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Identité, dignité et féminité dans « Le Châle de Zeineb » de Leila Hamoutene


Insaniyat n° 101, juillet-septembre 2023, p. 31-50


Loubna RAÏSSI DJERAFI: École Normale Supérieure Assia Djebar, laboratoire LANADIF, 25 000, Constantine, Algérie.


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Le Châle de Zeineb est le deuxième roman écrit par Leïla Hamoutene, auteure algérienne, qui aborde, à travers ses œuvres, diverses thématiques relatives aux faits sociaux en Algérie. Ses romans et nouvelles s’intéressent particulièrement à la femme algérienne.

Le Châle de Zeineb, publié en 2014, lauréat du prix Escale littéraire, est une saga qui débute en 1840 lors de la colonisation de l’Algérie par la France. Le récit s’ouvre par l’incendie d’un village de Ben Salem et s’achève en 2012, à Alger. L’auteure brosse le portrait de plusieurs femmes algériennes, de différentes générations, liées par un châle hérité de mère en fille. La graduation généalogique1 est descendante. En effet, il débute par l’aïeule Zeineb, et, s’achève par l’une de ses descendantes, Amel, porteuse d’espoir.

À travers les témoignages des personnages féminins, le lecteur prend conscience de la combativité et du courage de la femme algérienne. Le récit est, certes, fictionnel, mais, l’auteure affirme s’être documentée durant deux ans en consultant les archives, nous offrant ainsi, des éléments qui nous permettent de saisir les aspects historiques qui fondent la société algérienne. Néanmoins, notre corpus est bien un récit fictionnel. Nous nous interrogerons par conséquent sur le pouvoir du récit littéraire qui permet au lecteur de saisir avec autant d’authenticité la violence de la colonisation, les tortures subies lors de la décolonisation, la décennie noire et d’explorer ainsi les limites de l’humain. Comment l’auteure déconstruit des stéréotypes afin d’expliquer les stries qui traversent la société algérienne ?

Notre analyse du roman est axée sur la place prépondérante de la femme algérienne dans la société, célèbre pour son combat face au colonisateur, mais également, durant la période difficile vécue au lendemain de l’indépendance. Nous tâcherons d’identifier ce que ce récit littéraire doit au réel à travers la description d’une culture matérielle algérienne, à savoir la tenue vestimentaire, la tenue d’un journal et d’une culture immatérielle à travers l’évocation des traditions, de la pratique religieuse, du courage et de la combativité de la femme algérienne.

Le Châle

Le titre de l’œuvre que nous proposons d’analyser, Le Châle de Zeineb, nous laisse présager non le récit d’une époque riche en événements historiques,2 mais le récit d’un univers exclusivement féminin. En effet, dès le titre, nous comprenons que l’auteure accordera une importance particulière à ce vêtement féminin… Outil de communication fondé sur des usages culturels matériels, il acquiert une dimension symbolique sociale, combinant des éléments religieux et culturels. Cet objet contribue donc à la construction de l’identité de la femme comme le souligne Ghercharoc et Huet (2007)- « […] indirectement ou volontairement, l’histoire du vêtement doit beaucoup à l’histoire des femmes puis à la construction idéologique du masculin et du féminin »

Le châle, ce large tissu que la femme porte sur ses épaules, a une double fonction : il lui permet de se tenir au chaud, mais, également il lui sert d’ornement avec une connotation de sensualité. Étymologiquement, le mot châle provient de l’arabe schâl3. Accessoire de différentes couleurs, unis ou à carreaux, il est aussi de différentes matières (en laine, en coton, en cachemire…), de différentes formes (carré, rectangulaire, triangulaire). De part cette multitude de variétés, le châle serait un vêtement anodin accessoire. Or, dans la culture orientale, le châle est un vêtement à part entière.

Leila Hamoutene accorde à ce vêtement une symbolique particulière. Dans le roman, le Châle apparaît dès les premières pages. Le châle à franges, de couleur grenat, contrairement à ce qui est mentionné dans le titre n'a pas appartenu à Zeineb mais à la mère de celle-ci, Habiba. En effet, il fut offert à cette dernière, le jour de son mariage et devient dès lors son châle « préféré » ce qui lui confère d’ores et déjà une place sentimentale particulière chez les femmes de cette famille. Zeineb, sa fille, le récupère quelques minutes après l’assassinat de sa mère. Ce châle devient le bien précieux d’une petite fille, âgée de sept ans qui vient de perdre sa mère ainsi que son jeune frère, tués sauvagement par les Français. La fillette accroche à cet accessoire, un bijou que son père avait offert à sa mère, le soir de leurs noces, en témoignage de l’amour qu’il lui portait.

Dès les premiers instants, Zeineb y trouve un refuge et se plaît à l’humecter du doux parfum ambre et musc de sa mère. En effet, l'odeur du châle symbolise pour la jeune orpheline l'identité de sa mère défunte : « il me semble retrouver son parfum - ambre et musc - additionné à cette effluence indéfinissable qui fait que chacun de nous possède sa propre odeur, écho de la peau et de la chevelure aux fragrances et aux produits de soins utilisés » (Hamoutene, 2014 : p. 67).

L'ambre servait de talisman de protection en Orient. Mélangé au musc, il est l'ingrédient de certains filtres d'amour. Ces deux parfums peuvent être catégorisés selon la valence hédonique puisque, selon Candeau: « les préférences olfactives sont fortement façonnées par l'expérience, la culture et le contexte ». (Candeau, 2016).

