From Dey’s palace to governmental palace : the place and non – place of memory Abstract: In 1986, a polemic nourished Algerian daily papers, it brought Mouloud Kassim, Nait Belkacem and Mahfoud Kaddache into conflict concerning their interpretation of the Turkish presence. Historians are always attentive to this type of discourse where memory and history are confronted. Because, behind the facts of memory, is the strategy of a symbolic conquest where the relations of power represented by a group stand out. We have taken this pretext of disaccord between these two opinions, to question the building of national identity at work in “imagined communities” and the port of ambiguities and contradictions they conceal with regards to the material space where they are noted. Key words : Place of memory – Non–Place of memory – National history – Identity – Turkish period – Colonial period |
Ouanassa SIARI-TENGOUR : Historienne, Université Paris VIII – Département d’Histoire, France
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
"La mémoire est toujours de la guerre".
Walter Benjamin
"Dans un kiosque en bois de cèdre, le dey recevait à la turque sur un divan".
Jules Roy
Cette réflexion s'inscrit dans un des axes retenu par notre laboratoire de recherches « savoirs, pouvoirs et mémoires » et intitulé « lieux de mémoire, lieux de discorde ».
A l'indépendance de l'Algérie, en juillet 1962, la nouvelle équipe de responsables s'installe peu à peu dans la capitale, dans les bureaux du vaste bâtiment qui domine le Forum, occupé jusque là par le gouvernement général français depuis 1930, date de sa réalisation lors du centenaire[1].
Cent ans plus tôt, l'armée victorieuse du général De Bourmont[2] s'installait dans la Casbah, forteresse dominant les hauteurs d'Alger et siège du gouvernement turc depuis 1817, date à laquelle le dey Ali Khodja (1817-1818) décida d'abandonner le palais de la Jénina pour des raisons de sécurité. Ce bref rappel suffit à rappeler l'existence de trois lieux inscrits dans le tissu urbain de la capitale : le palais de la Jénina, la Casbah, le palais du gouvernement où le pouvoir politique tantôt turc, tantôt français, tantôt algérien s'est exercé successivement. Ce rapprochement entre trois présences politiques ( dont seule la dernière a le mérite de vouloir incarner l'état national) peut prêter à confusion et laisser croire au profane l' absence de liens entre elles.
Si les petits écoliers algériens apprennent dans le livre d'histoire de la quatrième année, l'histoire du coup d'éventail donné le 29 avril 1827 à Alger, par le Dey Hussein au consul Deval, ils ignorent le lieu où la scène s' est produite. Pourtant, le croquis de Coppin[3] montre bien la salle d'audience du palais de la Casbah où s'est déroulée la rencontre entre le Dey Hussein et le consul Duval. Ce rappel peut relever du détail conventionnel ou formel si l'absence de référence au lieu et à sa configuration n'était liée à une question de représentation politique .
En d'autres termes, la mémoire de l'État ne semble être inscrite nulle part avant 1962 et sa fonction ne peut s'en trouver que restreinte. Cette absence de représentation matérielle et - donc de repères ancrés à un territoire - conjuguée à une ellipse temporelle (qui recouvre plusieurs siècles) est révélatrice de la fragilité sinon de l'ambivalence de l'identité nationale algérienne. Cette discordance entre le temps et l'espace se traduit par une sorte de béance de la mémoire, qui renforce la difficulté d'une perception collective du passé . Or tout pouvoir politique émergeant cherche à fonder et à inscrire sa légitimité dans une longue durée, ininterrompue.
Nous pouvons essayer d'illustrer notre analyse en nous appuyant sur la polémique relativement récente qui a opposé un historien de métier et une personnalité politique, par voie de presse [4]. La relecture des deux points de vue est intéressante à plus d'un titre. Elle confirme la règle générale que les lettrés jouent un rôle certain dans la production des idées politiques et de leur légitimation par la médiatisation.
La période turque : enjeu de mémoire et contre histoire
Au cours d'une conférence donnée au début d'avril 1986, que l'on peut considérer comme un véritable manifeste, Mouloud Kassim Nait Belkacem s'est attaché à dénoncer les "Faux concepts et fausses formulations" qui encombrent selon son point de vue l'histoire algérienne. Pour les besoins de la démonstration, l'auteur va s'appuyer sur l'exemple de la période antérieure à l'occupation française, c'est à dire sur la période ottomane. Qu'importe l'appellation turque ou ottomane. Ce qui est plus important c'est que la présence des Turcs à Alger est considérée comme différente de celle des Romains, des Espagnols et bien sûr des Français...Les Turcs n'ont été ni "envahisseurs ni occupants".
