Sélectionnez votre langue

Charlotte COURREYE, (2020). L’Algérie des Oulémas : une histoire de l’Algérie contemporaine (1931-1991), Paris : Éditions de la Sorbonne, 536 p.

Issu d’une thèse de doctorat, L’Algérie des Oulémas de Charlotte Courreye, cet ouvrage, est paru au moment où le débat sur les Oulémas et leur place dans l’histoire politique et culturelle en Algérie, gagne en intensité, surtout avec le mouvement de contestation « hirak », déclenché en février 2019.

En effet, les Oulémas et leur leader historique Abdelhamid Ibn Badis sont devenus durant le hirak, un acteur politique et symbolique de premier ordre. Ainsi, la badissia-novembria a constitué, au cours de cette contestation, inédite dans l’histoire contemporaine de l’Algérie, un courant idéologique dont la vocation est de consacrer une filiation directe entre le 1er novembre 1954 et l’Association des Oulémas Musulmans Algériens (AOMA).

À ce titre, et pour bien d’autres raisons, ce livre est le bienvenu, même si des lecteurs avertis peuvent se poser la question sur ce qu’il peut apporter en comparaison avec d’autres thèses sur les Oulémas, devenues des classiques et des incontournables, notamment celles de Ali Mérad1, Ahmed Nadir2 et Mohamed El-Korso1.

Disons-le d’emblée, en proposant d’interroger la place des Oulémas et leur rôle dans l’Algérie contemporaine (entre 1931 à 1991) Ch. Courreye entame une étude laborieuse qui impose un retour aux trajectoires des fondateurs de l’AOMA, de leurs rapports avec les autres courants du mouvement national, d’un côté et l’administration coloniale, de l’autre. Après l’indépendance, l’auteure s’intéresse particulièrement à la manière par laquelle les Oulémas ont investi le champ religieux et son articulation avec le champ politique. Pour avoir abordé cette question, ce livre n’est pas un titre en plus, mais une étude complémentaire qui aura toute sa place dans le champ académique.

Appuyé sur des archives algériennes et françaises, minutieusement analysées, une bibliographie riche, en arabe et en français, des entretiens réalisés avec des personnalités proches des Oulémas et des sources audiovisuelles, ce livre apporte un éclairage supplémentaire et parfois crucial sur une association, qui n’a cessé d’exercer une influence certaine dans la vie intellectuelle et politique en Algérie indépendante. C’est donc grâce aux matériaux employés que l’auteure apporte une analyse riche en détails sur les Oulémas. Durant six décennies, les actions, prises de positions et engagement des Oulémas sont scrutés et disséqués, selon les conjonctures politiques et l’évolution de la vie sociale et culturelle de l’Algérie.

Réformistes, salafistes, anticolonialistes et (anti)assimilationnistes, les Oulémas ont marqué l’histoire de l’Algérie par une pensée religieuse, politique et une œuvre intellectuelle, traduisant un projet culturel et social pour l’Algérie.

Dans le premier chapitre de ce travail, l’auteure revient aux origines de la création de l’AOMA, fondée en 1931, selon la Loi 1901, par Abdelhamid Ibn Badis, dont elle qualifie la présidence d’« âge d’or de l’Association ». Après avoir abordé le processus qui a conduit à sa création, selon les témoignages de ses fondateurs, et son fonctionnement, l’auteure pose une des questions, qui restent jusqu’à aujourd’hui, l’objet de controverses : l’AOMA a-t-elle été de tendance wahhabite ? Selon l’auteure, sur le plan doctrinal, si elle l’était, c’est seulement parce qu’elle s’inscrit dans la lignée du réformisme musulman. Cette question sera évoquée également dans le chapitre deux (à propos des voyages de cheikh Ibrahimi dans les pays musulmans) et le chapitre sept (sur les controverses autour de l’héritage de l’AOMA).

En moins de dix ans, Ibn Badis a fait de l’AOMA une institution nationale puissante et crainte par l’administration coloniale dont les champs d’activité sont divers.

