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La représentation du désert et ses enjeux dans « L’Invention du Désert » de Tahar Djaout


Insaniyat n° 93, juillet-septembre 2021, p. 41-53


 


Dihia BELKHOUS: Université d'Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Faculté des Langues Étrangères, 31 000, Oran, Algérie. 


Dans son roman L’Invention du Désert, Tahar Djaout transpose le lecteur face à un récit relatant le périple d’un journaliste-reporter qui, pour répondre à une commande éditoriale, va entamer une traversée au-delà des frontières de son continent. Notre intérêt s’est porté sur ce texte car il s’y développe un espace particulier et longtemps privilégié. En effet, en lisant ce roman, nous constatons que le désert représente l’espace commun dans lequel se déroulent les multiples séquences de l’intrigue. Ce choix de l’espace désertique opéré par l’auteur ne semble pas fortuit. Nous tenterons donc, dans cette étude, de mettre en lumière les différentes représentations de cet espace désertique, sa mise en page dans le récit ainsi que son importance en tant qu’espace référentiel. Nous tenterons également de cerner les effets de sens qui y sont relatifs. Ainsi, l’auteur nous projette dans un univers que l’on pourrait qualifier d’Utopie à l’envers -les esprits savants parlent de dystopie- un monde qui n’a pas lieu d’exister. À travers cette analyse, il s’agira, pour nous, d’étudier l’intérêt de cette thématique dans le récit, principalement sur le plan littéraire.

En Anthropologie, mais aussi en Littérature, le désert est un espace qui suscite un engouement certain et représente un objet signifiant chargé de symboliques. Selon Gilbert Durand, l’archétype du désert correspond à l’endroit de l’errance (Durand, 1989, p. 204). Cette notion d’errance dans le désert, que nous retrouvons également dans l’Invention du Désert de Tahar Djaout, est représentée par les protagonistes mais de façon différente, traduirait-elle un choix motivé par le fait que le désert renvoie à des images de paraboles, métaphores et donne, par conséquent, à lire des décors favorisant l’imagination et la création littéraire? Ou bien existerait-il, chez Djaout, d’autres raisons justifiant le choix du désert comme espace mythique, propice de renvoyer à une dimension spirituelle, voire mémorielle ? Une manière pour l’auteur de traduire une quête ? En d’autres termes, le désert interpelle les lecteurs sur des questions d’ordre anthropologique, mémoriel, voire spirituel en favorisant un rapprochement avec l’Histoire ; le désert est-il l’espace choisi par Djaout pour tenter de restituer la mémoire collective ?

Il sera donc question pour nous, par le biais de cette contribution, de mettre en relief le lien existant aujourd’hui entre Littérature, Anthropologie et désert ou, plus exactement, de voir la manière dont des auteurs contemporains, à l’image de Tahar Djaout, évoquent le désert dans leurs écrits littéraires. En théories littéraires, et plus précisément en narratologie, l’espace a longtemps été considéré comme le parent pauvre des différentes approches relatives au récit. Nous allons alors tenter, dans un premier lieu, de décrire cet espace en tant que forme narrative autonome contribuant au sens global du récit. Le désert, par sa particularité, n’en échappe pas. Il est représenté sous différentes formes et adopte plusieurs symboliques selon l’auteur et l’époque à laquelle il renvoie.