Comment Mouloud Kassim Nait Belkacem va-t-il contourner cette affirmation réductrice dans les faits (Les frères Barberousse sont étrangers à Alger!) et dans l'interprétation (les frères Barberousse ne sont ni envahisseurs ni occupants!)[5]?
Une première étape consiste à les désigner par une appellation particulière dotée de sens : ce sont des Ottomans, ce qui les place au cœur d' une configuration politico-religieuse plus large dirigée par " le Califat, symbole de l'unité de l'Islam". Mouloud Kassim Nait Belkacem invite implicitement à inscrire les frontières de la Régence dans une aire culturelle où les occurrences symboliques représentent autant de formes d'identification et de mobilisation. Le schéma ainsi construit peut séduire par la prégnance de la situation religieuse revêtue de la charge califale et contribue à évacuer la tension qu'une présence étrangère peut entretenir.
" L'époque de l'Algérie ottomane est l'une des plus resplendissantes de notre histoire, l'une des plus rayonnantes, si ce n'est dans le sens du plus grand rayonnement dans le monde, tout au moins dans le sens de la plus grande puissance!" Les modalités d'une telle puissance sont contenues dans la panoplie de traités signés entre les deys d'Alger et les représentants de nombreuses puissances étrangères. L'argumentation semble tout à fait admissible voire même irréfutable, à travers une lecture littérale des textes publiés par Plantet [6]. " La République d'Alger" assortie " du drapeau d'Alger, de la marine algérienne" ne jouissait-elle pas de la reconnaissance de tous? Que les Algériens cessent alors d'interroger l'histoire, de nourrir d'autres aspirations politiques quant à la compréhension de leur passé. le doute n'est plus permis : " l'état des Algériens ressuscité par Barberousse en 1516... n 'est qu'un maillon dans la longue chaîne des États algériens qui l'on précédé, en commençant par l'État numide et en passant par ceux des Rostomides, des Zirides, des Hammadites, des Zianides, et suivi de celui de l'Émir Abd El Qader, du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) à la République Algérienne Démocratique et Populaire. »
Cette continuité de l'État posée comme fondement de la nation algérienne n'est pas réfutée par Mahfoud Kaddache. Se penchant à son tour, sur "les origines de la Nation et de l'État algériens", il conclut lui aussi, à l'existence de l'État nation à la veille de l'occupation française. Plus nuancé dans la démonstration, sans doute par professionnalisme, il n'en aboutit pas moins aux mêmes conclusions. Raison patriotique oblige, sommes nous tentés de dire[7]!
Cela étant, Mahfoud Kaddache préfère parler de dirigeants turcs parce que, tout simplement, "la mémoire collective algérienne parle des Turcs." Plus loin, il précise : "des étrangers, l'Algérie n'a conservé ni la langue, ni les dieux, toutes les assimilations furent superficielles. Nos ancêtres restaient eux même". Le non dit de ces propos masque à vrai dire, les identités ethniques qui ne sont pas évoquées dans la définition de la nation. Ce qui se joue alors d'un côté comme de l'autre ce sont deux modalités de la légitimation de l'État national, l'une puisant dans " un nationalisme exclusif arabo-musulman"[8] et l'autre dans un nationalisme respectant les différenciations culturelles où la part berbère ne serait plus minimisée. Mais chez l'un et l'autre, c'est la subordination aux normes communautaires qui l'emporte.
Remise de l'État en l'état
Le débat sur l'externalité (pour ne pas dire étranger) des représentants du gouvernement impérial d'Istanbul, à Alger ou son contraire, c'est à dire l'appartenance au califat ottoman, occulte et exprime bien au delà des divergences relatives à la légitimité/ illégitimité des Turcs, par sujet interposé la question de la genèse de l'État nation algérien.
La thèse incluant les provinces algériennes/ La Régence dans l'empire ottoman renvoie à une identité communautaire qui semble se heurter à l'identité nationale. Est-il nécessaire de rappeler qu'en arabe, le terme usité est le Califat ottoman dont la signification à l'appartenance à Dar El Islam situe l'enjeu. Le seul fait que les deux interlocuteurs ont dû porter leur point de vue, auprès de l'opinion publique, traduit la crise sous-jacente qui divise les consciences algériennes, sinon les écarts qui séparent le passé du présent. Et c'est précisément ce qui nous amène à accorder de l'intérêt non plus à la polémique elle-même (qui renvoie tout simplement à une pratique communément utilisée quand on cherche à atteindre la reconnaissance d'une identité sociale), mais à tenter de repérer et dénouer le sens de telles propositions jetées en pâture au public. Ce qui veut dire qu'il faut chercher du côté "des configurations intellectuelles par lesquelles la réalité est contradictoirement construite par les différents groupes qui composent une société [9]" avant d'examiner les formes institutionnelles qui leur servent de relais, afin de les rendre visibles. L'ampleur de la polémique apparaît alors, et elle est autrement plus profonde, dans la mesure où elle dévoile toute la tension qui a entouré cette réelle confrontation, entre deux postures opposées et en désaccord sur les représentations assignées à l'histoire. Dans cette compétition, il est certain aussi que le rapport de force penche du côté de celui qui détient "le pouvoir de classer, de nommer"[10] et à qui revient par conséquent "le pouvoir de décision".
