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Divorce et parentalité en Algérie : analyses exploratoires

Insaniyat n° 102, octobre-décembre 2023, p. 47-63


Yazid BEN HOUNET: Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Laboratoire d’Anthropologie Sociale (CNRS/Collège de France/EHESS), Paris/ Comenius University, Bratislava, Slovaquie.


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Dans le champ de l’anthropologie sociale, on distingue tout au moins deux approches du divorce. L’une, qui s’inscrit dans le domaine de l’anthropologie du droit et qui traite abondamment des sociétés musulmanes, porte sur les évolutions et transformations du droit. Le divorce y figure comme un objet privilégié pour mieux appréhender la norme islamique, la shari’a, et ses évolutions, ainsi que le droit en action, c’est-à-dire l’application concrète et en pratique de la norme juridique dans des contextes musulmans situés. Le divorce par répudiation (talâq) et celui par rachat (kulh’), de par leur spécificité et aspect exotique (dans les univers académiques européens et nord-américains), y sont particulièrement étudiés (Mir-Hosseini, 1993 ; Bonte & Benkheira, (dir.), 2010 ; Fortier, 2010 ; Sonneveld, 2010 ; Saint-Lary, 2012 ; Voorhoeve, dir. 2012 ; Benkheira & al., 2013 ; Voorhoeve, 2014).

La seconde approche, s’agissant des terrains européens et nord-américains, consiste à rendre compte des effets du divorce dans les transformations de la vie familiale. Le divorce constitue la porte d’entrée pour appréhender les recompositions familiales qui peuvent en découler : la monoparentalité, la maternité et/ou la paternité séparée, le remariage, les familles recomposées (Théry, 1987 ; Meulders-Klein & Théry, (dir.), 1993 ; Cadolle, 2000 ; Bettahar & Le Gall, 2001 ; Martial, 2003 ; Le Gall, 2006 ; Ben Hounet, 2014).

Cet article est une première contribution, exploratoire, visant à articuler ces deux perspectives. Il s’agira de comprendre comment la thématique de la parentalité post-divorce est conçue dans la pratique du droit algérien. L’étude repose sur l’analyse de huit jugements de divorce de couples avec enfants, provenant de la wilaya d’Aïn Témouchent. Ces jugements ont été établis entre 2007 (au lendemain de la réforme du code de la famille de 2005) et 2021. La pandémie du Covid a contraint l’accès au terrain et la réalisation d’enquêtes complémentaires pour suivre plus en détail les applications concrètes et les effets de ces jugements dans les vies familiales des personnes concernées. Ces documents constituent néanmoins des matériaux d’analyse intéressants pour comprendre les normes juridiques familiales telles qu’elles apparaissent dans l’exercice de la justice au niveau du terrain (wilaya d’Aïn Témouchent), ainsi que les problématiques spécifiques des divorces du point de vue du local.

Cette contribution se divise en quatre points. Dans la première partie, j’expliciterai l’intérêt de l’approche en termes de parentalité et comment celle-ci peut nous amener à approfondir les études anthropologiques et juridiques sur la famille en Afrique du Nord. Dans un second temps, je discuterai de la manière dont le droit de la famille intègre la question de la parentalité, ou plutôt celle, liée, de l’intérêt de l’enfant. Dans la troisième partie, j’analyserai la manière dont les normes juridiques sont traduites dans les jugements recueillis, établis par la cour de justice de la wilaya d’Aïn Témouchent. Enfin, j’analyserai les potentiels effets de ces jugements sur l’exercice de la coparentalité au-delà du divorce.

Divorce, famille et parentalité

Les sciences sociales, et l’anthropologie en particulier, se sont intéressées, dès les débuts, aux thématiques de la famille et de la parenté1. Depuis les travaux précurseurs de Westermarck (1914), sur les cérémonies du mariage au Maroc, une part importante des travaux anthropologiques portant sur l’Afrique du Nord a été consacrée aux sous-thématiques de la filiation, du mariage, des modes de résidence. Dans les années 60, 70 et 80, le « mariage arabe » a été un objet abondamment discuté dans le domaine de l’étude de la parenté (Bonte 1994). Ces trente dernières années, les anthropologues se sont davantage intéressés aux normes islamiques dans le domaine familial : les conditions, en particulier islamiques, du mariage, le divorce, notamment par répudiation (talâq), le recueil légal de l’enfant mineur (kafâla), la garde (hadana), etc.

