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Une géographie urbaine à la marge ? Formes et processus de l'urbanisation saharienne égyptienne (hors marges du Delta et de la Vallée) 1917-2006

Insaniyat N°51-52| 2011 | Le Sahara et ses marges | p.135-148 | Texte intégral


Urban geography on the fringe? Urbanization forms and methods in the Egyptian Sahara (Outside the Delta and Valley) 1917 -2006

Abstract: The Egyptian Saharan area which counted 36000 inhabitants in 1907, and one century later 398000, spread out along the coastal fringe, its hinterland and the five oases regions. From the conclusions of recent research on the Sahara, which shows that urbanization, namely the transformation of inhabitants’ activities, residence modes, social practices and exchanges represent the most important mutations of the last 60 years for these territories: this article tries to explore the modalities of these new forms of social and spatial organization emerging in the Egyptian Sahara. If until 1996, urbanization is mainly a State action, we will try to understand at what moment the Egyptian political planning context took a voluntary urban turning. At the same time, while analyzing public urban development policies, we will give precisions about the characteristics of this urban mutation. Lastly we will look at how the question will be raised from now on, concerning the future of these Egyptian urban Saharan spaces, between economic liberalization and civil mobilization.

Keywords: Geography - micro urbanization - development - Egyptian Sahara - oasis.

Martine DROZDZ :  Allocataire-monitrice, Université de Lyon, Département GHHAT (Géographie, Histoire, Histoire de l’Art, Tourisme), Doctorante rattachée à l’UMR 5600, Environnement, Ville, Société.


En 1997, le Président égyptien Hosni Moubarak inaugure le lancement d’un projet d’échelle pharaonique : créer un nouveau Delta, sur les bords du Lac Nasser, grâce au détournement d’une partie des eaux de retenue du Haut-Barrage d’Assouan. A l’aide d’une station de pompage qui doit devenir la plus puissante station du monde, la station de Tûshka, il s’agit une nouvelle fois d’essayer de transformer le Sahara égyptien pour en faire un Eldorado agricole, industriel et urbain. Ce projet, dernier rêve que tous les présidents de la république égyptienne ont proclamé, marque implicitement l’arrêt définitif du précédent projet de développement des déserts égyptiens, qui portait également le nom de « Nouvelle Vallée » mais qui était centré sur les régions d’oasis. C’est pendant cette période (1957-1997) que la région connaît ses mutations les plus spectaculaires, tant dans l’occupation et l’organisation de l’espace que dans les dynamiques économiques locales. Un processus d’urbanisation des oasis, quasi-exclusivement agricoles dans les années 1950, se met en place selon des modalités qui sont loin d’être évidentes, puisqu’il ne s’appuie pas sur le développement d’activités industrielles, ni sur celui de circuits commerciaux qui favoriseraient l’émergence de places marchandes. Et pourtant en 1996, à la veille de la libéralisation économique qui touche actuellement massivement les oasis, 53% de la population saharienne est considérée comme urbaine par le gouvernement égyptien.