Dans cette concurrence quant au monopole de la production d’un modèle d’interprétation de l’histoire, on doit à Halbwachs des éléments de réflexion qui méritent d’être rappelées. Dans la mémoire collective, Halbawchs émet l'hypothèse d'une société dont la mémoire est amputée et donc non unifiée : elle procède alors à l’élaboration artificielle et donc arbitraire « d'une science historique comme instrument d'une mémoire nationale basée sur la reconstruction abstraite d'un temps extérieur aux durées collectives[11]».
Ce qui est encore plus significatif, dans l'exposé d’un tel point de vue, c'est que le temps de la présence turque triplement séculaire ne fait pas l'unanimité auprès des différents courants de pensée. En quoi ce désaccord dont l'opinion publique a pris connaissance par la presse interpelle-t-il les historiens, aujourd’hui ? Il est révélateur, avec la distanciation, de l'absence d'identité dans l'interprétation du temps. Autrement dit, les protagonistes ne partagent manifestement pas la même perception du temps passé. La persistance de la polémique et la publicité qui lui est faite, à un moment où la presse était encore sous monopole d'état, est pour le moins inhabituelle. Une telle différenciation dans la gestion de la mémoire et du passé, est bien le signe d'une collectivité instable, sinon en crise profonde. Il n' y a rien de surprenant dans cet état de choses, si l'on ne perd pas de vue les bouleversements historiques vécus par la société algérienne ( longue domination coloniale, résistances et guerre de libération). Il en résulte un vif sentiment d’échec et surtout une incapacité qui butte sur la difficulté à réaliser une représentation unifiée des souvenirs collectifs, ou tout au moins à procéder à leur reconstitution, en raison de la violence des multiples ruptures survenues dans le processus de leur production.
Mais ce n'est pas la seule difficulté, il en est une autre, plus urgente à définir et à résoudre : il s'agit de la somme d'interrogations dont la formulation est inséparable de l'adoption d'une "logique de raisonnement propre à l'histoire et aux sciences sociales"[12], en reléguant dans la mesure du possible la pression des orientations idéologiques.
C'est dans cette perspective que l'intervention de Mouloud Kassim Naït Belkacem prend un sens autre que celui d'un débat ordinaire entre gens de culture. Du reste, le titre de la conférence choisi : " Faux concepts, fausses formulations de notre histoire" est révélateur de la volonté politique d'inscrire l'histoire nationale dans une succession problématique des états. Il est évident, que pour la manipulation politicienne, la référence à la période turque offre mille et une argumentations qui abondent dans l’orientation voulue, c'est à dire prouver l'existence d'un état-nation. Le recours à la démonstration par les documents diplomatiques est brandi pour attester l’existence de l'État algérien. Mais si la réalité de cet état est indéniable, c’est sa définition qui pose problème. Il n’est pas à confondre avec un état de type moderne. Même intégré à l’empire ottoman, la notion d’Etat en Algérie reste équivoque et semble avoir revêtu une telle faiblesse historique que l’idée de lui substituer une dimension nationale s’est rapidement imposée comme l’axe principal d’identification.
Une fois ce constat dressé, il reste à tenter de comprendre les présupposés de ce télescopage de mémoires qui vient brouiller le débat, au printemps 1986.
Un début de réponse est apporté par Mouloud Kassim Naït Belkacem lui-même, qui interpellé par Mahfoud Kaddache, publiera à son tour, un long texte dont le titre fort significatif " Remise de l'État en état"[13] lève toute équivoque quant aux motivations réelles de son intervention. Dans cette formule, tout est dit ou presque, il reste seulement à convaincre.