Avec cheikh al-Ibrahimi, l’AOMA va subir les pressions de l’administration à cause de son refus de soutenir la France pendant la seconde Guerre mondiale. Sa présidence sera marquée par une période d« incertitude et de rivalités internes ». Aussi, plusieurs événements ont mis l’AOMA au-devant de la scène politique, comme son engagement pour Les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) et sa lutte pour la séparation du culte musulman de l’État. Après mai 1945, l’Association continue à renforcer sa place dans les paysages politique et culturel. Selon l’auteure, la personnalité d’al-Ibrahimi, qui s’est « imposé comme un « stratège avisé, positionné à la croisée de divers réseaux dans et hors de l’AOMA », a permis de redynamiser l’Association. Dans une esquisse de sociologie de l’AOMA, l’auteure souligne également le rapprochement des Oulémas avec les commerçants et les entrepreneurs musulmans, dans l’objectif de soutenir financièrement leurs activités. Devenu, par sa rigueur, son talent d’orateur et d’unificateur, l’homme fort de l’AOMA, cheikh Bachir al-Ibrahimi a conduit le mouvement réformiste vers un « un renouvellement générationnel ». Sa mission sera accomplie par un important travail de structuration du réseau des écoles.

Par ailleurs, l’installation du cheikh al-Ibrahimi au Caire en 1952, et qui va durer jusqu’à l’indépendance de l’Algérie (1962), sera marquée par des activités diplomatiques et scientifiques intenses. Grâce à ses réseaux avec les mondes arabes et musulmans, noués à travers les voyages, le cheikh acquiert un « prestige politique inégalé ». Cependant, les affaires de l’Association dans le territoire algérien, subissent les effets des rivalités internes pour des raisons relatives aux comportements et aux relations interpersonnelles des Oulémas. Une pareille situation va impacter les activités de l’Association et créer des tensions en son sein. Les services français de renseignements généraux suivent de près toutes les activités des Oulémas, comme le montre le travail minutieux d’archives menée par l’auteure. L’ampleur de leurs activités et leur forte présence dans une grande partie du territoire algérien inquiétaient les autorités françaises.

Le positionnement des Oulémas durant la Guerre de libération nationale qui est, selon la formule de l’auteure, « un pont-aux-ânes très ancien », n’a cessé de susciter de vifs débats en Algérie. Le titre choisi par l’auteure : « Engagements individuels, prudence collective » pour le troisième chapitre est révélateur, en partie, d’un positionnement hétérogène. Elle rappelle avec plus d’éclaircissements la déclaration d’al-Ibrahimi et d’al-Wartilani (alors au Caire, en même temps que le bureau du FLN à l’extérieur), soutenant publiquement l’appel révolutionnaire, et ce dès le 2 novembre, puis le 15 novembre 1954, en précisant que cela ne puisse être considéré comme « un blanc-seing pour le FLN ».

En effet, l’AOMA ne rejoint officiellement les rangs du FLN/ALN qu’en 1956, soit après la tenue du congrès de la Soummam. Ce positionnement est souvent reproché aux Oulémas. Des responsables du FLN, tels que Mohamed Boudiaf et des historiens comme Mohammed Harbi les ont acerbement critiqués dans ce sens. Force est de reconnaître, que pour les Oulémas, la prudence était de mise. En outre, faut-il rappeler, qu’ils n’étaient pas les seuls à prendre le temps qu’il fallait, peut-être, pour s’allier au FLN. La situation de guerre était marquée par la longue absence d’al-Ibrahimi en Orient. Pendant cette période, l’AOMA connaît une crise interne profonde. Courreye s’attarde sur plusieurs détails avec des sources différentes pour expliquer le conflit qui opposa Larbi Tebessi à Mohamed Khayreddine, deux personnalités majeures de l’AOMA, mais avec des caractères et des trajectoires complètement différents. Dans une pareille situation, la personnalité d’al-Ibrahimi « apparaît ici comme un arbitre en position surplombante, il se pose en patriarche ».

De l’autre côté de l’Algérie en guerre, « les difficultés du petit milieu algérien au Caire, entre allégeances, soif de pouvoir, conflits de génération et options politiques », comme l’écrit Courreye, ont rendu complexe la mission d’al-Ibrahimi et, d’une manière générale, le positionnement de l’AOMA. Malgré l’éclairage de l’auteure sur cette crise interne, peu traité dans les travaux sur l’AOMA, la manière de l’aborder en évoquant le positionnement des Oulémas semble désorienter un peu le lecteur. Cela dit, ce qui est intéressant à savoir dans la situation de l’OAMA en cette période, c’est que la Guerre de libération va radicalement bouleverser son fonctionnement. La publication de la résolution de l’AOMA en janvier 1956 est déjà une étape dans son engagement officiel dans les rangs du FLN ; cela va prendre différentes formes : adhésion aux troupes de l’ALN, soutien logistique, direction du FLN. Ainsi, les activités de l’AOMA vont cesser vers la fin de 1958.