À ce moment du récit, Zeineb trouve un point d'ancrage olfactif « en particulier les émanations corporelles et les souvenirs d'enfance » (Candeau, 2016). Pour le lecteur maghrébin, les deux odeurs évoquées, à savoir le musc et l'ambre sont des « symboles par excellence du fait de leur très grand pouvoir d'évocation » (Sperber, 1974, p. 130). Hamoutene présente ces deux parfums comme marqueurs de frontières sociales qui développent les processus identitaires. Pour Zeineb, encore si jeune, âgée de sept ans au moment des événements, ces odeurs sont le « premier témoignage de [sa] fusion au monde » (Bachelard, 1960 : p. 128). L’odeur de la martyre Habiba arrache Zeineb de l’insouciance de l’enfance, elle prend conscience des évènements tragiques que vit son pays. Les évènements sont douloureux mais les odeurs permettent de garder le contact avec sa mère, au plus profond de son être. Cette fusion est rendue possible grâce aux odeurs : « l'odeur d'un corps, c'est le corps lui-même que nous aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d'un seul coup, et comme sa substance la plus secrète, pour tout dire, sa nature. L'odeur en moi, c’est la fusion du corps de l'autre à mon corps » (Sartre, 1947, p. 221) L’odeur de ce châle, n’est autre que l’odeur de Habiba. Elle symbolise la femme massacrée par l’occupant :

Pour qu'il y ait un patrimoine olfactif, il faut que les odeurs puissent être considérées par les individus comme la trace d'une histoire racontable (susceptible d'être reçue, entendue, appropriée par les destinataires de cette histoire) comme le support d'un récit de soi qui, idéalement, sera intriqué dans une histoire collective (familial ou communautaire) mais qui sera avant tout le récit d'un « vécu personnel » (Candeau, 2016).

Par la suite, le châle aura d’autres utilités pour les descendantes de Zeineb. Ainsi, lorsque la tante paternelle de Zeineb, Yamna, doit porter des vêtements féminins, elle se drape du châle à franges afin de cacher sa féminité aux officiers français qui la dévisagent avec effronterie. Hafsa, petite fille de Zeineb, imagine emporter le vêtement au Paradis et l’offrir à sa fille Khadidja, morte au combat lors des événements du 8 mai 1945 à Sétif.

Quatorze ans plus tard, c'est en apercevant les quelques fils de couleur grenat dans les mains d'un jeune homme pâle qui se présente à leur porte, que Sara devine en 1959 la mort de sa sœur Warda après d’atroces tortures. Le châle aidera leur mère dans le processus de deuil. Cette dernière le gardera serré contre elle « je sais qu'elle l'a porté sur elle jusqu'au jour de son décès». (Hamoutene, 2014, p. 116).

C’est Warda qui explicite finalement la symbolique de ce châle : il constitue le lien entre toutes les femmes de sa famille qui ont vécu tant de souffrances: « pour l'instant, je sers contre moi ton châle grenat, entourant mes doigts de chaque frange comme autant de liens entre nous » (p. 79).

Fonctions du journal

L’auteure du Châle de Zeineb travaille la forme du texte afin de prendre en compte les émotions du lecteur. C’est ainsi qu’elle crée trois personnages féminins, Warda, Sara et Amel qui consigneront leur vécu dans un journal. Les deux sœurs, Sara et Warda, lors de leur séparation, ont convenu de raconter leur vécu chacune dans un journal qu'elles échangeront lors de leurs retrouvailles. L’écrivaine disparaît pour produire de la connaissance par le biais de ses personnages. Les pages du journal restituent des séquences de conversation.

Les feuillets écrits par Warda apparaissent au début du roman et racontent le calvaire et la détermination de la jeune femme. Dans la confiserie, elle a vécu la solitude. Son journal lui permet de dialoguer. En écrivant, elle s'explique et structure ses pensées et surtout témoigne de la torture commise par les Français à son encontre. Il lui a sûrement permis de rompre avec la solitude. Le récit transcrit dans le journal de Warda contribue à la construction de l'identité des hommes et des femmes torturés pour libérer leur pays. Typographiquement, Leila Hamoutene choisit de transcrire les feuillets du journal de Warda en italique afin de les différencier du reste du récit. Ce sera également le cas pour le journal de Sara ainsi que celui de Amal. Le journal de Sara apparaît dans la deuxième partie du roman. De manière irrégulière, elle y note les principaux événements qu'ils soient personnels (l'obtention du baccalauréat) ou surtout ceux qui concernent les bouleversements politiques qui précèdent l'indépendance de l'Algérie.

Les différents journaux tenus par les héroïnes du roman leur permettent d'analyser leurs sentiments ou tout simplement de noter les événements marquants et de garder ainsi une trace des réflexions et des décisions de l'auteur du journal. Pour Sara, c'est une boîte de Pandore: la lecture du journal la rend lugubre. Elle y a consigné l'annonce de la mort de sa fille unique Assia et de son beau-fils lors d'un faux barrage. Sa petite-fille, Amal, désormais étudiante, décide également de tenir un journal avec une écriture en mode SMS. Elle y raconte sa vie d'étudiante et sa révolte: « je me suis relue. Je me suis laissée aller mais ça fé du bien !» (sic) (p. 137). Nous notons ainsi l’évolution du style de l’écriture de la nouvelle génération.

Traditions algériennes

La colonisation imposée et les actions entreprises pour libérer le pays ont bousculé les traditions faisant de la femme l'égale de l'homme.

Tout au long du roman, les traditions guident l'esprit des héroïnes. Warda avant de partir au combat a haï « cet héritage, ce rôle de gardienne de traditions » (p. 44) qui l'obligeait à se soumettre et à accepter que son frère bénéficie davantage de privilèges « Abdou avait le droit de posséder une bicyclette, de sortir de la maison lorsque cela lui plaisait, il pouvait inviter ses amis à goûter, il accompagnait notre père dans ses promenades, il était exempté des corvées domestiques qui nous revenaient à Warda et moi parce que nous étions des filles » (p. 45) Warda s'est sentie opprimée doublement : par le colonisé mais également par les discriminations au sein de la société algérienne qui accordait à l'homme une suprématie, une valeur, des droits au détriment de la femme.