L’espace saharien égyptien, qui comptait 36 000 habitants en 1907, répartis dans 22 communes, en compte un siècle plus tard 398 000, onze fois plus, répartis dans les 180 unités administratives qui se situent le long des franges littorales, de leur arrière-pays et dans les cinq régions d’oasis. Dans ces 180 communes, on trouve deux capitales régionales, des centres oasiens, un chapelet de petites agglomérations jouxtant les fronts pionniers agricoles ainsi que des villages touristiques bordant le littoral méditerranéen. Autant de profils qui encouragent une étude précise des évolutions de la population saharienne égyptienne et des requalifications de ces territoires tout au long du siècle dernier. Dans le sillon des conclusions des recherches récentes[1] sur le Sahara, qui montrent que l’urbanisation du Sahara, c’est-à-dire la transformation des activités des habitants, des modes de résidence, des pratiques sociales et des échanges, représente la mutation la plus importante des soixante dernières années pour ces territoires ; cet article cherche à explorer les modalités d’émergence de ces nouvelles formes d’organisation sociales et spatiales dans le Sahara égyptien. On verra ainsi que jusqu’en 1996, l’urbanisation est majoritairement le fait de l’Etat et on essaiera dans un premier temps de comprendre à quel moment le contenu des politiques d’aménagement égyptiennes a pris un tour volontairement urbain. Ce détour rétrospectif permettra de voir la complexification croissante et l’internationalisation des normes d’aménagement en vigueur, complexification soutenue par l’arrivée de nouveaux acteurs étrangers à partir de la décennie 1980. En parallèle de cette analyse des politiques publiques d’aménagement urbain, on essaiera de préciser les contours de cette mutation urbaine en répondant à la question que pose l’anthropologue Reem Saad à propos de la Haute-Egypte : « qu’est-ce qu’il y a d’urbain » dans le Sahara Egyptien ?[2]. Enfin, on regardera comment se pose désormais la question du devenir de ces espaces urbains sahariens égyptiens, dépourvus aujourd’hui de politique régionale de développement, entre libéralisation économique et mobilisation de la société civile[3].

Figure 1 : L’Egypte et les oasis sahariennes

Les oasis avant les grands projets nationaux

Jusqu’en 1947, le peuplement du Sahara égyptien s’organise en un système double. D’un côté des pasteurs nomades ou semi-nomades qui parcourent le Sahara septentrional, de part et d’autre de l’actuelle frontière égypto-libyenne, d’un autre côté, les oasis, zones de peuplement sédentaire, recensées dès 1882. Ces régions d’oasis s’organisent en une multitude de communautés agricoles qui exploitent les nappes phréatiques peu profondes ou profitent des nombreuses sources artésiennes présentes dans le fond des cinq dépressions du Désert Occidental. Elles sont reliées entre elles par un réseau de pistes qui se déploient le long des différents itinéraires empruntés pour parcourir la route des Quarante Jours qui relie le Darfur au Delta et à la côte méditerranéenne. Les communautés de ces oasis s’organisent autour de la pratique de l’agriculture qui mobilise plus de 90% de la population active masculine jusqu’en 1947, les 10% restant s’employant surtout dans l’artisanat. La forme du peuplement est archipélagique, le chef-lieu administratif concentrant moins de 40% de la population de l’oasis. L’habitat se partage ainsi entre les formations dispersées de maisons isolées accolées aux champs et aux puits et les petites agglomérations très denses formées de maisons mitoyennes, souvent cerclées d’une enceinte, où les rues sont couvertes et dans lesquelles domine la brique de terre crue.

La survie des oasis dépend de leur situation sur la piste des Quarante Jours et de l’accès aux activités commerciales générées par cette situation[4]. L’organisation du commerce transsaharien qui garantit le maintien des oasis ne permet pas pour autant l’émergence d’un groupe local de commerçants, laissant quasiment l’intégralité de la population à la pratique de l’agriculture. Les activités marchandes sont en effet exercées par des groupes originaires de Haute-Egypte qui résident dans les oasis et exercent leur pouvoir et leur contrôle sur les circuits commerciaux par l’intermédiaire du Kâshif, le représentant du gouverneur de Haute-Egypte[5]. Aussi la construction de la notabilité locale dans les oasis ne s’appuie-t-elle pas sur l’émergence d’un groupe de commerçants local, mais se construit à partir du contrôle des moyens de production locaux, par conséquent sur la propriété des puits. Le principal propriétaire des puits est donc celui à qui revient la charge de négocier l’ensemble des surplus produits avec le Kâshif ou les commerçants de Haute-Egypte.