À l’indépendance de l’Algérie, les Oulémas vont faire face à une situation complexe liée à la lutte au pouvoir d’un côté, et de l’autre, à leur programme qui consiste à défendre leurs idéaux dans le nouveau contexte politique marquée par l’orientation autoritaire du régime de Ben Bella. C’est la question qu’elle aborde dans le chapitre quatre, sous le titre « Défendre la personnalité arabe et musulmane dans l’État indépendant : contre le FLN, tout contre ». L’interdiction de l’AOMA prend effet et ses cadres sont divisés quant à la position à prendre.

Le paragraphe consacré à l’Association al-Qyiam est riche d’informations, surtout qu’il n’existe que peu de travaux sur le sujet. Le suivi, par l’auteure, des parcours des Oulémas après 1962 est pertinent. Qu’elle fût une nouvelle Association des Oulémas ou non, al-Qyiam a été durant, les premières années de l’indépendance, la seule organisation à défendre une « société (qui serait) régie par l’islam », mais « avec l’offre de repères culturels qui ne s’arrêtent pas à l’islam ». Après l’indépendance donc, il est question de faire valoir un capital social, d’un côté et investir dans le champ culturel de l’autre, tout en défendant « la personnalité algérienne ». Au ministère des Affaires religieuses, dirigé par Tawfik al-Madani, ancien Secrétaire Général de l’AOMA, les anciens cadres et étudiants des Oulémas occupent des postes importants. En ce moment, cheikh al-Ibrahimi est presque isolé. Son appel du 16 avril 1964, mettant en cause l’orientation idéologique du régime de Ahmed Ben Bella, lui vaut d’être mis en résidence surveillée. Sa disparition en mai 1965, en tant que dernier chef des Oulémas, annonce la fin officielle de l’Association ; mais certains de ses cadres continuent à agir pour défendre l’islam et l’arabité.

Dans le chapitre cinq, Courreye qualifie les Oulémas, pour la période entre la période 1962-1978, de « dominants du champ religieux, dominés du champ politique ». Sans appartenance officielle, ils sont restés fidèles à l’héritage et aux principes de leur association et ont continué, de manière différente, à s’imposer comme « les gardiens de l’islam » dans l’Algérie indépendante.

Malgré les prises de positions de Abdellatif Soltani et de Mohamed Khayreddine, les Oulémas sont présents presque dans toutes les institutions des secteurs de l’éducation et des affaires religieuses. Cheikh Ahmed Hammani, qui deviendra président du Conseil islamique supérieur et jouissant d’une place importante auprès des élites politiques, résume la nouvelle situation ; qui consiste selon l’auteure, à redéfinir l’islam en Algérie, dans « une redistribution des autorités religieuses par l’État ».

Force est de reconnaître, avec l’auteure que le legs des Oulémas fut tellement important qu’il est impossible d’ignorer leur rôle dans l’Algérie indépendante. Il s’agit donc de cohabiter avec leurs « collègues francophones ». Faisant référence à Pierre Bourdieu, Courreye parle d’un « habitus clivé » de ces enseignants de l’AOMA qui s’intégrèrent à l’Éducation Nationale à partir de 1962 ». Les réseaux des cadres des Oulémas vont être activés en faveur de leurs élèves. Avec la campagne d’arabisation de l’école et de l’administration, l’occasion leur est donnée pour occuper un nombre important de fonctions dans le secteur de la fonction publique. Ils seront aussi inspecteurs et formateurs. « Cette multiplication des activités liées à l’enseignement de la langue et de la religion ont contribué à maintenir un statut de ‘alim en Algérie contemporaine, qui aurait pu disparaître à l’indépendance au profit des intellectuels et des penseurs musulmans plus sécularisés », conclut Courreye.