La représentation du désert dans le texte littéraire

Bien que le désert soit principalement décrit comme un espace géographique hostile et peu propice à la vie humaine, il n’en constitue pas moins un espace qui a fasciné l’homme depuis la nuit des temps. L’engouement littéraire suscité par cet espace et les thèmes qui lui sont associés en témoignent grandement. Dans ce sillage, Gérard Nauroy, lors d’un congrès international tenu en 1998 à l’Université de Metz,  affirmait: « Colloques et publications se sont multipliés ces derniers temps qui ont choisi le désert comme sujet d’étude, un motif en harmonie avec notre époque» (Nauroy, 2001, p. 5). Nauroy, dans la citation ci-dessus, met en relief l’abondance des études littéraires contemporaines consacrées à l’étude du désert. Toutefois, il est important de rappeler que le désert représente, en Littérature, un objet d’étude relativement ancien. Nous citerons, dans ce sillage, Le Prométhée enchainé d’Eschyle qui offre une lecture précise de la perception du désert à l’époque de l’antiquité. Dans cette tragédie grecque, le désert est brossé tel un espace pénitentiaire où Prométhée sera amené à subir le châtiment divin. Pourtant, la représentation du désert chez Eschyle est différente de celle évoquée par ses précurseurs dans le sens où ils en transmettaient une représentation marquée de sauvagerie humaine. Françoise Letroublon déclare à ce sujet: « Le désert est pour eux (Hérodote et Euripide) le milieu naturel sur les confins duquel vit le barbare et au-delà duquel il n’existe plus rien de dicible » (Letoublon, 1988, p. 6). Eschyle, quant à lui, présente le désert comme un lieu empreint de spiritualité et non un espace jonché de barbares dès lors que Prométhée, actant principal dans la pièce, est certes condamné mais est décrit comme un dieu injustement châtié.

Cet intérêt littéraire pour le désert va s’accroitre au fil du temps. Chacune des périodes successives de l’Histoire mettra l’accent sur une dimension désertique plutôt qu’une autre. Le désert dans l’Antiquité grecque est décrit comme le repère des barbares notamment pour Eschyle et Agrippa d’Aubigné. Il s’agit aussi d’une représentation fortement inspirée des lectures bibliques. Gille Banderier déclare que « le désert est celui de l’Exode et de l’Apocalypse, d’épreuve, de retraite et de rupture avec le séjour en Égypte, où les vocations s’épurent et les péchés s’absolvent, selon la conception cyclique qui présidait au rituel du bouc émissaire » (Banderier, 2007, p. 254). Que ce soit des représentations issues des religions catholique, musulmane ou protestante, la dimension du sacré demeure dominante dans la littérature classique jusqu’à la fin du 18e siècle.

L’engouement suscité par la thématique du désert reste d’actualité jusqu’à la fin du 20e siècle. Ses représentations sont l’objet de réflexion continue pour les chercheurs en Anthropologie, en Histoire mais aussi en Littérature. Certains, à l’image de Jean-Marie Le Clézio, s’attachent à aborder la dimension spirituelle du désert lorsque d’autres, à l’image de Rachid Boudjedra, le distinguent tel un espace dominant l’être et où tout peut arriver : « Toutes ces visions désertiques s’entassent depuis une dizaine d’années les unes au-dessus des autres et me permettent de survivre, parce qu’à vrai dire, j’ai toujours été stupéfait devant n’importe quel paysage du Sahara […] Tous ces éléments constituant une sorte de désert qui n’appartenait qu’à moi- même, fait de fragments qui découpaient l’espace selon des formes arrondies et ondoyantes dont les volumes et les couleurs ne cessent jamais de varier, presque d’une minute à l’autre. Fragments de Sahara qui débordaient ça et là : devenaient envahissants parfois : s’évertuaient, malgré leurs aspects corrects, à donner l’impression de flou et d’inachevé. » (Boudjedra, 1994, p. 82).

Boudjedra n’est pas le seul écrivain à avoir décrit le désert tel qu’un espace d’inspiration. Bien d’autres auteurs s’y sont aventurés à l’image de Abdellatif Laâbi : « Désert ta suffocation, désert ta tragédie éclipse celle des dieux. Tragédie d’un corps et d’une mémoire. Désert ton froid aride dans nos tumeurs, incommensurable tempête du désert qui se débat dans la dépression béante de nos gueules. » (Laâbi, 2003, p. 77).

