An anthropological Analysis of a Maghrebin holyman Sîd Ahmêd Mejdub or “an individual out of this world” Abstract: The author of this article tries to account for a specific form of saintliness in an anthropological perspective the saintly person Sîd Ahmâd Mâjdub. Foundor of the Awlad Sîd Ahmâd Mâdjub tribe, by basing himself on L. Dumont’s work. Key words : Sîd Ahmâd Mâjdûb – Bâni Amr – Tribe – L. Dumont – Malekite Islam – Genealgy – Soufism – Saintliness – Orthodox Islam – Maraboutism. |
Yazid BEN HOUNET : Doctorant en Anthropologie sociale et Ethnologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Paris, France.
"La walâya est, littéralement, proximité. Mais cette proximité est double : proche de Dieu, le walî n'est intégralement tel que s'il l'est aussi des créatures (...). Terrestre et céleste à la fois, le saint est celui qui joint le haut et le bas, le haqq et le khalq".
(Chodkiewicz, 1986 : p. 220-221)[1]
Depuis près d’une décennie, l’étude des saints maghrébins et, plus largement de l’islam populaire ou mystique, a connu un certain regain d’intérêt en Algérie. Le sujet a par ailleurs fait l’objet de nombreuses analyses dans la presse algérienne et française[2], et progressivement, après une longue période d’oubli et de rejet (en particulier depuis l’Indépendance), a refait surface, en Algérie, tout un pan important de la culture maghrébine. Le sujet, bien que largement étudié, mérite pourtant que l’on s’y attarde encore, tant il informe sur les sociétés du Maghreb, et bien entendu sur la société algérienne.
Mon propos est, ici, de rendre compte, dans une perspective anthropologique, d’une forme spécifique de sainteté : le saint mâjdûb. J’entends, dans cet article, m’appuyer sur les travaux de L. Dumont pour d’une part rapprocher à partir de l’étude de ce type de saint, que nous pouvons qualifier “ d’individu hors du monde ”, la sainteté maghrébine du cadre plus général qu’est l’essor de l’individualisme, et de l’autre, pour proposer une hypothèse permettant d’expliquer le fait que le saint étudié ait été retenu comme l’ancêtre fondateur d’une tribu : les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb.
S’appuyer sur les travaux de L. Dumont, spécialiste de l’Inde et de l’individualisme en Occident, pour mettre en perspective la sainteté mâjdûb pourra paraître suspect aux puristes. Pourtant, à bien des égards, et comme nous tenterons de le montrer, ses réflexions appliquées à notre sujet, s’avèrent intéressantes en ce qu’elles éclairent d’une façon nouvelle la place et le rôle des saints maghrébins, et en particulier des saints mâjdûb.
Mais, au préalable, il nous faut présenter le saint en question.
A. Sîd Ahmâd Mâdjdûb
Les informations que nous détenions concernant la vie de Sîd Ahmâd Mâjdûb étaient, il y a quelques années, plutôt rares. Cette situation tend à changer avec la création au début des années 90 de l’association de la mâdrâsa[3] de Sîd Ahmâd Mâjdûb, devenue par la suite l’association de la zawîya[4], et avec l’intérêt que suscite de plus en plus au niveau national la wacda[5] en l’honneur de ce saint, ancêtre éponyme d’une tribu. Mais on comprendra aisément que cet intérêt soudain suscite sans doute des lectures historiques plutôt partisanes.
Il existait jusqu’au début des années 90, en dehors des récits hagiographiques internes à la tribu[6], peu d'études[7] portant en partie sur les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb et leur ancêtre fondateur. Ces documents qui présentent un certain effort de synthèse ont été produits, à l’exception d’un[8], par des administrateurs coloniaux. Ils sont eux aussi porteurs de certaines catégories de pensée criticables : celles issues de l’idéologie coloniale. En ce sens, leur lecture doit être faite avec une certaine distance. Néanmoins, ces travaux apportent des informations intéressantes et il serait absurde de les négliger.
Actuellement, les choses évoluent. Depuis quelques années, en effet, la redécouverte en Algérie des zawîya, puis plus récemment des tribus[9], a entraîné certains changements importants. En ce qui nous concerne, cette redécouverte s’est traduite par plusieurs tentatives d’écritures de l’histoire des saints de la région des Hauts-Plateaux de l’Ouest algérien, y compris Sîd Ahmâd Mâjdûb. Depuis trois ou quatre ans, en effet, la wacda en l’honneur de ce personnage est devenue un événement d’ampleur nationale. A cet effet, des biographies écrites ont été produites par l’association de la zawîya en collaboration avec les autorités locales.
D’un autre coté, et parfois indépendamment de cette conjoncture, des écrits plus scientifiques ont été produits ou sont en cours de parution. Il s’agit, entre autre, de la thèse de A. Ben Naoum[10] sur les Awlâd Sîdî Shâykh (une partie est en effet consacrée à l’hagiographie de Sîd Ahmâd Mâjdûb), de l'ouvrage de S. H. Boubakeur sur Sîdî Shâykh, ainsi que du travail à paraître de M. Ben Amara[11].
A partir de ces données, que pouvons nous dire de ce saint ? Sîd Ahmâd Mâjdûb serait né approximativement entre 1490 et 1493 de l’ère chrétienne, et serait mort en 1571[12]. Nous devons souligner dans notre bref aperçu de la vie de ce personnage quelques points de natures différentes. Le premier a trait à sa généalogie. Le second porte sur le rôle des saints dans le Maghreb et sur les conditions socio-politiques de l'époque. Le troisième, enfin, aborde quelque peu la nature particulière du personnage.
1. La généalogie
En ce qui concerne la lignée (cf. tableau généalogique en annexe), en dehors de son ascendance supposée remonter à Abû Bakr Şîdîq[13], il faut prendre en considération le moment de rupture institué par son sixième ancêtre, Mcâmmâr[14]. Celui-ci aurait vécu à Tunis, d'où il aurait été chassé par son propre frère, S. Muhrîz, patron de la ville. Il se serait alors installé, avec sa suite, après un bref passage à Tlemcen, dans l'actuelle région où évoluent les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb (à la frontière des actuelles wilayas de Naama, Béchar et El Bayadh). S. H. Boubakeur remarque que McAmar "était à la tête des tribus arabes nomades expulsées de la région de Tlemcen par les Zayyânides (...) C'est dans ces conditions qu'il s'établit dans les environs d'Arbawet, que gouvernait le délégué d'un obscur chef local kharijite (... As Sultan-I-Akhal[15]...). Toute la région professait encore, et malgré la chute depuis des siècles des Rustamides de Tiaret (296/909), le kharijisme : Busemghun, Shellala, Arbawet, Ghasul, Brezina, en un mot tous les villages berbères étaient des centres hérétiques. Sîdi McAmar et les arabes nomades, éloignés en raison de leur turbulence de Tlemcen, entreprirent de purger toutes ces localités du kharijisme et imposèrent la doctrine de l'Imam Malik"[16].
Ce qui, pour nous, est important, c'est de constater ici le moment de rupture auquel est associée la généalogie de Sîd Ahmâd Mâjdûb. Mcâmmâr est l’ancêtre qui, le premier, est arrivé dans le territoire où se sont constitués les principaux ports d’attache de la tribu que nous étudions. Ce moment fait rupture pour au moins trois raisons. Premièrement, Mcâmmâr amène dans un territoire, contrôlé en partie par la confédération nomade des Bânî cAmr, un autre ensemble de tribus nomades arabophones, instaurant dès lors un autre rapport de force dans la région. De plus, il contribue à propager l’islam malékite et le soufisme (surtout ses descendants) dans une région qui semble apparaître, dans l’imaginaire de l’époque, comme fondamentalement dissidente et recluse. Enfin, il (et surtout ses descendants) participe à l’arabisation d’une population originairement berbérophone et largement sédentaire[17].