Les travaux sur le divorce en Algérie, dans une perspective anthropologique ou sociologique (et non uniquement juridique), se développent depuis une vingtaine d’année. Faisant le constat de la crise du mariage en Algérie, Faouzi Adel (1998) remarquait déjà, à la fin des années 90, une stabilisation des divorces en rapport avec l’entrée tardive des femmes dans le mariage. Ainsi, expliquait-il : « Connaissant le poids des sanctions qui pèsent sur elles en cas de divorce, beaucoup d’entre elles ne s’engagent dans une vie maritale qu’une fois assurées que les conditions minimales sont réunies » (Adel, 1998, p. 68). Salima Nadia Bouziane (2020), dans son analyse du code de la famille algérien, fait état des problématiques propres à certaines formes de divorce, notamment pour abandon du domicile conjugal, avant la consommation du mariage ou encore pour violence conjugale. Dans son étude sur le divorce comme épreuve dans la vie du couple (2014), Salima Nadia Bouziane évoque les relations parentales et entre ex-conjoints au-delà du divorce (pp. 175-176), mais ce domaine demeure le parent pauvre des recherches sur la famille, en Algérie et plus largement en Afrique du Nord (Ben Hounet & Therrien, (dir.), 2021). Seules la hadana, l’attribution du droit de garde, la pension alimentaire et l’autorité parentale – principalement dans les jugements établis par les cours de justice – font l’objet d’études, principalement par des juristes (Houhou, 2020). Nous ne savons hélas que peu de choses s’agissant des arrangements pratiques dans la vie familiale, au-delà du divorce.

L’approche en termes de parentalité, encore trop peu développée s’agissant du contexte algérien, et plus largement nord-africain, peut compléter notre compréhension de la famille en mettant la focale, cette fois-ci, à la fois sur les logiques relationnelles (plutôt que sur les normes sociales et juridiques) et sur la question de l’intérêt de l’enfant2. Cette perspective – repenser la famille à partir de la problématique de la parentalité – permet d’approfondir notre connaissance des dynamiques familiales, des nouveaux arrangements familiaux et de rendre compte également des nouvelles normes et recommandations sur la place de l’enfant dans la famille. La famille est, en effet, plus qu’auparavant, une affaire publique. Elle fait l’objet de politiques publiques. Institutions étatiques, internationales et experts (psychologues, juristes, sociologues, travailleurs sociaux, etc.) influent sur les politiques et vies familiales. À l’autre bout, les familles, en particulier celles en difficulté ou marginalisées, essaient face à de nouvelles contraintes, avec ou sans le soutien des institutions, de faire famille en mettant en exergue leurs adéquations avec les normes et recommandations s’agissant de la « bonne parentalité ». L’Algérie, par exemple, à l’instar d’autres pays africains, est signataire de la Convention de New York relative aux droits de l’enfant3 Si des modifications ont été apportées au droit de la famille afin de prendre en compte le droit et l’intérêt de l’enfant, une analyse comparée de ces changements juridiques et de leurs impacts reste encore à faire. Il convient aussi d’analyser comment ces normes sont reprises par les acteurs de la société civile et disséminées dans la société. Cette prise en compte progressive de l’intérêt de l’enfant amène également à poser en filigrane la question de la parentalité, celle des tâches et responsabilités parentales.

Néologisme officialisé dans les années 1980 (Le Petit Robert), le terme « parentalité » désigne la qualité de parent, de père, de mère. Il a été introduit dans la langue française par le psychiatre Paul Racamier, en 1961. Le concept s’est imposé dans le champ francophone, en particulier à partir de la fin des années 80, dans le domaine de la psychanalyse et de la psychiatrie. Il a été, par la suite, abondamment repris dans le champ des sciences sociales (sociologie, anthropologie, psychologie sociale, etc.) et des sciences de l’éducation. L’apparition et le développement du concept de parentalité traduiraient la montée en force du questionnement sur les compétences parentales et le bien de l’enfant (Neyrand, 2010, p. 56). C’est avec, en premier lieu, le sujet de la monoparentalité que s’impose, dans l’espace francophone, la thématique de la parentalité. La création des appellations « monoparentalité », « famille recomposée », « homoparentalité », etc., au-delà des enjeux qui leur sont propres, vise à l’origine à sortir ces formes familiales du registre de la déviance. La thématique de la parentalité a ici une portée émancipatrice, puisqu’il s’agit de nommer, de revendiquer et, partant, de normaliser des formes familiales autres que celles de la famille conjugale hétérosexuelle. Du côté des pouvoirs publics, l’accent est porté, dans un premier temps, sur le soutien aux familles considérées vulnérables (cas des familles monoparentales) plus qu’à la reconnaissance des variabilités des formes familiales per se. L’augmentation et la banalisation des séparations et des recompositions familiales ont également engendré des préoccupations nouvelles s’agissant des responsabilités parentales, et ce n’est qu’à partir des années 2000 que fut reconnu, en France, à la fois la norme de la coparentalité (loi de mars 2002) et la proposition de reconnaissance du statut du tiers et des « nouvelles parentalités » (2006), et ce, en vertu du principe du « bien de l’enfant ».