Le contrôle militaire et politique de la zone saharienne égyptienne se renforce après la Première Guerre Mondiale et entraîne de nombreuses perturbations dans la répartition de la population. A partir de 1919, les Britanniques y installent un gouverneur militaire et négocient avec les pouvoirs Italiens la cession de trois oasis senoussies dans le territoire national égyptien en cours de consolidation (Farâfra-Bahariyya, Dâkhla, Sîwa). Dès lors, la zone passe sous le contrôle du Foreign Office[6]. L’action urbanisante des Britanniques est quasiment inexistante : elle se limite à la construction de garnisons sur les plateaux surplombant les dépressions oasiennes et à proximité de la gare dans l’oasis de Khârga. Cependant, le strict contrôle des mouvements et l’interruption des circulations transsahariennes entraînent au nord la réunion des éleveurs semi-nomades dans des villages de sédentarisation et un important exode en direction du Caire au départ des oasis[7]. Ainsi jusqu’en 1947, la croissance et le déclin des communes sahariennes, dans un environnement très agricole, répondent parfois à des logiques locales spécifiques[8] mais s’expliquent surtout par un contexte politique et économique fortement perturbé. La mobilité intra-oasis est très forte pendant ces trois décennies[9], de même que l’exode en direction de la Vallée et de la capitale. Il faut donc nuancer l’idée d’un peuplement qui aurait été très stable avant l’intervention étatique et qui se trouverait fortement perturbé par cette-dernière[10]. A contrario, au vu de l’organisation du peuplement en micro-communautés et de l’extrême mobilité des terroirs pour répondre aux risques environnementaux (épuisement des sols et abaissement régulier des niveaux piézométriques[11]) et politiques, on peut poser l’hypothèse qu’avant l’action entreprise par l’Etat égyptien, les conditions favorables à l’émergence d’une urbanisation saharienne, tant le développement d’activités non-agricoles que la stabilité de la localisation des individus, ne sont pas réunies.

1957 et ses suites : la définition d’un aménagement urbain des oasis égyptiennes et ses conséquences socio-spatiales

Le projet « Nouvelle Vallée » tel qu’il est défini par le Président Gamal Abd el Nasser, est annoncé en 1957 et mis en place à partir de 1959. Annoncé comme un projet de développement agricole, il est mené sous l’autorité des organisations gouvernementales responsables de la bonification et de la gestion des nouvelles terres[12]. Très modeste malgré les chiffres annoncés, il ne concernera finalement que 2500 familles, originaires de la Vallée, principalement des paysans sans terre[13]. A cette première phase d’aménagement exclusivement agricole interrompue en 1967 fait suite un ensemble d’actions dédiées explicitement au développement urbain à partir de 1973. A cette date, la prise en charge de la gestion de l’urbanisme des deux capitales régionales Sahariennes, Marsâ Matrûh et Khârga-ville est assurée par le GOPP (General Organisation for Physical Planning). Les modalités et les contenus de l’intervention de la puissance publique dans les espaces sahariens se modifient considérablement. Entre 1979 et 1982, plusieurs groupes d’experts égyptiens et étrangers sillonnent le Sahara afin de proposer un plan régional de développement de la région. Ce plan est publié entre 1984 et 1986. Il est co-rédigé par PACER (entreprise égyptienne d’ingénierie d’infrastructures urbaines et de transport) et Euroconsult (entreprise néerlandaise de conseil en développement agricole et gestion des ressources naturelles) ; il est financé par la FAO et l’agence US/AID[14]. Reprenant l’argumentaire des grands projets menés alors en Egypte[15], il invite à fonder le développement du Sahara égyptien sur la construction de villes nouvelles qui doivent servir à structurer les fronts pionniers agricoles et devenir des centres de production. Khârga-ville, par exemple, est censée atteindre 350 000 habitants en 1991, à la faveur du développement industriel du site d’extraction de phosphates d’Abu Tartur[16]. Si la ville planifiée n’atteindra jamais ces chiffres et si une fois encore, les ambitions sont démesurées, les effets sur l’organisation de l’espace et les activités des oasiens sont considérables. La population saharienne croît ainsi continument durant ces deux décennies, à une vitesse supérieure à la moyenne nationale et a tendance à se concentrer dans le chef-lieu administratif depuis le milieu des années 1970. La population considérée comme urbaine selon les critères officiels, c’est-à-dire recensée dans les chefs-lieux de markaz, concentre ainsi 46% de la population saharienne totale en 1976 et un peu plus de 50% vingt ans après. Le développement du réseau urbain s’appuie jusque dans les années 1970 sur des villes de moins de 10 000 habitants. Cette strate commence à s’étoffer dans le recensement de 1986, une fois les investissements concédés permettant un recrutement local massif des jeunes diplômés nés dans les années 1960, sur la base des recommandations du plan PACER. Le dynamisme urbain du Sahara égyptien, dont la croissance est continue au long du siècle dernier, s’appuie donc fortement sur l’impulsion donnée par la promotion administrative aux petits centres locaux[17]