La généalogie de Sîd Ahmâd Mâjdûb est donc associée à une transformation profonde du territoire en question. A. Ben Naoum qualifie dans sa thèse le mouvement à l’origine des Awlâd Sîdî Shâykh mais aussi des Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb, comme un mouvement de conquête du Sens, comme une ouverture progressive d’un espace à une lignée de mystiques. D’ailleurs il souligne le fait suivant : “ De S. M‘ammar Bel‘Alya, expulsé de Tunis (…) et expulsant à son tour le Sultan Noir d’Arbawet conquise au Sens, à Sîd Ahmed El Mejdub, son huitième descendant expulsant ‘Abd El Haq, chef suprême de Bni ‘Amer, les récits ne mettent jamais en scène que l’ouverture des gçur peuplés d’oasiens berbères sédentaires de rite Ibadhite ” (A. Ben Naoum, 1993 : p. 39).
Dans notre approche généalogique, notons, pour finir, les noms de Abû Smâha et Sliman Abû Smâha son fils (le dernier étant le père de Sîd Ahmâd Mâjdûb). Abû Smâha aurait été un personnage ayant eu une certaine ampleur et fut un grand savant du Maghreb. Son fils, Sliman Abû smâha, beaucoup plus connu et signalé, fut “ semble-t-il, le premier à élargir le champ d’intervention symbolique de la descendance de M‘ammar Bel‘Alya ” (A. Ben Naoum, 1993 : p. 37), en ouvrant Shellala, Figuig et Beni Ounif. Ce dernier aurait donné naissance bien sûr à Sîd Ahmâd Mâjdûb, mais aussi à lala Şfîya (patronne de la tribu des Awlâd al-Nhar), ainsi qu’à Sîdî Mûhâmmâd, père de Sîdî Shâykh (l’ancêtre fondateur de la grande tribu des Awlâd Sîdî Shâykh, grand soufi algérien, pour reprendre l’expression de S. H. Boubakeur, et fondateur de la confrérie, en arabe târîqa, portant son nom : la Shâkhîya).
Progressivement, cette lignée de mystiques va faire œuvre de conquête par le Sens. Qu'il s'agisse de Mcâmmâr conquérant Arbawet ; Sliman Abû Smâha ouvrant Shellala, Figuig et Beni Ounif ; ou Sîd Ahmâd Mâjdûb gagnant Asla ; ou enfin Sîdî Shâykh fondant El Abiod Sîdî Shâykh ; leur pouvoir, bien que ne relevant pas de la double forme de souveraineté Mitra-Varuna mise en avant par Dumezil[18] – c’est à dire une forme de royauté à la fois conciliante (Mitra) et inquiétante (Varuna) –, possède néanmoins certaines analogies avec cette dernière.
Conciliants, ils apparaissent comme des régulateurs. Ainsi A. Ben Naoum souligne le fait suivant : “ La régulation de la violence politique et guerrière rend toujours nécessaire l’intervention du sacré par l’appel à un Maître du Sens, accepté de tous, et dont les décisions en matière d’arbitrage sont sans appel en principe ” (A. Ben Naoum, 1993 : p. 39).
Inquiétants, en tant que Maître du Sens, ils sont investis de pouvoirs magiques terribles[19] et sont reconnus comme étant les garants des grandes lois et des grands devoirs, en l'occurrence ceux de l'Islam. Mais aussi, il s'agit d'une forme de souveraineté provenant de l'extérieur, conquérante, et amenant une "transformation du Monde".
Après avoir survolé la généalogie de Sîd Ahmâd Mâjdûb, il nous faut maintenant souligner les conditions socio-historiques de la sainteté au Maghreb.
2. Perspectives socio-historiques
A. Bel[20] soulignait, il y a quelques temps déjà, l'importance du culte des saints et du soufisme dans le monde musulman. En effet, l'ascétisme religieux, bien que chose rare, est attesté déjà dès les premiers temps de l'Islam, et cela malgré le refus du Prophète. Progressivement, l'ascétisme se développe et prend de plus en plus une connotation mystique. A. Bel souligne que le "passage de l'ascétisme au mysticisme dans l'Islam se fit d'une façon insensible vers la fin du Ier siècle et les débuts du second siècle de l'hégire, et le mysticisme s'organisa bientôt pour acquérir son épanouissement au IIIè siècle (IXè s. J. C.)" (Bel, 1927 : p. 335).
Sans entrer dans le détail de l'expansion de l'Islam mystique, notons simplement que celui-ci a progressé dans une relative tension avec l'Islam orthodoxe, et il revient en particulier au grand théologien al-Ghazzali d'avoir tenté de concilier les deux[21]. Cet Islam mystique a continué à se développer par la voie des confréries (tûrûq en arabe, au singulier : tarîqa), organisées autour d'un saint. A. Bel fait remarquer que ces tûrûq sont l'expression d'une conciliation entre Islam orthodoxe et Islam mystique. Il estime en effet que le mysticisme, très prégnant, était perçu comme un danger pour l'Islam, et ne pouvant être supprimé, il fut donc incorporé à l'Islam. "Mais, dixit A. Bel, cette alliance du mysticisme à l'Islam correspondait si bien à l'esprit des croyants qu'elle finit par triompher partout. Elle donna naissance aux confréries religieuses musulmanes et permit l'admission du Culte des Saints dans l'orthodoxie" (Bel, 1927 : p. 342). Les saints étant donc perçus comme des amis (wâli) de Dieu, les disciples se plaçaient sous leur conduite pour s'initier à l'éveil mystique et se rapprocher ainsi de leur Créateur, mais aussi pour bénéficier de la baraka, "caractère essentiel de la Sainteté" (Bel, 1928 : p. 79), bienfait détenu et transmis par ces personnages mystiques. Le culte des saints et les tûrûq (voies soufis) n'ont cessé, dès lors, de jouer un rôle important dans le monde musulman. Ils ont traversé l'histoire de la civilisation islamique et constituent encore aujourd'hui des faits récurrents et de premier ordre dans les cultures musulmanes[22].
Ces confréries qui se constituent autour du culte ou de l'enseignement d'un saint - en particulier autour de lieux bien précis, rîbât (lieu de retraite des mystiques), qûbba (tombeau du saint) ou des zawîya - "semblent avoir commencé à se répandre dans le monde de l'Islam vers le XIIè siècle de J. C., et prirent un extraordinaire développement, à partir du XVè siècle dans tous les pays musulmans et en particulier dans l'Afrique du Nord" (Bel, 1927 : p. 347-348). Rappelons, au passage, que c'est à la fin du XVème siècle qu’est né Sîd Ahmâd Mâjdûb.
J. Berque[23] avait fait remarquer que le développement du maraboutisme puis, par la suite, des confréries (appelé aussi khwan en Algérie), s'est manifesté dans le Maghreb à un moment caractérisé à la fois par la chute des dynasties musulmanes et par le danger de la Reconquista. Ce point fut aussi souligné par A. Laroui[24]. En effet : "Quand le danger ibérique se concrétisa, les zawiya's devinrent les centres de guerre défensive, c'est à dire des ribâts, d'où le nom de mouvement maraboutique souvent donné à cette sorte de mobilisation populaire en dehors des cadres étatiques" (Laroui, 1975, T. 2 : p. 25).
Ces explications certes pertinentes ne sauraient pourtant suffire à expliquer le développement du maraboutisme et des confréries (tûrûq). En effet, au-delà des explications mettant l'accent sur l'attrait du spirituel ou sur le danger ibérique, on peut aussi expliquer l'essor des saints et des confréries comme une alternative, ou processus d'autonomisation, vis à vis du pouvoir central, qu'il s'agisse des dynasties musulmanes ou de la régence turque. On pourra prendre pour exemple, le cas de Mcâmmâr qui conquit Arbawet, non pas pour constituer un rempart contre le danger ibérique mais bien plutôt pour asseoir son autonomie par rapport à son frère, patron de Tunis, puis par rapport aux Zayyânides de Tlemcen. C'est un fait attesté déjà au Moyen âge, bien avant l'effondrement des dynasties. H. Ferhat[25] souligne à ce propos le fait suivant : "Les sources hagiographiques témoignent d'une tension permanente entre des gouvernants qui tentent de s'imposer au nom de la religion et des saints qui contestent et dénoncent la gestion des affaires quand ils ne prennent pas la fuite pour éviter tout contact avec le souverain ou ses agents" (H. Ferhat, 1998 : p. 239). C'est cette même volonté d'autonomie que K. Filali[26] retrouve plus tard, tout au long de la période allant du XVIè au XVIIIè siècle, en Algérie. Il diminue en outre fortement l'explication par le danger ibérique. Ainsi dit-il : "A partir du XVè siècle, le mouvement mystique (...) commençait à disputer le pouvoir tantôt aux dignitaires berbéro-arabes (...), tantôt aux seigneuries bédouines [...] Avec le XVè siècle, et avant même que les puissances ibériques n'interviennent au Maghreb central, le pouvoir politique était déjà en passe d'être totalement exercé par les marabouts dont l'influence ne cessait de monter en flèche. Léon l'Africain témoigne que neuf sur les douze des principaux awtân (cantons) du pays, relevaient du pouvoir maraboutique à la veille de l'attaque espagnole sur Oran en 1504" (K. Filali, 1997 : p. 119).