Pour les besoins de la démonstration, l'auteur affiche son désir de fixer les assises de "la nation algérienne et de l' historicité de son état" une bonne fois pour toutes. L'heure n'est plus au doute. Car il s'agit ni plus ni moins " d'attirer l'attention sur la nocivité de ces faux concepts et fausses formulations sur la jeunesse". Voici que ce qui n'était qu'une simple conférence est traitée comme une pathologie. D'où l'urgence d'agir rapidement et de manière efficace. Cependant, on réalise que le conférencier nourrissait d'autres visées : le but réel est d'écarter pour ne pas dire discréditer toute autre approche qui peut apporter la contradiction. Il ne s'agit donc pas de proposer une nouvelle interprétation historique, tout à fait désintéressée à l'opinion publique. La prétention scientifique ou le bricolage de l'argumentaire (telle la liste de documents authentiques de traités signés entre le Dey et différentes puissances étrangères) occulte le véritable enjeu soit ce que Bernard Lepetit désignait par "le présent de l'histoire" qui constitue la véritable préoccupation et explique la formidable mobilisation des moyens mis à la disposition de l'orateur (salle de conférences, présence de la RTA, journaux). L'Algérie des années 80 n'est plus celle de 1962 : l'ère de l'édification du socialisme est mise en sourdine. Si ce n'est pas une remise en cause de la nécessaire modernisation de l'Algérie, il s'agit de lancer des réformes libérales. Effectivement, les difficultés inhérentes à une conjoncture économique défavorable (baisse des prix du pétrole) précipitent la crise sociale. En filigrane, c'est l'échec des politiques de développement suivies jusque-là. Les détracteurs du socialisme se réjouissent. Mais comment assurer la transition entre la fin de l’ère marquée par Boumédiène et les nouveaux dirigeants dont Chadli Bendjeddid, sans mener une réflexion sur l’Etat, son rôle et le fonctionnement de ses institutions ? Comment contourner la question cruciale de la nécessaire démocratisation de la société sans donner prise à l’établissement d’un véritable débat qui suppose la garantie des libertés individuelles? Comment éviter de s’interroger sur les fondements de la politique du pouvoir, sans revenir au préalable à l’été 1962 et à l’histoire complexe du mouvement national à travers ses diverses tendances ?
Seule la proposition d’une vision organique de la nation est en mesure de renforcer la cohésion du pays et d’aplanir les tensions sociales de plus en plus spectaculaires[14].
En creux, l'idéologie arabo-islamique (qui n'a jamais été en retrait) tend à devenir exclusive dans un parti unique comme à travers ses relais. L'exaltation de l'authenticité musulmane atteint son point culminant, à travers la promulgation des constantes nationales, et se présente comme solution de substitution à la crise générale : tour à tour elles signifient fidélité aux origines, fidélité au patrimoine culturel national par opposition à toutes les influences culturelles extérieures et donc étrangères aux valeurs propres à l’idéal de la communauté musulmane.
Mouloud Kassim Nait Belkacem est assez représentatif de cette tendance. Tous ses discours portent systématiquement sur la critique des modèles étrangers, importés : les termes récurrents de ses discours amplifiés régulièrement par la presse gravitent autour de la dénonciation du Gharb/Occident, de la chrétienté coalisée… responsables hier et aujourd'hui ( par le biais de leurs épigones, nommément désignés) des désordres observés à l'intérieur de Dar el Islam. Tout est dit quant aux choix de société à faire pour l'avenir: hors de la communauté musulmane, point de salut. C'est à ce prix que "la remise de l'État en état" est possible. Si toute société en crise doit pouvoir trouver les sources de son renouvellement, en puisant dans le passé, il reste que croire que la solution est dans la réappropriation mécanique de l'héritage promu, relève de la simple utopie. Est-il possible de s'engager dans une régression temporelle? Est-il possible de se figurer un présent à l'image d'un passé plus ou moins lointain sans "qu'il n'en résulte une perte de sens du présent".
Devant la complexité des questions qui se posent aux Algériens, quel peut-être l'apport de la réflexion historienne ?
La pratique du métier de l'historien suppose un espace de liberté et une liberté de l'esprit. Mais elle suppose également que la recherche scientifique s'approprie les différents champs de l'histoire, en préservant une autonomie si relative soit-elle du pouvoir politique. C'est dire combien le monopole de la production intellectuelle et de la diffusion de ses symboles est au centre de la controverse[15].
Pour un débat avec d'autres historiens
Le débat qui a opposé Mouloud Kassim Nait Belkacem à Mahfoud Kaddache touche en fait, à la question de l'identité nationale en Algérie, à un moment marqué par l'érosion du mythe nationaliste et la perte de la légitimité de l'Etat algérien tel qu’il a existé depuis l’indépendance. L'âge de la libération nationale semble clos.