La thématique de la parentalité ne s’est pas imposée, du moins pour l’instant, en Algérie. L’usage répandu des termes « mères célibataires »  et « célibataires mères », à propos desquels Badra Moutassem-Mimouni (2008, 2012, 2021), Yamina Rahou (2006, 2021), Aït Zaï et al., (2021) ont consacré certaines de leurs recherches, semble illustrer la difficulté à concevoir, encore de nos jours, la famille monoparentale en Algérie (et plus largement en Afrique du Nord), ni même les remariages  et recompositions familiales. Pourtant, le divorce, lorsqu’il y a enfant, entraine inéluctablement des situations de monoparentalité, de coparentalité et parfois des remariages et des recompositions familiales.

Parentalité et intérêt de l’enfant dans le droit de la famille

Le code de la famille algérien ne fait pas usage du terme de parentalité. Si la notion de « parent » apparaît à quelques reprises, on remarque que les adjectifs qui en sont issus -parental, parentaux, etc.- ne sont pas utilisés. Le code mentionne à plusieurs reprises « l’intérêt de l’enfant », sans pour autant préciser de manière explicite les contours de cet intérêt. L’article 36 du code de la famille dispose que les deux époux ont l’obligation de « contribuer conjointement à la sauvegarde des intérêts de la famille, à la protection des enfants et à leur saine éducation ». Comme dans le droit de la famille marocain (Ben Hounet & Rupert, 2018), la tutelle incombe en premier lieu au père, qui est identifié comme le pourvoyeur principal des ressources familiales ; la garde, à l’issu du divorce, incombe en générale à la mère. Dans l’article 87, il est indiqué qu’en cas de divorce « le juge confie l’exercice de la tutelle au parent à qui la garde des enfants a été confiée ». Au-delà du divorce, la garde et donc la tutelle sont attribuées, en droit, préférablement à la mère, en particulier si l’enfant est en bas âge et/ou si celle-ci ne s’est pas remariée. En filigrane, l’intérêt de l’enfant semble être compris avant tout dans sa dimension matérielle et éducative. Le code de la famille ne mentionne ni les dimensions psychologiques et ni celles affectives s’agissant de l’intérêt de l’enfant.

L’article 62 du code de la famille relative au droit de garde des enfants (hadana) apporte quelques éclairages sur les normes implicites s’agissant de l’intérêt de l’enfant. Il y est indiqué que la hadana consiste « en l’entretien, la scolarisation et l'éducation de l'enfant dans la religion de son père ainsi qu'en la sauvegarde de sa santé physique et morale ». Le droit de garde doit se faire, selon l’article 64, « au mieux de l’intérêt de l’enfant » en suivant, en temps normal, la logique de garde suivante : la mère de l’enfant, puis le père (la réforme de 2005 a replacé le père en 2ème position pour la garde...), puis la grand-mère maternelle, puis la grand-mère paternelle, puis la tante maternelle, puis la tante paternelle, puis les personnes parentes au degré le plus rapproché. S’agissant du droit de garde, la ligne maternelle arrive avant la ligne paternelle ; la hadana est, en outre, à l’exception du père, dévolue prioritairement aux femmes de la parenté. L’intérêt de l’enfant est également mentionné s’agissant du jugement mettant fin à la garde (articles 65, 66, 67) ou s’agissant d’une domiciliation à l’étranger du titulaire du droit de garde (article 69).