Ces saints, par leur force de médiation et leurs pouvoirs magiques (leur baraka entre autre) pouvaient rassembler une clientèle assez nombreuse et constituer de la sorte des bastions contre les différents pouvoirs centraux. Etant donnée leur réussite, on peut estimer qu'ils répondaient à un réel besoin et que nombreuses étaient les populations qui voulaient et pouvaient trouver autour des saints les moyens de leur propre émancipation. Il faut remarquer aussi que ces saints avaient le pouvoir, par la régulation de la violence, de permettre l'unité de tribus fortement autonomes et assez souvent enclines à l'affrontement. C'est à mon avis en tant que médiateur intertribal qu'il faut comprendre le rôle important de ces saints et les raisons de leurs réels pouvoirs[27].
C'est donc dans ce tableau d'ensemble qu'il faut resituer Sîd Ahmâd Mâjdûb.
3. Sîd Ahmâd Mâjdûb : l’ascète mystique et le thaumaturge
On peut qualifier Sîd Ahmâd Mâjdûb comme étant à la fois un ascète mystique et un thaumaturge. Le terme "mâjdûb" signifie, en l'occurrence, le "captivé", le "mystique" par excellence. H. Rachik[28], désigne la sainteté du mâjdûb comme étant anti-exemplaire, et tend, malheureusement, à confondre l'image du mâjdûb et celle du mâjnûn (le fou)[29]. C'est bien le terme "d'illuminé" qu'il faut, de préférence, employer pour désigner le mâjdûb. En effet, le mâjdûb, n'est pas fou. Il est plutôt l’ascète mystique par excellence, car il renonce à la fois aux biens matériels, mais aussi à la rationalité humaine. Il renonce, en effet, à la vie terrestre, tant au niveau matériel que spirituel et intellectuel, pour se rapprocher de Dieu. Plus encore ce renoncement au monde est tel qu'il ne peut être l'expression d'une volonté humaine. Ainsi mâjdûb veut dire "le captivé", indiquant par là qu'il est capté par Dieu, que son comportement est bien plutôt le résultat d'une attraction divine incontrôlable, que le résultat d'une volonté humaine.
Al-Kashânî (mort en 1329) définissait le mâjdûb comme étant "celui que le Dieu de vérité Très Haut a attiré à lui, qu'il a choisi pour compagnon et qu'il a purifié avec l'eau de sa gloire. Le majdûb reçoit, dans les divers rangs, toutes sortes de bienfaits et grâces, et cela sans aucun effort ni fatigue de sa part"[30]. Il s'oppose en cela au sâlik, le cheminant. La folie supposée du mâjdûb est donc bien plutôt l'expression d'une certaine incompréhension de cet “ individu [largement] hors du monde ”, en contact étroit avec le monde céleste.
Les récits hagiographiques de Sîd Ahmâd Mâjdûb le présentent, en effet, comme un ascète, retiré dans son rîbat et s'adonnant à la contemplation. Contrairement à son père et à son grand-père, celui-ci n'a pas eu d'élèves. Il n'est pas reconnu comme étant un maître spirituel ayant donné des enseignements. Les rares fois où il sortait de sa retraite, c'était habillé simplement et montant un âne[31] (d'où le nom de Abû hmîyâr, l'homme à l'âne) qu'il arpentait la région pour transmettre ses révélations et dévoiler ses prodiges.
Sîd Ahmâd Mâjdûb est aussi un thaumaturge, un faiseur de miracles. Les récits hagiographiques insistent en effet sur les pouvoirs surnaturels de ce personnage. A. Ben Naoum indique à ce propos la particularité de Sîd Ahmâd Mâjdûb par rapport à ses ancêtres, singularité témoignant de sa toute puissance. Ainsi dit-il : "c'est que loin d'être expulsé comme tous les autres, il est celui qui, le premier, (...) expulse non pas un Maître ou un personnage quelconque, mais une communauté [il s'agit des Bânî cAmr] toute entière pour en libérer une immense contrée" (Ben Naoum, 1993 : p. 158).
Parmi, les prodiges les plus reconnus de ce saint, celui ayant amené l'exode des Bânî cAmr est sans doute le plus fameux. Nous reprendrons pour ce faire le récit hagiographique tel qu'il a été recueilli par A. Ben Naoum[32] (cf. annexe). Il y aurait plusieurs choses à dire sur ce récit, notamment en ce qui concerne la question des solidarités tribales (les Bânî camr dans leur ensemble "payent", même s'il s'agit d'une bénédiction, pour les agissements de leur chef, sauf ceux ayant des liens d'alliance matrimoniaux avec Sîd Ahmâd Mâjdûb), mais pour l'instant nous nous concentrerons sur les pouvoirs magiques de notre personnage. Celui-ci est en effet reconnu pour avoir d'immenses pouvoirs surnaturels. Il possède un âne, "un esprit", lui permettant de voler dans les airs et de se déplacer rapidement. Il possède le pouvoir de prendre la vie à distance en invoquant le nom de Dieu. Ce phénomène est exemplaire de sa toute puissance car c'est un pouvoir qui surpasse les réalités de l'espace : "le sang jaillit à la fois des deux côtés". En outre par ses pouvoirs magiques, il amène les Bânî cAmr à émigrer au Tessala (région de Sidi Bel Abbés). Ceux-ci n'opposent aucune résistance, ce qui atteste de la toute puissance de Sîd Ahmâd Mâjdûb. Mais d'un autre côté, et c’est là son aspect Mitra, celui-ci est montré comme fondamentalement juste et impartial : l'émigration forcée est ainsi perçue comme une bénédiction, car le groupe se doit d'être solidaire de son chef quoiqu'il ait été innocent. En outre, Sîd Ahmâd Mâjdûb s'est impliqué dans une réparation en justice (il serait d'ailleurs intéressant de réfléchir sur la signification de ce mythe en ce qui concerne le statut de la femme).
Cette analyse rapide rend compte de la fonction de thaumaturge et de mystique de Sîd Ahmâd Mâjdûb. A la fois simple et terrible, c'est cet abîme - entre l'image d'un homme que l'on pourrait dire insignifiant et reclus aux premiers abords et qui pourtant détient des pouvoirs effrayants - qui fait de Sîd Ahmâd Mâjdûb un saint très vénéré et très craint, d'où émanerait la toute puissance divine.
4. Sîd Ahmâd Mâjdûb : un “ individu hors du monde ”
Après avoir présenté ce saint, ce que nous aimerions faire, maintenant, c’est rapprocher, à partir des données que nous avons sur Sîd Ahmâd Mâjdûb, la sainteté maghrébine, ou tout au moins la sainteté majdûb, du cadre plus général qu’est l’essor de l’individualisme.
On sait que L. Dumont[33] analysait le renonçant indien, le samnyâsin, comme l’expression première de l’individualisme latent existant dans les sociétés indiennes, et plus largement dans les sociétés holistiques. Il remarquait, en effet, que dans les sociétés holistiques, l’individualisme, bien que peu développé bien entendu, était toléré voire normal[34]. Et, plus largement, ses réflexions sur l’essor de l’individualisme[35] dans les sociétés occidentales s’appuient, en partie, sur l’analyse du renoncement tel qu’il s’est développé en Occident. Le renonçant, avec en arrière fond l’image du samnyâsin qu’il avait étudié en Inde, représentait pour lui l’archétype de l’Individu, l’expression première de l’individualisme. Dans les sociétés holistiques, le renonçant pour apparaître en tant qu’Individu et pour être, en quelques sortes, accepté et être posé comme institution par ces sociétés, doit se présenter et être reconnu comme un “ individu hors du monde ”, un individu hors de l’ordre social.