Figure 2 : La population urbaine saharienne, 1976-1996

 

1976

1986

1996

Population saharienne totale

196 068

275 495

378 891

Population urbaine saharienne totale

90 439

140 306

192 721

Part de la population urbaine en Egypte en % de la population totale

42

43,91

43,3 0

Part de la population urbaine dans les gouvernorats sahariens en % de la population saharienne totale

46,13

50,93

50,86

Nombre "d'unités urbaines " (chef-lieux de markaz et de gouvernorat) dans le Sahara égyptien

10

10

12

Nombre d'unités de plus de 5000 habitants

6

14

16

Nombre d'unités de plus de 10000 habitants

2

4

6

Source : CAPMAS, 1998, OUCC, 2006.

Le constat de la concentration et de l’agglomération des populations demeure cependant insuffisant pour caractériser les progrès de l’urbanisation saharienne. S’il est admis que l’urbanité ne se limite pas à une forme spécifique[18], le Sahara égyptien offre un cas limite particulièrement stimulant pour proposer d’autres critères de qualification d’un phénomène dont la mesure officielle s’avère très restrictive. Afin de rendre compte des transformations des activités, des pratiques et des paysages d’un territoire quasi-exclusivement agricole au début du siècle, un travail systématique a été mené sur un ensemble de 21 variables combinées en composantes principales et permettant ensuite de discriminer les communes sahariennes en cinq groupes grâce à une méthode de classification automatique. L’analyse a été répétée à l’ensemble des communes, pour les trois recensements complets disponibles, (1976, 1986 et 1996). Aux communes pour lesquelles l’activité économique reste inchangée et demeure exclusivement agricole (plus de 90% des actifs recensés) s’opposent dans un premier temps, jusqu’en 1986, celles où l’emploi administratif se développe et dans lesquelles l’alphabétisation progresse très rapidement. Cette première distinction oppose d’un côté les deux capitales régionales ainsi que les petits centres oasiens[19] aux communes marginalisées et oubliées des équipements publics qui se concentrent dans les nouveaux fronts pionniers et dans les villages de sédentarisation du Nord. Certaines communes de fronts pionniers agricoles ouverts dans les années 1960 attendront plus de vingt ans avant de bénéficier de la nomination d’un instituteur pour leur école[20]. A ce stade, 61% des actifs recensés travaillent dans l’agriculture, 16% dans les services, 7% dans le commerce, mais ces 7% qui représentent 3800 actifs se concentrent pour 75% d’entre eux dans les communes de la bordure septentrionale du Sahara. En d’autres termes, l’urbanisation dans les oasis a cette particularité de ne pas accompagner le développement d’activités commerciales, mais celui des services administratifs. Le citadin oasienn bénéficie d’un meilleur encadrement scolaire, mais n’a que peu la possibilité de consommer des produits manufacturés en dehors de l’oasis.

