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Les Algériens face à la mort durant la pandémie du Coronavirus

Les Algériens face à la mort durant la pandémie du Coronavirus1


Mohamed Hirreche Baghdad:  Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.


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Les pandémies sont vécues comme des crises majeures et « les pertes sont particulièrement fréquentes dans les contextes de crise. Plus l'impact d'une crise est important, plus il est plausible que les gens soient exposés à un large éventail de pertes » (Ogliastri, 2020). Les réactions les plus fréquentes face à une perte importante sont physiques, cognitives, émotionnelles, comportementales, interpersonnelles et spirituelles. Certains facteurs peuvent accroitre le risque de vivre undeuil comme l'isolement social ou la perte d'un soutien et l'absence d'accès aux rituels traditionnels des funérailles et du deuil (Ogliastri, 2020). Pendant cette pandémie, ces deux facteurs étaient marquants, parce que les autorités ont imposé le confinement et la distanciation socialepour lutter contre la propagation du virus.Les rituels d'enterrement et de recueillement sont marqués par le respect du temps (temps d’enterrement, de veillée funèbre, de recueillement, de visite, etc.) et ils ont une signification. Les personnes en deuil ressentent un soutien à travers la reconnaissance de leur souffrance. En effet, les professionnels de la santé et les chercheurs ont observé qu'il est possible d'offrir d'autres formes de recueillement alternatives aux familles pour répondre à leurs besoins émotionnels2.

La littérature produite sur le deuil et les pratiques funéraires pendant la pandémie du Covid-19 révèlent une diversité d'approches, reflétant les impacts variés de la pandémie sur les différentes communautés et contextes. Dans « La gestion de la mort au temps du Covid-19 en Algérie », Abdelhafid Ossoukine et Azzedine Kamraoui ont exploré comment les pratiques funéraires en Algérie ont été adaptées face aux restrictions sanitaires. Ils mettent en lumière la manière dont les familles ont dû appréhender cette situation entre traditions culturelles  et limitations imposées par la crise. Par ailleurs, Hélène Romano, dans son étude « Le deuil empêché, accompagner les endeuillés en contexte de pandémie », aborde les défis psychologiques et émotionnels auxquels font face les personnes en deuil, tout en proposant des stratégies d'accompagnement malgré les contraintes de distanciation sociale. De son côté, Nadia Veyrié, à travers son ouvrage « Deuil, vulnérabilité… et coronavirus », analyse l'intensification des difficultés émotionnelles liées au deuil en raison du Covid-19, offrant ainsi des réflexions sur les répercussions de la crise sanitaire sur les processus de deuil et les méthodes de soutien. Catherine Le Grand-Sébille, dans son étude intitulée « Des questions du mourir dans notre société touchée par la Covid. Approche socio-anthropologique », adopte une approche socio-anthropologique pour analyser les transformations des normes sociales et des perceptions de la mort durant la pandémie. Par ailleurs, « Covid-19 et mort en migration » de Linda Haapajärvi met en lumière les défis particuliers auxquels sont confrontés les migrants face à la mort pendant la pandémie. Le même article traite des complications liées au rapatriement des corps et aux rites funéraires dans un contexte migratoire.

Ces recherches, prises ensemble, fournissent une compréhension approfondie des complexités et des adaptations survenues dans le cadre exceptionnel de la pandémie. Elles éclairent l'évolution des rites funéraires traditionnels en réponse aux restrictions sanitaires, les enjeux psychologiques du deuil, les perspectives socio-anthropologiques sur la mort en période de crise, ainsi que les particularités des situations migratoires.

En situation ordinaire, la perte d’un proche est vécue difficilement et ce, malgré les rituels visant l’accompagnement des familles dans leur deuil. Cependant, en situation de crise, ces rituels sont suspendus, sinon, réduits au minimum. Notre première hypothèse consiste à considérer que cela n’a pas beaucoup affecté les familles, car il a existé dans notre histoire de précédentes situations similaires à celles d’aujourd’hui. La seconde hypothèse est que la diaspora algérienne à l’étranger a été la plus touchée de cette situation, en raison du rapatriement difficile, voire impossible, des corps des défunts.