De son cachot, Warda pose des questions qui resteront sans réponse car réclamer l'égalité hommes-femmes équivaudrait à blasphémer d'après la jeune fille :

Au nom de quoi étions-nous condamnées à quémander des permissions, demeurer sous l'emprise de la famille jusqu'à un âge avancé ou passer d'une tutelle à l'autre ? Pourquoi Dieu nous avait-Il dotées dans ce cas de tant d'aptitudes si c'était pour nous laisser dans une position d'infériorité ?

Ce comportement semblait si ancré que se révolter relevait du sacrilège et questionner un adulte sur sa justification constituait un blasphème. Qui étais-je pour souhaiter exister par moi-même ? Qui étais-je pour souhaiter les mêmes droits que mon frère ? (p. 45)

Zeineb, d’ores et déjà, avait enfreint les traditions en offrant son collier d'or et de lapis lazuli à sa fille, Selma, et non à son fils, Ali. Cette dernière agira de la même manière « tu enfreindras les traditions - elles veulent que les bijoux de la famille aillent à l'épouse du garçon - tu le donneras en 1873 à ta fille, Selma, mon arrière-grand-mère qui le léguera à son aînée Hafsa, ma grand-mère qui le remettra à son tour à ma tante Khadidja » (p. 57-58) De génération en génération, le bijou restera la propriété des femmes de la famille réalisant ainsi le souhait de leur aïeule Zeineb.

Bien des années plus tard, Amel, quant à elle, transgressera les traditions de manière plus radicale car elle veut se libérer de ce lourd héritage, qu'il s'agisse d'un héritage familial ou culturel. Les traditions ne sont pas immuables. Elles s’adaptent au fil du temps selon les exigences culturelles. Elles tirent leur force dans le passé tout en répondant aux problématiques de la société contemporaine, incarnée dans le roman par Amel.

La pratique religieuse

La pratique religieuse est peu présente dans l'œuvre. Elle est évoquée selon les événements narrés dans le récit. Ainsi, les survivants des actes barbares commis par les colons récitent des versets afin d’honorer leurs morts et remercier Dieu de les avoir épargnés. Dans la solitude, les sourates leur permettent de patienter, d'espérer et de surmonter leur peur de l’inconnu, tel que le définit Evans-Pritchard :

« La religion n’est donc pas, comme certains le croient, un produit de la peur mais une garantie et une assurance contre la peur. Finalement, c’est un produit de l’instinct, une impulsion vitale qui, combinée à l’intelligence, assure à l’homme sa survivance et lui permet d’atteindre dans son évolution ascendante les plus hautes cimes » (Evans-Pritchard, 1965, p. 84). Après la mort tragique de sa fille Khadidja, Hafsa évoque le Paradis et la rivière de miel dont parle le Coran : « et nous ferons la fête avec les nôtres dans un champ où poussent les plus belles fleurs de l’univers, je serrerai ma fille contre moi et elle me sourira ». (Hamoutene, 2014, p. 109). Dans les dernières pages du roman, il est question de la tenue vestimentaire qui a changé et le port du voile qui s'est généralisé « la femme adopte le foulard en mousseline d'abord négligemment jeté sur la chevelure puis en serrant lentement la tête pendant que la jupe s'allonge […] ». (p. 127) Cette jupe qui se rallonge constitue le réel évoqué par Geertz, Amel4 explique les raisons qui l'ont amenée à ne pas vouloir porter le foulard et son refus de le porter (Geertz, 1972, p. 69).

Histoire et histoire

Le récit est certes fictif mais l’auteure affirme lors d’une interview qu’elle accorde au journal Liberté, s’être documentée au préalable.5 Le roman pourrait être considéré comme un témoignage du rôle de la femme comme l’affirme l’auteure :

On a dévalorisé le rôle de la femme algérienne jusqu’à l’occulter après 1962. Or, l’Histoire relative au combat de la femme algérienne ne s’oublie pas, même sa résistance durant la période du terrorisme qui a fait très mal au peuple algérien (Hamoutene citée par M’hamed, 2015)

Hamoutene sonde le passé afin d’être la plus fidèle possible à la réalité. Quant au récit fictionnel, il doit refléter un passé qui se serait déroulé ainsi. Il comble les lacunes de la documentation recueillie par l’auteure et permet ainsi au lecteur de s’identifier : « Pour bien instruire, il faut persuader ; et le lecteur ne saurait accéder à une conscience historique des temps lointains sans passer par le stade de l’identification, fût-elle partielle. Il s’agit de faire éprouver à celui qui lit, les différentes émotions des personnages et des situations dans lesquelles l’écrivain les place. » (Kaïd, 2021, p 55). De même, Godard nous explique : « […] nous avons besoin d’imaginaire, tout autant que d’approcher l’inscription dans le temps et l’indicible de notre vie à travers le récit d’une vie autre. » (Godard, 2001, p 86). Le récit des anecdotes narrées le plus souvent par les femmes contribue à perpétuer la culture du pays aux générations qui vont suivre :

« elles ont profité pour nous raconter une anecdote destinée à nous convaincre du bien-fondé de ces gestes de dévouement ou de sacrifices qu'elles considéraient comme faisant partie intégrante de la culture de notre peuple » (Hamoutene, 2014, p. 59).

C'est l'histoire des femmes de la famille de Zeineb qui dicte les principaux points de l'éducation de Sara et de Warda.