Dans le code de procédure civile et administrative algérien (2008), il est clairement énoncé que le juge aux actions familiales est spécialement chargé de veiller à la sauvegarde des intérêts des mineurs (article 424). L’article 460 est, on ne peut plus explicite quant au pouvoir conféré au juge et quant au fait que l’intérêt de l’enfant, peut orienter autant l’attribution de la tutelle que celle de la garde de l’enfant. Cet article dispose que : « Le juge peut ordonner, en tenant compte de l'intérêt du mineur, toute mesure provisoire ayant trait à l'exercice de la tutelle. Il peut, à cet effet, confier provisoirement la garde du mineur à l'autre parent ou, à défaut, à l'une des autres personnes prévues dans le code de la famille. Cette mesure peut faire l'objet d'une modification, quand les intérêts du mineur l'exigent, soit d’office par le juge, soit à la demande du tuteur, du mineur quand il est capable de discernement, du ministère public ou de toute autre personne ayant la qualité d’agir pour la protection des mineurs ».

Malika Boulenouar Azzemou remarquait déjà, il y a près de dix ans de cela, que « La Cour suprême dans ses arrêts relatifs à la hadana se réfère constamment au principe fondamental de l’intérêt de l’enfant pour ce qui est de la garde. Toutefois, il convient de remarquer que cette notion est diversement appréciée suivant les circonstances » (2013, p. 157). C’est dire que la notion de « l’intérêt de l’enfant » apparaît comme un référentiel important en droit algérien, sans que l’on sache exactement comment et ce qu’elle revêt. Le code de la famille, tout comme le code de procédure civile et administrative, ne sont, en effet, pas explicites sur ce qui est entendu par « intérêt de l’enfant ou du mineur ». Il s’agit, en filigrane et on le comprend, de protéger avant tout son intégrité physique et morale, de lui octroyer scolarisation, éducation et soins. Les tâches parentales semblent implicites et relevant d’une vision conçue comme « naturelle » de la répartition des rôles parentaux : le père apparaît comme le pourvoyeur des moyens matériels de subsistance ; la mère comme pourvoyant aux besoins d’affection et d’éducation. Le réel, comme les transformations des rapports sociaux de couples, avec des épouses disposant de leurs propres salaires, parfois gagnant plus que l’époux, vient bousculer cette vision traditionnelle des tâches parentales et des rôles parentaux. La question de l’intérêt de l’enfant reste donc ouverte et elle semble ressortir, en définitive, de l’appréciation du juge.

On notera également que la prise en compte du droit et de l’intérêt de l’enfant, dans le sillage de la convention des droits de l’enfant signée par l’Algérie, a apporté quelques infléchissements, du moins en droit, dans la prise en compte de la parole de l’enfant. L’article 454, alinéa 2 du code de procédure civile et administrative (2008) dispose que le juge peut « entendre le mineur, à moins que l’âge ou l’état de celui-ci ne le permette pas ». Nasrine Ines Benosman indique qu’il s’agit là d’une « chose qui ne se faisait pas avant. Et cela n’est que le fruit de l’impact de la convention et notamment de l’article 12 sur la législation algérienne » (pp. 13-14). Cet article dispose en effet que : « les états parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dument prises en considération en égard à son âge et à son degré de maturation ». Toutefois, cette disposition ne constitue pas une obligation et il semblerait que les juges, en Algérie comme au Maroc où nous avons effectué des enquêtes antérieurement (Ben Hounet & Rupert, 2018 ; Ben Hounet & Therrien, (dir.), 2021), préfèrent en rester à l’audition des époux, ainsi qu’à celles des personnes (parents des époux bien souvent) sollicitées pour les séances de conciliation. On mentionnera toutefois que, en Algérie, en cas de conflit pour la garde, le juge peut avoir recours aux psychologues ou psychiatres expert judiciaires près la cour, afin de déterminer selon l’intérêt de l’enfant, la personne en mesure d’assumer la garde (Benzine et Aguef, 2022).

Il nous faut maintenant voir comment ces dispositions du code de la famille sont appliquées et traduites localement, à partir de cas pratiques.

Parentalité et intérêt de l’enfant dans l’exercice local de la justice (Aïn Témouchent)

En 2016/2017, j’ai pu mener une enquête auprès de la section des affaires familiales du tribunal de première instance de Rabat (Maroc). Je me suis, notamment, intéressé aux pratiques conciliatoires en lien avec l’intérêt de l’enfant. Pour prononcer le divorce, le couple doit procéder à une séance de conciliation, et deux s’il a un ou plusieurs enfants. Ces séances sont bien souvent organisées par les assistants sociaux du tribunal et elles aboutissent rarement à l’évitement du divorce. En effet, la situation conjugale est bien souvent telle que, lorsque l’on en arrive à ce stade, le travail de conciliation des conjoints par l’assistant social échoue. Dans la majorité des cas de conciliation, le but n’est plus de maintenir un lien parental mais d’entendre une dernière fois les conjoints. Par ailleurs, la question de l’enfant est souvent utilisée pour maintenir le couple dans une relation conjugale ; jamais en explorant les possibilités d’entente autour du futur bien-être de l’enfant, dans le cas où le divorce irait à son terme.