La pandémie et les prédispositions socio-culturelles de la société

Les recherches effectuées au Crasc depuis 2009 sur les pratiques et les espaces funéraires 3 nous amènent à conclure que nous nous situons entre deux phases distinctes : d'une part, une phase de sacralisation marquée par des sentiments d'angoisse et de peur, et d'autre part, une phase où les rites se simplifient. Parallèlement, on observe une tendance à la désacralisation de la mort, influencée par l'intervention des institutions telles que l'administration, les communes4, les hôpitaux, les « professionnels de la mort », et les morgues. Bien que nous soyons confrontés à une crise qui rend le processus de deuil particulièrement difficile, il est néanmoins possible de le surmonter. En apparence, la gestion des cérémonies funéraires, en lien avec la pandémie de Coronavirus, semble plus « pratique » pour les familles en deuil, car elles n'ont pas à assumer les mêmes obligations et responsabilités liées à l'accueil des personnes venues présenter leurs condoléances. De ce fait, les familles consacrent moins de ressources financières et d'énergie à cet événement.

Les études antérieures expliquent cette capacité à gérer la mort en situation de crise par le « background culturel » et les éléments que nous pouvons résumer de la manière suivante :

Les travaux portant sur le deuil résument le processus en quatre étapes : la première réaction est le choc et l’endeuillé ne peut pas y croire, c’est trop difficile pour lui et il pense que cela ne puisse pas arriver. La deuxième réaction (ou sentiment), c’est la colère envers lui-même, les proches, la société et le défunt. La troisième étape est caractérisée par la tristesse et la quatrième par l’acceptation (Bacqué & Hanus, 2015). De plus, la présence du corps aide relativement à surmonter le deuil en engageant un processus de réconciliation entre les vivants et les morts, et ce, à travers un mécanisme de pardon (المسامحة).

Cela dit, dans une situation de crise et dans l’objectif de préserver la santé des endeuillés, un ensemble de restrictions a été imposé, en vue d’éviter tout contact physique. Afin de convaincre les familles, la jurisprudence islamique a mis en avant : les finalités de la charia , en prescrivant que : « la préservation de la vie est supérieure à la préservation de la religion »5.

Les proches des personnes décédées du Coronavirus se sont confrontés à de nombreuses interdictions : interdiction de procéder au rituel de la toilette mortuaire, ne pas les laisser disposer du corps, pour demander pardon (m’ssamha) et faire leurs adieux (jeter un dernier regard) ; l’interdiction est aussi liée à l’enterrement du mort à même le sol, car pour des raisons sanitaires, le corps doit être enterré dans un cercueil scelléet la présence à l’enterrement est autorisée uniquement pour les proches. Les rassemblements aux cérémonies de condoléances ont été également interdits. Ces protocoles sont renforcés quand la mort survient dans les hôpitaux, et dans ce cas, le traitement des morts devient une affaire de l’administration hospitalière. Auparavant, ce n’était pas de la responsabilité de l’hôpital de gérer la mort, mais est une question qui relève naturellement, de la famille et des proches des défunts. Aussi, leur a-t-on attribué les tâches liées à l’hygiène, la nutrition et la garde des malades, etc. Un malade en état grave ou avec une motricité réduite ne peut survivre à l’hôpital sans l’assistance d’un membre de sa famille. Il est à noter qu'en Algérie la majorité des décès a lieu à domicile. Bien qu'il n'existe pas de statistiques officielles sur ce phénomène, les observations et témoignages accumulés au fil du temps le confirment.

Les hôpitaux publics rencontrent des difficultés à faire face aux demandes de soins et à la gestion de la mort (les morgues, les autopsies, les toilettes mortuaires, le transport et les procédures administratives…). Cela ne serait qu’un fardeau en plus qu’il est préférable d’élaguer en employant « la ruse », avec une certaine complicité des familles6. En revanche, les tâches des cliniques privées consistent à garder les dépouilles des morts et de ne les restituer qu’après le paiement des frais d’hospitalisation. Dans ce cas, la dépouille devient un gage et une caution.

