat, allant de la contractualisation avec les communes aux coalitions de projets, ou encore aux alliances inter-associations. Pour ces acteurs étudiés dans leurs rapports de concertation ou de conflits, resautés ou singularisés, l’élaboration des compromis possibles entre différentes finalités du développement demeure un défi en soi, mais qui reste partiellement levé, car en dehors de l’intervention de l’État et des capitaux privés, le développement ne peut se résoudre en une série de
« projets pilotes » appuyés par un ou plusieurs donateurs.

Pour les donateurs (PNUD, GIZ, CILG-VNGi, etc.), l’adoption des compromis/projets par les pouvoirs centraux (ministère des Affaires Locales, ministère de l’Emploi, ministère de Développement, etc.), traduit, en quelque sorte, l’engagement politico-institutionnel des gouverneurs et des partis politiques dans les nouvelles initiatives de développement local lorsqu’elles sont portées par les CSC et soutenues par des donateurs internationaux. Certes, ce processus de concertation et de compromis ne peut être détaché des affrontements qui vont des conflits d’acteurs aux blocages institutionnels, et dans lequel les arrangements entre acteurs (à l’image des formes de partenariats entre CILG-VNGi et la Direction Générale des Collectivités Locales) et le portage politique des projets, déterminent la réussite de l’expérience. La référence à un registre terminologique (de « gouvernance » de « participation sociale » et de « renforcement de compétences ») porté par les acteurs, détermine, en outre, l’action du donateur. D’une part, elle constitue un moyen d’expérimenter le développement local, et d’autre part, elle offre l’opportunité pour édifier une position de concurrence (par rapport aux autres bailleurs de fonds internationaux), voire de force dans la construction de la décision à travers l’apprentissage de la participation.

Sur cette dernière question relative à la participation citoyenne, nous concluons à l’importance des programmes menés par les donateurs dont les actions de proximité (assistance technique locale, coaching des projets, initiation au dialogue et à la concertation, etc.) constituent, en collaboration avec les acteurs locaux, une sorte de socialisation progressive de l’associatif par la construction itérative de consensus et de compromis autour des projets locaux de développement ou de projets culturels et associatifs. Les scènes de discussion et de débat, qui ont accompagné les ateliers de planification participative et de montage des projets locaux, ont constitué de nouvelles opportunités de délibération publique au-delà des situations classiques de la planification des projets territoriaux implémentées par l’administration centrale qui prônait l’approche normative de l’expert. Outre les compétences citoyennes et associatives, nous nous interrogeons enfin sur les capacités de ces institutions de se forger des compétences supplémentaires en particulier en matière de démocratisation du développement territorial, et donc dans la mise en place de nouvelles logiques de concertation entre le gouvernement central, les pouvoirs locaux en construction et les différentes organisations de la société civile.

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Notes 

[1] Le ministère des Affaires Locales a été créé par décret gouvernemental n°2016-365 du 18 mars 2016. Avant sa création, les communes étaient gérées par la Direction Générale des Collectivités Locales en tant que structure du ministère de l’Intérieur. La principale mission de ce nouveau ministère est l’accompagnement du processus de décentralisation à travers le Comité Général de Prospection et d’Accompagnement au Processus de Décentralisation, organe créé par le décret gouvernemental n° 2016-951 du 28 juillet 2016 relatif à l’organisation du ministère des Affaires Locales. C’est par décret gouvernemental n° 2016-107 du 27 août 2016 qu’il y a eu ensuite fusion des Ministères de l’Environnement et des Affaires Locales.

[2] Les enquêtes par entretien et les focus groups ont concerné les experts, les managers et les conseillers techniques des principaux donateurs localisés à Tunis (PNUD, GIZ, Centre International de la Gouvernance locale : CILG), les associations qui ont bénéficié ou participé aux projets, les directeurs régionaux de développement (Tozeur
et Médenine), et les secrétaires généraux et membres des Délégations Spéciales des communes concernées.

[3] Il s’agit du décret n° 2013-5183 du 18 novembre 2013, fixant les critères, les procédures et les conditions d'octroi du financement public pour les associations, qui a été complété par le décret gouvernemental n°2016-568 du 17 mai 2016.

[4] Cette question a été soulevée par le rapport d’évaluation nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, réalisé par la Commission Tunisienne des Affaires Financières en avril 2017, p. 186-195.

[5] Parmi les principes constitutionnels de ce processus c’est la généralisation du fait communal sur le territoire national et sa couverture par des collectivités, à savoir les municipalités, les régions et les districts. Ainsi, l’opération d’affinage territorial a abouti à la création de 86 nouvelles communes et la modification des périmètres administratifs de 187 autres. Somme toute, le nombre des communes a évolué de 264 en 2014 à 350 en 2017. C’est sur la base de cet affinage territorial que les élections municipales ont été organisées donnant droit à tout habitant situé dans une zone urbaine ou rurale de voter.

