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Société et religion en Kabylie (1850-2000)*

Insaniyat N°25-26 | 2004 | L'Algérie avant et après 1954 | p.293-297 | Texte intégral


Mohamed-Brahim SALHI : Enseignant chercheur, Université de Tizi-Ouzou et CRASC.


Notre travail explore deux grandes questions: le rapport société/religion, d’une part, et le rapport politique/société, d’autre part. Notre premier impératif a consisté à reconstruire un sol empirique qui permet d’analyser la nature des rapports au religieux et au politique dans une période caractérisée par une série de changements qu’induisent des processus de modernisation, ceux induits par le siècle de colonisation et la période qui s’ouvre après l’indépendance. Ce travail prolonge une recherche entamée dans les années 1970, dont notre thèse de troisième cycle[1] constitue une étape et une halte. Cette thèse a mis au jour un certain nombre de faits concernant l’organisation religieuse en Kabylie à travers l’étude d’une confrérie: la Rahmaniya. En périphérie, cette recherche, se fondant principalement sur des sources d’archives et des données de terrain, esquissait la nature des changements religieux et politiques dans la première moitié du xxe siècle. Nous avions, à l’époque, tenté de sortir des paradigmes dominants dans le champ de la recherche sur la religion en Algérie qui tenait les expressions et les pratiques confrériques pour des objets suspects. Quant au réformisme en Kabylie, nous en avions simplement noté le faible impact et les résistances à son endroit, sans pouvoir aller plus loin. Des pistes restaient ouvertes, cependant. De plus, au tournant des années 1980, grâce à des observations de terrain, nous pressentions une nécessité de rechercher de nouvelles pistes et données pour analyser de façon plus précise la situation créée par la circulation des idées de réforme religieuse.

L’entreprise est contrariée au début des années 1990. En effet, le choc et les bouleversements consécutifs à l’avènement de l’islamisme, et le flot d’évaluation et d’écrits le concernant, ont eu pendant un moment un effet de diversion sur la recherche engagée. Les événements qui se déroulaient au moment même où nous avancions dans notre travail de documentation et de terrain ne sont pas, contrairement à ce qu’on peut penser, de forts stimulants pour alimenter une recherche et une réflexion sur le religieux. Il n’y a pas, de notre point de vue, de science «des urgences» et de science «dans l’urgence».

Par ailleurs, pour le xxe siècle, et les changements que nous observons, il ne nous a pas semblé évident que les approches d’ensemble d’un phénomène, le réformisme ou l’islamisme, rendaient vraiment compte de sa destinée au sein des groupes et des réalités qu’ils rencontrent et qu’ils affectent peu ou beaucoup.

Au plan local, le réformisme peut tout à fait se présenter principalement comme modernisateur, et ses agents peuvent faire des compromis insoupçonnés si l’on ne prend en considération que le discours des leaders centraux de ce mouvement. Les viscosités du milieu local et les attentes des groupes locaux peuvent induire des ajustements du réformisme, que notre recherche décrit et analyse. En arrière-plan, nous explorons aussi le rapport société/politique/religion.

Au cours de la recherche de terrain, une halte et une première évaluation de fond se sont imposées. Les premières synthèses sont mises en forme. C’est à ce moment que l’islamisme, et donc l’événement, resurgit et s’installe dans notre chantier de recherche. En effet, la mise à plat et une première analyse des données sur le sud-ouest de la Grande-Kabylie, Tizi-Ouzou et le sud du Djurdjura (Bouira), dessinent les premiers contours d’une géographie des foyers réformistes en Kabylie. Cette géographie correspond très exactement à celle du nouveau mouvement religieux en pleine insurrection armée. A partir de 1998-1999, des données un peu plus précises permettent d’envisager une approche de ce phénomène. Par exemple, à Tizi-Ouzou, des indices à partir de l’identification des membres des groupes armées et surtout leurs réseaux logistiques permettent de localiser l’espace de leur recrutement. Dès lors, il ne nous paraissait plus possible d’éviter de rentrer de plain-pied dans l’exploration du rapport entre les deux mouvements religieux qui marquent le champ religieux algérien au XXe siècle. Mais plutôt que de les considérer globalement et en surface, nous avons préféré une démarche partant de cas précis, plus microscopiques, pour vérifier cette hypothèse de continuité. En fait, en filigrane, nous avons fait le choix de rompre avec la comparaison des «portraits robots» des mouvements religieux en question, généralement bien admis. Il s’agit plutôt de repartir du bas, du plus petit, du plus singulier, pour essayer ensuite d’en tirer parti à un niveau plus général. Les remarques méthodologiques suggérées par C. Geertz (Observer l’Islam, 1991) au sujet des changements religieux ont été de ce point de vue un précieux stimulant. Nos explorations nous ont très vite convaincu que le recoupement dans la géographie des deux mouvements religieux tout en étant une piste intéressante ne doit en aucun cas faire l’objet d’extrapolations et de conclusions qui ne peuvent être que hasardeuses.