Le deuil en période de pandémie

Premier contexte : le deuil en Algérie

Au début de cette crise, la culture du secret et du mensonge, ainsi que la peur de la honte ont été accentuées, car les familles essayaient de ne pas révéler les cas de leurs proches atteints du Coronavirus ou niaient cela, en disant que l’hospitalisation d’un proche était liée à d’autres raisons médicales. Nous avons constaté que les familles ayant de grandes habitations ou garages, les utilisaient pour organiser des cérémonies funéraires dans la discrétion la plus totale. Aussi, des prières et d’autres événements et rencontres liés aux cérémonies funèbres sont organisés, loin des regards des autres, sur les terrasses des immeubles. Concernant les corps rapatriés dans des cercueils scellés, provenant des pays d’immigration, les proches procédaient à l’ouverture du cercueil hermétique en zinc pour pouvoir enterrer le mort à même la terre. Il convient de noter qu’en Algérie, il existe seulement deux entreprises de pompes funèbres, à Alger et à Oran. Cela montre que le marché funéraire est très limité et les pratiques funéraires restent empreintes des traditions et de l’esprit de solidarité7. Dans ce cas, il revient aux familles d’enterrer leurs morts selon les usages et le savoir-faire des acteurs, en comptant sur les voisins, les amis ou la communauté.

Durant cette crise pandémique, nous avons effectué des sorties de terrain au niveau des cimetières de la wilaya d’Oran : Ain El Beida, El Melh, El Karma, Es-Senia, Tafraoui, Oued-Tlélat. Nous nous sommes intéressés aux nouvelles tombes datant de mars 2020 jusqu’à aujourd’hui (jusqu’à janvier 2024). Nous avons constaté qu’il n’y a pas de changement au niveau des épitaphes et des inscriptions funéraires. Les causes de la mort ne sont pas indiquées et les sentiments de la famille restent occultés au niveau des stèles. Celles-ci reprennent les formules typiques et jouent un rôle de consolation et d’apaisement en rappelant ce qui est une évidence pour les musulmans : « tout un chacun est appelé à mourir », « personne ne vit éternellement », « Seul Dieu est éternel »,  « la mort frappe tout le monde », « il est du devoir du musulman d’être patient et résigné » (Hirreche Baghdad, 2011).

Il va sans dire que les sentiments d’amour ou de tristesse envers le défunt ne s’expriment pas par les épitaphes. Néanmoins, cela peut se faire dans un autre registre, c’est celui de la nécrologie et de la presse écrite (Hirreche Baghdad, 2018). Dans les cimetières des musulmans, les fuqaha œuvraient dans le sens où « ces signes funéraires extérieurs soient simples et nus, à savoir sans inscription ni décor. L'anonymat : aucun indice ne doit trahir la fortune ou le rang […] Parfois, (rarement) l'âge, et la cause du décès sont indiqués, mais on ne trouve jamais la biographie du défunt ou son éloge funèbre. L'épitaphe n'indique donc pas les qualités du mort, mais son identité » (Vatin, 1995).

Notre étude montre que les Algériens ont vécu le deuil avec des pratiques et des sentiments très variés. Les lieux et les espaces où la mort s’est produite : à la maison ou à l’hôpital, en ville ou à la campagne, dans le nord ou dans le sud, déterminent aussi le rapport au deuil. Ces différences des lieux informent sur la diversité du vécu de deuil et le traitement de la mort. Cependant, au fil du temps que la pandémie se prolongeait, durant les trois vagues, la société a su s'adapter aux circonstances et tiré profit des expériences accumulées. Néanmoins, ces différences dans le traitement des morts, survenus lors de la crise sanitaire, coronavirus, se sont accentuées pour la diaspora algérienne, confrontée à des défis liés au rapatriement des corps, en raison des lourdes contraintes et du manque d'alternatives qui leur étaient offertes.

Deuxième contexte:les Algériens en France, pratiques funéraires et deuil

« Dis-moi où tu es enterré, je te dirais véritablement si tu es intégré »

Depuis les premiers flux migratoires des Algériens vers la France et vers d’autres pays, au début du 20 ème siècle, la question de l’intégration de la communauté algérienne à l’étranger demeure d’actualité. Abdelmalek Sayad a analysé les trois âges de l’émigration : l’émigration sur ordre, la perte du contrôle et en dernier, l’installation d’une communauté algérienne en France (Sayad, 1977). L’idée de retour vers le pays d’origine semble être le point commun entre les trois âges ; il s’agit, en fait, de la façon dont l’émigration est pensée, soit comme un projet provisoire, en ayant la conviction ou le doute de retourner vivre en Algérie. Elle peut être aussi pensée en tant que projet d’installation définitive.