Ces deux citations, parmi tant d’autres, illustrent l’intérêt porté à la thématique du désert qui a fasciné un grand nombre d’écrivains et continue à en intriguer d’autres. Le désert est décrit comme étant le carrefour des sens : « Le désert est le lieu radical -les premiers ermites ne s’y sont pas trompés- où l’homme se confronte à lui-même. » (Monod, 2001, p. 77) disait Théodore Monod. L’imaginaire relatif au désert connait, à l’époque coloniale, un essor fructueux en littérature même s’il est important de rappeler que son existence remonte à avant cette époque, il s’agit, en effet, d’un thème privilégié de la tradition orale maghrébine. La tradition orale arabe a toujours évoqué le désert, notamment dans les poésies pré-islamiques, le désert étant non seulement le lieu de l’inspiration poétique par excellence mais aussi le lieu de la remise en question dans la mesure où il exerce un certain pouvoir sur l’homme : « De là jaillit le cri du désert dans le cœur extatique de l’homme appelé à l’errance. C’est au seuil du désert que crie l’être possédé : je suis l’amour, je suis l’amant, je suis l’aimé. » (Khatibi, 1979, p. 30).

Décrit comme un lieu hostile dans lequel l’homme doit s’adapter à des conditions de vie difficiles, le désert, en littérature, est également symbole de stérilité et d’aridité dans le sens où il renvoie à un vide temporel, spatial mais aussi affectif, dénué de toute végétation et peuplement, à l’image des célèbres paroles de Bérénice de Racine : « Entends ; Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! » (Racine, 1670).

Ainsi, dans la mythologie grecque, le désert semble renvoyer à une valeur symbolique de vide, un endroit mystique recelant une forte connotation du sacré à l’image des religions monothéistes où les prophètes et les élus de Dieu y reçoivent la parole divine. Il est également raconté, notamment dans les traversées du désert du prophète Mohammed, qu’il s’agit de l’espace de son enfance, d’une grande partie de sa vie et l’endroit où il fut purifié du signe du diable par les deux anges qui lui ouvrirent la poitrine. Le désert, lieu de tribulations, de tentations et de désespoir, symbolise l’errance. Les hébreux de l’exode avaient erré quarante ans dans le désert. Charles De Foucauld disait : « Il faut passer par le désert et y séjourner pour recevoir la grâce de Dieu » (De Foucauld, 1898, p. 765). Cet espace silencieux incite l’homme à la méditation et l’encourage à réfléchir sur lui-même. Dans Timimoun de Rachid Boudjedra, le désert exerce une séduction par le fait qu’il devient l’unique lieu possible dans l’espace narratif : « J’avais l’habitude d’arriver à Timimoun au lever du soleil pour permettre à mes clients de découvrir ce ksar magnifique, intact avec son oasis luxuriante où le système d’irrigation date de plus de trois mille ans et dont l’ingéniosité m’avait toujours fasciné. » (Boudjedra, 1994, p. 35). Dans Cinq fragments du désert, autre texte de Rachid Boudjedra consacré à la thématique du désert, le romancier déclare : « Le jour, le Sahara est une confusion. Un chamboulement cosmique. Une accumulation. Une surcharge et une désintégration. Tout cela en même temps […] nulle part, le chaos n’est aussi chaotique qu’en ce lieu-là! » (Boudjedra, 2007, p. 67).

En somme, il apparait que cet espace se prête à des variations diverses, multiples et imprévues dont il est possible d’en cerner différentes représentations. Chaque auteur se construit une vision qui lui est propre, une représentation individuelle de cet espace fort énigmatique. D’autres écrivains inspirés par le désert, à l’image de Gabriel Garcia Marquez, dans son roman phare Cent ans de solitude, qui décrit le désert comme un espace fort troublant, un paysage grandiose qui hante l’esprit et jette le lecteur à l’affut des pages qu’il évoque dans des récits ou dominent les vents, la sécheresse et la chaleur. Ce lieu aux mille et une facettes, a soulevé de nombreuses interrogations. Présent aussi dans d’autres œuvres littéraires comme Un été dans le Sahara d’Eugène Fromentin, Écrits sur le sable d’Isabelle Eberhardt. Il est également l’une des thématiques les plus récurrentes dans la littérature algérienne de graphie française : « Le désert obsède tous les écrivains algériens » (Dib, 1994, p. 19). Nombreux sont les écrivains qui, fascinés par la symbolique de cet espace, ont tenté de le représenter chacun dans une fiction. Nous citerons également, à titre d’exemple, Albert Camus dans Noces, Mohamed Dib dans Le Désert sans détour, Malek Haddad dans Je t’offrirai une gazelle, Mouloud Mammeri dans La Traversée ou Tahar Djaout dans l’Invention du Désert ; des textes situés à la croisée des cultures, provenant presque tous de sphères géographiques variées et transportant le lecteur au milieu de paysages désertiques, silencieux nous incitant à nous interroger quant aux effets de sens relatifs à ces lectures.