Ce que nous voulons souligner ici, c’est que le saint mâjdûb est à rapprocher lui aussi du renonçant, ce samnyâsin que l’on retrouve dans le monde indien , cet "individu hors du monde" analysé par L. Dumont[36]. En cela, il représente lui aussi l’archétype de l’Individu, c’est à dire l’être moral “ indépendant, autonome, et ainsi (essentiellement) non social, tel qu’on le rencontre avant tout dans notre idéologie moderne de l’homme et de la société ” (L. Dumont ; 1983 : p. 304, article ‘individu’).
Sîd Ahmâd Majdûb apparaît en effet comme un “ individu hors du monde ”, un être asocial (donc en quelque sorte en dehors de l’ordre social). C’est un personnage qui n’est pas soumis aux lois de la société - bien au contraire, il les édicte (il impose en effet le départ des Bâni cAmr) – et qui, plus encore, ne subit pas les lois naturelles (il peut voler et donner la mort à distance en invoquant le nom de Dieu).
Sa personnalité et plus encore le fait qu’il soit vénéré, qu’il y ait une fête annuelle en son honneur interrogent. Le culte de ce saint (surtout tel qu’il était effectué auparavant) peut-il être vu, en effet, comme le culte voué à l’Individu, et en cela, comme l’expression de l’intérêt porté à l’individualisme ? Plus largement, peut-on voir, en la figure du majdûb et en l’intérêt qu’il suscite, une forme d’attrait porté à l’idéologie de l’Individu dans les sociétés maghrébines ?
Quoi qu’il en soit de ces suppositions, le rapprochement de la sainteté majdûb et du renoncement tel qu’il est analysé par L. Dumont éclaire d’une façon pertinente le rôle et la place du saint mâjdûb et peut-être des autres saints maghrébins, dans la mesure où nous pouvons trouver chez ceux-ci quelques caractères propres au premier (en particulier un certain ascétisme…). Plus largement, nous pouvons voir en la figure du mâjdûb, une forme extrême, exagérée, voire caricaturale, de la sainteté maghrébine.
L’hypothèse que nous aimerions formuler, c’est que l’institution du mâjdûb, et peut-être plus largement de la sainteté au Maghreb, pourrait être lié dans une certaine mesure au développement de l’idéologie de l’Individu. Ou, tout au moins, nous pensons que l’on peut voir en cette institution, l’un des seuls remparts qui était offert à l’individualisme dans les sociétés maghrébines pré coloniales, lesquelles étaient, de manière générale, de type holistique.
Le mâjdûb se rapproche très fortement du samnyâsin dans la mesure où, lui aussi, partage la même double identité. C’est un homme “ individuel ”, pour reprendre les propos de L. Dumont, un être à part entière, unique, qui ne se rattache pas réellement à la société dans laquelle ou autour de laquelle il évolue. C’est en quelque sorte l’individu qui se suffit à lui-même. Mais il est aussi un homme “ collectif ” dans la mesure où lui aussi est posé comme une institution reconnue par la société, et donc intégrée à l’ordre social.
Le samnyâsin et le mâjdûb, ces “ individus hors du monde ”, à la fois hommes “ collectifs ” (car posés comme institutions) et hommes “ individuels ”, sont-ils deux exemples d’une même réalité anthropologique : figures de l’individualisme dans les sociétés holistiques et, en fin de compte, éléments précurseurs de l’essor de l’individualisme. C’est ce que nous sommes enclins à croire et c’est cette idée que nous voulons partager.
Lier l’analyse de la sainteté au Maghreb à celle de l’essor de l’idéologie de l’Individu peut, nous le pensons, être porteur. Les réflexions de L. Dumont, appliquées à l’étude des saints maghrébins, apparaissent à la fois originales et stimulantes et la comparaison de ces deux types de renonçants que sont le samnyâsin et le mâjdûb, avec en perspective le cadre théorique que nous propose L. Dumont (c’est à dire celui posant l’individualisme comme outil conceptuel d’une anthropologie comparative) s’avérerait fructueuse pour une analyse anthropologique pertinente de la sainteté maghrébine. Nul doute que de sérieuses recherches approfondies dans cette perspective constitueront de remarquables contributions.
En dehors de cette réflexion sur le caractère anthropologique de la sainteté mâjdûb, il est à remarquer que le saint pris en exemple est par ailleurs l’ancêtre éponyme d’une tribu : les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb. J’aimerais, dans les pages qui suivront, proposer une hypothèse d’explication quant à ce fait. Là encore, nous nous appuierons sur les travaux de L. Dumont, en reprenant le concept qu’il a élaboré (celui de l’“ individu hors du monde ”), ainsi que l’exemple de l’analyse structurale qu’il fit à propos du Dieu indien Aiyanar[37].
B. Sîd Ahmâd Mâjdûb : le père fondateur d’une tribu
Sîd Ahmâd Mâjdûb est, nous l'avons vu, un saint, mais il est aussi reconnu comme l'ancêtre éponyme d’une tribu : les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb. Nous n'allons pas ici développer une réflexion sur la place de la sainteté dans la médiation tribale et la constitution des tribus[38]. Je tenterai simplement de proposer une hypothèse d'explication, structuraliste, quant à la question suivante : pourquoi a-t-il été retenu comme l’ancêtre fondateur de la tribu ? Pourquoi, en effet, a-t-on retenu son nom et non pas celui de Mcâmmâr (son ancêtre) ou de Sîdî Sliman Abû smâha (son père), ou encore de Sîdî Tûmî (son fils) ?
1. Hypothèse structuraliste
Invoquer comme explication les caractères surnaturels de Sîd Ahmâd Mâjdûb serait absurde, car c'est plutôt l'inverse qui est, dans ce cas précis, vraisemblable : c'est parce qu'il est l'ancêtre éponyme de la tribu qu'on lui attribue ces pouvoirs exceptionnels. Un moment conjoncturel peut être mis en avant : le départ des Bânî cAmr vers le Tell. Les récits hagiographiques, nous l'avons vu, l'expliquent par le bon vouloir de Sîd Ahmâd Mâjdûb, mais cela est peu probable. D'ailleurs, nous ne savons pas les raisons exactes de leur départ, ni même les dates effectives. Rien ne prouve que cela se soit passé à la période à laquelle a vécu notre personnage, et encore moins que celui-ci ait quelques implications dans cette affaire. Le récit apparaît alors plutôt comme une construction mythique, établie a posteriori, empruntant parfois à la réalité (le départ des Bânî cAmr), parfois au mythe (les agissements de Sîd Ahmâd Mâjdûb). Ce qui est sûr, néanmoins, c'est que ce saint a bel et bien existé et qu'une tribu le revendique comme ancêtre fondateur.
Une hypothèse d'explication peut être avancée. Elle s'appuie sur les méthodes du structuralisme telles qu'elles furent élaborées par Cl. Lévi-Strauss[39], et sur l'exemple développé par L. Dumont à propos du Dieu indien Aiyanar[40].
Confronté à la difficulté de poser une définition claire d'Aiyanar, L. Dumont s'est proposé, en effet, d'étudier ce dieu, non pas en lui-même, mais plutôt dans ses oppositions structurantes, en rapport avec les autres dieux du panthéon indien, plus exactement dans ses relations avec la déesse du village et le dieu noir. Nous n'allons pas ici exposer cette analyse mais plutôt tenter de tirer les enseignements de cet exemple.
Comme L. Dumont, nous devons, pour comprendre la place de Sîd Ahmâd Mâjdûb, l'analyser en relation aux autres saints de sa parenté, et voir en quoi il diffère.
On doit, pour ce faire, retenir avant tout le nom de Sîdî Shâykh et éventuellement celui de lala Şfîya, car ceux-ci sont des ancêtres fondateurs de tribu. Cette dernière n'est pas en soi une ancêtre éponyme mais est reconnue comme la patronne et ancêtre de la tribu des Awlâd al-Nhar. Je commencerai donc par quelques réflexions sur cette sainte.