Toutefois, les pratiques de conciliation, mais surtout les décisions de justice en matière de garde de l’enfant, de pensions, d’autorités parentales, évoluent pour prendre davantage en considération, et de manière singulière selon les contextes, la question de l’intérêt de l’enfant et de ses droits ; ces décisions de justice (jugement) rendent compte d’une certaine conception de la parentalité, des rôles et fonctions des parents. Il s’agit là d’un volet que j’ai décidé d’approfondir, en menant, cette fois-ci et à titre comparatif, des recherches en Algérie, en dehors des grands centres urbains que sont, par exemple, Alger ou Oran. La recherche porte sur la wilaya d’Aïn Témouchen une wilaya côtière de l’Oranie.

Il s’agira donc ici de présenter les données exploratoires d’une recherche portant sur la manière dont l’intérêt de l’enfant est pris en compte dans les jugements de divorce établis par le tribunal d’Aïn Témouchent, depuis la réforme du code de la famille. L’étude porte sur huit jugements de divorce établis entre 2007 et 2021. Il ne s’agit pas de jugements forcément représentatifs de l’ensemble de ceux établis par le même tribunal. On les abordera comme des documents indicatifs de la manière dont le sujet est abordé depuis 2007, et de son évolution, en indiquant les éventuels cas spécifiques de divorce (par répudiation, consentement mutuel, khûl’, et ajustements garde et pension post-divorce). On s’attardera sur les décisions s’agissant de la garde, des droits de visite, de la pension alimentaire et des autres tâches en lien avec l’enfant.

Le tableau qui suit récapitule les principales informations s’agissant de ces huit jugements, et au regard de notre interrogation à propos de la prise en compte de l’intérêt de l’enfant. Sont mentionnés : un jugement de rétractation de divorce de la part de l’époux, un cas de revalorisation de pension alimentaire suite au divorce, 3 jugements de divorce par la volonté de l’époux (talâq), 2 jugements de divorce kulh’, un cas de divorce par consentement mutuel. Dans tous les cas de divorce, à l’exception d’un divorce kulh’, la garde est accordée à la mère. Dans ce cas spécifique (cas n°6), le jugement fait mention d’un désistement de la garde de la fille de la part de la mère, au profit du père, suite à la séance de conciliation. Les raisons de ce désistement ne sont pas expliquées. Dans ce cas, comme dans tous les autres, le parent qui n’a pas la garde bénéficie d’un droit de visite pendant le week-end et la moitié des jours fériés. Seul le jugement numéroté 5, datant du 26 juin 2018 ne mentionne pas le droit de visite en raison d’un contentieux en suspens autour d’objets que l’époux est censé restituer à l’épouse. Le jugement se termine d’ailleurs par l’obligation de rendre une liste d’objets (habits, matériels de chambre, etc.) appartenant à la femme, et la prestation de serment dans une mosquée s’agissant de bijoux et autres affaires supposément disparus.

Dans tous ces jugements écrits, la notion de « l’intérêt de l’enfant » revient quelque fois quand sont mentionnés les articles de loi, notamment ceux relatifs à la garde de l’enfant (articles 65 et 66 en particulier). L’intérêt de l’enfant apparaît comme un référentiel qui ne fait, d’une part, pas l’objet d’une explicitation et qui n’est pas systématique, pas même majoritaire, dans les jugements de divorce récoltés (3 jugements sur 8). On comprend, en filigrane, que l’intérêt de l’enfant consiste d’abord en sa garde par la mère, à moins d’un renoncement ; ensuite par la conservation du lien avec l’autre parent, car ce dernier obtient systématiquement le droit de visite, même en cas de renonciation à la garde (cas n° 6) ; enfin par le versement d’une pension à la mère (en particulier pour l’aide au logement) ainsi qu’aux enfants (cf. tableau). Tant dans le droit de visite que dans les pensions, les juges ne semblent appliquer que des barèmes posés au préalable, sans que ne semble apparaître de discussion sur les ajustements vis-à-vis des tâches à l’égard des enfants. Si des tractations sont bien mentionnées s’agissant de l’établissement des montants des pensions (en prenant en compte les revenus du père et les conditions de vie en cours), rien n’apparaît s’agissant des éventuelles discussions autour des relations parentales au-delà du divorce. Par exemple, on observe, d’une part, que le juge octroie quasi systématiquement le droit de visite de la manière suivante : 1 ou 2 jours le weekend, plus la moitié des jours fériés ; d’autre part, l’exposé des faits et des motifs ne fait jamais mention de possible arrangement s’agissant de la garde de l’enfant -comme la demande de garde alternée (bien qu’elle puisse se faire en pratique). Les jugements font plutôt état de discussion autour de l’attribution exclusive de la garde- systématiquement à la mère- qui oriente à la fois la tutelle, mais surtout la pension alimentaire.