Le vécu, certes fictif des héroïnes du roman, correspond néanmoins à des événements historiques de l’Histoire d’Algérie. Ainsi, la mort de Khadidja, le 8 mai 1945 à Sétif lors des manifestations et celle de Assia le 1 novembre 1994, le 40e anniversaire de la révolution lors d’un faux barrage.

Les différents événements sont mentionnés durant la période qui s'étale de l'hiver 1840, la conquête de l’Algérie par la France, puis l'occupation, la guerre de libération, la décennie noire, jusqu'en 2012, la deuxième guerre mondiale avec la promesse de l'indépendance après l'armistice. Les personnages historiques sont également évoqués, tels que l’Émir Abd El Kader. Ces valeureux combattants ont suscité le sentiment de l'Espoir chez leurs compatriotes, incarnés par le personnage de Mahiedine. Une partie de l'histoire de la Tunisie est également mentionnée.

Identité et héritage

En se documentant lors de la rédaction du roman, Hamoutene déclare avoir découvert le récit de la vie d’une algérienne qui a vécu durant l’occupation des atrocités : « J’ai trouvé qu’une aïeule avait vécu durant l’occupation coloniale, alors j’ai eu l’idée d’écrire ce livre sur ces femmes qui ont vécu des atrocités du colonialisme à travers Zeineb » (Hamoutene, citée par Menasria, 2015). L’enquête documentaire aboutit à une fiction. Ce roman se présente ainsi comme une invitation à la connaissance de soi et à la connaissance de l’autre. « Elles vivent toutes une page de notre histoire. Des voix s’élèvent, qui racontent l’histoire d’Algérie. Des femmes se rejoignent dans leur évocation du passé, elles sont liées par le sort d’une enfant de sept ans, livrée à la violence de l’occupation française : Zeineb, leur aïeule ». Comment l’auteure parvient-elle à créer un dispositif heuristique afin d’offrir une expérience de savoir qu’elle partage avec le lecteur ? La réponse à cette question détermine le rôle de l’écrivain : « L’intellectuel ou l’écrivain est donc cette ramification, ces diverses branches qui s’entrecroisent, animé par la sève, vitale, de sa culture d’origine qui donne la tonalité perceptive de son rapport au monde et en particulier à sa société » (Sauret, 2021, p. 22).

La bonté et l'abnégation font partie intégrante de l'identité algérienne. Les récits sont narrés par les conteuses : « elle [chaque femme] en profitait pour nous raconter une anecdote destinée à nous convaincre du bien-fondé de ces gestes de dévouement ou de sacrifices qu'elle considérait comme faisant partie intégrante de la culture de notre peuple » (Hamoutene, 2014, p. 59). C'est la part supplémentaire que l'on fait cuire dans la marmite pour l'invité de Dieu, c’est-à-dire la personne qui se présente à l'improviste. Cette hospitalité contribue à la constitution de l’identité de la société algérienne ainsi que le souligne Jordan : 

« Regardons de plus près le topo de l’hospitalité, depuis longtemps lieu commun de la littérature et de l’anthropologie, devenu, […] un champ fertile pour la critique et la théorie -notamment pour tout ce qui concerne les questionnements postmodernes sur l’appartenance et l’identité » (Jordan, 2008, p. 151).

L'identité de toutes les femmes évoquées s'est construite à partir d'une graine qui a germé différemment en chacune d'elles « la graine que tu as plantée en nous toutes n'a jamais démenti, ni sa constance ni sa vigueur, elle a pris différemment chez chacune de tes descendantes mais elle s'est épanouie ajoutant une nouvelle fleur au bouquet en hommage à ton courage » (Hamoutene, 2014, p. 60). Le lien de parenté qui réunit les femmes du roman joue un rôle primordial dans la compréhension de la société puisque les relations entre les membres de la famille explicitent le rapport entre les différents groupes sociaux qui interagissent entre eux. Chaque personne naît dans une société qui est normée selon des codes bien précis.

Comment cet héritage est-il perçu par le colonisateur ? La culture algérienne est différente de celle du colonisateur. Elle provoque le rire des colons : « nos vêtements, nos coiffures, nos attitudes et notre pudeur les amusent ». (p. 70) Si Yamna fut contrainte lors la de colonisation de renoncer à soi, à ses habitudes les plus ancrées, Warda revendiquera, quant à elle, la richesse de son héritage culturel, par rapport à ce même colon qui s'esclaffait : « je ne suis pas Arabe, je suis Africaine, ma lignée est plus riche que la tienne de diversité espèce de gaulois arriéré » (p. 90). En 2012, Amel reprendra ces questions de classification qui définiraient son identité :

« t'es Arabe ? Berbère ? Kabyle ? Arabisant ? Francophone ? Islamiste ? Laïque ? Démocrate ? Blady ? Rural ? Urbain ? Papich ? Booby ? » (p. 137).

Définir son identité est nécessaire pour Warda afin de souder le groupe des captifs autour de leur culture et au sein de la société tout en gardant une forte distinction face au colonisateur. La diversité définit l’Identité de la jeune femme ainsi que le souligne Hadjar : « En fait l’arabité serait le résultat d’un métissage, riche de divers apports : africain, romain, ottoman, hellénique, etc. » (Hadjar, 2011, pp. 79-80).

Ce problème d'identité, cette affirmation d’une identité en reflet d’une altérité sont soulevés par Sara durant la colonisation : physiquement, elle ressemble aux jeunes françaises, mais sa conscience aiguë de l’injustice commise à l’encontre de son pays l’a conduite à construire avec sa sœur un « monde à part ». (Hamoutene, 2014, p. 91).

