Insaniyat N°51-52| 2011 | Le Sahara et ses marges | p.221-235 | Texte intégral
Sacred space and symbolic power in the Sahara: the influence of Chorfa marabouts, originally from Essuk, in city management in the Ahaggar Abstract: The “Eneslmen” make up a social category assuming mediatory functions within the Kel Ahaggar Touareg society. They are the mediators between the visible world and the invisible, between Islam and tradition, and thanks to their status as men of peace, between groups and individuals considered as peers, committed to relationships of honour. By this title they assure refereeing functions and often play the role of power behind the throne. They are generally from a noble line of Chorfa from the Moroccan Tafilalet or even from the southern Sahara, from such mythic places as Timbuktu besides the former Adagh capital, Tadamecca (this is Mecca),also called Essouk ( the market) : a true place of meeting and exchange, from where the religious Kel Essouk tribes originate. Essouk being one of the first gateways for Islam in Africa. Keywords: Ahaggar - Chorfa - Touareg - symbolic power - tolba. |
Faiza SEDDIK ARKAM
Aperçu de l’histoire du peuplement de l’Ahaggar
Les premières sources écrites sur les Touaregs ont été celles des géographes et historiens arabes largement exploitées par les explorateurs et voyageurs qui les ont suivis quelques siècles après. Ibn Hawkal (Xe siècle), El Bekri (XIe siècle), El Idrissi (XIIe siècle), Ibn Battouta (XIVe siècle) et Ibn Khaldoun XIVe siècle), Jean Léon l’Africain (XVIe siècle) et Mahmoud Kati (XIIe siècle) ont été les premiers à offrir la genèse historique de ces populations sahariennes, à offrir des descriptions relatives à leurs modes de vie et à leurs mœurs, si éloignés de l’Islam. Toutefois, ils ont accordé plus d’importance aux échanges transsahariens politiques, socio-économiques, culturels qui les liaient à leurs voisins Arabes et Africains, mais ont très peu fait cas des croyances de ces sociétés nomades.
Dans ce milieu de désert rocailleux et de montagnes arides et inhospitalières que les Arabes ont appelé “El Hoggar”, Ibn Khaldoun suivant ses prédécesseurs généalogistes arabes (El Bekri XIe siècle) les dénomme Howwara, et soutient qu’ils sont issus du grand groupe berbère des Sanhadja venus (ainsi que l’autre grand groupe berbère Ketama) bien avant l’Islam de la péninsule arabe (Yémen), leur ancêtre Huwwar serait l’origine du mot “Ahaggar”, les habitants, les Kel Ahaggar forment une unité plus géographique que sociale.
D’après les observations des archéologues et préhistoriens, c’est au Néolithique moyen que des populations blanches font leur apparition au Tassili. Ces dominateurs guerriers, dont l’histoire est rapportée par la tradition orale touarègue, ont conquis le territoire et ont dominé les chasseurs éleveurs de chèvres autochtones, les « Issabaten » à l’arrivée de Tin Hinân, l’ancêtre mythique des suzerains de l’Ahaggar venue du Tafilelt.
Un ancêtre mythique féminin
Dans les récits des voyageurs arabes du Moyen-âge, il est question de villes peuplées exclusivement de femmes, qui concevaient en se baignant dans l’eau des sources1. Ce récit s’ajoute à celui du grand voyageur et chroniqueur maghrébin, Ibn Battouta, qui s’indigne du mode de vie de ces pasteurs nomades qui imposaient aux passants une taxe, et dont les femmes jouissaient d’une liberté "incontrôlée".
Les Touaregs nobles de l’Ahaggar se revendiquent de la descendance d’une femme noble, Tin Hinân, venue du Tafilelt marocain, un récit mi-historique, mi-légendaire dont le souvenir est précieusement conservé au point de justifier jusqu'à ce jour le droit au commandement des tribus suzeraines, des tiwsatin (tribus) mot consacré par l’usage, issues de la lignée utérine. Cette ancêtre féminine est à l’origine du système matrilinéaire propre à cette société, de la primauté de la relation oncle et neveu utérin, de la relation frère-sœur à l’origine de l’organisation sociale.
Le monument funéraire de Tin Hinân se dresse près d’Abalessa, c’est le premier fait historique datable de l’Ahaggar. La légende en fait une musulmane, mais la chronologie établie d’après le mobilier et les datations au carbone quatorze s’y opposent.
Sur cette reine légendaire s’est fondée l’organisation de la société touarègue qui fait prévaloir la filiation maternelle dans l’héritage du droit au commandement. Dans ces mythes d’origine correspondant à une strate préislamique, les Touaregs expliquent la naissance des fils de la femme, dans le couple frère-sœur original, par les relations qu’elle a avec des géants, des jnûn, etc...