La loi de 1905 sur la laïcité en France proclame la liberté de conscience et établit le principe de séparation des Églises et de l'État (Baubérot 2014). Cette législation a eu des répercussions sur l’organisation des enterrements et des cimetières à la base du principe de neutralité des cimetières, exigé par la loi du 14 novembre 1881 (Bertrand, 2015, p. 107-135). Cependant, la forte présence des musulmans en France, voulant préserver leurs traditions et rituels funéraires, aboutira à des compromis permettant, par la suite, d’édifier des cimetières et des carrés confessionnels, où les soldats musulmans de la première et deuxième guerre mondiales sont enterrés (Nunez 2011). Malgré ces mesures en faveur de la diaspora algérienne en particulier et musulmane en général, le rapatriement des corps vers l’Algérie a persisté à travers les âges de l’immigration, bien qu’il ait diminué en ampleur. En période de crise sanitaire, le rapatriement est devenu impossible et le deuil a été difficile pour les familles qui avaient envisagé d’enterrer leurs défunts dans leur pays d’origine. Néanmoins, d’autres alternatives étaient possibles, sachant que la plupart des membres de la diaspora algérienne acceptent actuellement d’être inhumés dans le pays d’accueil, où leurs grands-pères et arrière-grands-pères sont nés, tout en préservant leurs rituels.

Le rapatriement sanitaire des corps entre l’Algérie et la France est soumis à des mesures spécifiques. En effet,une dérogation exceptionnelle doit être délivrée par les autorités algériennes (Ministère des Affaires étrangères algérien ou le Ministère de l’Intérieur). À défaut, l’entrée sur le territoire algérien est interdite. Les compagnies aériennes devaient s’assurer que les passagers disposentdes documents suivants :passeport, engagement de confinement sur place, test PCR de moins de 72h avant l’embarquement et une lettre d’acceptation des autorités algériennes pour atterrissage est demandée à la compagnie elle-même. Dans le cas d’un rapatriement funéraire, les compagnies procèdent à la vérification de la présence ou non d’une assurance qui prend en charge les frais de rapatriement, car en l’absence d’une telle assurance, ces derniers sont à la charge de la famille. En conséquence, le prix varie entre 15 000 et 25 000 euros et cette hausse des prix s’explique par la crise sanitaire venant bouleverser le transport aérien et maritime. En France, les funérariums ont été engorgés, l’aéroport d’Orly a été fermé le 31 mars 2020 et l’activité s’est concentrée sur Roissy-CDG, tandis que les aéroports des autres villes fonctionnaient avec un service minimum. Les compagnies aériennes ont aussi imposé des cercueils zingués aux normes IATA8. La France a imposé l’obligation d’utiliser une housse mortuaire imperméable. Toutefois, certaines compagnies n’acceptaient pas les transferts de corps suspectés d’être atteint du virus.

Le décret du 1 er avril 2020 a complété celui paru le 28 mars de la même année qui interdisait, jusqu’au 30 avril 2020, les soins de conservation des corps, « quelle que soit la cause du décès »9. Il s’agit d’une mesure radicale qui mérite toutefois d'être nuancée. Le texte autorise les toilettes mortuaires, funéraires et rituelles du corps, sauf dans le cas spécifique de ceux atteints ou probablement atteints du virus10. Les délais d’inhumation sont impactés par la crise à cause de la rareté des vols et l’imprévisibilité de la situation et des séjours prolongés dans les funérariums ; ce qui pesait lourdement sur les budgets des familles. Afin de faire face à ces difficultés, certaines sociétés de pompes funèbres ont proposé des caveaux provisoires en cercueil hermétique aux normes IATA,permettant un transfert ultérieur quand la situation s’améliorera, ce qui évite les délais et frais de funérarium stressant.