Identité algérienne et féminité

Durant la colonisation, la femme a été démunie doublement : on l’a séparée des membres de sa famille, son logement mais également son intimité, son corps a été souillé. En effet, les jeunes filles sont enlevées, puis, rendues le corps meurtri. La perte de la virginité pour Warda s’effectue lors d’un viol dans la confiserie. Cette violence que nous décrit Hamoutene constitue la force du récit : « Il est notoire que la fiction s’élabore par une certaine extraction de discours référentiels à un temps traumatique et à la mémoire blessée d’un peuple que les historiens peinent à réactiver. » (Kaïd, 2021, p. 59). L’agression subie par Warda transforme la jeune fille à jamais et modifie son rapport face à la torture :

« Le viol peut être considéré comme une violence fondatrice dans la vie d’une femme. C’est l’acte à partir duquel tout bascule de la normalité supposée vers une vie où les valeurs ne sont plus des valeurs. Là où commence le chaos, un point de non-retour. Le viol détruit une femme, corps
et âme, tout en anéantissant la place que telle femme en particulier occupe dans la société » (Boni, 2008, p. 145).

Cette virginité, symbole de pureté chez ses compatriotes mais qui interdit à la femme de disposer de son corps comme elle le souhaite :

« j’arborais cette complicité féminine à laquelle non seulement je n’adhérais pas mais que je trouvais inacceptable parce qu’elle m’ôtait le droit de faire de mon corps ce qu’il me plaisait » (Hamoutene, 2014, p. 33).

Frappés au plus profond de leur être, certains sont à jamais brisés, d’autres subissant la même épreuve en sortent enrichis, résolus à vivre pleinement. Au cœur des ténèbres, une dimension heuristique prend forme, une société décrite par ses phénomènes extrêmes.

Les événements que l’Algérie a connus ont permis de révéler de quoi les femmes étaient capables : faire preuve de courage, de détermination d’organiser leur résistance, de monter à cheval, de se défendre… Le Châle de Zeineb rappelle au lecteur le rôle des femmes algériennes, devant l’adversité, leur cœur s’endurcit : « les événements tragiques de ces derniers jours ont fait leur œuvre » (p. 51). Warda ainsi que les membres de sa famille ont pris conscience des séquelles gravées à jamais dans leur identité ainsi que le souligne Boudarene :

« Ce pan de l’histoire de [l’Algérie] ne peut pas ne pas avoir laissé des séquelles et un traumatisme psychique sévère sur les différentes générations qui ont vécu les affres de cette période. L’inconscient collectif, la conscience sociale, ont nécessairement été marqués par cette violence extrême. Une empreinte indélébile portée par nos parents et transmise les générations suivantes. Une violence héritée qui servira de socle aux héritages ultérieurs » (Boudarene, 2017, pp. 26-27).

Le soutien de ses compagnons de fortune permet à Zeineb de surmonter son chagrin après la perte tragique de sa mère et de son frère. L’être humain a la capacité de s’habituer à son malheur et à continuer à avancer même dans l’adversité. Zeineb affirme clairement que la présence de ses compagnons a été d’une grande aide. C’est ce qui lui a permis de raffermir sa volonté et de ne pas céder au désespoir.

Au milieu du récit de ses souffrances, Warda raconte l’histoire d’amour de son aïeule Habiba qui malgré les coutumes et les traditions a repoussé bon nombre de prétendants pour épouser Selim puissant Khalifa et poète. Cette prise de décision est symboliquement importante puisque comme le souligne Malek Bennabi « L’évolution d’une société est, en effet, étroitement liée à l’ « évolution » de la femme et réciproquement » (Bennabi, 2016, p. 177). Sentant sa mort proche, Warda craint que toutes les femmes qui ont combattu, qui ont été torturées par les colons, ne restent dans l'ombre des hommes. Pourtant, leurs actions auraient dû les faire changer de statut de :

« Faire en sorte que nous femmes ne soyons plus cantonnées dans des rôles que l'on a écrits pour nous il y a fort longtemps et que l'on voudrait nous voir jouer sans discontinuer même si notre société change et que les événements nous donnent l'occasion de montrer ce que nous sommes en mesure d'accomplir » (Hamoutene, 2014, p. 60).

Yamna est apte à rejoindre ses frères et à combattre à leurs côtés. Warda raconte son entraînement dans les maquis aux côtés des hommes: c'est la détermination et le courage des uns qui ont permis la résistance des autres. Ce sont les événements qui ont projetés ces femmes dans l'action bien malgré elles. Mais, elles ont pris conscience que leurs aptitudes, finalement, égalent celles des hommes.

Si aujourd'hui, les femmes éprouvent du respect et de l'admiration face à son courage, Warda espère que lorsque le pays sera libéré la femme deviendra l'égale de l'homme. Prisonnière, entourée d'autres compagnons, Warda savait ce qu'elle représentait pour eux : « à tous certainement une voix, une présence féminine qui leur rappellerait une sœur, une fille, la mère, la galette chaude, l'odeur de la paille brûlée sous la tabouna [...] » (p. 78).

L'expérience avait appris à Hafsa combien le statut de la femme était bien différent avant la colonisation : « combien il nous fallait de détermination et de courage pour nous faire admettre et respecter alors que nos aînés, avant la colonisation, avaient bénéficié de plus de considération et de liberté » (p. 99). Hafsa est persuadée que ses filles doivent aller à l'école et apprendre le français pour mieux connaître l'ennemi et ainsi pouvoir mieux le combattre (p. 99). Elle considère les décisions de sa fille Khadidja comme de la faiblesse mais elle se rendra compte qu'elle était sage, courageuse. Elle avait trouvé en son mari son principal allié qui mourra à ses côtés lors des manifestations du 8 mai 1945, à Sétif.

Une élite intellectuelle du pays a pu poursuivre des études et donc maîtriser la langue et la culture française, une culture de nécessité.