Au total donc, nous avons travaillé à une analyse du champ religieux au xxe siècle mais avec une réserve ou une limite que nous nous sommes imposés: pour les aspects actuels, éviter de verser dans la chronique et ne manipuler les données, très aléatoires et d’une vérification problématique, que dans la mesure où elles permettent d’ouvrir une piste de réflexion fiable.

L’une des questions à laquelle nous avons pu répondre, en raison d’une connaissance suffisante du milieu et de données fiables et vérifiables, est la récurrence de l’identification d’une communauté (celle de la dechra de Tizi-Ouzou) et son ajustement à de nouveaux courants religieux. Pour les autres régions kabyles où nous avons constaté un redoublement dans la géographie des deux courants religieux, notre travail suggère des directions plausibles pour comprendre cette propension des groupes à recevoir les courants en question.

Le chantier de cette recherche est donc structuré autour du rapport société/religion (englobant autant le style traditionnel que les mouvements de réforme), mais comme nous le soulignons plus haut, ce socle central est un point de départ aussi pour explorer les changements plus amples dans la société kabyle. Par exemple, nous avons voulu reposer la question des effets de la scolarisation des Kabyles dans la première moitié du xxe siècle et très spécialement dans les zones travaillées par le réformisme. Il y a des nuances très importantes et une complexité de la situation qu’il faut mettre à jour. Le religieux traverse très largement la modernisation politique tout au long de la première moitié du xxe siècle. Par ailleurs, nous avons instruit une série de questions qui nous paraissent importantes: de quoi parle-t-on quand il est question d’une «religion du cru»? Les Kabyles sont-ils vraiment coupés des réalités globales et universelles? L’appropriation de l’islam témoigne-t-elle des capacités historiques de cette religion à intégrer les cultures particulières des groupes qu’il reconvertit? Ou, au contraire, sommes-nous dans une situation où une culture particulière, par de multiples artifices, prend ses distances par rapport au donné central et s’installe dans ce que Mouloud Mammeri, parlant du saint Cheikh Mohand u L’Hocine, appelle «une reconnaissance symbolique»? L’exemple kabyle peut-il vraiment constituer, comme au xxe siècle pour les officiers anti-cléricalistes français, un modèle confortant et alimentant la thèse d’une société «décléricalisée», apte à la laïcisation et en tout cas superficiellement islamisée?

Ce faisceau de questions, à partir de notre socle central, nous a conduit non pas forcément à réfuter ou à polémiquer mais à revenir à une sorte d’archéologie du rapport société/religion dans ce cas précis. Le M’zab, pour sa part, témoigne, par sa trajectoire, d’une diversité du domaine berbère algérien qui n’autorise pas des généralisations abusives sur une mythique destinée commune. C’est aussi pour cette raison qu’il est présent dans ce travail (chapitre4).

Précisément, pour fermer la boucle, nous avons prolongé les treize chapitres consacrés au socle religion/société par deux chapitres (14 et 15) qui sont le fruit d’une réflexion menée parallèlement. Cette dernière porte sur la nature des contestations politiques et identitaires en Kabylie de 1940 à 2001. Il s’agit de comprendre l’univers intellectuel et culturel des élites qui portent ces contestations. Ces deux chapitres sont très étroitement articulés avec les autres chapitres en les prolongeant particulièrement sur le terrain des rapports entre local et global, sur les effets de la modernisation et de la crise de celle-ci, et enfin sur la nature du rapport à soi.