Selon les textes berbères médiévaux, les femmes entretiennent un commerce particulier avec le surnaturel qui leur donne le pouvoir de divination, voire de prophétie. Ce commerce est conçu comme une source de danger pour les hommes, et comme un trait « démoniaque » qui justifie l’intervention de personnages masculins (les lettrés) investis d’une puissante légitimité religieuse.
Bouleversements sociaux : du nomadisme à la sédentarité
Actuellement, les Touaregs Kel Ahaggar sont sédentarisés en grande majorité et leur mode de vie en est bouleversé. Badi Dida2 nous explique comment, pour diverses raisons économiques et commerciales, religieuses et politiques, le Sahara a toujours été un large espace ouvert aux migrations humaines. La colonisation française a opéré un découpage arbitraire de cet espace en créant des frontières rigides. Les sociétés nomades, comme celles des Touaregs étaient considérées comme des peuplades errant de manière anarchique sur d’immenses espaces et ignorant jusqu'à la notion de territoire. Cette même vision réductrice de ce qu’est le nomadisme pastoral et le même préjugé à l’égard de ces populations nomades ont été repris par les jeunes Etats issus des indépendances. Les frontières établies et maintenues après les indépendances ne tiennent nullement compte de la nature même de l’environnement saharien, des contraintes naturelles liées à la recherche des pâturages et encore moins de l’organisation sociopolitique fortement hiérarchisée de ces populations.
Seulement, avec l'indépendance de l'Algérie (1962), l'Ahaggar maintenu totalement isolé du reste du pays durant toute la période coloniale, apparaît comme une région marginale, éloignée et quasiment inconnue si ce n'est au travers de clichés exotiques. Elle apparaît aussi comme un champ d’expériences nouvelles, exalté par l’idéal égalitaire socialiste qu’on oppose à la vision hiérarchique de cette société.
Par la sédentarisation survenue à l’indépendance, par la sécheresse qui a ruiné les pâturages, donc l’économie pastorale, nombreux sont ceux qui, attirés par le travail salarié et par la scolarisation de leurs enfants quittent ainsi leur campement ou même leur petit village pour venir à Tamanrasset. Ils se retrouvent cloîtrés dans un espace urbain exigu, qui les étouffe complètement car ne répondant aucunement au besoin d’espace vital pour ces anciens nomades habitués à la liberté qu’offre l’espace saharien.
Les structures hiérarchiques qui maintenaient le pouvoir traditionnel et les rapports de dépendance étant bouleversées, de ce fait certains groupes ont réussi à se détacher de la structure initiale, comme ce fut le cas des anciens esclaves ou des forgerons enaden, qui constituaient les classes dominées dans l’ancienne hiérarchie par les nobles Touaregs Imuhagh, hommes libres, détenteurs du pouvoir. Ces groupes ont vécu cette sédentarisation différemment, ils ont pu s'adapter en réussissant à trouver de nouveaux moyens de subsistances leur permettant d'intégrer avec un peu plus de facilité un nouveau mode de vie. Selon leur statut (noble, esclave, religieux), les individus n’auront pas réagi de la même manière à la situation de contact.
L’islamisation des populations touarègues
Vers le XIe siècle, des Sahariens voilés, les moulethimin; (porteurs de litham, voilement) Sanhadja revenus du Ribat, un lieu mythique et mystique où ils auraient reçu un enseignement religieux des plus rigoureux, forment le mouvement almoravide. Conquérants à leur tour, ils imposent l’islam aux groupes encore animistes.
Le lignage des Sanhadja ne repose sur aucune base territoriale, aussi, des groupes prétendant descendre du même ancêtre dont ils portent le nom peuvent se situer à des milliers de kilomètres les uns des autres.
« C’est au nom d’un Islam pur, régénéré dans la rigueur et l’ascétisme que les Lemtouma, nomades Sanhadja du désert, conquirent une bonne partie du Maghreb et de l’Espagne3».
L'islam, tel qu'il s'est propagé au Maghreb tout comme dans différentes régions du monde, a été fortement marqué par l'héritage des religions qui l'ont devancé. Mais il a fait nettement reculer ces religions, jusqu'à les faire presque disparaître sur ses lieux de propagation. En retour, il a adopté nombre de croyances et de rites appartenant à ces religions, ce qui fut une des principales causes du particularisme local de l'islam dans les différentes régions du monde musulman.