De nos jours, la dichotomie terres musulmanes et terres non musulmanes est moins tranchée. Ce qui est notoire, c’est qu’il n’est pas permis d’enterrer un « mécréant » dans un cimetière pour musulmans ni un musulman dans un cimetière de « mécréants ». S’agissant de l'usage de cercueils en ciment ou en bois, permettant d’isoler le corps de la terre, cela est généralement évité. Toutefois, dans la pratique, la primauté est aux lois et règlements : « la loi est première sur les règles et les usages […] d’enterrement à même la terre, préconisé par la religion, lorsque les raisons d’hygiène qu’on ne peut transiger sont expliquées, les responsables religieux admettent le principe du cercueil »11.

Enterrer les défunts dans leur pays natal revêt une importance profonde, même en temps de crise comme celle du Covid-19. Cette pratique est souvent perçue comme un dernier hommage, permettant aux familles de se recueillir et de faire leurs adieux dans un cadre culturellement et émotionnellement significatif. Malgré les défis logistiques et sanitaires, le maintien de ces rituels contribue à préserver l'intégrité des liens familiaux et culturels, favorisant ainsi la résilience. En ce sens, l'acte d'enterrer les morts dans leur pays d’origine transcende les obstacles temporaires et affirmant l'importance des origines et des coutumes face à l'adversité.

Parler de son deuil : témoignages et vécus12

Le langage occupe une place centrale dans le processus de deuil. Il permet aux personnes endeuillées de verbaliser leur douleur et de structurer une réalité bouleversée. L'échange verbal agit comme une forme de catharsis, facilitant ainsi l'expression d'émotions refoulées et le partage de l'expérience émotionnelle. La parole ne se limite pas à accompagner le chagrin, elle constitue un moyen de transformer la souffrance en une expérience émotionnelle et collective.

Durant cette crise sanitaire, nous avons recueilli les témoignages de quatre personnes ayant perdu un proche (trois femmes et un homme). Dans leurs récits, il apparaît clairement que les restrictions qui leur ont été imposées ont eu un impact négatif. Un point commun significatif de ces témoignages réside dans la peur de perdre un autre membre de la famille ou de subir le même sort tragique. Cette peur, nourrie par l'incertitude et les restrictions sanitaires, a profondément marqué leur expérience du deuil, accentuant le sentiment de vulnérabilité et d'impuissance face à la pandémie.

  • S. R : femme de 67 ans, a perdu son mari âgé de 81 ans pendant la crise. Elle décrit des cauchemars où son défunt mari lui reproche de ne pas avoir organisé la cérémonie traditionnelle du repas de séparation. Aussi, à cause des restrictions imposées par la crise, elle n'a pas eu l'occasion de voir le corps de son mari, et aucun visiteur n'est venu la réconforter. Elle a été absente lors de la levée du corps et de l'enterrement. Ses enfants et proches résidaient en France ; elle et son mari avaient l'habitude de venir régulièrement en Algérie pour suivre l'évolution de leurs projets d'investissement. Lors de cette crise, ils se sont retrouvés bloqués en Algérie, éloignés les uns des autres C’est dans ce contexte difficile que le décès de son époux est survenu. Elle ressentait une peur intense à l'idée de mourir sans revoir ses enfants pour leur raconter la mort de leur père et partager ses derniers moments avec eux. Elle disait :

« ma consolation réside dans le fait que je peux contacter mes enfants et mes sœurs via les réseaux sociaux. Après l’enterrement, j’ai pu me rendre au cimetière pour me recueillir sur la tombe de mon mari. J’ai acheté des gâteaux secs, du lait et des dattes et je les ai offerts aux mendiants du cimetière. Je faisais cela tous les deux ou trois jours et passais des heures à parler au défunt, en lui demandant du pardon. Parfois, je m’assoupissais sur sa tombe jusqu’à ce que le gardien vienne me réveiller pour me demander de rentrer chez moi ».

  • F. D : femme de 53 ans, a perdu son frère âgé de 58 ans, décédé des complications liées au Covid-19. Elle raconte qu’elle fait souvent des rêves où elle voit son frère vivant, avec qui elle converse et se réjouit. Cependant, à son réveil, elle ressent une profonde angoisse et passe toute la journée dans un état de tristesse et de mélancolie. ; Un sentiment qui perdure depuis plus de 14 mois.