Le dernier personnage féminin à prendre la parole est Amal, petite-fille de Sara. Le prénom Amal signifie espoir en arabe. Dans le dernier chapitre du roman, Leïla Hamoutene confie à Amal le soin d'énumérer les héroïnes qui ont constitué son roman :

Habiba la courageuse, Zeineb la douce, perdant son enfance dans les fracas de l'occupation et si heureusement servie par son puissant désir de vivre, Hafsa la digne, figée dans sa peur du malheur, sa fille Khadidja la résolue poursuivant la quête de ses aînées jusqu'à en mourir, Fatima vouée au culte de ces géantes, Warda hurlant sa douleur dans l'odeur sucrée de l'usine de Carambar pour se sentir, dans la mort, l'égale de ses frères, ma grand-mère, Sara la cachottière qui a seize ans à peine, transportait des armes dans son cartable pour leur faire passer les check-points de l'armée française, jusqu'à Assia, ma mère, morte sous les balles des terroristes en 1994. (pp. 133-134).

Elle mentionne également des femmes appartenant à l'Histoire de Lalla Fatma N'soumer. Lors d’une interview, l’auteure du Châle de Zeineb déclare :

« Dans notre histoire nationale, les femmes n’apparaissent pratiquement pas. De nombreuses femmes ont combattu de toute leur âme, mais leurs noms ne figurent pas sur la liste des héros. Elles en sont conscientes. Elles savent que l’auréole apparaîtra sur la tête de l’homme mais jamais sur la leur. Mis à part quelques noms connus de femmes combattantes de notre histoire récente, toutes les autres anonymes on n’en a cure. On a oublié ce qu’elles ont fait. On ne montre pas leur importance dans l’histoire » (Hamoutene citée par Chabani, 2014).

Les femmes sont certes fêtées une fois par an, le 8 mars, elles sont parfois mentionnées dans des articles ou dans des livres, mais Amal n'est pas dupe et sait que la société ne leur concédera pas la place qu'elles méritent et peu d’entre-elles resteront dans la mémoire collective. Le Code de la famille a certes accordé des droits, mais le fanatisme religieux qu’évoque l’auteure dans son roman, laisse Sara nostalgique. Elle constate que le statut de la femme régresse dès lors qu’elle accepte de perdre ce pourquoi elle a combattu : « Rien de tout cela ne serait possible si cet homme s’acceptait. En cela réside, à vrai dire, une révolution. Le vœu de liberté, les revendications de justice, de bien-être ou d’égalité mettent en jeu des attributs de l’homme en général » (Berque, 2001, p. 288). Malheureusement, bien que Sara contribue pleinement à l’autonomie de l’Algérie grâce à son instruction, sa pratique professionnelle est dévalorisée par ses propres compatriotes :

« Une anomalie me dérangeait, je sauvais des vies, je collaborais à installer une couverture sanitaire moderne au sein d’une population qui en avait été privée, je me donnais avec enthousiasme et sans calcul à cette tâche pourtant, je percevais, à l’instar de mes alter ego surtout des femmes, la défiance de l’administration composée pour une grande part de lettrés algériens émigrés au Moyen-Orient et rentrés au pays avec l’indépendance. Je subissais les critiques de ceux qui n’avaient pas eu le même parcours que le mien comme si j’avais renié quelque chose de mon « Algérianité », on utilisait mes compétences mais on ne voulait pas de moi » (Hamoutene, 2014, pp. 129-130).

Antigone des temps nouveaux, symbole de la résistance, du devoir moral face au pouvoir de l'état, pour Dr. Boudarene « [l] La femme - de plus en plus présente dans l’espace social- est la victime « privilégiée », le bouc émissaire de la violence sociale » (Boudarene, 2017, p. 13). Leila Hamoutene offre aux héroïnes du roman la possibilité d’exprimer leurs revendications et leurs douleurs face aux injustices, comme elle l’explique lors d’une interview au journal Le temps d’Algérie :

« Le Châle de Zeineb est une œuvre qui évoque la femme, pourquoi cette thématique est-elle si présente dans cet ouvrage ? Je pense que cette thématique est présente dans tous mes écrits, elle se trouve plus exacerbée dans Le Châle de Zeineb parce que le roman nous permet de parcourir une longue période historique et illustre certes l’implication des femmes dans les événements qui ont secoué le pays, mais c’est surtout une histoire de femmes, histoire de leur ressenti chacune selon sa personnalité mais avec des constantes : l’amour tout court et l’amour du pays et ce à travers le temps. » (Hamoutene, citée par K. A, 2018).

Une possible égalité Homme-Femme ?

Dès les premières pages du roman, la question d’une possible égalité entre l’homme et la femme au sein de la société algérienne est abordée. Avant de partir pour le combat, le père de Zeineb lui explique les responsabilités qui lui incombent désormais : elle doit s'occuper de sa mère et de son jeune frère à sa place. Il a donné également des directives au reste de la tribu : « chacun sait quoi faire, Abi nous a organisé selon notre âge et nos capacités » (Hamoutene, 2014, p. 19). La mère de Zeineb, Habiba, avait bien l'habitude de remplacer son mari afin d'accueillir les réfugiés. Il n'est plus question de tâches sexuées, mais d'aptitudes quant à l’accomplissement d’une activité bien définie. Suit un long paragraphe dans lequel la narratrice cite les différentes tâches à réaliser sans que ces besognes soient soumises à un partage selon les sexes : chercher du bois pour le feu, aménager des abris pour la nuit, préparer à manger… . Yamna est initiée par son frère, le père de Zeineb, à des tâches réservées habituellement aux hommes tels que la chasse et le combat. Warda, sa descendante, plus d'un siècle plus tard, sera entraînée au combat :

« Avant de rejoindre mes compagnons, j'avais passé trois mois d'entraînement éprouvant dans un camp non loin de la frontière tunisienne à courir dans le maquis, manier les armes, donner les premiers soins aux blessés et veiller à leur évacuation en lieu sûr : les mechta environnantes tenaient à notre disposition qui un vieux four réformé, qui un silo profond, qui une niche dans la roche destinée à recevoir un combattant en convalescence en cas de danger. » (p. 78).