2. Lala Şfîya
Lala Şfîya est reconnue comme étant la sœur de Sîd Ahmâd Mâjdûb, ainsi que la patronne de la tribu des Awlâd al-Nhar. Son lieu de retraite se situait dans le qşar de Sfissifa, à environ trente kilomètres à l'est d'Ain Sefra et quatre vingt dix kilomètres d'Asla.
Ce qui attire l'attention c'est avant tout le terme "lala". F. Benramdane indique qu'il s'agit d'une "formation typiquement berbère" et qu'il désigne "une femme vénérée, sainte"[41]. Cela nous amène à nous poser certaines questions. Pourquoi le vocable de "lala", typiquement berbère, pour une sainte dont la généalogie remonterait à Abû Bakr Şîdîq, en somme pour une sainte censée être d'origine arabe ? Et surtout pourquoi la reconnaître comme la patronne d'une tribu alors que les généalogies tribales du monde bédouin "arabe" font peu de cas des référents féminins ? Il y aurait dans l'analyse de lala Şfîya bien des informations à retirer concernant le rapport arabité/berbérité, mais notons pour l'instant qu'elle s'oppose à Sîd Ahmâd Mâjdûb comme la femme s'oppose à l'homme et qu'elle possède une double caractéristique : berbère par la terminologie, arabe par l'ascendance. Notons aussi, dans notre comparaison, que Sîd Ahmâd Mâjdûb est vu comme étant bien d'origine arabe et que la terminologie employée est-elle aussi arabe.
Ce qui est par ailleurs intéressant, c'est que les hagiographies font peu de cas du ou des époux éventuel(s) de lala Sfîya. Comme beaucoup de personnages mystiques, elle semble appartenir à un autre monde. Elle n'a pas donné d'enseignements et est perçue comme un "individu hors du monde". Pourtant, en tant que sainte patronne d'une tribu, elle est bien perçue à travers une généalogie, qui fait d'elle l'ancêtre des Awlâd al-Nhar, la sœur de Sîd Ahmâd Mâjdûb, et l'une des descendantes d'Abû Bakr Şîdîq.
En outre, nous devons souligner les rapports que les Awlâd al-Nhar entretiennent avec les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb. Contrairement aux Awlâd Sîdî Shâykh, les Awlâd al-Nhar entretiennent peu de rapport avec les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb. Je n'ai d'ailleurs noté aucune alliance matrimoniale entre ces deux tribus alors qu'il en existe entre les Awlâd Sîdî Shâykh et les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb. De plus, les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb dans leur reconstitution généalogique font souvent référence aux Awlâd Sîdî Shâykh qu'ils considèrent comme des "cousins" (awlâd camm) alors qu'ils ne parlent pas des Awlâd al-Nhar.
Pour l'instant, récapitulons dans notre tableau, les différents points de comparaison.
* j'entends par arabité la référence à une généalogie censée être d'origine arabe.
Maintenant pour éclaircir notre tableau et certaines questions inhérentes, il nous faut aborder le troisième personnage : Sîdî Shâykh.
3.Sîdî Shâykh
Sîdî Shâykh est le neveu de Sîd Ahmâd Mâjdûb et de lala Şfîya. Il est plus exactement le fils de leur frère Mûhammâd, et son vrai nom est cAbd al-Qadîr Bân Mûhammâd. Shâykh signifie "le saint homme", signifiant par là qu’il est "le saint homme" par excellence.
Celui-ci est en effet beaucoup plus connu dans l'histoire de l'Algérie. Il est à l'origine d'une grande tribu (les Awlâd Sîdî Shâykh), et d'une confrérie puissante : la Shâkhîya. A. Merad Boudia[42] parle, quant à lui, de la "principauté" des Awlâd Sîdî Shâykh qui apparaît au 17ème siècle dans le Sud Oranais.
Que pouvons-nous dire de lui ? D'abord, contrairement à ce qu'on nous apprend de Sîd Ahmâd Mâjdûb, Sîdî Shâykh est connu pour avoir donné un enseignement reconnu au mysticisme. Il eut, en effet, plusieurs élèves et pas seulement parmi ses descendants. On peut donc dire de lui qu'il était bien un "individu dans le monde", en contact avec les réalités du moment. H. Boubakeur[43] a d'ailleurs compilé certains de ses poèmes mystiques, alors que nous n'en connaissons aucun de Sîd Ahmâd Mâjdûb. Enfin, en dehors d'aptitudes relevant de la prescience, les récits de Sîdî Shâykh ne lui donnent pas des pouvoirs exceptionnels, tels que nous les avons vus chez Sîd Ahmâd Mâjdûb.
Notons aussi que contrairement à Sîd Ahmâd Mâjdûb, il eut une descendance nombreuse (dix huit enfants contre trois pour Sîd Ahmâd Mâjdûb). Cette descendance peut, en partie, expliquer l'essor de cette "principauté" pour reprendre le terme d'A. Merad Boudia, mais cela n'est pas suffisant, et il est même probable que cette descendance corresponde en partie à différentes stratégies d'affiliation de la part de lignages adeptes de la târîqa. Car comme nous l'avons dit, Sîdî Shâykh a donné naissance à une tribu et à une târîqa, et il est difficile encore de nos jours de faire la différence entre les dits "descendants" et les "adeptes" de Sîdî Shâykh. Mais il ne s'agit pas là d'un fait isolé. C. Hames a souligné les rapports pouvant exister entre tribus et confréries et les différents allers et retours existant entre ces deux niveaux de sociabilité[44].
Un moment de rupture peut être avancé pour expliquer l'essor de cette "principauté" et le rapport existant entre la tribu des Awlâd Sîdî Shâykh, au sens anthropologique du terme, et la confédération maraboutique qui s'établit autour du nom de Sîdî Shâykh.
On l'a vu, celui-ci a donné des enseignements et il eut plusieurs adeptes. Il était reconnu pour son savoir et fut très vénéré. Nombreux sont ceux qui se sont mis à son service, pour bénéficier de sa baraka. Parmi les personnes bénéficiaires, il y avait les câbîd, ou esclaves, les khûddâm, que l'on traduit communément par le terme "travailleur", et que nous traduirons plutôt par "client"[45]. Ceux-ci se différenciaient des premiers en ce qu'ils se plaçaient volontairement sous son patronage, bénéficiant de la sorte de sa baraka. Enfin, il y avait et il y a toujours ses descendants. Que s'est-il donc passé pour que de ce saint surgisse une "principauté", organisée autour de la târîqa Shâkhîya ?
Les récits racontent que Sîdî Shâykh, avant sa mort, aurait transmis les clefs de sa zawîya à ses câbîd et khûddâm, parce que ceux-ci attestaient plus de bonne volonté et de dévouement que ses propres descendants. Peu importe si le récit est vrai ou non. Ce qu'il indique pour nous, c'est que s'est effectué à ce moment là un changement dans la transmission, dans l'héritage. Et c'est bien entendu ce moment qui fait rupture. D'une transmission basée sur les liens du sang, on est passé à une transmission fondée sur le dévouement, sur le mérite. Bien entendu, la part de la transmission généalogique ne s'est jamais évanouie et elle est restée un signe de suprématie. Mais ses descendants, s'ils ont la baraka de leur ancêtre, n'en ont pas pour autant le monopole. Il ne leur a pas offert les "clefs" de la zawîya, en somme, il ne leur a pas offert les clefs de la voie (târîqa) qu'il a tracée.
Ceci explique, pour une part, le développement de la târîqa au profit de la tribu, mais il faut aussi souligner la période pendant laquelle Sîdî Shâykh a évolué. En effet, celui-ci a vécu à la même époque que Sîd Ahmâd Mâjdûb, en fait, plutôt légèrement après, et semble avoir bénéficié mieux que ce dernier, de la conjoncture historique ayant favorisé les mouvements maraboutiques.