Pour le premier, il s'agit de conforter/confirmer l'existence de la nation en s'appuyant sur l'histoire politique antérieure, autrement dit à la situer dans une succession d'Etats antérieurs à la colonisation française. La volonté d'ignorer la période française traduit le malaise de l'idéologie officielle et des historiens algériens en général, qui s'accordent à ne pas la reconnaître comme l’un des lieux sinon le creuset de la formation de la nationalité algérienne, au sens moderne du terme.
Au delà des bouleversements induits par la colonisation, des formes politiques obéissant à des normes nouvelles, ont été mises en place. Qu'on le veuille ou non, des notions telles que le service public, l'organisation administrative avec tous ses rouages, la représentation électorale si limitée soit-elle, ont fini par exercer leur attrait sur la société colonisée. A l’heure de l'indépendance, l'État nouveau, l'État algérien ne peut que se situer dans le modèle légué. Au reste, les Algériens investissent le palais du Gouvernement au cours du mois de juillet 1962. Ils ne s'installent pas à la Casbah. Il est vrai qu'à l'heure de la victoire, le nationalisme triomphant ne s'encombrait point de définition.
Sa légitimité, il la doit à la longue mobilisation du mouvement national et son credo : la guerre de libération. Comme on peut le constater, son histoire appartient à un temps court qui contrarie et contredit la représentation historiciste de l' État et les formes d'allégeance qui lui sont rattachées. Et c'est sans doute la raison de sa précarité.
Pour être conséquente, une implication des historiens suppose de commencer d’abord comme l’enseignait Lucien Febvre par « faire l’histoire des mots ». L’usage de concepts aussi essentiels que : état moderne, nation, nationalisme doivent faire l’objet de définitions précises qui ne sauraient être de simples emprunts à d’autres aires culturelles. Il est pour le moins étonnant qu’un tel débat soit resté circonscrit dans les limites du couple Mouloud Kassim Nait Belkacem/ Mahfoud Kaddache. L’opinion publique est restée plus subjuguée par le caractère sensationnel du débat que par les tenants et aboutissants de questions aussi cruciales que la construction des fondements historiques de l’identité nationale. Comment expliquer l’absence de participation des élites à la discussion ? Sont-elles réellement dans l’incapacité de jouer leur rôle de médiation social ? A moins que le silence ne soit un sérieux signal de la crise générale qui frappe la société algérienne dans sa globalité. Si cette perspective est retenue, l’indifférence ou le peu d’empressement des élites à s’investir dans le débat, peut traduire alors la complexité des rapports de dépendance qu’elles entretiennent avec l’état. Ce qui permet d’occulter d’autres urgences telle que la participation réelle des citoyens à la vie publique. Or cette exigence n’a cessé de se poser aux Algériens. C’est pourquoi, la position défendue par Mouloud Kassim Nait Belkacem, qui se résume à un retour du passé, trahit une attitude politique pour le moins conservatrice. Ce n’est pas tant la « communauté imaginée»[16] conçue comme une communauté religieuse (Umma islamique) qui pose problème que les rapports ambigus qui existent entre celle-ci et le nationalisme. Or comme le fait remarquer Mohamed Harbi, « l’allégeance à la nation et l’allégeance à l’umma islamique » ne vont pas de pair[17].
Pour éviter les confusions et les anachronismes : la représentation de la nation qui se veut incarnée dans une succession d'Etats depuis la nuit des temps. (ex de l'Algérie de l'Etat de Massinissa à celui de l'émir Abd El Qader ) procède de l'occultation. La nation est une réalité contemporaine, en tant que collectivité politique, comme organisme de représentation, comme imaginaire social.
L'Etat national est tout aussi contemporain, il est le fruit de l'émergence et du développement du mouvement national qui culmine avec la guerre de libération. Les historiens algériens ne peuvent retenir la nationalité en évacuant le contexte qui a contribué à son élaboration. Il est pour le moins aberrant de vouloir réduire la période coloniale française à la seule dimension de ses effets négatifs. La cristallisation autour de la nationalité est la réponse à l'enracinement de la colonisation française. Pour sortir de ce travail de deuil, il n'y a qu'une posture possible : poursuivre l'étude et privilégier la dimension comparative des formes étatiques dans l'aire maghrébine et ailleurs et dégager les processus historiques où elles s'inscrivent au sein de sociétés en perpétuel changement (résultat de crises et de ruptures ).
Comment définir l'Etat pendant la période turque ? C'est de la détermination de ses structures politiques, économiques, sociales et culturelles que peut venir la réponse. Et les réponses sont plutôt négatives. Mahfoud Kaddache comme Mouloud Kassim Nait Belkacem entretiennent, avec des motivations différentes, la même confusion. L'idée qu'à la veille de 1830, la Régence d'Alger constituait un Etat national, chez l'un et l'autre, exige une mise au point.