Le désert Djaoutien entre Mémoire collective et expression métaphorique

Publié en 1987, L'Invention du Désert de Tahar Djaout nous donne à lire un récit où le narrateur se trouve chargé de rédiger un éditorial consacré à un épisode de l’Islam médiéval. Le choix du personnage narrateur sera porté sur la figure historique d’Ibn Toumert[1], combattant farouche et théologien savant considéré comme l’un des principaux acteurs de la conquête musulmane. Le narrateur retrace, dans son roman, le parcours du peuple almoravide, tribus de nomades berbères islamisés à la fin du 9e siècle. Les Almoravides constituaient une dynastie berbère du Sahara qui s’installa entre l'actuel Sénégal et le Sud de l'actuel Maroc, dont le berceau était l'Adrar de Mauritanie. De nature nomades, les Almoravides ne pouvaient donc avoir, par définition même, ni de territoire fixe ni de berceau. Par ailleurs, les Almoravides appartenaient à la grande tribu des Sanhadja dont il existe divers segments dispersés à travers le Maghreb et sur une partie de l'Afrique subsaharienne. Le terme Almoravide désigne, en premier lieu, un mouvement religieux musulman qui donna naissance, en second lieu, à une dynastie qui est affiliée à la tribu berbère. Du 11e siècle au 12e siècle, ils régnèrent sur le Sahara, une partie du Maghreb et une partie de la péninsule ibérique.

De façon inattendue, Ibn Toumert se trouvera projeté dans le Paris du 20e siècle. Dans ce récit donc, deux déserts se font écho : le désert froid qu’est la ville parisienne et le désert algérien : « En plein Champs-Élysées, parmi les touristes nordiques et japonais, Ibn Toumert promène sa hargne dévote que le soleil de juillet rallume chaque fois qu'elle s’assoupit. Il est ébloui et multiplié, il est des milliers à la fois. Il descend à foulées nerveuses l’avenue large comme une hamada et se retrouve tout à coup face à la Maison du Danemark. Femmes blondes, dénudées, offertes au désir telles des proies. La morale du monde s’est liquéfiée. [...] Quelle rutilance de couleurs, d'horreurs et de tentations ! Que de femmes lâchées sur le monde comme des tigresses altérées de sang et de scandale ! Comment les peuples peuvent-ils vivre en paix avec une telle dynamite dans la rue ? Le bâton noueux d'olivier aura beau s’abattre et meurtrir, comme au temps de Bejaïa la Hammadite déliquescente, il n'arrivera jamais à redresser cette civilisation du péché » (Djaout, 1987, p. 50).

L’Invention du Désert se distingue par « le procédé du télescopage qui permet de créer un semblant d’unité dans une œuvre morcelée, fruit du délire de l’auteur-narrateur. L’Invention est le récit des espaces. L’espace-texte correspond à des espaces extérieurs. Il y a, dans ce roman, quatre parties. Chacune d’elles se déroule dans un espace précis : la première partie se déroule à Paris, la seconde dans le désert maghrébin, la troisième dans le désert de l’Arabie et la dernière en Kabylie ». (Belkhous, 2012 p. 41)[2]. Bien que ces quatre espaces se télescopent dans la totalité du texte, le lien métonymique demeure l’Histoire. La quête de la mémoire collective se trouve être le sujet nodal dans L’Invention du Désert.