Mais qu'avons-nous à retenir dans notre effort de compréhension ? Notons simplement que par opposition à Sîd Ahmâd Mâjdûb, Sîdî Shâykh était plutôt un "individu dans le monde" et qu'il eut plus de succès que lui. En outre, la question de la descendance, ou plutôt des repères généalogiques, ne se pose pas chez lui avec autant d'acuité que chez les autres car il a su transmettre son savoir et sa baraka à d'autres personnes que ses descendants. Plus exactement, la gloire et le culte de son nom ne sont pas le monopole de ses seuls descendants. Les câbîd et les khûddâm pouvaient eux aussi faire valoir une part de son héritage spirituel, voire matériel.
Récapitulons donc pour finir, dans un tableau, les différents points de comparaison.
4. Les oppositions structurantes
A partir de là, nous pouvons dégager la place de ces trois saints dans le cadre d'une analyse structurale. Mais il ne s'agit là, bien entendu, que d'une hypothèse.
Partons en premier lieu de Sîdî Shâykh car c'est bien lui qui eut le plus de succès, et c'est à partir de lui que les choses se construisent. Il est, avons-nous dit, un "individu dans le monde". Devant son succès, quelle pouvait être l'attitude de ses cousins (awlâd camm) dans le cadre d'une compétition de statut (pratique usuelle des structures tribales) ? Soit faire prévaloir leur autonomie (principe de la fission), soit se fondre sous son nom (principe de la fusion). Et c'est la première stratégie qui fut adoptée. Or pour avoir leur autonomie, la stratégie la plus efficace consistait à opposer leur supériorité. A "l'individu dans le monde" ils opposèrent donc "l'individu hors du monde", être par essence supérieur. Au neveu (Sîdî Shâykh), ils opposèrent enfin, non pas le cousin, mais l'oncle paternel (Sîd Ahmâd Mâjdûb, qui est aussi le beau père) : personnage de statut supérieur dans le monde musulman. Cette hypothèse est d'ailleurs fort probable étant donné que la zawîya, portant le nom de Sîd Ahmâd Mâjdûb, fut construite après sa mort probablement par son fils Sîdî Tûmî. En parlant en terme de 'marché du religieux', on peut y voir une sorte de concurrence à la zawîya de Sîdî Shâykh, qui, elle, fut bien entendu construite de son vivant.
Structurellement, il semble que ce soit donc en opposition à Sîdî Shâykh, que Sîd Ahmâd Mâjdûb fut retenu comme ancêtre fondateur. Quant à lala Şfîya, elle représente, dans ce cas précis, l'alliance. Si elle a été retenue comme patronne et ancêtre, c'est qu'elle symbolisait donc, pour les Awlâd al-Nhâr, l'alliance avec ces tribus prestigieuses et par voie de conséquence le rattachement à une généalogie remontant à Abû Bâkr Şîdik. En outre, le fait qu'elle soit un "individu hors du monde" permet d'étouffer les hiatus au niveau des branchements généalogiques.
L'analyse structurale permet donc de proposer une hypothèse probable à la question que nous nous posions. En comparant Sîd Ahmâd Mâjdûb à Sîdî Shâykh, nous relevons donc des personnages aux caractères opposés, et il est fort peu probable que le contraste existant entre ces deux personnes soit le seul fait du hasard. On peut, en effet, y voir un principe de classification qui n'est pas sans rappeler ce que E. Durkheim et M. Mauss[46] avaient mis en avant il y a un siècle déjà, c'est à dire l'expression d'une opposition structurante entre des groupes proches[47].
Enfin, si cette hypothèse s’avère exacte, elle tendrait, outre la valeur explicative qu’elle revêtirait, à signifier l’importance institutionnelle de “ l’individu hors du monde ” pour les sociétés maghrébines et donc à corroborer l’idée que nous nous faisons quant à la place et au rôle de la sainteté mâjdûb au Maghreb.
Annexes
Généalogie de Sîd Ahmâd Mâjdûb
Selon Shaykh Tâibâwi (président de l’association de la zawîya)
Sidi Ahmed El Mejdub est le fils de Sidi Sliman Abu Smaha. il est l'oncle paternel de Sidi Esh Sheykh. Son frère est donc Sidi Muhammed Ben Sliman qui est enterré à Shellala.
Le chef des Bni cAmer campait près de cAsla dans un endroit qui s'appelle El Kudyya ou bien Kudyyet cAbd El Haq du nom de ce chef. cAbd El Haq habitait le gçar dont il reste des ruines à El Kudyya, au Nord du Jbel El Bram. Ce cAbd El Haq était un homme fort injuste. Il employait un savant juriste qui instruisait sa progéniture. Un jour, il invita ce savant et sa femme chez lui. Sidi Sliman Abu Smaha était encore vivant. Quand le couple eut mangé et que prit fin le cérémonial, cAbd El haq retint la femme et renvoya le mari. Il la prit de force et ne voulut plus la libérer, pour en faire sa concubine.
Le mari commença à lui envoyer des délégations de sages et de chefs bien mis et bien montés. Chaque jour, il lui envoyait des chefs différents. Ils lui disaient à chaque fois : "Nous sommes venus te voir pour que tu renvoies cette femme à son mari". Chaque fois, cAbd El Haq refusait hautainement. Sidi Ahmed El Mejdub possédait un âne. Mais cet âne était un esprit. Le commun ne voyait qu'un âne dans cette bête. Mais Sidi Ahmed El Mejdub s'en servait pour se déplacer dans les airs et sur terre comme beaucoup d'Amis de Dieu le font :
-Yatwi bih El Ardh-
Quand les pressions sur cAbd El Haq s'avérèrent inutiles et qu'il n'accepta plus de recevoir des délégations de personnages puissants, le savant juriste partit voir Sidi Sliman Abu Smaha le père de Sidi Ahmed El Mejdub qui était dans sa retraite de Hammam El Warqa. Dans sa lettre, Sidi Sliman confiait l'homme à son fils.
Quand Sidi Ahmed lut la lettre, il dit au Taleb : "Si je n'avais pas reconnu la signature de mon seigneur père, je n'aurais pas vu celui qui t'a vu". Il appela l'âne, monta dessus et partit voir cAbd El Haq qui était à El Kudyya dans sa forteresse, entre cAsla et Shellala. Il lui dit : " cAbd El Haq, renvoie l'épouse à son mari".
cAbd El Haq répondit : "Je n'ai pas tenu compte de délégations d'hommes valeureux, et toi tu viens sur un bourricot faire pression sur moi pour que je renvoie cette femme ? Vas-t-en, autrement je te fais saisir".
Sidi Ahmed essaya encore de le convaincre. En vain. Alors, il s'en alla. A l'heure de la prière, il entra dans son mihrab, prit son bâton et dit : "Mon Dieu, Mon Dieu, aies raison de cAbd El Haq".
Il planta son bâton dans la terre puis le retira. Du sang jaillit du trou laissé par le bâton. Au même moment, le sang de cAbd El Haq jaillit à El Kudyya. cAbd El Haq se mit à crier : "C'est l'homme à l'âne..., c'est l'homme à l'âne..., c'est l'homme à l'âne qui m'a eu...". Il se mit à courir et tomba raide mort.
Sidi Ahmed El Mejdub dit aux hommes de cAbd El Haq : "Ne l'enterrez pas ici, dans ce pays, emmenez -le avec vous, car je vais vous chasser d'ici !" Sidi Ahmed partit vers le gara d'El Mçif qui se trouve sur la route de cAyn Eç اefra. Il grimpa au sommet de cette gara, et entra en transes. Il se mit à appeler Bni cAmer. De tous les endroits où ils campaient, où ils avaient construit des gçur, où ils formaient des Douars, ils arrivèrent et commencèrent à se rassembler autour de Garet El Mçif. Sidi Ahmed El Mejdub criait et agitait les pans de son burnous. Il disait : "Toi qui campes sur Wed اaggar, toi qui es sur la Zusfana, toi qui estives à cAntar, toi qui commerces au Gurara, toi qui...toi qui..." la puissance de Dieu !... Bni cAmer décampa de partout. Celui qui avait une source la combla, celui qui avait des troupeaux les rassembla. Tous décampèrent pour venir à El Mçif. Il y a (les) Uled Banasi qui sont restés. Ils habitent à Busemghun. Il y a aussi les cAbbad du même gçar. Ils savent qu'ils sont Bni cAmer. Mais comme Sidi Ahmed El Mejdub avait épousé une de leurs femmes, la malédiction ne les a pas atteint. Quand Bni cAmer se fut rassemblé autour de Mçif, quelques uns demandèrent au maître : "Seigneur, que t'avons-nous fait ? Cet homme injuste a fait du mal, mais nous qu'avons-nous fait ?" Il répondit : " Vous ne subirez aucun châtiment". Ils dirent : "Où veux-tu nous jeter ?" Il répondit : "Je veux vous jeter au Tell, mais c'est une bénédiction !" Il dit : "Je vous donne un jour de soif, mais que la peur vous saisisse ; que du Mçif vous soyez jetés aux pâturages d'Estivage".