Une nouvelle vague d’islamisateurs à la fin du XVe siècle essaime des marabouts dans tout le Sahara. En Ahaggar, l'histoire orale garde le souvenir très vivace d'un islamisateur Agag Alemine. Agag "le croyant" venu du Tafilalt et dont la tombe, toujours très vénérée, se situe entre Hirafok et Idelès. La filiation utérine empêche un homme de son prestige et de sa position de créer une descendance religieuse qui prenne autorité au sein de la société d'accueil. Et il n’y a pas eu de confrérie religieuse permanente ni de mosquées en Ahaggar qui aurait permis à une élite religieuse d'exercer un pouvoir réel sur une société à caractère matrilinéaire, qui absorbait des étrangers en pratiquant une certaine exogamie sans se laisser conquérir par les alliances matrimoniales. Les conditions de vie dans ce territoire pauvre et très peu habité, que ne traversent pas les grandes trajectoires caravanières, ne favorise pas l’implantation d’une classe religieuse qui n’y trouve aucun support économique4.
L’émergence d’une classe de religieux : chorfa ou Ineslmen
La fonction religieuse se répand dans toutes les classes des hommes libres, mais la spécialisation est l’affaire de ces importants groupes religieux, qu’on dénomme Ineslmen.
Les Kel Ahaggar ne possédaient pas de groupes religieux Ineslmen au sein de leur structure hiérarchique, fondée sur une aristocratie guerrière. La plupart de ces officiants religieux sont issus de l'extérieur et certains de ces Ineslmen ont été intégrés bien après au sein de la hiérarchie traditionnelle.
C’est probablement entre le XIIe et le XVIe siècle, que quelques chorfa du Touat ont pénétré dans l’Ahaggar, auréolés de leur pouvoir religieux et de leur origine chérifienne5. A cette époque, leur influence auprès des populations demeure faible. Ils venaient du Nord, de Fez, du Tafilalt marocain et de la Saquiet el-Hamra. Leur alliance à ces Berbères a donné naissance à de nouvelles tribus que l’on appelle maraboutiques.
Mais on sait pertinemment que ces chorfa sont presque tous berbères du Sud-Ouest marocain, et que cette stratégie de pouvoir se fonde sur une appartenance mythique : selon Mouloud Mammeri6, leur appartenance physiologique à la lignée du prophète fonde leur prétention au paradoxal statut d’une sainteté héréditaire : « parce qu’elle est dans leur sang, cette grâce ne cesse jamais d’être efficace, ils peuvent être illettrés, leur personne ne cesse pas pour autant d’être sacrée ».
Le nomadisme paraissait constituer un mode de vie peu compatible avec le développement de l’islam (ville, mosquée, communautés groupées, vie sociale liée au commerce…) dans les régions montagneuses de l’Ahaggar. Les zaouïa, mot arabe qui dérive du verbe « inzawa », se retirer dans un coin, n’avaient pas une très grande influence sur la tournure des évènements car le pouvoir décisif était détenu essentiellement par les guerriers nobles, même si ces derniers prenaient souvent conseil d’un religieux. Chez les Touaregs, l’honneur est l’attribut des nobles guerriers Imuhagh, et ces derniers ont eu du mal à accepter d’autres règles que celle de l’honneur guerrier qui les distingue. C'est ainsi qu'ils se sont souvent moqués du pacifisme des chorfa. L’islam a pourtant permis l’émergence de ces chorfa en clercs religieux, en une classe qui a acquis un pouvoir symbolique de domination parallèle ou ajouté au système local basé sur l’honneur guerrier.
Au Sahara, le culte des saints, entourant traditionnellement les mausolées qui accompagne les pratiques rituelles autour des ziara (pèlerinages), n’était pas généralisée comme ce fut le cas dans d’autres régions du Maghreb, particulièrement au sein des sociétés nomades où l’installation d’une confrérie, d’une tarîqa est difficile et où également le rapport aux morts est bien particulier. Chez les Touaregs on ne cite pas les noms des Inemutten, des morts, on ne leur construit pas de mausolée. Par contre, on rencontre des ruines d’anciennes mosquées (temesguida en tamahaq), telles que celle d’Ilamane (Hoggar central). Selon la légende, elle aurait été construite par les compagnons du Prophète.
Tombouctou est l’exemple même de la cité islamique cosmopolite, elle regroupe des Touaregs, des Berbères Sanhadja, des Songhaï, des Peuls, des Soninké, des Haoussa… Elle est le terreau de plusieurs langues, de plusieurs cultures réunies sous l’égide d’un pouvoir d’essence religieuse, celui des notables, des lettrés. Les villes de Tademekka et Tombouctou ont été des centres religieux de référence pour les différentes populations touarègues, elles sont considérées comme le berceau de la civilisation touarègue. L’ancienne capitale de l’Adagh, Tademekka dite Tadamakat ("la Mecque") est appelée aussi Essouk (le "marché"), un véritable lieu de rencontres et d’échanges, dont sont issues les tribus religieuses Kel Essouk (ceux d’Essouk). Essouk est aussi l’une des premières portes d’entrée de l’Islam en Afrique. De là, sont originaires un grand nombre d'alfaqi (en tamahaq), de fuqaha (en arabe), savants lettrés, de grands marabouts qui ont constitué les célèbres tribus chérifiennes et maraboutiques Kel Essouk, Kel Intessar ou Kel Ansar, Kel Eghlel, Ifoghas qui représentent l’élite religieuse dans le monde touareg.