Vingt ans après, les critères de différenciation entre les communes sahariennes sont plus variés et témoignent de la progression des changements sociaux associés à la mise en place du programme de développement des régions sahariennes. Seul un tiers des communes présente un profil similaire à celui qu’elles donnaient à voir dans les années 1940, avec une population vieillissante (soit 69 000 habitants, 20% de la population saharienne). A ces communes, on peut ajouter les communes des fronts pionniers ouverts dans les années 1980 et 1990 qui présentent un profil d’emploi similaire aux premières, très majoritairement agricole, mais avec une population plus jeune, plus masculine et plus éduquée (30 000 habitants environ, 10% des communes). Tout comme les communes touristiques du littoral (30 000 habitants, 5% des communes) qui emploient majoritairement des hommes jeunes dans le secteur de la construction et les fronts pionniers miniers (1% des communes recensées mais 19 000 habitants), ces communes ont en commun de présenter un important déficit de services et d’emplois administratifs. Le reste des communes se partage entre un petit groupe de villes à économie diversifiée, tournée vers le commerce et les services avec une faible base agricole (6% des communes, dont les deux capitales régionales), enfin les petits centres oasiens qui se distinguent du reste des communes sahariennes en présentant la particularité d’avoir une base agricole non négligeable (plus de 30% des actifs) et un secteur tertiaire surreprésenté (jusqu’à 60 % des emplois) mais une activité commerciale et industrielle embryonnaires (ce groupe concerne 109 000 habitants, 25% de la population saharienne). Si l’on résume ces informations, en 1996, environ 149 000 habitants, soit un gros tiers de la population saharienne égyptienne, vit dans une commune mal équipée, orientée vers l’agriculture, l’extraction minière, ou le BTP. Le reste de la population est polarisée par un réseau de villes qui offrent des infrastructures éducatives et des possibilités d’emplois dans l’administration, sans que pour autant l’activité agricole ne disparaisse. En marge des dynamiques internationales qui commencent à se mettre en place en Egypte et qui concernent surtout le littoral, les oasis sahariennes se transforment en agrovilles. Dans les centres de Khârga-ville et de Mût, les paysages urbains s’uniformisent à la faveur de la production de constructions qui affirment le monopole de la construction du logement par l’Etat et la domination de la construction collective dans des centres organisés selon un zonage fonctionnel. Le tissu urbain hérité est progressivement abandonné ou reconverti en étable, la trame viaire se simplifie et s’élargit, faisant place à des parcelles aménagées en bloc, le commerce se développe peu, strictement contrôlé par la puissance publique.

De nouveaux enjeux pour les villes sahariennes égyptiennes

L’étude des taux de migration sur trente ans permet de mesurer l’attractivité des régions frontalières égyptiennes pour la population nationale. Assez également réparti tout au long de la deuxième moitié du vingtième siècle dans les régions sahariennes ; cet afflux migratoire accompagne la croissance démographique continue de ces régions. Mais cette continuité masque l’ampleur de l’écart constaté pour la dernière décennie qui voit l’écart démographique se creuser entre le littoral saharien et les régions oasiennes. Le gouvernorat de Marsâ Matrûh atteint désormais 322 000 habitants, soit la population de l’ensemble du Sahara au début des années 1990. Cette augmentation signifie un taux de croissance annuel moyen de 4,3% pour la région, c’est-à-dire deux points supérieur à la moyenne nationale, quand la population de la Nouvelle Vallée atteint 187 000 habitants et ne croît qu’à un rythme annuel de 2,8%. Si l’attractivité de la Nouvelle Vallée était supérieure à celle de Marsâ Matrûh pendant les premières décennies de l’Indépendance, le décrochage des régions d’oasis sous l’effet de la littoralisation des activités et des investissements, publics et privés, est désormais patent. La mise en tourisme de la côte méditerranéenne le long du littoral saharien
qui remonte au début des années 1990 est activement soutenue par les bailleurs de fonds comme une activité motrice du développement[21].