Ce n'était pas une malédiction mais une bénédiction ; ils déguerpirent, troupeaux agités, chameaux à la dérive ; cortèges chassés, hommes désemparés. Ils ne s'arrêtèrent qu'au Tessala près de l'actuelle ville de Sidi Bel Abbès où ils s'établirent. Ils y sont encore de nos jours...
Repris de : A. Ben Naoum, 1993, Uled Sidi Esh Sheykh, essai sur les représentations hagiographiques de l’espace au sud-ouest de l’Algérie, Thèse de doctorat d’Etat des lettres et sciences humaines, Université de Provence- centre d’Aix, pp. 158-161.
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Presse
Algérie actualité n°1443 du 08 au 14 juin 1993
El Watan du mercredi 11 octobre 2000
Le Monde du samedi 04 août 2001 (p. 10).
Liberté des 05-06 et 07 août 2001.
Documents
- Anonymes et Schmidt, Histoire du cercle d’Ain Sefra, sans doute daté d’avant 1914, sauf l’étude sur les confréries datée de 1949 et signé Schmidt.
- Anonymes, Monographie du secteur d’Ain Sefra, 1961.
- Khorsi Tahar, Monographie de l’arrondissement d’Ain Sefra, 1967.
Notes
[1]- Chodkiewicz, M. : Le sceau des saints, prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn Arabî.- Paris, Gallimard, 1986.
[2]- Cf. notamment Algérie actualité n°1443 du 08 au 14 juin 1993, le dossier du journal algérien El Watan du mercredi 11 octobre 2000, ainsi que le journal français Le Monde du samedi 04 août 2001 (p. 10).
[3]- Le mot mâdrâsa a de manière générale la même signification que le mot école. Ici, il s’agit d’une école à enseignement religieux.
[4]- Une zawîya est un établissement religieux islamique lié à un saint personnage. Cet établissement a de multiples fonctions : accueil, enseignement, lieu d’hospitalité…
[5]- Il s’agit d’une fête populaire. Le mot wacda, plus employé en Algérie, a, à peu près, la même signification que le mot moussem, plus connu.
[6]- Malgré leur intérêt anthropologique, ceux-ci sont rarement fiables historiquement parce qu’ils mélangent à la fois mythe et réalité. De plus, on comprendra que cette hagiographie est un enjeu important pour les différents segments et fractions de la tribu.
[7]- Nous devons cette information au Père Communardi qui a amassé un nombre important de documents concernant l’actuelle wilaya (unité administrative et territoriale de base en Algérie) de Naama. Ceux dont nous disposons sont les suivants :
- Anonymes et Schmidt, Histoire du cercle d’Ain Sefra, sans doute daté d’avant 1914, sauf l’étude sur les confréries datée de 1949 et signé Schmidt. Notes sur Sîd Ahmâd Mâjdûb et la tribu, en particulier p.p. 18-29.
- Anonymes, Monographie du secteur d’Ain Sefra, 1961, en particulier p.p. 20-28.
- Khorsi, Tahar : Monographie de l’arrondissement d’Ain Sefra.- 1967.
[8]- Il s’agit de la monographie de Khorsi Tahar référencée ci-dessus.
[9]- Cela s’est traduit par la parution de nombreux articles de journaux algériens sur les zawîya et les tribus en Algérie.
En ce qui concerne les zawîya cf. notamment, le dossier du journal El Watan du mercredi 11 octobre 2000, pp. 12-13.
En ce qui concerne la tribu, cf. en particulier le journal algérien Liberté des 05-06 et 07 août 2001.
[10]- Ben Naoum, A. : Uled Sidi Esh Sheykh, essai sur les représentations hagiographiques de l’espace au sud-ouest de l’Algérie.- Thèse de doctorat d’Etat es lettres et sciences humaines, Université de Provence- Centre d’Aix, 1993,
[11]- Boubakeur, S. H. : Un soufi algérien, Sidi Cheikh.- Maisonneuve et Larose. A paraître, Ben Amara, M. : Histoire des saints de la région d’Ain Sefra.- 1990.
[12]- Selon Ben Amara, M. : La date de sa naissance est sujet à controverse, mais apparemment la date de sa mort ferait l’unanimité. La zawîya de ce saint est située à Asla (Hauts-Plateaux de l’Ouest algérien, wilaya de Naama).
[13]- Selon les Awlâd Sîd Ahmâd Mâjdûb, sa généalogie remonterait à Abû Bakr Şîdîq, l’un des premiers compagnons du prophète Mûhâmmâd et premier calife après sa mort.
[14]- La question de la datation pose problème et nous avons beaucoup d'inexactitudes à ce sujet. A. Ben Naoum estime que Mcâmmâr serait mort dans le courant du XVème siècle, "au début plutôt qu'à la fin" (ouvrage cité, p. 36). Mais cette datation pose quelques difficultés quand on sait que Sîd Ahmâd Mâjdûb, son descendant à la sixième génération (A. Ben Naoum considère qu’il est de la huitième), serait né moins d'un siècle plus tard.
[15]- ‘Sultan noir’.
[16]- Boubakeur, S. H. : Un soufi algérien, Sidi Cheikh.- Maisonneuve et Larose, p.p. 11 et suivantes. Repris dans Ben Naoum, A. : Op. cité.- 1990.- p. 36.
[17]- A. Ben Naoum remarque que : “ L’aire vouée au nomadisme reste entièrement aux mains de ses occupants hilaliens ou berbère zénètes agglomérés autour des premiers ”, ouvrage cité p. 39.
[18]- Dumezil, G. Les mythes des dieux indo-européens.- Flammarion. Ainsi, dit-il : "Varuna et Mitra, 'les deux rois', présentent les deux aspects antagonistes, également nécessaires, de la Souveraineté : du point de vue de l'homme, l'un est inquiétant, terrible, maître de la mâyâ, c'est à dire de la magie créatrice de formes, armé de nœuds, de filets, c'est à dire punissant par saisie immédiate et irrésistible ; l'autre (Mitra signifie proprement 'le contrat') est rassurant, amical (mitra signifie aussi l'ami), inspirateur des actes et rapports honnêtes et réglés, ennemi de la violence. L'un est l'inflexible garant des grandes lois et des grands devoirs ; l'autre est plus attentif à ce que nous appellerions les problèmes humains. l'un, Varuna, dit un texte célèbre, est l'autre monde ; ce monde-ci est Mitra, etc.".- 1992.- p. 211.
[19]- On trouvera de nombreux exemples des pouvoirs magiques de ces saints dans la thèse d'A. Ben Naoum (ouvrage cité).
[20]- Bel, A. : L'Islam mystique.- In Revue africaine, n°68, 1927.- p.p. 329-372, n°69, 1928.- p.p. 65-111.
[21]- Nikkie, R. : Keddie fait, à ce propos, la remarque suivante : "Although the great Sunni theologian al-Ghazzali (d. 1111) is often said to have reconciled Sunni Islam with mystical ideas and practices, the relations between ulama and Sufis continued to be ambivalent, ranging according to time and circumstance from complete hostility, as in seventeenth-century Iran, to a dual role of ulama as both part of the learned institutions of society and members or leaders of Sufi orders...".- In Nikie, R. Keddie (eds.) : Scholars, Saints and Sufis. Muslim Religious Institutions in the Middle East since 1500.- University of California Press, 1972.- p. 4.
[22]- Sur ces points, cf. l'ouvrage collectif sous la direction de Popovic, A. et Veinstein, G. : Les voies d'Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd'hui.- Paris, Fayard, 1996.