Les Kel Ansar ont un héritage culturel et religieux important. En plus d’être des savants lettrés, ils ont aussi eu un impact historique important durant la colonisation au Mali. Tout en étant des résistants durant la colonisation française, ils ont poussé leur progéniture à accepter la scolarisation. Pour eux, c’était une autre manière de résister à l’ennemi. Visionnaires, ils voulaient préparer l’avenir de leurs enfants. Cela leur a valu d’avoir des cadres à l’indépendance. Cette tradition de savoir s’est perpétuée, de même que la sensibilité politique. Sensible à la poésie et à la musique, ils en feront également un outil de combat.
Les Kel Ansar ou Kel Antesar sont un des grands groupes touaregs vivant au Mali, principalement dans la région de Tombouctou. Certains d’entre eux vivent à Agadez au Niger. Ils sont très nombreux à avoir migré vers Tamanrasset et aux zones frontières. De même que pour les Ifoghas, ces Kel Adagh redoutés naguère par les colonisateurs, connus pour leur combativité et leur résistances passées et actuelles.
Plusieurs d’entre eux nous expliquent qu’ils se sont réfugiés à Tamanrasset durant la période trouble de la rébellion touarègue au Mali et au Niger en 1991 et que certains ont fini par s’y installer définitivement, des vagues de migrations continues liées à des phénomènes multiples (répression, sécheresse prolongée…) ont eu lieu bien avant, dés les années 1970.
Les représentations locales autour des Eneslmen
La sédentarisation aidant, la communauté religieuse des Ineslmen s'est récemment formée à Tamanrasset et constitue une entité achevée, au pouvoir socio-économique affirmé, les chorfa venus des oasis sahariennes sont désignés souvent par le titre honorifique de Mouley (seigneur). Au départ, ils ne représentaient pas un groupe important chez les Kel Ahaggar, mais ils ont réussi à élargir leur cercle d'influence au sein d'une communauté saharienne plus large.
Les Eneslmen forment, comme les forgerons Enaden, une catégorie sociale qui assume des fonctions de médiateurs. Mais ils jouissent d'un meilleur prestige que ces derniers. Ce sont des médiateurs entre le monde visible et invisible, entre l'islam et la tradition, et grâce à leur statut de pacifistes, entre groupes et individus considérés comme des pairs, engagés dans des relations d'honneur. Ils assurent à ce titre des fonctions d'arbitrage et jouent souvent une fonction d'"éminence grise"7, de conseillers sur le plan politique, de sages Imgharen détenteurs de la baraka, incarnant un contre-pouvoir spirituel qui les autorise à prendre quelquefois le relais de l'aristocratie guerrière afin de mettre en œuvre des décisions politiques arrêtées au sein des assemblées consultatives.
Qu’en est t-il vraiment des représentations qui existent chez les Touareg de l’Ahaggar et autres sahariens à propos des statuts et des pratiques de chacun de ces officiants religieux, regroupés par le titre générique Ineslmen ?
L’acherif : il est au sommet de la hiérarchie des fonctions de l’aneslem (personnage religieux), celui du personnage respecté du cheikh acherif (pl : echerifen), investi de la baraka (la grâce divine) des saints dont il est le descendant direct. Cet acherif reçoit toute l’année des dons en argent ou en nature contre justement cette baraka et la protection morale qu’il accorde à ses sujets et visiteurs. Ces dons sont redistribués lors des sedqates (a) ; takuté (t), (offrande rituelle) réunissant la communauté, organisées pour le partage rituel du flux de la baraka8.