En dernière instance, l’intérêt de l’enfant correspond à son intérêt en termes de soin -dont le rôle « naturel » incomberait à la mère et aux femmes (grands-mères, tantes)- et du point de vue matériel : le juge devant s’assurer que la mère et donc les enfants puissent bénéficier d’un logement et d’une pension de subsistance octroyée par le père. Ces observations exploratoires corroborent les analyses déjà effectuées au Maroc (Ben Hounet & Rupert, 2021). Les dimensions psycho-affectives et les dynamiques de parentalité ne semblent pas être encore suffisamment prises en compte, du moins à partir des premiers matériaux que nous avons analysés. Il conviendrait donc de voir si ces dimensions sont (ou non) prises en charge de manière officieuse ou par les éventuelles structures sociales travaillant de concert avec la cour de justice d’Aïn Témouchent.

Tableau 1 : Jugement de divorces / Wilaya d’Aïn Témouchent

 

Date de jugement

Type de divorce

Enfants / considérations

1

05/07/2007

Rétractation d’une demande de divorce de la part de l’époux, suite à la conciliation.

Époux doit payer 3 000 Da de pension à sa fille de mars 2017 jusqu’à la cessation légale de l’instance.

Article 49 (divorce) ; article 74, 75, 80 (pension alimentaire).

2

05/02/14

Divorce par volonté de l’époux

Garde des enfants (3) à la mère.

« la mère est prioritaire du droit de garde de ses enfants, à cause de leur intérêts qui est à son coté… » articulation droit de garde/tutelle légale/ époux droit de visite (vendredi ; fêtes pour moitié). 3 500 Da de pension mensuelle/enfant.

Mise à disposition d’un logement approprié (par le père) pour que la mère puisse exercer le droit de garde.

Article 64

3

09/05/2017

Révision de la pension

Le père doit payer 5 000 Da pension/mensuelle au lieu de 4 000 Da à sa fille (gardée par la mère), à compter du jugement.

4

08/08/2017

Divorce par consentement mutuel

« La mère est prioritaire de la garde de son enfant… »

Confie la garde des deux enfants à la mère. Pension mensuelle de la part du père aux enfants de 3 000Da /mois/enfant. Droit de visite vendredi et samedi ; moitié des fêtes et vacances.

5

26/06/2018

Divorce par volonté de l’époux

1 enfant. Garde attribuée à la mère.

3000 Da pension alimentaire/mois à l’enfant.

Oblige l’ex-époux à fournir un logement adéquat pour exercer la garde ou à défaut de payer le loyer de l’ordre de 4 000 Da/mois.

Pas de mention de droit de visite / contentieux autour d’objets domestiques.

6

29/09/20

Divorce par khul’ / cas spécifique = désistement de la garde

Séance de conciliation = 400 000 Da pour le divorce par khul’ et désistement de la garde de la fille de la part de la mère, au profit du père. Invocation de l’article 66 (renonciation)

« Attendu que conformément à l’article 66, la personne ayant la garde se marie avec une personne non liée à l’enfant par une parenté de degré prohibé, est déchue de son droit de garde ; celle-ci ne compromettant pas l’intérêt de l’enfant ».

Droit de visite de la mère chaque vendredi et samedi ; moitié des fêtes et vacances.

Articles 66 et 87.

7

15/12/2020

Divorce par khul’

Référence article 64 et 65 sur le droit de garde

« Attendu que le tribunal prend en considération l’âge de l’enfant, qui bénéficie toujours de l’âge légal de garde, dont son intérêt est chez sa mère à défaut de sa déchéance, en considérant l’intérêt de l’enfant…

« Tutelle accordée à la personne ayant la garde. Donc la mère…

Garde de l’enfant à la mère / 4000Dzd/mensuel de pension alimentaire à l’enfant /

Droit de visite du père vendredi et samedi + moitié des fêtes et vacances.