Le roman relate le processus mémorial du narrateur qui, exilé en France, à Paris, opère un retour imaginaire vers sa terre de naissance, le désert algérien, grâce aux souvenirs enfouis au fond de sa mémoire. Paris lui semble étrangère, froide et inhospitalière. Ainsi, il vit le départ de son pays natal comme une séparation, voire une rupture douloureuse. Le sentiment de tristesse et de mélancolie transparaît à travers une écriture dominée par le champ lexical de la désolation : « Mais l’hiver ici est un hiver de pavés chauves, impitoyables de rectitude. Sans place pour les monticules buissonneux où se fourvoient les oiseaux morts. Il y a tellement de gel sous la peau et de solitude derrière les fenêtres closes » (Djaout, 1987, p. 13).

Les vocables « hiver », « chauves », « impitoyables », « rectitude », « morts », « gel », « solitude », « closes », témoignent de la monotonie de l’environnement : « Le désert, image obsessionnelle, hante déjà les premières pages du roman. Seul à Paris parmi la foule anonyme, le narrateur se trouve comme perdu au milieu d’un désert, un désert triste et froid qui l’incite à se projeter dans un autre désert et une autre époque : le Maghreb d’Ibn Toumert. L’auteur-personnage-narrateur y intègre également son histoire personnelle. C’est le sens à donner au récit autobiographique qui occupe une partie importante du roman grâce à une poétique historique fort présente dans le texte »[3].

Paris est représentée comme un nouveau désert pour le narrateur et est évoquée de manière distincte par l’œil de l’exilé. Ainsi, dès les premières pages, le roman révèle son double intérêt didactique et historique : le narrateur nous donne à découvrir des discours qui témoignent de l’état d’esprit vis-à-vis de la France (et de l’Europe en général) régnant en Algérie dans les années quatre-vingt : « Un paradis, l’Europe ! On y est soustrait aux traces, aux faims, aux vermines, aux médisances. Dieu doit y avoir ses quartiers. J’espère que vous nous y rejoindrez tous un jour. Chacun a sa chance en ce bas monde » (Djaout, 1987, p. 11). De la même façon, est mis en fonctionnement le discours direct rapporté : « Un autre exultait : Quelle merveille que ce pays-là ! Un simple ticket à quelques centimes et tu passes toute la journée sous terre à voyager d’un train à l’autre » (Djaout, 1987, p. 12).

L’utilisation de l’italique permet à Tahar Djaout d’isoler le discours d’autrui, lui attribuant une certaine conformité historique: « La France était alors un petit Éden aérien dans la direction de Béjaïa, la France avait un goût d’horizon bleu avec un navire en partance » (Djaout, 1987, p. 12). Ces techniques énonciatives établissent le discours de l’autre en général, et de la masse des algériens exprimant leur ambition de partir pour la France ou, y étant déjà allés, ils racontent ses merveilles. Néanmoins, ce discours, par le biais de la mise à distance, permet aussi à Tahar Djaout de révéler l’ironie, et donc la critique du système économique français qui, en ayant recours à une main d’œuvre algérienne bon marché prête à tout dans l’espoir d’accéder à une petite part du rêve, l’exploite sans remords. L’auteur, par la voix de son narrateur, se pose donc d’emblée en critique de la fausse idée qu’on laisse entendre sur la France : « Mais, n’oubliant pas de conclure les heureux migrateurs, il pleut sur ce pays, oh oui ! Il pleut et il gèle à vous séparer de vos mains si précieuses et de votre tête (inutile celle-là). Oui, parfaitement inutile, car les mains, le torse et les pieds savent, à eux seuls, dépoussiérer, éclairer, triturer, laminer, souder, cheviller, dissocier, essorer, apprêter, étirer, effiler, tordre, soulever, pousser, compacter, compulser, décanter, démerder et enfoncer. La tête, on la laisse aux vestiaires avec le costume faussement décent et les chaussures de ville » (Djaout, 1987, p. 11).