Tous les icheriffen ne prétendent pas accéder au statut de alem ou de faqih (de savants religieux). Ils peuvent être des mystiques, des ascètes afaqir éloignés des basses préoccupations matérielles. Mais ils représentent en quelque sorte la sphère légitime de l’exercice du pouvoir religieux car ils détiennent le pouvoir religieux traditionnel de l’islam au Maghreb, possédant par ce biais le titre honorifique de Mouley cherif (seigneur) ou souvent aussi de Cheikh de zaouïa lorsque ces derniers sont affiliés à une confrérie (tarîqa), ce qui n’est pas toujours le cas. L’acherif organise périodiquement des ziara (pèlerinages auprès du tombeau de son ancêtre). Un pouvoir religieux à dimension sociale et politique leur faisant cumuler des fonctions de juriste, de conseiller, de chef coutumier, leur permet d’influer considérablement sur la sphère politique locale et même au-delà. L’acherif cumule souvent les fonctions et ne se limite guère à l’activité religieuse ou thérapeutique. Il peut gérer une culture ou un commerce et il ne se spécialise dans la guérison qu’après avoir atteint un certain âge. Lorsqu’il est sollicité pour ses dons de guérison et sa baraka en tant que chérif (noble descendant du prophète), il pratique «tasbiba » (issebeb) en lisant le Coran et en soufflant et crachant sa salive dans de l’eau ou tout autre support liquide (huile, miel), il provoque ainsi la guérison par un pouvoir personnel véhiculé par la salive porteuse de baraka. Cette baraka est héritée des saints de son lignage. L’acherif descendant de saint possède el hikma, la règle secrète, ainsi que esiren, le secret. Les plus grands saints avaient des serviteurs rohaniyin qui leur faisaient faire des miracles « karamat ».
On citera le faqih pour l’importance qu’il a au sein de la société, cependant il ne pratique ni la guérison ni l’alliance avec l’invisible, c’est un érudit qui s’adonne au fiqh (jurisprudence), qui fait office de juriste (qadi), de sage qui officie lors des plus importants événements de la vie (mariage, naissance, divorce). Ces Ineslmen foqaha s’interdisent toute pratique occulte mais ils ont néanmoins une connaissance du monde invisible, une connaissance livresque et aussi mythologique. Ce sont souvent des sédentaires, des gens des villes qui s’adonnent à la méditation, à la lecture et à l’enseignement des savoirs religieux, Ils sont issus le plus souvent des grandes familles de la noblesse religieuse.
Les autres acteurs religieux sont les tolba, ces « fabricants » d’amulettes qui ont toujours eu des privilèges depuis la colonisation dans l’Ahaggar et tout le Sahara et l’indépendance de l’Algérie n’a fait que renforcer leur position sociale.
Les amulettes se payent cher et leurs services sont aussi chèrement monnayés, à tel point qu’un taleb consacré, reconnu et intégré socialement peut largement survivre et même bien mieux que n’importe quel cultivateur. Cependant, c’est souvent qu’il cumule aussi les fonctions jusqu’à ce que son assise soit bien implantée. Le titre de taleb s’hérite le plus souvent de père en fils. Le pouvoir de guérison s’acquiert par le biais de l’initiation. Le descendant direct peut ne pas pouvoir mener à bien cette mission, parfois le taleb choisit son disciple, d’abord parmi les siens (ses enfants, voire petits enfants, neveux…)
Le titre de taleb s’étend par contre dans le contexte urbain mais aussi rural à d’autres catégories sociales. Certains tolba sont initiés à la magie (sihr) et aux secrets des talismans, ils sont craints pour leur pouvoir occulte, d’aucuns n’hésitent pas à utiliser ces pouvoirs pour obtenir ce qu’ils veulent, de l’argent, l’autorité, les faveurs d’une femme. Un simple taleb autoproclamé peut être considéré comme un puissant sorcier et fabriquant d’amulettes, manipulateurs des forces invisibles, véritable allié des afarit (génies puissants et redoutables). Il entre en communication avec les génies par le biais de rituels qui mettent en jeu la pollution, la souillure, certains en arrivent à souiller le livre sacré (par le sang), il entreprend des sacrifices d’animaux (fedya) dédiés à des entités surnaturelles qu’il désire chasser ou se les concilier. Au Sahara, le prestige du taleb a également diminué, mais paradoxalement sa présence n’en est que plus forte. Son statut s’est beaucoup individualisé, les tolba ne représentent plus un pôle religieux distinct, animé par un esprit de corps. Cependant de nombreuses personnes de tout horizon les sollicitent pour régler tel ou tel problème d’ordre social ou affectif. Les réputations se font et se défont au gré des circonstances.
Certains tolba sont issus de catégories inférieures accèdent à la connaissance religieuse et par ce biais à une certaine respectabilité, leur conférant une légitimité. Si en plus de cela ils s’avèrent efficaces dans le domaine de la guérison, ils acquièrent alors une grande notoriété. On remarquera ainsi que le domaine religieux et thérapeutique s’est peu à peu démocratisé et a ouvert ses portes à d’autres groupes sociaux tels que les harratin (cultivateurs affranchis). D’autres rapports de pouvoirs se mettent ainsi en place au travers de nouvelles légitimités. L’accès au domaine de la connaissance et du religieux s’ouvre à d’autres catégories sociales, cependant de nouveaux enjeux apparaissent.