Mais avec la montée de l’islamisme qui se réclamait de l’héritage des Oulémas, l’Algérie est confrontée à une vague de violence inédite. Ya-t-il une relation avec l’arabisation et avec le rôle des Oulémas, qui étaient bien intégrés dans des sphères stratégiques du pouvoir ? Courreye aborde cette question avec une lecture attentive de différentes déclarations des principaux acteurs de l’Université d’Alger, puis dans l’Université islamique de Constantine, qui fut dirigé par ancien élève des Oulémas (Ammar Talbi). La présence des deux figures des Oulémas, en l’occurrence cheikhs Abdellatif Soltani et Ahmed Sahnun, dans le paysage contestataire, devenues des références pour le mouvement islamiste dans les années 1980 et 1990, est révélatrice de l’influence qu’ils exerçaient sur une grande partie de la nouvelle génération d’étudiants. Cela dit, il faut souligner avec l’auteure que les « Oulémas algériens étaient davantage imprégnés de nationalisme que d’islamisme en réalité », c’est la raison pour laquelle, il n’y pas eu une adhésion au FIS de la part de la nouvelle « AOMA ».

Le dernier chapitre portant sur la « nouvelle » association des Oulémas, est une analyse des enjeux politiques et culturels qui ont marqué l’Algérie dans les 1980 et 1990. L’augmentation des publications de membres de l’AOMA, dans les années 1980, est déjà une manière de confirmer leur héritage. « C’est le temps des mémoires » ; la remarque de l’auteure concernant les écrits des Oulémas qui « s’arrêtent presque systématiquement en 1962, comme s’il s’agissait de témoigner d’un passé qui se réduirait au passé colonial » est saisissante. Il faut admettre aussi avec l’auteure que la mémoire des Oulémas défendue ardemment, malgré quelques critiques liées surtout à leurs positions quant à la révolution du 1er novembre, témoigne de l’importance des réseaux que l’Association a su maintenir depuis l’indépendance.

En somme, l’histoire des Oulémas, comme celle de l’Algérie est entourée de mythes. Les publications controversées autour de l’œuvre et de l’héritage des Oulémas, dont l’auteure aborde une grande partie, montrent à quel point leur histoire est emblématique. Bien qu’émaillée de tensions et de clivages internes, critiquée par des politiques et des intellectuels, l’Association, qu’on continue de qualifier d’islahiste, faute de mieux, jouit aujourd’hui encore de l’estime des Algériens. Les médias et les gouvernements algériens successifs lui accordent une place importante. La nouvelle Association, créée à la suite de l’ouverture démocratique, a profité du prestige des personnalités comme Ibn Badis et al-Ibrahimi, pour réhabiliter les Oulémas et leur héritage, en s’imposant parfois comme les gardiens de la morale dans des débats de société.

La conclusion de l’auteure, ample et d’une grande clarté, reprend l’ordre des chapitres pour rappeler les principales étapes de l’histoire de l’AOMA et retracer les dynamiques créées autour d’un projet culturel qui lui est propre.

On peut terminer toutefois par quelques remarques : plusieurs erreurs de transcription de l’arabe des noms propres ; des noms de personnes citées dans l’ouvrage qui ne paraissent pas dans l’index (Mohamed Khider, Tawfik Shawi, Aissa Khelladi, etc.) ; Khider ne s’installa pas au Caire en 1953, mais il y était déjà depuis l’été 1951.

On regrettera aussi que le chapitre consacré à l’AOMA sous Ibn Badis soit court (42 pages sur plus de 500), alors qu’il s’agit d’une présidence marquée par des événements riches et complexes. Aussi, on regrette que moins de deux pages seulement soient consacrées aux revendications féminines au sein de l’AOMA, un sujet très peu abordé par les spécialistes des Oulémas. Enfin, certaines citations sont prises pour argent comptant, comme celles de Abou al-Qassim Saad Allah, ancien élève de l’AOMA et de Saïd Saadi sur le Colonel Amirouche.

In fine, on ne pourra qu’apprécier la profondeur de l’analyse et la richesse de la documentation qui impressionnent. Il s’agit bien d’un travail mené avec grand soin. Il apporte des explications qui, malgré la complexité du sujet, sont claires et passionnantes.

Belkacem BENZENINE

Notes 

1 Merad. A, (1967). Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1960. Essai d’histoire religieuse et sociale. Paris : La Haye, Mouton et Cie.

2 Nadir, A. (1968). Le mouvement réformiste algérien. Son rôle dans la formation de l'idéologie nationale. Thèse de doctorat de IIIe cycle, Université Paris-III.

1 El-Korso, M. (1989). Politique et religion en Algérie, l’Islah, ses structures et ses Hommes, le cas de l’AUMA en Oranie en 1931-45. Thèse, Paris VII, vol. 2.

Appels à contribution

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche