Insaniyat n° 98, octobre-décembre 2022, p. 7-12
La connaissance de l’espace à travers la géolocalisation, la maîtrise des données relatives au territoire par le biais de ses dénominations : la toponymie pour l’Algérie (Cheriguen, Benramdane, Atoui, Haddadou, Slimani, Bouahadjar, Takerkart,…), et celles centrées sur la personne et l'histoire de ses différents peuplements : état civil, anthroponymie, ethnonymie, etc. (Yermeche, Tidjet, Sini, Chaker, Nait Zerrad, Hachi, Djebbes, Mebarek, Sahir, Dadoua, Guedjiba…) relèvent de la perception des faits de langue et de culture d'une société.
À ces domaines privilégiés de l’onomastique, s’adjoignent d'autres domaines. C'est le cas de l'étude des noms propres attribués aux produits industriels et commerciaux : onomastique commerciale (Larbi, Baghbagha,…), à la signalétique urbaine (Merbouh…), aux sites d’hébergement numériques territorialisés et ex-territorialisés, telles les adresses Internet : dénomination électronique ou numérique (Hadjari, Seghier…).
Les systèmes dénominatifs, à la faveur de la massification de la communication contemporaine, intègrent de plus en plus les créations onomastiques issues de l'imaginaire politique, musical, sportif, littéraire, politique et artistique (Medjahed, Djeffel, Slimani, Mounsi, Aziri...)
L'attribution d'un nom propre est certes un acte de liberté individuelle et/ou collective qui puise dans des registres très différents : la symbolique religieuse et mystique, le politique, l'associatif ainsi que les patrimoines culturels, dans ses déclinaisons aussi bien matérielles, immatérielles que virtuelles. Son adoption, formelle ou informelle, dans le champ de la communication sociale (réelle ou virtuelle), son inscription officielle comme son recensement ou son changement, sa codification juridique et sa transcription graphique nécessitent des démarches institutionnelles nationales intégrées.
L’attribution d’un nom concerne à cet effet aussi bien l’identification de manière rapide et sûre d’une personne que d’un lieu, d'une entreprise, d'un édifice, d'un produit ou d'un bien.
Qu'il s'agisse d’espaces physiques ou symboliques, de peuplements ou de personnes, de créations littéraires ou d'espaces virtuels, il n'est pas exagéré de noter que le système onomastique algérien reste encore marqué par des rapports de forte proximité à une histoire nationale « mouvementée ». L'onomastique demeure à cet égard un des témoins les plus authentiques par rapport à ces repositionnements socioculturels et politiques. Force est de reconnaître qu’une des régularités contenue dans les résultats de recherche dans les travaux de la communauté scientifique onomastique, c’est que, de manière générale, le nom propre se caractérise par sa grande stabilité à la fois morphologique et sémantique, quand bien même, comme tout être de langage et de discours, il est soumis à tout type de variation : phonétique, phonologique, lexical…
Au-delà de la diversité des parlers nationaux et des déclinaisons régionales, des domaines sémantiques et des catégories sous-jacentes, il existe un imaginaire onomastique local algérien, travaillé par l’homme et son groupe, l’histoire et sa praxis, en mesure de rendre compte des différents procédés de verbalisation identitaire et identificatoire, en l'état et en devenir.
À cet effet, Foudil Cheriguen souligne qu’un type de questionnement transversal « sous-jacent caractéristique aujourd’hui des motivations profondes de l’onomastique algérienne, voire maghrébine » se résume par la question « Qui suis-je dans le rapport de nomination /dénomination de tel ou tel territoire et/ou sous-territoire déterminé par tel ou tel autre nom? » (Cheriguen, 2005, p. 8).
Cette mise en perspective diachronique est de plus en plus adossée à de nouveaux domaines de l'onomastique algérienne afférant à des approches de type synchronique (sociolinguistique, pragmatique, sémiologique, cognitif…). Depuis quelques années, de nouvelles formes d’expression onomastique, induites par l’usage des technologies de l’information et la communication issues des productions savantes ou de leurs déclinaisons populaires sont contenues dans le champ de la communication sociale courante ou spécialisée. Ces usages mettent en jeu des dynamiques variationnelles et intergénérationnelles, dans des langues en situation de contacts permanents des modes d'écriture et d'expression iconique, des stratégies d'oralisation, ainsi que des procédés de conversion graphique (transcription ou translittération).
Les expressions langagières et artistiques des jeunes à travers des publications et des créations artistiques contemporaines, « bousculent » les normes d'écriture et les modes de transposition graphique d’une langue à une autre dans un même contexte linguistique, de plurilinguisme et de contact permanent des langues. Elles sont en train de bouleverser la configuration onomastique de l'Algérie : création lexicale et discursive, pratiques scripturales et/ou verbales dans des situations de communication formelles et informelles.
Les interactions verbales portant sur la dénomination des différents messages : appareils, outils, composants et programmes nécessaires pour manipuler les nouvelles technologies dans les divers champs de l'onomastique (commerciale, politique, numérique…) imposent une dimension empirique dans les modes de traitements en vue d'une compréhension des systèmes de dénomination et re/dénomination actuels.
Les modes de construction / création, du point de vue sémantique et formel, de ce stock de noms propres (noms des personnages, noms des lieux, titres des chansons, noms des romans, des événements,…), dans les slogans et les manifestations politiques, les évènements sociaux, les narrations romanesques, les blagues et les anecdotes, etc., produits dans l'espace national, ainsi que celles issues de la diaspora, permettent de cerner les motivations culturelles, historiques, sociopolitiques, narratives, artistiques et esthétiques.
L'onomastique a certes un intérêt pour les historiens, les linguistes et les géographes, mais son impact est de premier ordre quand elle est soumise à des impératifs de gestion de la collectivité nationale. C’est dire que plusieurs domaines, catégories, niveaux et angles d'analyse sont proposés à titre indicatif, dans ce numéro d’Insaniyat, eu égard à la permanence des phénomènes de dénomination (filiation du nom propre à travers l'histoire), à la vastitude du territoire national et à la diversité des productions culturelles issues de l'imaginaire onomastique local et des repositionnements géopolitiques, socio-historique et culturels.
Ce numéro d’Insaniyat, oh combien essentiel, présente des points de vue divers, eu égard au caractère langagier et linguistique plurilingue du système national de dé-nomination, mais aussi à la fortune des indications théoriques, à la faveur, notamment, du développement des sciences du langage, des sciences informatiques, des sciences de la cognition et des sciences du territoire.
Les articles qui y sont présentés pensent et posent le fait onomastique, tantôt dans sa généralité (macro) avec les réflexions de Foudil Cheriguen et Ouerdia Yermeche, ses instances (micro) avec les travaux de Houda Djebbes, Lynda Zaghba, Rima Benkhelil Yasmina Baghbagha ; sa diachronie (la filiation du nom propre) avec Karim Ouldennebia, Nacéra Sahir et Ouerdia Yermeche ; tantôt dans sa combinatoire phonétique, sémantique, sociolinguistique (variation) avec Hadjer Merbouh. On y adjoindra la dynamique du changement (créativité), ses redéploiements dialectiques (plurilinguisme et contact des langues) avec Farid Hadjari et Farid Benramdane ainsi qu’Asma Slimani. Le tout pour nommer et dire autrement l'Algérie, son passé, son présent et préfigurer ce qui est possible d’être cristallisé dans les productions onomastiques en à /de /venir.
On y interroge les noms propres à la fois comme aboutissement historique d’une longue évolution de mise en morphologie culturelle, linguistique et discursive de pratiques et vécus séculaires, avec ses gloires et ses tragédies, ses attractions et ses aversions, mais également dans ses usages contemporains les plus significatifs. On y interroge également les noms propres en usage en Algérie en posant ses invariants les plus structurants, en dressant ses variables les plus prégnantes et en établissant ses représentations mentales onomastiques dans ses dis/continuités spatio-temporelles les plus représentatives et dans ce qui fonde une totalité à la fois territoriale, culturelle et imaginaire, à savoir l'Algérianité, processus et produit.
Du domaine de la toponymie, le présent numéro d’Insaniyat aborde également la question de l’anthroponymie, d’anthropos : nom de personne. Dans son texte, Ouerdia Yermeche présente un tableau panoramique de la « patronymie professionnelle » ou noms de personne construits sur des surnoms à base de métiers à une période datée de l’existence de l’état civil (fin du 19ème siècle). Cette étude renseigne sur l’organisation et le fonctionnement de la société de l’époque, et rend compte d’un segment important relevant de logiques administratives, celle de la mise en place d’une nouvelle catégorie dénominative dans le système onomastique traditionnel maghrébin : le patronyme.
Yasmina Baghbagha s’intéresse à une autre catégorie, non moins importante dans le domaine de l’anthroponymie, qu’est le prénom. Dans une étude socio-onomastique des modèles dénominatifs, elle cible l’étude des références sémantiques et symboliques dans les stratégies prénominatives en Algérie contenues dans les enseignes commerciales (mercatique) de deux quartiers à Alger : Ben Aknoun et Badjarah. L’étude s’assigne comme objectif la mise en mots de l’espace urbain algérien par le fait dénominatif à travers les enseignes de magasins débouchant sur une analyse morphosyntaxique et sémantique de ce type de production.
À une échelle plus systématique adossée à la modernité et à la technologie ambiante (TIC), Farid Hadjari et Farid Benramdane étudient la dénomination des sites web algériens, décrivant, corpus à l’appui la mise en place d’un compromis construit entre la créativité linguistique plurilingue et les contraintes juridico-commerciales. Cet article s’inscrit dans le champ de l’onomastique électronique ou numérique. Pour ce faire, deux approches distinctes mais complémentaires sont exploitées. L’approche sémasiologique, qui permet d’identifier des schèmes dénominatifs, sera utilisée comme toile de fond afin d’introduire l’approche onomasiologique qui dressera le profil des opérations relatives à la construction de nouvelles formations algériennes dans le web.onoma.dz.
Asma Slimani, à travers son texte, propose une étude comparative du roman algérien d’expression française « Comme un bruit d’abeilles » (2001) de Mohammed Dib et de sa traduction arabe réalisée par Diala Taouk en 2007. Elle soulève un questionnement, non des moindres, qui est celui du traitement du nom propre en traduction littéraire. À l’issue de sa recherche, l’auteure apporte un éclairage sur la traduction de la motivation onomastique dans la littérature algérienne d’expression française, où réside, comme dans toute traduction d’œuvres littéraires, la difficulté d’identifier le nom propre et, par conséquent, de saisir sa signification et de restituer sa puissance évocatrice dans l’économie du roman.
Les résultats de recherche sur des situations linguistiques, présentés dans les deux tomes consacrés à ce thème, partent le plus souvent d’approches de terrain avec une démarche nécessairement comparatiste des langues en présence, sur un plan diachronique et synchronique, et aussi des supports en usage, sous plusieurs formes, en fonction des stratégies des acteurs, de l’évolution des contenus et des procédés techniques et technologiques qui les supportent.
In fine, les questions de normalisation toponymique en contexte mondialisé ou régionalisé sont autant d’axes de recherche potentiels. Aussi, ce double-numéro d’Insaniyat contribue au renouvellement de la recherche dans ce domaine en Algérie et apporte ainsi de nouveaux éclairages sur le fonctionnement du système dénominatif national, transmis en l’état, construit en devenir, étudié isolément et / ou en interaction avec son environnement géographique, dans la pluralité de ses souches linguistiques et de ses catégories onomastiques.
Ouerdia YERMECHE et Farid BENRAMDANE
Bibliographie sélective
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