Figure 3 : Taux de migration pour quelques gouvernorats égyptiens, 1973-1976

 

1973-2006

Egypte

6,62

Benî Sûwayf

2,17

Sûhâg

0,59

Asyût

3,58

Mer Rouge

27,39

Nouvelle Vallée

27,79

Marsâ Matrûh

13,57

Source : CAPMAS, 1998, OUCC, 2006

A ce décrochage démographique s’ajoutent la diminution des investissements publics dans les oasis, la dégradation des conditions de la gestion des infrastructures urbaines ainsi qu’une importante montée              du chômage. Le budget annuel du Gouvernorat des oasis est estimé à 138 000 LE soit un peu moins de 20 000 euros pour 187 000 habitants[22] et le gouvernement central refuse désormais de financer les projets de développement économique en charge de favoriser l’intégration des jeunes diplômés attendant un emploi dans la fonction publique[23]. La construction des infrastructures des petites villes, en particulier les réseaux sanitaires, est désormais prise en charge par les ONG, à l’instar du programme US/AID Infrastructure improvements project - secondary cities pour lequel dix villes oasiennes étaient éligibles en 2007 mais deux sont effectivement financées[24] en 2009. Déjà en 1987, les représentants des communes rurales oubliées du développement oasien se mobilisaient auprès des autorités gouvernementales pour obtenir les moyens nécessaires à l’ouverture d’écoles indéfiniment retardée[25], mais cette pénurie s’étend désormais aux services urbains. Le responsable de la jeunesse et des sports de Mût, la capitale de Dâkhla, a ainsi fini ainsi par construire lui-même le centre sportif de la ville, faute de moyens jamais parvenus. Montant lui-même une association et s’appuyant sur son réseau familial très implanté dans la ville, lui permettant d’obtenir les machines et la main d’œuvre nécessaires à la construction du centre à travers la mobilisation des apprentis maçons et contremaîtres de l’école de travaux publics du Mût, il construit cette infrastructure entre 2002 et 2003[26]. La gestion du foncier dans les centres villes oasiens connaît elle aussi une mutation importante sous l’effet de cette baisse d’investissement. L’achèvement en 2002 de la zone urbanisée d’al-Zohoub au nord de Khârga-ville, située sur un ancien camp militaire, est le dernier investissement public dans le logement réalisé dans la ville. Aucun autre logement public n’est actuellement en construction et cette prérogative est désormais laissée à l’initiative des habitants. Les services urbains en charge de gérer les ressources en eau n’ont plus le droit d’ouvrir de nouveaux puits depuis 2001 ; l’usine de traitement des eaux usées de Mût et de Dâkhla n’a toujours pas été construite tandis que le lac d’épandage ne cesse de s’élargir[27]. Le paysage oasien change sous l’effet de ce nouveau contexte, les immeubles privés se multiplient, de deux à cinq niveaux alors que de nouvelles constructions inspirées des riches villas construites dans les lotissements des villes nouvelles du Caire font leur apparition en bordure de Mût. Les matériaux de construction, pierres blanches de Minya, ciment produits à l’usine Cemex d’Asyût, plus accessibles grâce au doublement de la route Khârga-Asyût achevé en 1999, ou encore les peintures en provenance du Caire ou les céramiques produites localement par des artisans de Sûhag installés à Khârga, participent à ces changements paysagers qui témoignent de l’intensification de la circulation des biens et des populations.