[23]- Berque, J. : L'intérieur du Maghreb.- Paris, Gallimard, 1978.
[24]- Laroui, A. : L'histoire du Maghreb, un essai de synthèse.- Paris, Editions Maspero, T. 2, 1970.
[25]- Ferhat, H. : Saints et pouvoir au Moyen âge au Maghreb : entre le refus et la tentation.- In Kerrou, M. (sous la direction de), L'autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale.- Paris, Editions Recherche sur les Civilisations, 1998.- p.p. 239-247.
[26]- Filali, K. : Sainteté maraboutique et mysticisme : contribution à l'étude du mouvement maraboutique en Algérie sous la domination ottomane.- In Insaniyat, Oran, Centre de recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, n° 3, 1997.- p.p. 117-140.
[27]- Sur ces points, cf. notamment, Gellner, E. : Saints of the Atlas.- Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1969.
[28]- Rachik, H. : Essai sur la sainteté anti-exemplaire du majdûb.- In M. Kerrou (sous la direction de) 1998, L'autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale.- Paris, Editions Recherche sur les Civilisations.- p.p. 107-119.
[29]- Littéralement, le terme “ mâjnûn ” peut être traduit par l’expression “ frappé par les esprits ”.
[30]- Repris de Rachik, H. : Essai sur la sainteté anti-exemplaire du majdûb.- In M. Kerrou (sous la direction de) 1998, L'autorité des saints. Perspectives historiques et socio-anthropologiques en Méditerranée occidentale.- Paris, Editions Recherche sur les Civilisations.- p. 107.
[31]- Il s’agit là d’un fait récurrent dans l’histoire et les traditions du Maghreb. Nous retrouvons notamment l’image de “ l’homme à l’âne ”, comme individu d’exception, en la personne d’Abou Yazid (surnommé “ l’homme à l’âne ”), un kharidjite ayant mené, dans les Aurès, l’une des révoltes les plus importantes contre la dynastie fatimide en 943 et après. Sur ces points cf. Mohamed, G. : Histoire de l’Algérie des origines à 1830, essai de synthèse.- In Remaoun, H. (sous la dir.), 2000, L’Algérie : Histoire, Société et Culture.- Alger, Casbah Editions, p. 19, ainsi que Laroui, A., L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse.- Paris, Editions Maspero, T. I, p. 121, 1970. Notons que ce dernier n’emploie pas l’expression “ homme à l’âne ”.
[32]- Ben Naoum, A. : Ouvrage cité.- p.p. 158-161, repris en annexe.
[33]- Dumont, L. : Homo hierarchicus, le système des castes et ses implications.- Paris, Editions Gallimard, 1966, collection Tel.- p.p. 235-237 et p.p. 324-350.
[34]- Et inversement, dans les sociétés individualistes, celles des pays occidentaux contemporains, un certain niveau de holisme est nécessaire. Sur ces points, cf. Descombes, V. “ Louis Dumont ou les outils de la tolérance ”, Esprit, juin 1999, pp. 65-82. On notera, comme brève mise au point, que l’opposition principale, étudiée par Louis Dumont, et qu’il tire de son expérience de la confrontation entre la civilisation indienne et la civilisation française (c’est d’ailleurs le propos de son ouvrage: la civilisation indienne et nous), est celle entre le holisme et l’individualisme (ou encore entre la relation hiérarchique et la relation égalitaire). Posant l’individualisme comme outil conceptuel d’une anthropologie comparative, il affirme que : “ Ce sont les sociétés qui sont individualistes, et non pas directement les individus ” (Descombes, p. 69). En opposition à l’individualisme, on oppose couramment en sciences sociales le holisme. Pour Louis Dumont, la société française était holiste dans ses valeurs, auparavant. Maintenant, elle est individualiste. Cependant et bien qu’avançant que la combinaison du holisme et de l’individualisme donne le totalitarisme, il affirme : “ que l’individualisme est incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur toute la société, mais que, de plus, il n’a jamais été capable de fonctionner sans que le holisme contribue à sa vie de façon inaperçue et en quelque sorte clandestine ” (Descombes, p. 71). En effet, Louis Dumont montre que la société établit des combinaisons hybrides entre les éléments traditionnels (holistes) et les éléments modernes (individualistes). Cette coexistence d’éléments holistes et d’éléments individualistes s’illustre par l’exemple, en Inde, par la figure du renonçant, qui est à la fois un homme individuel (individualiste) et un homme collectif (holiste) parce que posé comme une institution.
[35]- Dumont, L. : Essais sur l’individualisme, une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne.- Paris, Editions du Seuil, 1983.
[36]- Dumont, L. : Homo hierarchicus, le système des castes et ses implications.- Op. cité.- 1966.- p.p. 235-237 et p.p. 324-350.
[37]- Dumont, L. : Définition structurale d'un dieu populaire tamoul : Aiyanar, le maître.- In La civilisation indienne et nous.- Editions Armand Colin, 1975.- p.p. 92-110 (1ère édition, 1953).
[38]- Ce point a d'ailleurs été développé par Gellner, E. dans son ouvrage : Saints of the Atlas, Londres, 1969, Weidenfeld and Nicolson.
[39]- Lévi-Strauss, Cl. : La structure des mythes.- In Anthropologie structurale.- Plon, 1974.- p.p. 227-255.
[40]- Dumont, L. : Définition structurale d'un dieu populaire tamoul : Aiyanar, le maître.- In La civilisation indienne et nous : Editions Armand Colin, 1975.- p.p. 92-110 (1ère édition, 1953).
[41]- Benramdane, F. : Espace, signe et identité au Maghreb. Du nom au symbole.- In Insaniyat, Oran, Centre de recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, n°3, 1997.- p. 9.
[42]- Merad Boudia, A. : La formation sociale algérienne pré-coloniale.- Alger, Editions OPU.- p. 339.
[43]- Boubakeur, S. H. : Un soufi algérien, Sidi Cheikh.- Paris, Maisonneuve et Larose, 1990.
[44]- Sur ce point, cf. Hamès, C. : Confréries, sociétés et sociabilités.- In Popovic, A. & Veinstein, G. (eds.) : Les Voies d'Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd'hui.- Paris, Fayard, 1996.- p.p. 231-241.
[45]- Sur les relations Patrons-clients et ses transformations en Algérie, cf. Etienne, B. : Clientelism in Algeria.- In Gellner, E. & Waterbury, J. : Patrons and Clients in Mediterranean Societies.- Londres, Duckworth, 1977.- p.p. 291-307. B. Etienne montre comment cette relation s'est transformée avec l'entreprise coloniale pour être totalement différente aujourd'hui. Néanmoins je pense que les relations de patronages telles qu'elles existaient auparavant, autour de la baraka du nom d'un saint, conservent de nos jours une valeur heuristique en certains endroits.
[46]- Durkheim, E. et Mauss, M. : De quelques formes primitives de classification. Contribution à l'étude des représentations collectives.- In Mauss, M. : Essais de Sociologie.- Paris, Editions de minuit, 1971.- Collection Points, p.p. 162-230 (1ère édition : L'année sociologique, vol. 6, 1901-1902, p.p. 1-72).
[47]- Lévi-Strauss, C. faisait, dans un ouvrage portant sur la critique du totémisme, la réflexion suivante: "C'est parce que l'homme s'éprouve primitivement identique à tous ses semblables (au nombre desquels il faut ranger les animaux, Rousseau l'affirme expressément), qu'il acquerra, par la suite, la capacité de se distinguer comme il les distingue, c'est à dire de reprendre la diversité des espèces pour support conceptuel de la différenciation sociale".- In Le totémisme aujourd'hui, Editions P.U.F, 1991 (1ère édition : 1962), p. 149. Bien qu’il ne s’agisse ici de totémisme, c'est, nous semble-t-il, le même principe qui s'opère ici, mais cette différenciation ne s’appuie pas sur des emblèmes animaliers ou de type végétal, mais sur des saints hommes. Ici, ce n'est pas la nature qui est au principe de la classification sociale, mais plutôt le spirituel matérialisé par des hommes.