Le roman s’ouvre ainsi sur un double paradoxe : la France, même si elle est dénigrée sur le mode de l’ironie, apparaît pourtant comme lieu d’exil choisi par le narrateur et qui l’incite à écrire : écrire le désert algérien quitté mais demeuré le lieu sempiternel de l’enfance et des ancêtres, lieu propice au rêve d’unité et de réconciliation avec le passé qui anime le narrateur. Nous sommes, dès lors, interpellés par « la figure de l’écrivain déraciné, ne se sentant vraiment chez lui nulle part ; figure réaliste de l’intellectuel ressentant la nécessité de la séparation avec le Désert, du sevrage, de la rupture avec la terre maternelle, mais qui, une fois le pas franchi et le cordon ombilical coupé, prend conscience du poids de ses racines et du lien inaltérable qui l’unit à cette terre. Ainsi, derrière le projet de la réécriture de l’Histoire, la quête de la mémoire se révèle » (Belkhous, 2012, p. 51)[4].

Pour entretenir une relation intime avec son pays natal, le narrateur plonge dans l’Histoire et tente d’y trouver une part de lui-même. La recherche de l’identité individuelle, comme nous le constatons à travers l’importance accordée à l’enfance, passe donc par une phase de recherche d’un passé collectif. Ainsi, le roman de Djaout considère l’Histoire comme l’objet d’une obsession, celle de la conquête de soi à travers la reconquête de son passé, qui s’imprime à tous les niveaux du texte. Pour le narrateur de L’Invention du Désert, il est intéressant de constater que ce désir est réveillé par une commande éditoriale. Poussé par son éditeur désireux de commencer une nouvelle collection, le narrateur-auteur se plonge alors, laborieusement, dans l’Histoire de ses ancêtres : « Comment en était arrivée là une dynastie dont le puritanisme avait été le motif fondateur ? C’est ce qui m’a été donné à éclaircir. L’éditeur n’a pas prodigué de directives : lui écrire tout simplement une histoire des Almoravides pour faire démarrer sa collection sur l’Islam médiéval. Une grande marge de manœuvres m’est consentie. L’éditeur connaissant lui-même peu de choses sur le thème, il n’a pas jugé bon de me contraindre. Sauf en ce qui concerne le style – qu’il aurait souhaité en adéquation avec un récit coloré mais tout à fait impersonnel » (Djaout, 1987, p. 16-17).

À partir de cet engagement professionnel, naîtra une implication personnelle, qui, au fur et à mesure qu’elle grandira et deviendra obsessionnelle, affectera de plus en plus intimement le narrateur-auteur, jusqu’à le pousser à une réflexion intense sur son passé et celui de ses ancêtres. En effet, afin de mieux comprendre et de mieux s’imprégner du désert almoravide, il intègre son lecteur au récit par le biais de descriptions fort travaillées démontrant un travail de documentation pointilleux. Reprenant ainsi, pas à pas, l’Histoire médiévale du Maghreb, il retrouve des lieux qu’il avait fréquentés lui-même et entre dans le schéma, qui selon Raymond Aron, conduit de l’individu à la Mémoire. Ce cheminement vers l’Histoire semble être, pour l’auteur, le seul fil conducteur vers son « moi », lui permettant, après avoir trouvé des références dans une histoire collective, de se tourner, dans un deuxième temps, vers son histoire individuelle.

