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L'intellectuel en question dans « La Traversée » de Mouloud Mammeri.

Insaniyat N° 14-15|2001|Numéro spécial: Premières Recherches| p.169-173|Texte intégral


Malika KEBBAS


Discours de la fiction ou discours sérieux.

Essai d'analyse pragmatique de discours selon la théorie des actes de langage de John R. Searle.

Ce travail porte sur une analyse pragmalinguistique  de discours selon la théorie des actes de langage de J.R. Searle appliquée à un corpus littéraire : La Traversée[1]. Quatrième et dernier roman de l'écrivain algérien d'expression française, Mouloud Mammeri.

Son objectif est de percer à jour les stratégies discursives et de contournement utilisées par l'écrivain pour exprimer sa vision du statut de l'intellectuel en général et de ses relations avec le Pouvoir et donc de son propre statut en particulier.

Le choix de ce thème semble s'imposer dans ce roman car Mourad, le personnage principal est un journaliste en charge de la page culturelle d'un quotidien : il s'agit d'un intellectuel impliqué dans le champ culturel mais qui refuse de continuer, qui choisit délibérément de s'éloigner de ce champ.

En effet, « les élus » lui ont ouvert la porte du « paradis », mais il ne veut plus jouer le jeu, il ne veut plus mener « la grande vie ». Il décide de démissionner à la suite de la censure dont sont article, « » La Traversée »du désert », fait l'objet. Cet article, sorte d'épopée symbolique retraçant l'itinéraire des "héros", est révélateur du malaise de l'époque où la parole, l'expression libre de l'intellectuel est frappée d'interdit.

Les travaux consultés en ce domaine montrent que, de manière générale, l'intellectuel est celui qui se définit par sa liberté de choix et par son engagement - non pas au sens étroitement partisan mais dans une perspective universaliste - dans la dénonciation de toutes les formes d'oppression, d'injustice et d'entrave à la liberté. Cette tâche  nécessite la présence d'un champ intellectuel autonome à l'égard de tout pouvoir qu'il soit politique, économique ou religieux.

Dans le milieu plus spécifiquement algérien où, jusqu'à une date assez récente, toute la production culturelle était contrôlée par le Pouvoir, certains intellectuels n'ont pu s'exprimer librement et ont été, de ce fait, marginalisés.

C'est le cas de Mouloud Mammeri qui, à partir d'une certaine date, sera exclu du champ culturel étatique et dont les œuvres - y compris « La Traversée » - seront frappées d'interdit dans la presse et dans l'édition.

En effet, lorsque le roman paraît en 1982, il est occulté par la presse algérienne à l'exception d'un article paru dans Révolution africaine quatre ans plus tard, en 1986.

Dans un entretien réalisé en Juillet 1987, M. Mammeri déclarait à A. Djeghloul :

« Quand La Traversée a paru, la moindre des choses aurait été d'en parler en bien ou en mal, qu'importe. Or, je sais que des journalistes ou des critiques littéraires ont écrit des papiers sur La Traversée. Ils les ont proposés à des journaux qui les ont refusés. » [2]

L'accueil réservé au roman confirme donc le discours qui y est développé, discours qui lui vaut non seulement sa marginalisation médiatique mais également son absence de publication en Algérie. Il faudra attendre l'ouverture démocratique pour voir son édition chez Bouchène en 1991, soit deux années après la mort tragique de l'écrivain.

L'instrument d'analyse qu'est la théorie des actes de langage de J.R. Searle s'est imposé de lui-même en raison de la conception de M. Mammeri concernant la problématique de l'écriture romanesque.

En effet, l'écrivain a déclaré à T. Djaout :

«  Quelqu'un je ne sais pas exactement qui a dit qu'écrire un roman, ça consistait à mentir vrai. »[3].

Cette notion de « mentir vrai » recoupe la conception philosophique du lien ontologique entre les mots et le monde et s'inscrit dans le cadre des recherches en pragmatique  qui est définie comme l'étude de l'usage du langage et dont les travaux de J.R. Searle font partie.

Autrement dit, ce travail analyse dans quelle mesure M. Mammeri développe un discours « sérieux » porté par le discours de la « fiction » qu'est « La Traversée » et s'articule en deux parties :

- La première partie est consacrée au résumé de la théorie searlienne particulièrement en ce qui concerne les actes de langage, les distinctions entre l'acte de langage direct et l'acte de langage indirect, entre le discours de la fiction et le discours sérieux.

Dans cette perspective, il s'agit, pour Searle de poser un premier principe : parler une langue, c'est réaliser des actes de langage (affirmer, ordonner, promettre, etc.) qui sont rendus possibles par l'existence de certaines règles régissant les éléments linguistiques.

- Le second principe posé par Searle, est un principe d'exprimabilité en vertu duquel « tout ce que l'on veut signifier peut être dit »[4].

Ainsi donc, lorsqu'un locuteur énonce une phrase, il réalise « un acte illocutionnaire » c'est à dire un acte que l'on accomplit en « disant quelque chose ».

A partir d'un certain nombre de critères, Searle construit sa taxinomie qui comporte cinq catégories d'actes illocutionnaires : les assertifs, les directifs, les promissifs, les expressifs et les déclaratifs.

Il souligne également que la référence est un acte de langage à part entière qui est réalisé par la présence, dans le discours, d'expressions référentielles définies qui permettent à l'auditeur d'obtenir du locuteur des réponses non ambiguës aux questions suivantes : de qui ou de quoi s'agit-il ?

Tous ces actes de langage sont des actes de langage directs dans lesquels le locuteur à l'intention de produire un effet illocutoire sur l'auditeur et de le lui faire reconnaître.

Dans le cas de l'acte de langage indirect, le locuteur, en énonçant une phrase, veut dire ce qu'il dit mais également quelque chose de plus. Autrement dit, pour que l'auditeur comprenne ce que le locuteur énonce, il faut non seulement que le locuteur et l'auditeur aient en commun un arrière-plan d'information factuelle mais aussi que l'on tienne compte de la convention ainsi que de la capacité d'inférence de l'auditeur.

Parmi les cas d'indirectivité, Searle analyse les offres ou les promesses indirectes mais également la métaphore et l'ironie qui sont fortement représentées dans le corpus d'analyse.

En ce qui concerne le discours sérieux, le locuteur ou l'écrivain doit pouvoir être en mesure de fournir des preuves de la vérité des propositions exprimées et donc d'observer un certain nombre de règles verticales qui établissent des liens entre le langage et la réalité.

Mais, l'auteur d'un discours de la fiction n'est pas tenu de répondre de la vérité de la proposition qu'il exprime et cela en raison d'un ensemble de conventions horizontales qui rompent les liens établis par les règles verticales.

Cette rupture est rendue possible par le fait que le discours de la fiction est un discours feint mais non trompeur.

Cependant, selon Searle, le discours sérieux peut être porté par le discours de la fiction dans la mesure où les œuvres de fiction marquantes délivrent des messages « qui sont transmis par le texte » [5].

C'est à partir de tous ces éléments théoriques que, dans la deuxième partie de ce travail, le roman a été analysé.

Ainsi, le recensement des expressions référentielles du corpus a permis de percer à jour une structure fermée - un tétraèdre - dans laquelle le Pouvoir a sans doute voulu enfermer l'écrivain, structure figurant le lieu de la marginalisation, sort réservé aux intellectuels qui se veulent libres.

Par ailleurs, l'acte de langage qu'est la référence s'accentue par le recours aux métaphores, à l'indirectivité créant ainsi un processus d'inférence qui permet au lecteur non seulement d'identifier la référence et d'atteindre ainsi le sens que le romancier attribue à son énonciation mais également de restreindre le domaine d'application de cette référence.

Ceci permet d'inférer que le romancier tient un double discours : le premier concernant la volonté de rendre compte d'une réalité, le second délivrant un message d'espoir.

Parallèlement, il apparaît que la plupart des expressions référentielles catégoriques figurent dans des passages où les conventions horizontales du discours de la fiction sont subverties par des ruptures qui rétablissent les règles verticales du discours sérieux, les liens ontologiques entre les mots et le monde.

Toutes ces ruptures s'effectuent par le biais de la transfictionnalité, c'est à dire par le recours à d'autres genres que celui du roman : la tragédie, l'épopée, par le biais des écritures intimes (ici les lettres), de l'ironie - marques de la formation classique et de la culture hellénique de l'écrivain - et par l'introduction du mode d'expression des poètes kabyles anciens.

Placées bout à bout, elles représentent des segments verticaux qui entaillent une ligne horizontale, l'ensemble figurant un parcours parsemé d'embûches à l'issue duquel se trouve un message d'espoir.

A l'intérieur de ces ruptures qui permettent l'introduction du discours sérieux, il a pu être constaté que le romancier énonce des actes illocutionnaires - sous forme de directifs et d'assertifs - qui rendent compte de la vision qu'il se fait de la situation politique de l'Algérie d'après l'Indépendance ainsi que du statut de l'intellectuel aux prises avec un Pouvoir excluant toute possibilité d'expression libre.

D'autre part, il apparaît que toutes ces ruptures provoquent un télescopage de genres qui s'entrecroisent créant ainsi une issue à l'enfermement voulu par le Pouvoir mais également une issue au cadre restreint du genre romanesque.

L'ensemble de cette analyse révèle que « La Traversée » est une œuvre de synthèse qui fait « complètement référence » (selon l'acception searlienne du terme) à l'itinéraire du romancier lui-même, en sa qualité d'intellectuel, à tous ses engagements, à ses aspirations mais également à ses déceptions.

Il semble également que ce roman soit une œuvre de rupture avec le genre romanesque dans la mesure où aucun des autres romans de l'écrivain ne comporte à ce point autant de genres qui s'entrecroisent et qui en font une structure éclatée où il n'y a plus aucune division en chapitres.

C'est ce qui conduit à conclure que l'écrivain subvertit les règles traditionnelles du genre romanesque et que la fiction n'est qu'un prétexte à un essai qui ne dit pas son nom. Il s'agit là donc d'un dire derrière une nouvelle façon de dire, à mi-chemin entre la fiction et la réalité, entre la prose et la poésie.

Fidèle à la tradition des « fictores » depuis Homère jusqu'aux écrivains de l'époque classique, M. Mammeri, dans La Traversée, n'a-t-il pas voulu employer la fiction comme argument au discours sérieux ? N'a-t-il pas voulu que la fiction ait pour rôle d'édifier le lecteur, de l'inviter à une lecture allégorique ?


Notes

[1]- Paris, Plon, 1982.

[2]- Le courage lucide d'un intellectuel marginalisé.- In Awal, n° spécial, 1990.- p.p.79-99.

[3]- Entretien avec Tahar Djaout.- Alger, Laphomic, 1987.- p. 25.

[4]- Les Actes de langage. Essai de philosophie du langage.- Paris, Hermann, 1972.- p.55.

[5]- Sens et expression. Etudes de théorie des actes de langage.- Paris, Minuit, 1982.- p.118.

 

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