[6] Cet article s’inscrit dans le chapitre sept qui traite du « Pouvoir local ». Il stipule que «  Les collectivités locales adoptent les mécanismes de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte afin de garantir la plus large participation des citoyens et de la société civile à la préparation de projets de développement et d’aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, conformément à la loi ».

[7] Il s’agit d’un contrat moral qui a été signé le 8 novembre 1988 entre le pouvoir et les principaux partenaires politiques et sociaux notamment les syndicats ouvriers et patronaux et la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, et ceci à l’exception des islamistes. Sans être respecté durant le règne de Ben Ali, ce pacte qui a succédé au changement de 1987, définissait un certain nombre de principes notamment la création d’un gouvernement d’Union Nationale, l’État de droit, la démocratie et le respect des libértés.

[8] Il importe de souligner que depuis la promulgation du décret-loi n°88-2011 du 24 septembre 2011 relatif à l’organisation des associations, la catégorisation des associations imposée par la loi organique n° 80 du 26 juillet 1993 n’est plus d’usage.

[9] La nouvelle constitution de 2014 a consacré tout un chapitre à la question du pouvoir local (chapitre 7) et a posé les premiers jalons de la démocratie participative (article 139). Selon cet article, les organisations de la société civile doivent être consultées dans toutes les étapes des projets de développement territorial (allant du diagnostic jusqu’à la programmation et le suivi-évaluation).

[10] L’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), l’Union Tunisienne de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) et L’Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche (UTAP), constituent les principaux partenaires sociaux qui contribuent à la formulation des politiques publiques. L’UGTT qui s’est opposée à maintes reprises aux politiques sociales du gouvernement, a décrété en janvier 2019 la grève générale dans le secteur de la fonction publique après avoir annoncé la grève en novembre 2018 et en décembre 2012.

[11] À l’image du reste des gouvernorats, le processus d’élaboration du plan quinquennal de développement de Tozeur a été lancé le 31 juillet 2015. Afin d’énoncer le portage politique du plan, le gouvernement a désigné un ministre par gouvernorat pour le lancement du processus.

[12] Association fondée en 2011 et installée à Tozeur. Elle se spécialise dans les domaines de développement et de la Justice.

[13] Il s’agit des délégations circonscrites administrativement au sein du territoire du gouvernorat de Tozeur.

[14] L’ARP : Assemblée des Représentants du Peuple est le Parlement tunisien élu le 26 octobre 2014 à la suite de la promulgation de la constitution Tunisienne le 10 février 2014. Il s’agit de l’instance représentant le pouvoir législatif qui fut accordé entre 2011 et 2014 à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) élue par les tunisiens le 23 octobre 2011.

[15] Outre des actions menées dans la région MENA, cette structure au statut hybride  d’une coopération technique internationale et d’un réseau d’expertise et d’études, entreprend actuellement en Tunisie un programme de développement et d’assistance appelé « Programme d’Appui à la Gouvernance Urbaine Démocratique et au Développement Local» (PAGUDEL). Ce dernier est cofinancé et coordonné par les ministères des Affaires étrangères du Danemark et des Pays-Bas.

[16] La DGCL était l’une des directions du ministère de l’intérieur tunisien qui représentait la tutelle centrale et officielle des collectivités locales avant la création en 2016 du ministère des Affaires Locales.

[17] Il s’agit des communes de Béja, Jendouba, Siliana, Le Kef, Le Sers au Nord-Ouest ; Kasserine, Thala, Sidi Bouzid et Regueb au Centre-Ouest: Médenine, Ben Guerdane et Déhiba au Sud-Est.

[18] Dans le cadre du programme, trois types de projets ont été mis en place : des PPA (projets pilotes associatifs), des PPM-DEL (projets pilotes municipaux de développement économique local), des PPM-GUD (projets pilotes municipaux de gouvernance urbaine démocratique. Le bilan des réalisations des actions s’est établi à 22 projets menés dans 5 villes et avec 23 associations du Nord-Ouest, 12 projets dans 4 villes et avec 19 associations du Centre-Ouest et 12 projets dans 3 villes tunisiennes, 4 communes libyennes et 30 associations du Sud-Est. Somme toute, 212 activités ont été réalisées entre mai 2014 et juin 2015. (Sources : CILG-VNGI, Rapport de documentation et de capitalisation, Tunis, 2015).

[19] Le projet « Femmes leaders » constitue une coalition financière sur un projet réunissant neuf associations de Ben Guerdane. Ce compromis associatif consiste à promouvoir le développement local à travers la promotion du rôle de la femme dans la vie publique (sensibilisation, élection municipale, communication, etc.).

 

 

 

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