Dans ce roman où se mêlent prose et poésie, le narrateur nous entraîne vers de multiples espaces, notamment ceux de la mémoire et du rêve, à travers les souvenirs des voyages en Orient. Tout comme dans son précédant roman Les Chercheurs d’os (Djaout, 1984), l’auteur nous donne à lire un texte où récit s’enlise dans d'éblouissantes pages racontant le désert et l’enfance. Nous citons à titre illustratif ce passage qui livre le royaume des oiseaux dans un incroyable jeu du langage : « Je suis l’oiseau tôt levé pour assister à la genèse qui, chaque aube, refait le monde. Je suis l’oiseau tôt levé. Dans l’odeur énervante du café et des bruits vermifères des bêtes aux noms imprécis que la nuit seule autorise. Je suis comme une bête tapie, à la fois attirée par l’ombre et terrorisée par ses spectres. Quelques fantômes du songe me suivent encore. Quelques émerveillements aussi. Puis la lumière nomme les choses, efface leurs noirs contours effrayants, assure la franchise des ossatures. L’oiseau cesse d'être une voix, une insistance déchirante. Le jour lui redonne sa grâce, ses attributs d'acrobate. L’oiseau récupère le ciel, le signe d'un chant victorieux. Il se sépare aussi de moi, efface mes désirs d'essor, me restitue à mes laideurs et mes infirmités » (Djaout, 1987, p. 128-129). L'Invention du désert aborde divers autres thèmes et motifs, à travers les multiples images poétiques utilisées par le poète-écrivain, particulièrement celles du soleil, de l’oiseau, du sable et de la terre : « ces images métaphoriques se développent à partir de la métaphore inaugurale qui est celle du désert » (Belkhous, 2012, p. 44)[5]. Le désert se trouve être une image récurrente dans la littérature maghrébine mais Djaout exploite cette fonction imaginative de la métaphore fondée sur son caractère énigmatique pour donner à son écriture une image qui permettra au lecteur de se familiariser avec le récit comme l’illustre l’extrait qui suit : « La roche polie et vernie dit le repos de la mort, l’immobilité définitive, l’accomplissement d’une métamorphose radicale. » (Djaout, 1987, p. 47).

L’espace textuel de L'Invention du Désert se partage entre, d’une part, le constat de la mort, et, d’autre part, la jouissance à travers les réminiscences de l’enfance où se tisse un rapport charnel à la terre. La métaphore du désert est posée dans le roman pour dire l’ancrage spatial et l’ambiguïté identitaire. Il s’agit d’un doute existentiel qui exprime une incertitude perceptible présente au fil des pages de l’ouvrage : « Nous ne savions si nous étions fœtus ou cadavre, s’il nous fallait langes ou catafalques, si nous étions à élever ou à ensevelir. » (Djaout, 1987, p. 124). Cette énigme identitaire ne trouvera sa solution, selon Djaout, que dans un lieu baptisé dans le texte du roman : « invention du désert ».

Il y a lieu d’indiquer, qu’en parcourant le roman, « l’on remarque le projet de réécriture de l’Histoire qui s’effectue selon une vision qui se rapproche énormément de celle d’Albert Camus. L’on pourrait même parler de paternité camusienne car il est possible de percevoir qu’avec L'Invention du désert, Djaout réécrit à sa manière Noces, l’exil et le royaume ou Petit guide pour des villes sans passé » (Belkhous, 2012 p. 44)[6]. On distingue la présence du texte Camusien à travers la transparence et la superposition de certains passages qui ont pour but d’attester la conviction établie en associant perpétuellement l’Histoire à la Mémoire. Comme l’avait fait Camus dans ses différents écrits, Djaout aborde le thème de l’Histoire en l’associant à la mémoire et aux images du désert et cela à travers la pensée qui est saisie par l’ouïe et le regard. Il illustre, à son tour, la philosophie de Martin Heidegger pour qui, penser c’est entendre et voir : « Camus a fait de l’Histoire un beau désert, et Djaout construit un Sahara d’Histoire. Camus est en noces avec le monde et Djaout renaît au monde » (Bererhi, 1991, p. 78).

À l’image de Camus, Djaout utilise, dans son écriture, un langage qui ne cesse de ranimer des métaphores anciennes et archaïques : « aussi profond que l’on descende, il n’y a que sable sur sable, roche sur roche entassées. Aussi loin que l’on regarde, aussi haut, aussi profond, il n’y a que force anéantissante (Djaout, 1987, p. 139). Djaout organise sa compréhension du monde dans L'Invention du désert à travers l’écriture camusienne qu’illustre cet extrait de Noces : « Mémoire perdue : Comme le galet verni par les marées, j’étais poli par le vent, usé jusqu’à l’âme. J’étais un peu de cette force selon laquelle je flottais. Puis beaucoup, puis elle enfin, confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce cœur partout présent de la nature. Le vent me façonnait à l’image de l’ardente nudité qui m’entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait pierre parmi les pierres, la solitude d’une colonne ou d’un olivier dans le ciel d’été » (Camus, 1991, p. 27).