L’économie urbaine oasienne, très peu polarisée par les activités commerçantes pendant la deuxième moitié du vingtième siècle, connaît une formidable insertion dans les réseaux marchands nationaux depuis une dizaine d’années. Ce développement du commerce de détail participe également à une reconfiguration de l’espace urbain hérité des grands aménagements par la création de rues dédiées. L’évolution du tissu urbain de la ville de Khârga est ainsi exemplaire de ces mutations : profitant d’une situation particulière, entre Dâkhla et la Vallée, et des équipements que son rang de capitale régionale lui confère, elle devient un nœud à la fin des années 1990, polarisant autant la population régionale que les circulations commerciales inter-régionales égyptiennes. Aujourd’hui, Khârga compte trois gares routières et trois artères commerciales où l’on retrouve tous les produits en provenance du Caire, de la motorisation légère, avec les petites cylindrées Dayun, le géant Chinois de la moto économique[28], acheminées depuis Bulaq, quartier péricentral de la métropole cairote, aux décorations pour téléphone portable. La libéralisation économique et l’amélioration des infrastructures de transport[29] permettent l’inondation du marché urbain de biens acheminés depuis le Caire et le Delta : vêtements et articles de sport achetés à ‘Abdîn, quartier populaire du centre du Caire, pièces détachées de voiture en provenance du quartier de la place Ramses et de la région de Menoufeyya, téléphones portables, achetés dans le souk d’al-Azhar, à l’instar des valises et des tissus, pièces détachées informatiques achetées au centre commercial al-Bustan, situé en plein centre du Caire, à proximité de la place Tahrir. Ce passage d’une économie urbaine peu monétarisée à la création de places marchandes connectées aux circuits commerciaux nationaux s’accompagne d’une très forte diminution de la production artisanale locale, encore très active dans les années 1990[30]. Elle ne concerne maintenant que quelques lieux dédiés au folklore oasien et à destination des touristes. Les ateliers de poterie d’al-Qasr ont ainsi disparu tout comme la vannerie que l’on trouvait récemment encore sur les étals du souk de Khârga. Les étals de magasins de légumes se sont multipliés également à la faveur de l’augmentation de la motorisation et on trouve toute l’année les mêmes produits que sur les marchés des villes de la Vallée et du Delta, dans des magasins majoritairement tenus par des familles originaires du Saïd[31].

Conclusion

La variété des formes urbaines sahariennes invite à la prudence dans la caractérisation d’un processus dont les regards portés sur lui s’avèrent souvent difficile à généraliser. Avec Denis Retaillé et Odette Louiset, nous pouvons dire qu’"il a bien raison, l'ami, de penser qu'au fond de la ville, il y a l'urbanité, et que le défi, c'est de la mesurer. Surtout quand nos critères nous désorientent"[32]. Régulièrement déconcerté par un paysage difficilement lisible, le géographe peine à retrouver les habituels outils et repères pour décrire ces formes hybrides sahariennes. Le Sahara égyptien n’échappe pas à ce constat. Petits villages et centres marchands du dernier faisceau d’une géographie saharienne désormais mythique, moulinés par l’utopie socialiste et militaire de l’Egypte d’après-guerre, les oasis se retrouvent à l’aube de ce nouveau siècle dans une caricature de ville, écrin urbain hors d’échelle. La disqualification récente des zones de développement agricole et urbain invite tout particulièrement à rester attentif à la diversité des stratégies actuelles des acteurs locaux pour répondre à ce nouveau contexte entre dégradation des ressources et intégration aux dynamiques politiques et économiques mondiales.

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Notes

[1] Pour une analyse de la bibliographie scientifique contemporaine sur le Sahara et le Sahara égyptien en particulier, voir Drozdz, 2008.

[2] Conférence donnée par Reem Saad en avril 2009 à American University of Cairo : “What is urban in rural Egypt ?

[3] Cette analyse s’appuie sur plusieurs corpus. En premier lieu les données compilées du recensement égyptien, publiées par l’Observatoire Urbain du Caire Contemporain pour la période 1882-1996. Pour la période 1976-1996, ce corpus a été analysé autour d’une vingtaine de variables selon une méthode multivariée, pour distinguer des profils de communes sahariennes. Les données et les analyses statistiques ont été complétées pour la période la plus récente par une série d’enquêtes menées dans les oasis en février 2008, en avril et en mai 2009.

[4] Pourquoi ces activités commerciales le long de la route sont-elles directement nécessaires au maintien des oasis? Seuls les surplus vendus permettent l’ouverture de nouveaux puits, l’extension de la surface agricole et la reproduction de la famille paysanne. Si le mouvement régulier d’ouverture des puits est menacé, ou rendue impossible par un isolement trop important des oasis, l’équilibre des ressources des familles paysannes est rompu et on constate une augmentation des mouvements migratoires en direction de la Haute-Egypte et du Caire.

[5] Hivernel, op.cit.