8

17/11/2021

Divorce par volonté de l’époux

Droit de l’enfant à sa mère, avec droit de tutelle.

3500 Da/mensuel de pension alimentaire à l’enfant /

Procurer un logement à la mère pour le droit de garde ou à défaut de payer le loyer de 3500 Da/mois.

Droit de visite du père samedi + moitié des fêtes et vacances.

L’exercice de la coparentalité au-delà du divorce

Si les exposés des faits et des motifs dans les jugements ne traitent pas de la coparentalité au-delà du divorce, ce sujet transparaît néanmoins par moments, et de biais, dans les documents analysés. Le cas de la rétraction d’une demande de divorce de la part de l’époux (cas n°1) fait état d’une demande préalable de droit de visite, émanant de l’époux via son avocat, à l’égard de sa fille. Il ne s’agit donc pas d’une décision du juge imposé au justiciable. Cette demande indique le lien que le père veut maintenir avec sa fille au-delà du divorce. Sans doute, mais là, le jugement est muet à ce sujet, l’enfant a-t-il servi, lors des séances de conciliation, d’argument à la reprise du lien conjugal et à la rétractation du divorce ?

On apprend, dans le cas de révision de la pension alimentaire (cas n°3), que l’époux ne s’estime pas en mesure d’assumer le montant exigé car il serait marié à une autre femme et aurait une autre famille à charge. Ce cas suggère les difficultés à assumer un des aspects de la coparentalité -subvenir aux besoins de l’enfant- dans les situations de remariage et de fondation d’une nouvelle famille. Sans doute existe-t-il quelques arrangements- en dehors des décisions de justice -dans l’exercice effective de la coparentalité. Il n’est pas sûr d’ailleurs que les droits de visite suivent en pratique les décisions de la cour d’Aïn Témouchent. Une étude complémentaire nous permettrait de savoir comment cette coparentalité s’exerce dans la vie quotidienne. Néanmoins, les jugements constituent des cadres normatifs qui orientent la pratique et qui peuvent apparaître comme des épées de Damoclès pour les pères ou les mères. Le fait de ne pas verser formellement le montant exigé de la pension alimentaire- même si dans la pratique on s’occupe beaucoup de son enfant -peut constituer un motif au bénéfice de la mère en cas de conflit au-delà du divorce ; tout comme le fait de ne pas bénéficier du droit de visite strictement aux jours prévus -quand bien même on passe du temps avec l’enfant- peut être aussi utilisé comme argument par l’époux pour remettre en cause le droit de garde.

Autre élément qui contraint l’exercice de la coparentalité : l’article 66 du code de la famille dispose que « la titulaire du droit de garde se mariant avec une personne non liée à l’enfant par une parenté de degré prohibé, est déchue de son droit de garde. Celui-ci cesse également par renonciation tant que celle-ci ne compromet pas l’intérêt de l’enfant ». Cet article est mentionné dans le cas 6 divorce par khul’ avec désistement de la garde de la part de la mère. Cet article vient contraindre le remariage des femmes et l’exercice de la coparentalité au-delà du divorce. En effet, l’ex-épouse se trouve ainsi légalement sommée de renoncer à la garde de ses enfants si elle souhaite se remarier.

Le divorce par consentement mutuel des époux ne change, par ailleurs, pas formellement les conditions légales du droit de visite. Comme dans le cas n°4, le père se voit octroyer un droit de visite pour les vendredis et samedis, ainsi que pour la moitié des fêtes et vacances. L’idée d’une garde alternée n’est même pas évoquée dans le cas d’un divorce par consentement mutuel. Plus encore, le jugement mentionne que la demande d’attribuer la garde à la mère et le droit de visite au père émane du couple dans le cadre de cette procédure de divorce à l’amiable. Le document n’indique pas si cette demande fait suite ou non aux conseils de leurs avocats. Quoiqu’il en soit, elle suggère la force de la norme légale dans les représentations sociales, collectives. La garde alternée ne semble donc pas être une option tant en droit que dans les normes sociales en vigueur. Peut-être l’est-elle, en pratique, pour certains couples divorcés ? Une recherche complémentaire auprès de parents divorcés nous permettrait de sonder les pratiques en cours s’agissant de l’exercice effective de la parentalité au-delà du divorce.