Plusieurs facteurs jouent en faveur du choix retenu pour l'argumentation de la conférence "Faux concepts, fausses formulations de notre histoire".
C'est sans doute parce qu'elle pose le moins de problème au moins au niveau de la configuration géographique, de l'assise territoriale (qui correspond à peu près) aux limites actuelles que la démonstration de l'antériorité de l'état s'appuie plus particulièrement, sur l'exemple de l'occupation turque.
Indéniablement, l'Algérie contemporaine a hérité d'une entité politique qui doit beaucoup à la Régence d'Alger. Ouverte sur la mer, et sur la pratique de la Course, la Régence d'Alger ne pouvait qu'entretenir des échanges avec les différents pavillons qui s'y croisaient. La longue liste des différents traités conclus entre les représentants de la Régence d'Alger et ceux des puissances étrangères (France, Angleterre, États Unis...) atteste incontestablement d'une politique étrangère dynamique. Les termes invoqués pour désigner les parties contractantes suffisent -ils à rendre compte de l'existence d'un Etat algérien, au sens moderne du terme ? Algérien il l'était sans le moindre doute. Ce qui importait aux cours de France, d'Angleterre était de mettre un terme aux incursions maritimes qu'abritait " Le Boulevard de la guerre sainte", et non une quelconque reconnaissance mutuelle d'Etat à Etat. Alger agissait de plus en plus à sa guise mais tout en prenant de la distance, n'en continuait pas moins d'entretenir des rapports étroits avec La Porte : les Pachas ne venaient-ils pas de l'Empire, nommés par le Sultan (de 1587 à 1711), autant que la Taïfa des Raïs et l'ensemble de la milice de Janissaires. Même quand celle-ci a décidé d'élire un Dey parmi ses membres, (elle refusera alors celui désigné par le sultan d'Istanbul) elle n’a pas cessé pour autant d'envoyer régulièrement le prix de son obédience.
L'État d'Alger, tout en érigeant des structures politico-administratives autonomes, n'en reste pas moins une province de l'Empire, malgré sa situation extrême/aux marges.
Mais ce n'est pas la seule raison. Le fait essentiel réside dans l'allégeance au calife d'Istanbul. Celui-ci est le dépositaire depuis les débuts du 15e siècle de la loi musulmane. En tant que fédérateur de tous les musulmans, l'Empire Ottoman est le symbole par excellence de l'intégration à la Umma. Par opposition à l'occupation française, le califat ottoman exercera une attirance certaine et suscitera une attente, lors de certains événements, de la part des Algériens.
C'est donc beaucoup plus tard que le souvenir de la présence turque est réactivé. C'est essentiellement le fait de la Nahda et du développement des mouvement nationalistes dans les pays du Proche Orient d'une part et de la présence française d’autre part, dont la politique de méfiance à l'encontre de l'empire turc contribuera à éveiller l'intérêt de quelques milieux algériens.
Il reste que ce qui relève de ces utopies contemporaines est contredit par le déroulement des faits eux-mêmes, tels qu'ils se sont déroulés en 1830. "La population d'Alger n'a-t-elle pas ouvert les portes de la ville à l'envahisseur"[18] et personne ne semble avoir regretté les Turcs si l’on en croit Hamdan Khodja.
L'exercice de l'autorité est assumé par un dey et l'oligarchie militaire. Au XVIIIe siècle, Alger est moins prospère en raison du reflux de la Course. Le pouvoir central installé au palais de la Djénina ( il disparut en 1856 ) depuis près de trois siècles, se déplace sur les hauteurs de la Casbah en 1818. Il érige un ensemble de bâtiments importants, à la mesure de ses ambitions politiques et pour se mettre à l'abri de toute attaque. Toute la hiérarchie de commandement qui dominait Alger était turque, et donc étrangère et provenait des provinces de l'Empire Ottoman. La milice, qui constituait la hiérarchie militaire et administrative (Odjak) est restée fermée aux populations autochtones, à quelques exceptions près. Il en était de même dans la marine où seuls, quelques Algérois sont parvenus à se hisser au grade de Rais, sans toutefois bénéficier "des avantages des capitaines membres de la milice"[19]. D’autre part, André Raymond apporte d’autres précisions : "Alger, avec son recrutement à peu près exclusivement anatolien , paraît représenter un cas extrême, explicable, peut-être, par la volonté de l'élément turc de garder la haute main sur le pouvoir". Il rappelle aussi "qu'il y aurait eu ainsi 8533 recrues nouvelles levées entre 1800 et 1829. Ce recrutement, qui était vital pour la Régence d'Alger, ne pouvait se faire qu'avec l' accord du gouvernement ottoman, situation qui contribua au maintien des liens politiques entre Alger et La Porte. Par ailleurs, ce flux régulier de militaires venus du centre de l'Empire contribua fortement à garder son caractère "turc" à l'État d'Alger"[20].