[6] Evans-Pritchard, 1949

[7] Bliss, 1989.

[8] Ahmed Fakhry décrit ainsi la crise écologique qui affecte l’oasis de Bahariyya dans les années 1930. Voir Fakhry, 1976.

[9] Pour les détails des mouvements démographiques inter-oasiens, voir Drozdz, op.cit.

[10] Bliss, op.cit.

[11] Wuttmann et al., 2009.

[12] Les actions d’aménagement des espaces désertiques ont été menées à partir de 1959 sous la direction du GODD (General Organisation for Desert Development) et de la GALR (General Authority for Land Reclamation).

[13] Pour les détails du projet officiel de la politique de développement agricole de la Nouvelle Vallée, voir Gumuchian, 1974.

[14] PACER Consultants/Euroconsult, Land Master Plan for the New Valley, 4 volumes, Le Caire, 1986, 412 p.

[15] PACER conçoit au même moment le plan de la ville satellite d’Alexandrie, Borj al-Arab.

[16] En 2009, la mine n’emploie que 5000 personnes, aucune industrie de transformation n’a été construite, et les logements sont abandonnés. Khârga compte 70 000 habitants.

[17] Une analyse de variance menée sur la relation entre la croissance démographique des centres sahariens et la promotion administrative montre l’importance de ce critère pour expliquer les très fortes variations positives (voir Drozdz, op.cit.)

[18] Voir Olivier Pliez sur l’idée d’ « urbanité sans ville » au Sahara (Pliez, O., 2003).

[19] Le développement et l’inflation des services administratifs, et en particulier éducatifs, sont tels dans ces décennies que la Nouvelle Vallée détient aujourd’hui le record d’encadrement des élèves des écoles primaires. Une moyenne de 18 enfants par classe (PNUD, Egyptian Governorates Human Development Reports, El-Wadi El-Gadeed Governorate, Le Caire, 2009, 11p.) alors qu’en Haute-Egypte, cette moyenne atteint 35 élèves par classe et 31 dans le gouvernorat de Marsâ Matrûh (PNUD, Egyptian Governorates Human Development Reports, Matrouh Governorate, 2009, 221 p.).

[20] Faggi, P., 1987.

 [21] PNUD, op.cit.

[22] “Un désert pour l’emploi” in Al Ahram Hebdo, 23 octobre 2002.

[23]« Le nombre d'habitants [de la Nouvelle Vallée] s'élève à 195 000, dont 15 % sont au chômage. « Ceci est dû au fait que tous les jeunes cherchent un travail dans la fonction publique. Or, ce secteur n'offre que 1 958 postes tous les ans, ce qui est très peu comparé au nombre des diplômés », estime Al-Awadi Fahmi, maire de la ville de Farafra », in ibid.

[24] US/AID, Scoping meeting for New Valley Governorate El Mounira Village, Kharga Oasis, Balat Village, Dakhla Oasis – Egypt Infrastructure Improvements Project/Secondary Cities, avril 2007, 50p.

[25] Ibrahim et al., 1995.

[26] Source : entretien en février 2008.

[27] Source : entretien auprès des services de l’eau et de l’habitat – Khârga, février 2008, enquête de terrain à Dâkhla, avril 2009.

[28] 3000 LE en 2008, alors que les anciens modèles tchèques, Jawa dépassaient les 10 000 LE. Voir “Egyptians favor Chinese products in daily life” in People’s daily, 20 novembre 2007. http://english.people.com.cn/90001/90778/90858/90866/6306190.html. (dernière consultation, 15 septembre 2009).

[29] En 1983, on mettait encore au moins deux jours à atteindre Khârga depuis le Caire en raison des discontinuités de routes carrossables depuis le Caire vers Asyût et plus encore, par la route des Oasis. En 2009, équipé d’un pick-up chargé de marchandises, le voyage dure entre 10 et 14 heures.

[30] Henein, 1997.

[31] Haute-Egypte.

[32] Louiset, O. et Retaillé, D., 2007.

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