Le comportement des hommes change envers Warda. Ils la traitent en égal, ce qui étonne la jeune femme puisque, dans le passé, les relations entre hommes et femmes étaient rares. Cette nouvelle attitude l’amène à espérer un avenir où la femme sera enfin considérée comme l'égale de l'homme : « seront-ils assez lucides pour saisir que ce temps est résolument passé et que notre avenir commun ne sera possible qu'avec l'égalité des chances. » (p. 79).

Yamna s’habille en garçon. Elle a ainsi le corps libre de tout vêtement inconfortable. Elle surprendra Zeineb quelques pages plus loin lorsque, contrainte, elle s'habillera en fille. Zeineb l’envie et espère également dépasser sa condition qui l'empêche d'être aussi utile qu'elle le voudrait car « Yamna a pourtant quelque chose de plus qui lui vient de l'habitude d'affronter la nature, les animaux sauvages, de monter à cheval, de se défendre ». (p. 39) Yamna est vigilante et sait prendre des décisions lors des événements critiques. Ce sera également vêtue comme un homme, qu'elle quittera Zeineb pour suivre l'Envoyé de l’Émir Abd El Kader et continuer le combat. De même, après la spoliation des terres et des habitations, les femmes ont fait preuve de courage et de détermination et ont su organiser leur résistance sans faiblir.

Lors de l'indépendance, Sara affirme que la femme était considérée comme l'égale de l'homme en 1959. Mais, les bienséances n’accordaient pas encore aux filles la possibilité d'aller à l'Université après le baccalauréat. L'indépendance et le socialisme leur permettront de faire des études, de travailler « une évolution tranquille mais entreprenante. » (p. 135).

Courage, patriotisme et combat

Lors de situations extrêmes, l'Homme se découvre de nouvelles facettes qu'il ne connaissait pas. L’auteure réfléchit sur l’évolution de la société algérienne dans ses sources les plus profondes. Elle s’intéresse aux limites de l’humain confronté à la violence de la colonisation et de la décolonisation. Les héroïnes du Châle de Zeineb nous rendent compte des bouleversements vécus durant la période qui s'étale de 1840 à 2012. Dès les premières pages du roman, Zeineb a conscience qu'elle doit faire preuve de courage et le fait qu'elle rencontre des difficultés à l'être, cela est dû à son jeune âge. Zeineb doit lutter intérieurement afin de faire preuve de courage, à la suite du décès de ses proches. Cette attitude n'est pas saluée uniquement par les compatriotes de nos héroïnes mais par le monde entier qui admire leur détermination.

Lorsque Warda rend l'âme suite aux actes de torture qu'elle a subis « tous les prisonniers du camp ont entonné [l]’hymne, le lendemain, ils ont jeûné et prié toute la journée pour le repos de son âme ». (p. 115) L'action fut le moteur nécessaire pour combattre l'ennemi. Presque sans réfléchir, Zeineb et les siens fuient leur village, pillé, brûlé, détruit par les Français: l'instinct de survie leur permet d'avancer mécaniquement.

Les personnages féminins du roman partagent les mêmes souffrances. En 1959, Warda ne parvient plus à distinguer les événements vécus par Zeineb, des actes de tortures qu'elle subit en ce moment même dans la confiserie. C'est pourquoi, elle dédie à son aïeule sa résistance face à l'occupant. L'action leur permet de résister et de ne pas sombrer dans le désespoir : « toujours, agir pour ne pas fléchir devant l'adversité, agir pour résister aux conquérants: agir pour ne pas mourir de chagrin, plus que jamais la devise de la tribu des Bensalem nous est un refuge ». (p. 49) L'auteure place le verbe agir en anaphore afin d'insister sur l'importance de ce verbe d’action :

« Au commencement était le verbe…C’est ce que l’on enseigne, mais ce Verbe lui-même était Action, et il faudra redonner à l’action préséance sur le verbe, ou réinsuffler l’action dans le verbe, pour penser comprendre certains aspects et dimensions de celui-ci […] Les gestes ; comportements, actions de l’homme dans le monde ont leur prolongement, leur équivalent, ou connaissent une visualisation dans le langage […] » (Jousset, 2008, p. 64).

Les événements dramatiques évoqués dans le roman transforment les êtres humains : « les événements tragiques de ces derniers jours ont fait leur œuvre, la fillette choyée et confiante n'est plus qu'un souvenir qui s'éloigne dans les limbes où reposent les jours heureux » (Hamoutene, 2014, p. 51) ou encore « les moments tragiques que tu viens de supporter et qui te donnent à penser que tu n'es plus la même qu’hier». (p. 57) C’est la solidarité dont font preuve les survivants qui permet à Zeineb de continuer la lutte : « mon chagrin me paraît si lourd à supporter que si ce n'était la présence de mes compagnons je me serais arrêtée là pour attendre mon sort» (p. 53).

La tranquillité que Zeineb trouve dans l'au-delà, mais également les événements tragiques qu'elle a vécus sont le moteur de l'action qu’elle lègue à ses descendantes. Sara revendique fièrement sa lignée qu’elle considère comme un atout : « nous avions, depuis toujours baigné dans une atmosphère de militantisme surtout féminin comme notre mère se plaisait à nous le rappeler à chaque occasion ». (p. 110) Zeineb, Yamna, Meriem, Mahieddine ne peuvent vivre cachés dans une grotte et décident donc de rejoindre les leurs, même si cela revient à accepter de servir les Français dans un premier temps car leur détermination à retrouver leur liberté demeure intacte :

Quel que soit l’équilibre qui se cherche ou s’opère, se fait ou se défait entre éléments matériels ou moraux, dans toute leur mouvante variété, de l’entreprise nationale, cet équilibre doit être personnel, ou n’est pas.