Nous observons que le statut d’un cheikh ou d’un taleb dans les régions du Nord était jadis plus respecté, soumis à des normes rigoureuses. Souvent dans les campagnes, il se confondait avec le marabout, le mrabet qui officiait dans les rituels religieux, durant les rites de passage, écrivait des hjab ou hirz (amulettes protectrices) aux gens malades, et encadrait les cérémonies religieuses, les enterrements. Dans les villes, il a une moindre présence. L’islam politique et fondamentaliste a réduit encore plus son influence sociale. Condamné dans sa forme traditionnelle, il a été remplacé par de nouveaux personnages ayant acquis un statut de raqi (guerrisseur spirituel) qui interviennent afin d’exorciser les djinns et autres chayatin « démons », purifier les âmes et les maisons, guérir les maladies exclusivement par une technique associé au prophète de l’islam et qui fait autorité, appelée la roqia. Elle se présente sous forme d’une incantation accompagnant le souffle coranique, s’est inspirée d’une ancienne pratique rituelle thérapeutique mais qui est revisitée, renommée, légitimée et remise au goût du jour, et pour se distinguer des pratiques traditionnelles, elle exclue toute forme de sacrifice et condamne toute autre pratique considérée comme bidaâ (invention blâmable).
L’espace sacré, la ziara
La ziara représente une forme de pèlerinage à un lieu consacré par la présence d’un tombeau d’un Wali local (saint). Elle a pour objet de célébrer les morts, de les honorer par des sacrifices réguliers et des offrandes, en attente du flux de bénédiction qui va émaner de ces tombeaux sacrés. Elle a pour mission de domestiquer l’esuf, le monde imprévisible de l’étrange.
La ziara, lieu de festivités réunit à cet effet des rituels où se mélangent le sacré et le profane. Durant cette fête sacrée, on peut autant écouter le chant mystique d’un poète soufi intitulé «El Burda» qui accompagne les cérémonies de mariages, que des poésies guerrières accompagnant l’imzad ou encore des séances extatiques de Dzikr ou Adzeker (pratique soufie liée au pèlerinage). Le Dzikr regroupe les pèlerins autour de la tombe du saint, il consiste à réciter le tahlil (profession de foi et noms de Dieu). Le zikr comme le chant d'El Burda (chant soufi du poète El Busiri) provoque une grande émotion dans toute l'assemblée car il accompagne le plus souvent des cérémonies rituelles sacrées (mariages, enterrements). Les femmes ne participent pas à ces chants mystiques, mais lorsque les pèlerins passent le long des campements, elles encouragent les hommes par des youyous, comme pour les expéditions guerrières, ce qui rajoute à la gravité du moment. A la nuit tombée, c’est le chant et la danse de possession lors des tazengharet animés par les iklan et Izzegaghen (anciens serviteurs et affranchis) qui prennent le relais.
Cependant, le flux de baraka d’un saint ne suffit pas à guérir tous les tourments de la société touarègue. Il faut aussi gérer un quotidien tourmenté par l’affliction et la maladie. Et pour cela se concilier les forces invisibles (Kel esuf) qui menacent l’équilibre des hommes en ayant recours à la religion musulmane, ainsi qu’à la musique et aux chants de possession9. Le pèlerinage sert à purifier le pays, à chasser l’esuf (le vide), et rétablir l’équilibre entre l’extérieur et l’intérieur, à rassembler le corps social, à renouer les liens de solidarité, à entreprendre un nouveau cycle après s’être imprégné de la Baraka des lieux saints.
Photo 1 : Prière autour du Tombeau de Mouley Abdallah el Reggani, Ziara de Tazrouk (Août 1998)
Des conflits naissent toujours entre le pouvoir religieux local et l’institution politique quant à la date et la forme que doit prendre une Ziara. Les autorités locales lui confèrent une valeur folklorique susceptible d’attirer les visiteurs, les touristes, donc de l’argent, de la publicité.
Elles essayent de la canaliser dans ce sens au grand dam de ses organisateurs qui veulent garder sa dimension sacrée. Cette forme folklorique a dénaturé le caractère sacré de la manifestation. Les malheurs qui frappent Tamanrasset (maladies infectieuses, sécheresse prolongée, inondation, paupérisation, misère) sont largement associés à cette forme de profanation du rituel religieux.
En Ahaggar, la première zaouïa fut construite à Tit, lieu dit, Daghmouline (Adagh Molen) « la montagne blanche », où est célébrée chaque année depuis l’indépendance une ziara organisée par les descendants de Mouley Abdallah, originaire d’Aoulef.