Le décès de son frère est survenu pendant la nuit à cause des complications respiratoires. La famille a fait appel à un médecin pour obtenir une attestation de décès, ce qui a permis d’avoir une autorisation d’inhumation. Sans avoir pratiqué la toilette mortuaire traditionnelle, le corps a été rapidement enveloppé dans un drap blanc et enterré en secret. Le motif réel du décès a été dissimulé. Peu de personnes se sont présentées pour les condoléances ; la cérémonie du repas de séparation s’est tenue en présence des membres les plus proches de la famille. Une semaine plus tard, deux personnes présentes à cette cérémonie tombent malades. Lorsque la nouvelle se répand au sein de la grande famille, des questions émergent sur les véritables causes du décès du frère. La petite famille maintient le secret, mais un mois plus tard, l’un des malades décède à l’hôpital sans que son corps ne soit restitué à sa famille. Seuls deux de ses frères assistent à son enterrement, et cette fois, aucune cérémonie n’est organisée. Les condoléances sont échangées par téléphone ou via les réseaux sociaux. Après ces événements, F. D. exprime une peur intense de quitter son domicile. Elle explique :

« je veux aller au cimetière pour me recueillir sur la tombe de mon frère, mais j’ai une grande peur, car je pourrais être contaminée par le virus en cours de route. Le cimetière est très éloigné, et il faut prendre un taxi ou les transports en commun pour s’y rendre, ce qui n’est pas sans risque… J’ai entendu dire que des voisins ont attrapé le virus en utilisant les transports en commun ».

  • A. Ch : jeune homme de 27 ans, a perdu sa mère âgée de 62 ans en mars 2020. Depuis, il est hanté par la peur de perdre son frère aîné, âgé de 32 ans. Il exprime son point de vue des événements en affirmant :

« je ne crois pas en l’existence du virus. Je pense que c’est juste une grippe et que les médias exagèrent. Quand ma mère est décédée, mes sœurs ont accompli le rituel du bain mortuaire et elles n’ont pas été infectées. Ma mère est morte à cause de maladies chroniques, mais je crois que c’était la volonté de Dieu ; c’est Lui qui décide de la vie et de la mort, et rien d’autre. Je circule librement, sans utiliser de gel désinfectant ni de masque, et je passe tout mon temps avec mes amis, que ce soit chez eux ou à l’extérieur. En tant que maçon, j’ai réalisé une centaine de chantiers depuis février 2020 jusqu’à ce jour, sans aucun problème. Cependant, je rêve fréquemment de mon frère aîné, et cette peur de le perdre également me hante, car il était le pilier de notre maison ».

  • H. M : jeune fille de 17 ans, a perdu sa grand-mère âgée de 78 ans, qu'elle chérissait profondément. Elle fait souvent le même rêve récurrent dans lequel elle assiste à l’enterrement de sa grand-mère. Elle raconte :

« mon rêve est toujours le même, je le connais par cœur car il se répète chaque nuit. À la levée du corps, je me précipite vers le cimetière, qui est assez proche de chez nous, car je veux voir où ma grand-mère sera enterrée. Je suis poursuivie par des gens qui essaient de m’arrêter, mais je suis plus rapide qu’eux. En arrivant au cimetière, je vois un grand arbre et je pense que c’est là que se trouve la tombe. Lorsque je m’approche, il y a une grande foule autour, mais ils se dispersent après un moment, et je peux enfin m’approcher. Je commence à lire des versets du Coran, mais je ne me rappelle pas lesquels. Sur la tombe de ma grand-mère, des fleurs magnifiques sont en train de pousser, mais des objets et des chaussures ont été laissés derrière par les personnes présentes. Je commence à ramasser ces objets pour les rendre à leurs propriétaires, et c’est à ce moment-là que je me réveille ».