Cependant, à en croire Grammont, lors de son installation dans la Casbah, le Dey Ali Khodja s'entoura d'une troupe de Kabyles de deux milles hommes [21]. Y avait-il une volonté de se libérer de l'emprise de la milice et de ses manifestations turbulentes? Il n’en demeure pas moins que cette initiative n’a pas entraîné des changements notables au niveau de la composition du pouvoir central.
Le présent de l'histoire : une autre réalité
Cette réhabilitation de l'occupation turque a cependant quelque chose de profondément troublant. Quand on regarde le patrimoine hérité de cette période, on comprend difficilement l'état de délabrement fort avancé des monuments symboles, comme la Casbah.
A l'heure où le souci de préserver le patrimoine est manifesté régulièrement, il y a lieu de s'interroger sur le sens effectif que recouvre cette notion.
Autant les discours sur l'écriture et réécriture de l'histoire ont fini par convaincre de nombreux esprits, autant ceux concernant la nécessité de préserver le patrimoine sont restés pratiquement lettre morte. Cette discordance entre le discours et l'oubli de ses représentations matérielles se heurte à une objection majeure qui figure dans la réflexion de Gellner. Pour celui-ci, le rôle de l'État moderne est prééminent dans la construction de la nation. En ce sens, l'idée d'une nation éternelle participe de l'illusion, et entretenir le mythe de sa renaissance l'est tout autant. C'est bien l'Etat-nation qui, par l'école, l'armée... produit une culture nationale. Seulement, il a besoin de mobiliser le passé et la tradition, à s'inventer des origines toutes artificielles, pour asseoir sa propre domination. Dans cet effort de construction de la mémoire collective, l'État ne semble pas rencontrer l'adhésion de tous les Algériens, et l'un des paradoxes est "le manque d'esprit de l'État"[22] manifesté par les représentants de ses propres institutions, qui se montrent peu disposés à répondre à ses injonctions. Comment expliquer une telle situation sinon comme l'expression de l'absence de cohésion sociale, entre l'intervention de l'État et l'ensemble des membres de la société. Comment expliquer une telle distorsion du lien social ? Durkheim cite quelques règles qu'il est utile de rappeler : l'État étant l'instrument rationnel permettant la réalisation du bien commun, " il n'appartient pas...à l'État de créer cette communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il n'y a pas de société; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers"[23].
Pour avoir oublié ce principe, à savoir que l'État est au service de la société et non l'inverse, les discours idéologiques émanant des clercs de l'État, n'ont pas prise sur grand chose et entretiennent la crise qui perdure entre le civil et le politique. Le chaînon manquant réside dans la non définition des règles qui régissent les relations sociales et l'État; étant entendu que celles-ci passent nécessairement par le respect de la démocratie. Avec cette réserve supplémentaire que "la démocratie ne s'accompagne pas de n'importe quel type d'État jouant n'importe quel rôle et intervenant à bout de champ"[24].
Ce n'est donc pas plus ou moins d'histoire de l'État qui devrait préoccuper clercs et intellectuels, mais une histoire des idées, une histoire de ses fondements politiques, une histoire des mouvements politiques et sociaux. C'est dans cette voie que les efforts des historiens et autres chercheurs des sciences sociales doivent tendre si l'on veut battre en brèche " faux concepts et fausses formulations" qui encombrent l'histoire. Le champ intellectuel gagnerait en autonomie autant qu’en liberté d'expression.
Depuis cette polémique, le thème de l'écriture/réécriture de l'histoire a connu une évolution assez remarquable, si l'on juge de l'élargissement des lieux de l'histoire. Les institutions mères, c'est à dire : le ministère des Anciens Moudjahidines, le ministère des Affaires Religieuses sont débordés par les Wilayas historiques d'une part et les fondations et associations culturelles. Dans cette course à l'histoire, si le besoin de mémoire est légitime et traduit à sa manière une quête de repères identitaires, deux possibilités entrent en compétition : la première est à inscrire au registre du conformisme imposé par l'idéologie nationaliste. Elle sert de caisse de résonance aux thèmes développés par cette dernière et résumés dans la formule lapidaire "des constantes nationales". La seconde possibilité, ouverte sur le désir de savoir, butte sur les innombrables contradictions que l'étude dévoile. L'image d'une pluralité de destins est-elle en mesure de conforter la représentation de la nation? On ne peut que songer alors aux propos de Renan : "l'essence d'une nation est que tous aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses"[25].