On observe, enfin, que le droit de visite du père est restreint à un seul jour, le week-end, lorsqu’il s’agit d’un divorce par volonté de l’époux (talâq) – cas 2 et 8. Nous ne savons pas pour le moment s’il s’agit là d’une décision qui vaut pour l’ensemble des divorces talâq ou s’il s’agit avant tout de décisions spécifiques aux conditions de résidence des ex-époux et dans l’intérêt de l’enfant. L’exposé des faits et motifs ne mentionnent pas les raisons et laissent plutôt penser qu’il s’agit là d’une norme appliquée par le juge dans le cas des divorces talâq. La répudiation de l’épouse semble donc avoir des effets sur le lien post-divorce entre le père et ses enfants, en restreignant quelque peu le droit de visite du père.

Conclusion

Le divorce constitue un moment singulier qui remet en cause les liens familiaux et de parenté, et qui se réalise dans des contextes normatifs et juridiques en évolution. Les transformations du code de la famille, les nouvelles dispositions juridiques autour du divorce, comme le divorce par khûl et l’articulation garde/tutelle, en témoignent. Il constitue, en cela, un objet d’analyse intéressant à plusieurs égards. Aborder la question des normes de la parentalité dans le cadre du divorce permet de saisir, notamment, les effets des décisions juridiques sur les pratiques effectives de la parentalité et les contours des relations parents-enfants au-delà de la séparation du couple.

Le concept de parentalité se distingue de ceux de parenté et de famille, en ce qu’il est plus tourné vers l’enfance et les générations à venir. Il permet en cela de mieux penser ce nouveau référentiel et cette norme, notamment juridique -l’intérêt de l’enfant- qui trouve à se manifester aussi bien dans le nouveau code de la famille que dans les jugements émis au niveau local.

Cette première recherche exploratoire tend à montrer néanmoins que la question de la parentalité au-delà du divorce ne semble se concevoir que de manière homogène et, a priori, la garde est généralement attribuée à la mère -à moins d’un désistement- et le père se voit accorder un devoir d’entretien et un droit de visite les weekends et jours fériés. Cette première analyse de quelques jugements tend à suggérer que le juge ne semble pas encore enclin à prendre en compte les souhaits de l’enfant ou encore les arrangements et propositions des parents en vue de possibles ajustements en matière de garde et de coparentalité, au-delà du divorce. Du moins, rien de cela n’apparaît dans les jugements de justice et ce, même dans les situations de divorce par consentement ou par khûl’.

Il est aussi possible que les justiciables -en raison peut être de la rigueur du droit et de ceux chargés de les appliquer- ne soient pas disposés à faire des propositions en ce sens, ou ne se sentent pas autorisés à le faire.

On observe ainsi, par exemple, que la parole de l’enfant n’apparaît nullement dans les jugements étudiés, et ce, même si l’intérêt de l’enfant est mentionné. Cet intérêt fait en quelque sorte l’objet d’un implicite : il résiderait dans les dispositions du code pénal, qui, elles-mêmes, reflèteraient en quelques sorte les normes sociales en matière de parentalité. Autre constat : les exposés des décisions de justice ne font, par exemple, pas état de possibles arrangements s’agissant de la garde de l’enfant, une fois le divorce prononcé. Il semble que le juge doit surtout s’assurer que l’enfant bénéficie d’une garde (celle de la mère), du soutien économique du père et d’une scolarisation.

Il conviendrait bien sûr de nuancer ces données exploratoires en menant des entretiens auprès de juges et personnels de justice, mais aussi auprès de parents divorcés, pour comprendre comment, et dans quelles mesures, les décisions judiciaires sont appliquées et ce qu'il en est du suivi des enfants.

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Notes

1 Pour plus de détails, voir Ben Hounet, 2009.

2 S’agissant de l’Afrique du Nord, on mentionnera que , des travaux sont parus sur des sujets tels que la naissance (Walentowitz, 2003), l’enfance (Razy, 2007) ou encore l’adoption et la kafâla – le recueil légal d’enfant – (Aït Zaï, 1996 ; Bargach 2001, 2002 ; Moutassem Mimouni, 2008 ; Barraud 2009) empruntant aux travaux anthropologiques sur la famille et la parenté et abordant certaines des problématiques de la parentalité.

3 Signature en janvier 1990 et ratification respectivement en avril et juin 1993.

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