L’initiative, le dynamisme et, pour une large part, la réussite de l’expérience apparaissent comme liés, non point à l’imitation des précédents européens en tant que tels, mais à la construction de modèles propres qui prennent en compte, dans une rigoureuse adéquation locale, l’intégrité de l’homme et la spécificité du contexte (Berque, 2001, 289).

Il faut combattre l'ennemi et retrouver sa liberté et sa dignité en s'affranchissent de la tyrannie française : « je ferme les yeux et j'imagine l'indépendance de mon pays, l'exultation de goûter enfin au bonheur de disposer de notre destin même si nous le faisons mal, même si nous faisons des erreurs, qu'importe s'il faut en passer par là, ce bonheur de notre dignité retrouvée vaut tous les sacrifices. » (Hamoutene, 2014,
p. 77).

Warda raconte, dans son journal, son entraînement dans le maquis auprès de ses compagnons à côté de la frontière tunisienne. Cette nouvelle vie a permis à Warda une connaissance différente de l'homme : l'entraide, la fraternité en dehors des différences : « épargner les susceptibilités nées de notre appartenance à des sexes, des régions et des milieux différents » (p.79). Le combat ne doit pas être interrompu jusqu'à ce que l'Algérie retrouve son indépendance. Khadidja le comprit bien avant sa propre mère : « les événements m'ont donné tort, le vrai combat était et demeure de tous les instants, seuls des coups persistants feront tomber la bête, Khadidja l'avait compris. » (p. 105).

Malgré la promesse faite à Warda, Sara participe à la lutte. Son physique l’aide à combattre l’occupant en dissimulant des tracts : son teint et ses cheveux clairs vont lui permettre de circuler librement en se faisant passer pour une Française : elle cache des tracts dans son cartable et dans son domicile. Lors d'un contrôle, c'est sa mère qui l'aidera à les dissimuler sous les grands plateaux sur lesquels sèchent les biscuits de l'Aïd. Ce sont les événements qui glorifient les héroïnes du roman et les encouragent à continuer le combat.

Conclusion

L’analyse de ce roman nous a permis de constater une prise de conscience de la culture nationale afin de redécouvrir des périodes historiques importantes vécues notamment par les femmes algériennes. Au cours de notre analyse, différents thèmes ont été abordés : l’identité, la religion, le patriotisme, l’Histoire, la culture… L’auteure obéit dans son roman aux contraintes historiques, culturelles, sociales afin d’ancrer son récit dans un contexte historico-anthropologique. Le lecteur est frappé par l’abondance du lexique de l’affect et de l’émotion dans Le Châle de Zeineb. Ce ne sont pas les événements qui sont valorisés dans le roman mais la combativité de la femme algérienne.

Le roman Le Seuil du moment, du même auteure, Leïla Hamoutene, publié en 2021, pourrait également faire l’objet d’une recherche scientifique puisque la narratrice, Warda, oscille entre le présent et le passé, analysant certains moments phares de l’histoire algérienne à savoir la décennie noire puis le Hirak qu’elle découvre le 22 février 2019 et l’impact de ces deux périodes sur la société algérienne.

Bibliographie

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Berque J. (2001). Anthropologie juridique du Maghreb. Vol. III, Sciences sociales et décolonisation, Paris : Éditions Bouchène.

Boni, T. (2008). Que vivent les femmes d’Afrique. Paris : Éditions du Panama.

Boudarene, M. (2017). La violence sociale en Algérie. Comprendre son émergence et sa progression. Alger : Koukou Éditions.

Evans-Pritchard, E. (1965). La religion des primitifs à travers les théories des anthropologues. Paris : Payot.

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Jousset, P. (2008). Anthropologie du style. Bordeaux : Presses Universitaires.

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Sartre, J.-P. (1975) [1947]. Baudelaire. Paris : Gallimard.

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Sitographie 

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Gherchanoc, F. & Huet, V. (2007). Pratiques politiques et culturelles du vêtement: Essai historiographique. Revue historique, (641), 3-30. https://doi.org/10.3917/rhis.071.0003

Menasria, H. (2015). Liberté. https://djazairess.com/fr/liberté/333753

Le 03-10-2015.

M’hamed, H. (2015). Rencontre littéraire avec Leïla Hamoutene. El Watan, https://djazairess.com/fr/elwatan/484525

Notes 

1 L’arbre généalogique des personnages est situé au début de l’œuvre.

2 Le roman débute en 1840 et s’achève en 2012.

3 Le Littré rapporte de l’étymologie de l’arabe schâl :

https://www.littre.org/definition/ch%C3%A2le consulté le 23 mars 2023.

4 La religion est un système de symboles qui agit de manière à susciter chez les hommes des motivations et des dispositions puissantes, profondes et durables, en formulant des conceptions d’ordre général sur l’existence, en donnant à ces conceptions une telle apparence de la réalité que ces motivations et ces sentiments ne semblent s’appuyer que sur le réel.

5 Plusieurs hommes politiques sont mentionnés, placés en épigraphe des chapitres du roman (nous les citons dans l’ordre dans lequel ils paraissent dans le roman) : Khalifa Ben Salem (p. 11), Colonel Forey, Pierre de Castellane, Commandant Lioux (p. 13), P. Chalmin (p. 83), Kateb Yacine, Houari Boumediene, Boucif Mekhaled (p. 95), Larbi Ben M’hidi (p. 107) et pour finir, Mostfa Lacheraf (p. 117).

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