C'est à cette condition que les Algériens pourront dépasser "la tyrannie du national"[26] et intégrer /assimiler tous les lieux qui constituent les fondements de leur mémoire.
Notes
[1]- Le palais remonte à l'année 1930. Il a été réalisé par l’architecte Jacques Guiauchain. Il abrite les bureaux du gouvernement général, devenu ministère de l'Algérie, avec la nomination de Robert Lacoste (9 février 1956) appelé désormais ministre résident. Après le retour de De Gaulle en mai 1958, ce dernier est remplacé par le général Salan devenu alors Délégué général du gouvernement ( juin 1958).
[2]- Dès les premiers jours de la conquête, l’état major, l’intendance et l’administration des Finances occupent une partie des bâtiments de la Casbah, cf. Klein : Feuillets d’El Djezair
[3]- Berbrugger, A. : L'Algérie historique, pittoresque et monumentale.- Paris, 1843.
[4]- Il s'agit de M. Kaddache, professeur d'histoire à l'université d'Alger et de M. Nait Belkacem, ministre (1986).
[5]- Cf. Grammont (de) H. : Histoire d’Alger sous la domination turque (1516-1830).- Paris, 1887 ; et Julien Ch. A. : Histoire de l’Afrique du Nord.- Paris, 2 tomes, 1952.
[6]- Plantet, E : Correspondance des deys d’Alger avec la Cour de France (1577-1830).- Paris, 1893-1894.
[7]- Il n’est pas inutile de préciser la distinction à faire entre les présupposés idéologiques qu’entretient la vision nationaliste dans son regard au passé et une attitude patriotique. Disons que dans le premier cas, « la tyrannie du national peut être excessive dans ses conclusions ».
[8]- Gallissot, René : Le Maghreb de traverse.- Paris, Ed. Bouchène, 2000.- p. 205.
[9]- Lepetit, B. (dir) : Les formes de l’expérience, une autre histoire sociale.- Paris, Albin Michel, 1995.
[10]- Bourdieu, P. : Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle.- Genève, 1972.
[11]- Halbawchs, M. : La mémoire collective.- Paris, PUF, 1950 ; Namer, Gérard : Mémoire et société.- Paris, 1987.- p. 109 et sv.
[12]- Burguière, André : Le changement social.- p. 115, in Les formes de l’expérience.
[13]- El Moudjahid du 14 mai 1986.
[14]- L’année 1986 a vu plusieurs manifestations du mécontentement social, dont celles de Constantine. Cf. L’annuaire de l’Afrique du Nord, 1986.
[15]- Il serait intéressant de procéder à une étude comparative des publications universitaires du reste des autres publications, ce qui donnerait un autre éclairage à cette compétition que se livrent clercs et intellectuels.
[16]- Anderson, Benedict : Imagined Communities.- Londres, 1982.- Traduction française : L’imaginaire national.- Paris, La Découverte, 2002.
[17]- Harbi, Mohamed : Communautarisme religieux et nationalisme en Algérie.- In Burgi, Noelle (dir) : Fractures de l’Etat Nation.- Paris, éd. Kimé, 1994.- p.p. 192-202.
[18]- Cf. Desparmet, J. : La turcophilie en Algérie.- In Bulletin de la Société de Géographie d’Alger et de l’Afrique du Nord, 1916.- p.p. 1-25.
[19]- Shuval, Tal : La ville d’Alger vers la fin du XVIII°siècle.- Paris, CNRS, 1998.- p.p. 63 et sv.
[20]- Raymond, André : Les grandes villes arabes à l’époque ottomane.- Paris, Sindbad, 1989.- p.p. 70 et sv.
[21]- Grammont, H. D. : Histoire d’Alger sous la domination turque.- Paris, 1887.- p. 276.
[22]- Marx, K. cité par Guéry, Alain : l’Etat.- In Nora, Pierre (dir) : Les lieux de mémoire.- Paris, Gallimard, 1997.- tome 3, p.p. 4545-4586.
[23]- Durkheim, E. : Education et Sociologie.- Paris, Puf, 1973.- p. 60
[24]- Guéry, Alain : Op.cité.,- p. 4583
[25]- Renan, E. : Qu’est-ce qu’une nation ?- Paris, 1882.
[26]- Titre de l’ouvrage de Noiriel, Gérard et Lévy, Calmann, Paris, 1991.