En ce qui concerne L'Invention du Désert, le chapitre inaugural nous introduit dans une situation exprimant un sentiment d’agitation à travers des manœuvres discursives de l’écrivain-poète. Le lecteur ressent alors un sentiment d’errance, voire d’égarement douloureux ainsi qu’une forte volonté de s’affirmer, effets de sens lisibles particulièrement dans le passage de la forme passive à la forme active de l’incipit.

Ainsi, le roman va tenter de répondre à l’énigme de l’identité, de la mémoire et celle de l’Histoire. Pour atteindre cet objectif, plusieurs pistes sont empruntées, notamment le motif du voyage qui -tout comme dans le précédant roman Les Chercheurs d’os- est consigné comme une recherche d’un territoire où l’on pourrait habiter, une recherche du lieu où l’on peut enfin retrouver son Histoire, sa Mémoire et y inscrire son nom. Partant de là, le texte va se construire autour d’une succession de déplacements et migrations spatiales et mentales qui prennent l’image de voyages sur les terres d’ici et d’ailleurs à la manière d’errances mnémoniques. Djaout tente, en effet, de restituer une mémoire en cours de perte : « Il y a tellement de gel sous la peau et de solitude derrière les fenêtres closes […] ville plus aride que le plus aride des déserts. On a beau torturer son inconscient pour y faire naître une oasis […] on se trouve impuissant, empêtré dans les mailles d’une blancheur froide » (Djaout, 1987, p. 15). Ce passage exprime un sentiment de réclusion et de solitude. Dans ce sillage, Djaout cite Nabil Farés, pour qui « rien n’est compréhensible dans ce pays, sans les plus lointaines densités des sables » (Farés, 1974, p. 132). Ce roman nous offre également à lire d’étonnantes descriptions du désert qui s’étalent sur plusieurs pages, grâce à l’utilisation d’images poétiques et métaphoriques : « Le désert m’habite et m’illumine depuis des temps indéterminés. Un fanal éclos dans ma poitrine et qui demande à être sans cesse alimenté au contact de la pierre nue, du sable altéré de violence » (Djaout, 1987, p. 27).

Conclusion

En définitive, si le texte se prête volontiers aux marques du récit de voyage où domine la fonction référentielle. L’Invention du Désert reste un récit poétique de l’imaginaire construisant le rêve à travers la référence au désert décrit tel un « lieu amnésique de parcours de bergers où les chèvres vont brouter les dernières tiges de légende. » (Djaout, 1987, p. 33).

Il apparaît, dès lors, que pour Tahar Djaout, réécrire l’Histoire est une amorce, voire une quête. La tentative de ressaisir l’Histoire est un subterfuge, un détour pour affirmer que la seule identité est celle que le corps désire se procurer. Hormis l’espace du corps, tout territoire est territoire d’exil. L’on constate, dès lors, que l’image du désert, par sa force poétique, renvoie l’image du sujet orphelin de son Histoire, de sa Mémoire, de sa spiritualité. Le voyage initialement voulu comme une quête ontologique, s’est transformé en entreprise archéologique, voire une quête de la Mémoire dépossédée.

Bibliographie

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Notes

[1] Ibn Toumert ou Ibn Tumart (v. 1080-1130), est le réformateur berbère de la tribu Harga du clan des Masmuda (Atlas marocain), à l'origine d'une dynastie qui domina le Maghreb et une grande partie de l'Espagne musulmane de 1147 à 1269. Influencé à la fois par le théologien musulman Al-Ghazali, son contemporain et le chiisme qu'il côtoya au cours d'un voyage en Mésopotamie, Ibn Tumart revint dans son pays qui faisait alors partie de l'empire fondé par les Almoravides, des nomades rigoristes.

[2] Tiré de Belkhous, D. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[3] Ibid., p. 49.

[4] Tiré de Belkhous, D. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[5] Tiré de Belkhous, D. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[6] Ibid., p. 44.

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