Ensuite, il y a eu celle de Tazrouk, affiliée à la Qadiriya et célébrée en août en hommage à Mouley Abdallah e Reggani (originaire de l’oasis de Reggane), cette dernière ziara est renouvelée au printemps à Abalessa. Celle de Tesnou ; lieu de passage rituel pour les voyageurs qui font trois fois le tour du tombeau de Mouley Lahcen. La plus récente des ziara, est célébrée sur un territoire nomade par les Touareg, organisé par les autochtones, sur le territoire traditionnel des Dag Ghali. Elle est associée à un homme de pouvoir et de sainteté, El hadj Ahmed Ag el Hadj El Bekri, ancien Aménokal de l'Ahaggar et elle se trouve à proximité d'un village appelé Tarhananet. Cette Ziara auprès du tombeau de ce Wali saleh possède une dimension collective et représente un moment fort dans le vécu religieux de ces populations. La plus récente des ziara est paradoxalement la plus conservée d’un point de vue rituel et sacrée, elle est organisée par les descendants du Cherif sur le territoire traditionnel des Dag Ghali, un territoire vierge au milieu des montagnes de la Taessa. Elle est entourée d’une grande discrétion et n’est jamais annoncée longtemps à l’avance pour ne pas attirer de visiteurs étrangers. Elle regroupe les différentes tiwsatin (groupes de parentés) touarègues.
Photo 2 : Préparation du repas d’offrande lors de la sadaqa (a) takuté(t) lors de la ziara de Tazrouk par les femmes Izzegharen (cultivateurs), Août 1998
Les transformations du champ religieux et symbolique
Seulement, la légitimité et la consécration dont ont toujours joui les personnages religieux au Sahara sont discutées actuellement, ces foqaha érudits sont contestés par certains protagonistes religieux. Connus pour être très ouverts à la connaissance universelle, souvent épris de culture mystique, leur savoir s’inspire essentiellement du soufisme. Certains d'entre eux se retrouvent néanmoins piégés par l’évolution des mouvements religieux modernes.
Ces foqaha (savants) fidèles à l'école malékite ont à leur côté de jeunes étudiants en religion qui marquent leur influence progressivement. Ces étudiants ne sont plus formés par la voie traditionnelle (Maître - initié) mais vont dans des universités, fréquentent les villes et les mosquées urbaines et subissent l’influence des mouvances religieuses actuelles. Affrontant l’actualité mondiale, ils se sentent en tant que musulmans dans la position de victimes, dominés par un monde occidental oppressif.
Ils reviennent auprès des leurs d'une manière assez stratégique : ils viennent solliciter la transmission du savoir auprès des anciens, puis dans une démarche très active, se permettent de remettre en cause l’enseignement des Maîtres (sans pour autant leur manquer de respect car ce sont souvent des parents proches).
Le wahhabisme fait son entrée dans les milieux religieux touaregs, les protagonistes d’un islam salafiste savent que l’influence des Ineslmen est très grande sur la population. Il s’agit alors de les gagner à leur cause. Jusqu'à maintenant, leurs tentatives ont le plus souvent échoué; ces derniers refusent toute violence marquée par l’islamisme politique, malgré leur traditionnel esprit guerrier et leur contestation des ordres établis. Pour contrecarrer ces nouveaux courants, ces derniers appellent au respect de la tradition de l’idjtihad, qui marque l’effort de compréhension, d’analyse et de réactualisation des textes religieux ainsi que la pratique méditative et l’esprit critique. Tous ces facteurs permettent de résister à toute approche dogmatique et fondamentaliste.
Les transformations de l’espace féminin et le rapport au sacré
Depuis la nuit des temps, la femme touarègue jouit d'une certaine liberté. En effet, plus que partout ailleurs, elle a pu exercer jusqu'au pouvoir suprême. Des siècles durant, la société touarègue fut matrilinéaire, et le pouvoir de commandement se transmettait par le biais de la parenté matrilinéaire. N'accédait au pouvoir que le neveu utérin du précédent Chef. Ceci reste valable dans toutes les confédérations touarègues, à quelques exceptions près. L'avis de la femme a toujours été sollicité et pris en compte dans les grandes décisions qui ont donné un sens et un contenu à la vie de cette société.