De plus, nous avons voulu poser et instruire la question des médiations sociales et politiques à partir de l’analyse des contestations récentes et récurrentes en Kabylie. Ces données sont essentiellement constituées par des dossiers que nous avons consultés aux archives de la wilaya de Tizi-Ouzou et des documents divers provenant d’archives privées que nous citons aux chapitres 7 et 8. Une observation continue sur plus de deux décennies de la région kabyle, en particulier la Grande-Kabylie, a permis de réaliser un va-et-vient archives-terrain qui est vital pour vraiment comprendre certaines situations. Les chapitres 4, 7, 8, 9, 10,11, 12, sont le fruit de ce va-et-vient. Une véritable vulgate de la « contestation berbère» s’est élaborée dans les décennies 1980 et 1990. Usages politiques et incantatoires de cette question ont fini par obérer les réalités sociologiques en Kabylie. Quant à la revendication de la citoyenneté, elle ne peut pas, de toute évidence, être évaluée à partir des slogans et des pétitions de principe des acteurs, mais à travers leurs pratiques et l’état de la société – particulièrement, sa capacité réelle à traduire la citoyenneté en modes concrets de gestion. Quand cela est possible à l’observation, les réalités vécues doivent retenir l’attention du chercheur, qui peut ensuite mesurer la nature de la construction et des reconstructions identitaires au fil du temps. En l’occurrence, les luttes passées des Kabyles pour leur identité ont induit, chemin faisant, des reconstructions au gré des ajustements jugés nécessaires dans les conjonctures de luttes politiques actuelles, et ce par de nouveaux acteurs en phase d’ascension.

Pratiquement, nous avons insisté, dans le premier chapitre, sur ce qui nous paraissait le moins bien étudié et mis en perspective dans la connaissance du champ religieux: la grande ambivalence du réformisme et ses intonations locales. Son rigorisme est très nettement contrebalancé par une ouverture sur la modernité ambiante, notamment en matière éducatif, intellectuel et culturel. En outre, une ambivalence est lisible aussi entre le discours des instances centrales et des leaders centraux et celui des réformistes provinciaux, qui dénote un indéniable ajustement aux données des réalités locales. Ce chapitre, dans sa deuxième partie, introduit la question de savoir comment comprendre les brisures qui adviennent dans le champ religieux au cours de la première moitié du XXe siècle et s’interroge sur ses rebondissements dans la période récente.

En ce qui concerne la Kabylie, l’approche se décline en deux temps. Les chapitres 2 et 3 explorent les régions de la Soummam-Sahel (ou Petite-Kabylie) et de Bouira-Maillot (sud du massif du Djurdjura). A travers les destinées du réformisme pointent celles, plus générales, de ces deux régions. Elles sont présentées au début de notre travail pour mettre en perspective ce qui les rapproche ou, au contraire, les différencie de notre région principale d’étude. Le chapitre 5 présente de façon rapide les grands contours du réformisme en Grande-Kabylie, qui seront ensuite détaillés dans le chapitre 9. Le chapitre 5 est complété par le chapitre 6, qui analyse la région mitoyenne de Basse-Kabylie, à l’ouest. La situation de Tizi-Ouzou est analysée assez longuement dans les chapitres 7 et 8.

Les chapitres 10, 11, 12, analysent et présentent les structures et les agents religieux dans la société kabyle en mettant l’accent sur les réseaux lignagers et de la sainteté locale. De plus, nous évaluons le réseau de l’enseignement traditionnel et l’encadrement religieux, y compris pour la fin du xxe siècle.

Le rapport religion-société-politique est analysé au chapitre 13 pour le milieu du xxe siècle. Les chapitres 14 et 15 ouvrent sur la situation allant de 1940 à 2001 et analysent des conflits identitaires en Kabylie. Beaucoup d’éléments les articulent avec le chapitre 13, dont ils constituent un prolongement, mais les autres chapitres de la thèse contribuent aussi à les alimenter et à souligner la pertinence de la démarche et des idées que nous y développons et que nous défendons


Note

[1] Etude d’une confrérie religieuse algérienne: la Rahmaniya, au milieu du 19ème siècle et dans la première moitié du 20ème siècle. EHESS, 1979.

 

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