Pour les témoins, le deuil est un processus douloureux qui se manifeste par des émotions intenses, allant de l'angoisse à la mélancolie. Par exemple, S.R ressent une culpabilité liée aux traditions non respectées, tandis que F.D vit dans la tristesse persistante après avoir perdu son frère sans rites funéraires adéquats. Cela montre que le respect des rituels funéraires joue un rôle crucial dans le processus de deuil. Les témoignages soulignent une profonde isolation due aux restrictions sanitaires, accentuant le sentiment de vulnérabilité. S.R, par exemple, exprime sa peur de mourir sans revoir ses enfants. F.D ressent une angoisse à l'idée de quitter sa maison, craignant d'attraper le virus. Cette peur amplifie la douleur et la transforme en sentiment d'impuissance. Malgré ces défis, certains témoignages révèlent des tentatives de maintenir des liens avec les défunts. S.R. évoque ses visites régulières au cimetière, où elle en parle à son mari, tandis que F.D. se remémore de son frère à travers des rêves. Cela montre que la mémoire et le lien émotionnel persistent, offrant un certain réconfort psychologique. Pour plusieurs témoins, les rêves apparaissent comme un élément central dans le deuil : F.D. évoque des rêves où elle converse avec son frère, ce qui lui apporte un moment de joie mais aussi de tristesse à son réveil. Cela suggère que les rêves peuvent offrir une forme de connexion et de réconfort, permettant aux endeuillés de maintenir un lien avec leurs proches disparus. H.M. parle d'un rêve récurrent où elle court vers la tombe de sa grand-mère, une quête symbolique qui reflète son désir de comprendre et d'accepter la perte d’un proche.

Les témoins établissent un lien entre le deuil et les rêves13. Ainsi, il est important de préciser ici que les rêves font partie du processus de deuil, car « le travail du rêve lutte contre la mort, l’anéantissement du sujet dans la fusion […] Travail de réparation luttant contre les forces de destruction, avec quelquefois une tonalité maniaque toute-puissante, le rêve peut devenir créateur dans la transformation des objets internes » (Lechevalier, 2007,
p. 29-36)14. Les endeuillés produisent des qu’ils communiquent, par la suite, à leur entourage et la parole représente un médium qui rattache l’individu à la société. Les témoignages illustrent comment le deuil est vécu de manière particulière par chaque individu, souvent exacerbé par la crise sanitaire. Les rêves permettent aux endeuillés d’exprimer leur douleur, de se rappeler et de se connecter à leurs proches disparus. Ils participent ainsi à la transformation de la souffrance en un récit compassionnel, favorisant la résilience et l’intégration de la perte dans la vie quotidienne.

Conclusion

Nous nous sommes intéressés, dans ce texte, aux facteurs qui ont influencé la manière dont les familles algériennes traversent
et surmontent le deuil pendant la crise du Covid-19.

Dans la culture musulmane, les personnes décédées à cause de la pandémie sont souvent considérées comme des « martyrs », ce qui apporte un soulagement et un réconfort aux familles, en affirmant que leurs morts jouissent d’une place privilégiée dans l’au-delà. Cette valorisation du statut de « martyr » exerce une forte influence sur les représentations et l’imaginaire collectifs, offrant ainsi une compensation symbolique à la perte d’un être cher et modifiant directement les émotions et les pratiques liées au deuil.

Les pratiques funéraires observées avaient déjà été assouplies en réponse à la situation. Par exemple, les veillées funèbres se tiennent désormais le premier ou le deuxième jour seulement. De plus, des rituels traditionnels, tels que la célébration du septième ou du quarantième jour ont disparu.

Rappelons que, par le passé, les pratiques funéraires se caractérisaient par une certaine promptitude ; les enterrements se faisaient généralement le jour du décès. En cas de contraintes médicales, telles que l'autopsie ou administratives (l'obtention d'une autorisation pour le transport du corps entre les wilayas), l'enterrement pouvait être retardé au deuxième ou troisième jour, au maximum. Cette pratique de l'enterrement « prompt » a grandement facilité la tâche des services sanitaires, permettant de désengorger les morgues et de limiter la propagation du virus en procédant à des inhumations rapides.

Nous avons également abordé d'autres aspects en lien avec l'immigration et la mobilité et leur influence sur la manière dont le deuil est vécu. Les familles confrontées à la perte d'un proche en pèlerinage à la Mecque ont dû organiser des funérailles en l'absence du corps, et ce, en raison de la législation saoudienne qui interdit le rapatriement des corps des pèlerins. Les procédures administratives rapides et la distance géographique ne permettent pas aux familles d'assister à l'enterrement.

Dans la même optique, il est également essentiel de considérer les stratégies contemporaines et les ajustements des familles endeuillées. Ces stratégies ont permis aux familles d’agir selon les nouvelles conditions relatives à l'organisation des enterrements
et des funérailles, limitant ainsi l'impact sur le processus de deuil.