Diaspora et exode ont abouti à la transformation de ces sociétés touarègues qui subissent de plein fouet la modernité, sous la forme d’une «modernisation » brutale qui touche à leur être existentiel, à l’âme de la société, à son imaginaire, à son rapport à l’autre et à l’espace, et surtout a ce qui faisait sa force et son originalité, son système de parenté matrilinéaire. Les changements économiques et sociaux ont eu un impact qui a permis la transgression en milieu urbain des interdits matrimoniaux. Les femmes qui ont rompu avec la tradition matrilinéaire, en se mariant en dehors du groupe, se retrouvent une fois divorcées ou veuves complètement démunies et fragilisées et amenées parfois à la prostitution. Car rares sont celles qui ont bénéficié d’une scolarité et d’une formation leur permettant de s’assumer et de survivre dans un quotidien difficile. Après des séparations successives, après bien des crises dans les couples, elles se retrouveront finalement seules à assumer leur jeune progéniture.
Les touaregs appauvris, déstabilisés et désorganisés se rabattent sur les centres urbains tout en gardant des attaches avec leurs campements et villages d’origines. Ici commence une vie écartelée dont les rênes vont leur échapper. Ce sont les migrations forcées vers les villes.
Qu’elles soient issues ou non de lignages saints, les femmes qui seront investies elles aussi de la grâce divine (baraka), doivent posséder des qualités personnelles pour rendre cette baraka effective qu'elles transmettront aux autres femmes en échange d'offrandes et qu’elles transmettront aussi à leur enfants par filiation mais aussi par d’autres moyens symboliques, par le lait par exemple. La pratique religieuse par les femmes est intégrée à leurs activités sociales et insérée dans leur cycle de vie. Elles le font naturellement parce qu’elles gèrent le quotidien, le mal être au sein de leur famille, de leur communauté, pendant les états de maternités, les naissances, les états maladifs quelques fois graves, pouvant entrainer la mortalité des enfants.
L’Islamisation a également influé sur les règles de parenté strictes, qui ont longtemps permis au Kel Ahaggar (ceux du hoggar) de maintenir une organisation politique et sociale stable et de là une domination. L’endogamie théorique du Touareg noble subit actuellement des entorses, le système matrilinéaire s’est vue progressivement désagrégé par l’influence de l’islam mais aussi par des nouvelles conjonctures économiques.
Bibliographie
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Camps, Gabriel, Rubrique « Issabaten », Encyclopédie berbère, Vol, Aix en Provence, Edisud, 1992.
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Jamous, Raymond, Honneur et Baraka, les structures sociales dans le Rif, Paris, Maison des sciences de l’homme, Cambridge University Press, 1981,
Seddik-Arkam, Faiza, « La musique traditionnelle face à la maladie et à la possession chez les Touaregs de l’Ahaggar (sud de l’Algérie) », Cahiers des musiques traditionnelles, N° 19, 2006, pp. 139-159.
Notes
* Thèse de troisième cycle en socio-anthropologie, Année 2008 – Université de Besançon.
1 Bonte, Pierre (dir.), Epouser au plus proche. Inceste, Prohibitions et Stratégies matrimoniales autour de la Méditerranée, Paris, Ed. de l'EHESS, 1994.
2 Badi, Dida, Les migrations touarègues, Alger, Publications du CNRPH, 2001.
3 Camps, Gabriel, Rubrique « Issabaten », Encyclopédie berbère, Aix-en-Provence, Edisud, 1992, p. 102.
4 Gast, Marceau, « Modernisation et intégration. Les influences arabo-islamiques dans la société des Kel Ahaggar», (Sahara-Algérien), Annuaire de l’Afrique du Nord, 1976, p. 205.
5 De chérif, mot arabe qui signifie à l’origine noble, désignant les tribus nobles de Koreich (à La Mecque), ensuite désignant «l’homme de religion s’attribuant une parenté avec le Prophète », désignant ahl el-bayt, c’est à dire ceux de la maison du Prophète, descendants d’Ali, et de Fatema Zohra (respectivement, le gendre et la fille du Prophète Mohamed).
6 Mouloud Mammeri, « Yenna-yas Ccix Muhand », « Cheikh Mohand a dit », Laphomic, Alger, 1989,
7 Walentowitz, Saskia, Enfant de Soi, enfant de l'Autre ». La construction symbolique et sociale des identités à travers une étude anthropologique de la naissance chez les Touaregs (Kel eghlal et Ayttawari de l'Azawagh, Niger), Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2003, p. 44.
8 Ce pouvoir mystique de la baraka, on le retrouve dans le reste du monde berbère, il a été décrit par plusieurs auteurs Dermenghem, Doutté, Westermarck, et analysé finement par Raymond, Jamous, Honneur et Baraka, les structures sociales dans le Rif, Paris, Maison des sciences de l’homme, Cambridge University Press, 1981.
9 Voir un article consacré à ce sujet, Faiza Seddik Arkam, « La musique traditionnelle face à la maladie et à la possession chez les Touaregs de l’Ahaggar (sud de l’Algérie) », Cahiers des musiques traditionnelles, n° 19, 2006, pp. 139-159.