Actuellement, des familles tentent de préserver les traditions funéraires ancestrales, telles que la préparation du défunt, les adieux, la veillée mortuaire, et la visite de la famille et des voisins. Cependant, elles ne prennent pas en considération les mesures sanitaires, cela pour trois principaux facteurs : primo, un contre-discours sur la pandémie, consistant à la remettre en question comme virus et l'efficacité des mesures de protection, ce qui a conduit à minimiser les risques. Secundo, les difficultés spécifiques des Algériens résidant à l’étranger en raison de la fermeture des frontières et l'arrêt des transports aériens et maritimes, ce qui a rendu impossible, le rapatriement des corps vers l’Algérie et l’impossibilité de rejoindre les familles afin d’assister aux funérailles. Tertio, le taux de mortalité liée au Covid-19 en Algérie, étant inférieur à celui observé dans de nombreux pays, une partie de la population a adopté une attitude moins vigilante vis-à-vis des mesures de protection, telles que la distanciation sociale, le port du masque et l'utilisation de produits désinfectants.

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Notes

1 Ce texte est dédié à la mémoire du professeur Hadj Miliani, spécialiste de la culture et du patrimoine algériens, décédé le 2 juillet 2021.

2 Des solutions sont mises à la portée des endeuillés ; par exemple, la Croix-Rouge américaine a créé le Virtual Family Assistance Center . Il s’agit d’un site Internet, où les proches peuvent contacter les opérateurs pour demander un soutien confessionnel ou psychologique. (www.redcross.org)

3 Projet d’établissement (PE) : « Les inscriptions funéraire s dans l’ouest algérien », (2009-2012) ; Projet national de recherche (PNR) : « Les inscriptions funéraire s aux cimetières d’Ain El Beida et de M’douha (2011-2014) » ; Projet d’établissement (PE) : « Presse écrite et nécrologie : composantes et caractéristiques (2013-2017) ».

4 Régis Bertrand (2015) parle de « la mort communale », car la gestion de la mort est une affaire de la commune et non celle de la famille ou de l’église.

5 Voir sur ce sujet « La Déclaration de Coexistence dans la dignité à la lumière de l’Islam », Académie internationale du Fiqh islamique. https://iifa-aifi.org/fr/33817.html

6 Souvent, les médecins et les professionnels de santé demandent aux proches du malade agonisant ou se trouvant dans un état critique : « récupérez votre proche et prenez soin de lui ». C’est comme s’ils leur disaient : « sortez votre malade de l’hôpital, car il est de votre devoir de prendre soin et ce n’est pas à nous de le faire… ».

7 Il n’existe pas d’institutions funéraires privées, exceptée une ouverte à Tizi-Ouzou en 2011, tous près du cimetière M’douha. Cette maison offrait divers services : toilette mortuaire, enterrement, tombe, stèle, entretien et nettoyage des sépultures…

8 IATA=International Air Transport Association.

9 Le décret n° 2020-369 du 1er avril 2020 portant modification de la réglementation relative aux soins de conservation des corps. Il complète le décret n° 2020-293 du 28 mars 2020, qui interdisait, jusqu’au 30 avril 2020, les soins de conservation des corps. Le décret n° 2020-369 a prolongé cette interdiction jusqu'au 23 mai 2020, afin de réduire les risques de propagation du Covid-19.

10 https://www.banquedesterritoires.fr/funeraire-interdiction-generale-des-soins-de-conservation-jusquau-30-avril-2020

11 Collectivités locales et pratiques de l’Islam en Alsace. Les Cahiers de l’observatoire , cahier (36), ORIV Alsace, Août 2002, p. 18-19.

12 Ces témoignages ont été collectés directement à partir du réseau personnel : famille, voisins, amis et à par le biais des réseaux sociaux.

13 Les acteurs pensent que si le défunt se montre dans le rêve dans une bonne posture (bien habillé, propre, souriant…), tout en communiquant positivement avec l’endeuillé, alors cela montre deux choses : premièrement un signe de réussite du défunt dans les épreuves de l’au-delà, et dans ce cas, l’endeuillé n’a pas de souci à se faire sur son devenir. En second lieu, cette apparition révèle la réconciliation entre le défunt et ses proches.

14 Voir aussi Freud (1968) ; Sharpes (1937).

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