Insaniyat N°51-52| 2011 | Le Sahara et ses marges | p.253-270 | Texte intégral
Tourism in the Djibouti Republic agro pastoral milieu; between main model reinterpretation and its own trajectories Abstract : Within the last decades tourism has met great changes. Certain perverse effects have been noticed from tourism on territories open to sightseeing, and at the same time diverse alternatives such as eco tourism have appeared. Keywords: Djibouti - territory - development strategies - new tourism -pastoralism. |
Serge ORMAUX : Professeur à l’Université de Franche-Comté, directeur de l’UMR ThéMA.
Clémentine THIERRY : Doctorante en géographie à l’Université de Franche-Comté, Laboratoire ThéMA.
1. Djibouti : une destination touristique émergente aux marges de l’espace saharien
La République de Djibouti, avec ses 23 000 km2 fait figure de « micro Etat » de la Corne de l’Afrique. Née en 1977, elle est forte d’une histoire longue et mouvementée et se situe à un carrefour de peuples et de civilisations. A l’instar de nombreux Etats africains, elle est depuis une décennie le théâtre de nouvelles formes de tourisme. Ces dernières s’enracinent-elles dans la culture agropastorale qui constitue le fondement de cette jeune nation ? Le tourisme djiboutien se contente t-il de suivre des modèles importés ou engage-t-il une trajectoire qui lui serait propre ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons d’apporter des éléments de réponse.
Le tourisme, activité mondialisée au cœur d’enjeux contemporains
Activité économique globalisée de premier ordre, le tourisme devrait a priori offrir de nombreuses perspectives de développement aux pays qui choisissent de le placer au sein de leurs projets de territoires. Cependant, les dernières décennies ont été celles d’une prise de conscience de certains effets pervers de l’activité touristique sur les pays d’accueil : destruction des écosystèmes, affaiblissement des systèmes de valeurs locaux ou encore perte des savoirs et cultures traditionnels sont autant de dégâts imputés à un « tourisme Attila »[1]. Simultanément, les expressions de « tourisme solidaire », « écotourisme » ou « tourisme équitable » ont fait leur apparition, pour nommer une pratique touristique se voulant différente.
L’examen des initiatives alter touristiques qui apparaissent dans différents pays permet d’effectuer un certain nombre de constats.
Le principe qui sous-tend ces nouvelles formes de tourisme est celui d’une vision à long terme privilégiant une prise en compte globale des territoires et de leur devenir. Les formes de tourisme alternatives prennent souvent place autour de préoccupations à la fois environnementales et éthiques. On est donc très proche des fondements du développement durable, qui considèrent précisément la durabilité à travers les trois piliers que sont l’économie, le social et l’environnement.
Figure n° 1 : Tableau récapitulatif des formes de nouveau tourisme
D’un point de vue général, on doit tout d’abord constater que l’offre alter touristique se distingue assez peu de celle qui prévaut dans le tourisme de type « traditionnel ». Elle se structure en effet autour d’un mode d’organisation plutôt classique et valorise des points d’intérêts dont bon nombre sont semblables à ceux des produits standards. L’écotouriste dort, mange et a soif de découvertes et d’activités à l’instar de n’importe quel consommateur de voyages. Cependant, sa demande donne lieu à une interprétation particulière des notions d’hébergement touristique ou d’excursion. Ainsi, les moyens de transport et la nourriture sont-ils souvent extraits, au moins partiellement, de la ressource locale ; l’hébergement quant à lui peut utiliser une forme d’habitat traditionnel aménagé spécialement à ce nouvel usage et agrémenté de certaines commodités, conformément aux attentes d’un touriste d’aujourd’hui, fût-il amateur d’authenticité. On constate aussi une autre différence avec l’offre classique, dans l’affichage d’une forte proximité des populations locales avec les touristes. Ces populations jouent plus nettement le rôle de prestataires de services mais sont aussi sollicitées dans le cadre de rencontres et d’échanges avec les voyageurs.
L’engouement pour une telle offre touristique est difficilement mesurable, mais un certain nombre de constats sont cependant aisés à formuler : il existe un grand nombre de voyagistes, spécialisés ou non, qui proposent des circuits ou excursions « écotouristiques », « éthiques » ou « durables ». Les médias quant à eux ne tarissent pas d’articles sur les voyageurs qui renoncent peu à peu à un tourisme de masse basé sur des structures standardisées souvent coupées des réalités du pays qui les abrite, un tourisme hors-sol en quelque sorte ! Par ailleurs, de nombreux pays en voie de développement affichent leur offre de « tourisme responsable » comme une option de développement permettant de répondre aux « objectifs du millénaire ».
Il apparaît clairement que la mise en avant, durant ces dernières années, des problèmes environnementaux, des inégalités à la surface du globe, et des perspectives offertes par une conception plus durable du développement, a largement contribué à fournir une clientèle à ces nouvelles formes de tourisme. Entre militantisme altermondialiste et snobisme bourgeois-bohème, le consommateur teste ici de nouvelles expériences et renouvelle son potentiel émotionnel. L’industrie touristique, elle, détecte les contre-modèles et les tendances marginales, puis les recycle bien vite, enclenchant ainsi une nouvelle segmentation de son offre et de nouveaux cycles du produit.
Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur ces phénomènes, il n’en reste pas moins qu’apparaît ici un tourisme beaucoup plus territorialisé, sans doute plus attentif aux lieux qu’il investit, mais aussi plus attentif à l’image de soi construite et entretenue par le consommateur.
Figure n° 2 : Enjeux autour de la création de nouveaux espaces touristiques
Djibouti, une jeune République aux marges de l’espace saharien
La République de Djibouti se structure autour de Djibouti-ville, capitale macrocéphale et fortement centralisatrice. Elle rassemble, en effet, plus des trois quarts de la population du pays et la plupart des services et des fonctions administratives. La disparité fondamentale qui s’établit entre la capitale et le reste du territoire fait que celui-ci dans son ensemble apparaît clairement comme un « arrière-pays ». D’un point de vue environnemental, cette réalité s’inscrit dans des conditions naturelles particulièrement contraignantes, sur les plans climatiques et géologiques. A l’échelle du globe, en effet, l’aridité de cette région reste inégalée, avec des températures météorologiques qui peuvent dépasser les 50°C aux périodes les plus chaudes de l’année. Située sur la dorsale des grands rifts africains, Djibouti est marquée par une forte activité géologique et volcanique. Ceci donne lieu à des reliefs « lunaires », en de nombreux points du pays, qui constituent un potentiel remarquable sur le plan touristique (champs de laves, cheminées, lacs salés ou sulfureux, etc.).
Figure n° 3 : Températures annuelles moyennes en République de Djibouti (2007)
C’est autour de ces contraintes naturelles fortes qu’est né un rythme de vie adapté, basé principalement sur un mode de faire valoir agropastoral transhumant. Ce dernier implique le nomadisme, qui joue de la complémentarité des terroirs selon les saisons et les variations de température et de pluviométrie. Autour de ce mode de vie nomade se sont greffées des pratiques multiples qui sont l’apanage des peuples Issa-Somali et Afar, les deux ethnies qui occupent de manière ancestrale le territoire.
Les traditions sont aussi fortement ancrées dans le mode de vie de ces populations. Ainsi l’hospitalité est-elle un des piliers fondamentaux des sociétés afares et somalies. De nombreux adages vont dans ce sens, comme cette histoire qui raconte qu’un valeureux guerrier alla jusqu’à mourir, plutôt que de refuser l’hospitalité à l’un des siens, n’hésitant pas à se délester de tout ce qu’il possédait.
Dans un Etat où le réseau routier est peu développé, les ressources intérieures peu abondantes et les contraintes naturelles prégnantes, l’écart entre la ville capitale et le reste de l’Etat ne cesse de s’accroître. La situation actuelle se complexifie pour les populations nomades de l’arrière pays : peu de familles établies en brousse peuvent désormais vivre sans l’aide de leurs membres établis en ville, et le nomadisme pastoral cède peu à peu le pas à une agriculture et un élevage vivriers sédentaires ou semi-sédentaires. Ce phénomène a été soulevé et analysé par François Piguet dans l’un de ses ouvrages[2]. Ces changements donnent lieu à une surexploitation ponctuelle de milieux naturels déjà fragiles et remettent en cause le fonctionnement des groupes sociaux.
Les pages qui suivent se penchent précisément sur cet « arrière-pays » djiboutien, et plus particulièrement sur les nouvelles formes de tourisme qui tentent d’y prendre place depuis quelques années. Si les enjeux qu’elles revêtent en termes de développement local et de préservation d’un certain mode de vie sont assez clairs, il importe cependant de les questionner afin d’en évaluer la portée. Envisager la République de Djibouti sous l’angle de ces nouvelles activités touristiques revient en fait à la considérer comme une « marge » d’autres espaces, et en particulier de l’espace saharien : une marge géographique évidemment et d’abord, mais aussi une marge en termes de pratiques touristiques. Si les raids tout-terrain du désert mauritano-malien ou les randonnées chamelières algériennes font figure de modèles, en quoi Djibouti s’en inspire-t-il, et en quoi s’en différencie-t-il ?
Modalités et ressorts du développement touristique en République de Djibouti
De longue date, le développement d’activités touristiques est une des préoccupations de l’entité djiboutienne. De la période coloniale à aujourd’hui, des excursions ont toujours été pratiquées par les personnes en poste sur place (militaires, diplomates, coopérants, volontaires internationaux, etc.). Des sites naturels et paysagers remarquables tels le lac Assal, le lac Abbé ou le site appelé Belvédère en constituent le cadre principal.
Figure n° 4 : Paysages emblématiques de la République de Djibouti
Ainsi, y a-t-il toujours eu à Djibouti un petit bureau du tourisme chargé de coordonner ce type d’excursions, se déroulant souvent à la journée. La mise en place d’une véritable politique de développement touristique date de l’indépendance en 1977. La création d’un office de tourisme dans les années 80, puis l’adhésion à de nombreuses structures institutionnelles comme l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), ont véritablement marqué l’entrée du petit Etat dans l’ère touristique.
Jusqu’à une période récente, l’offre Djiboutienne se structurait principalement autour d’activités de niche concentrées pour la plupart autour du golfe de Tadjoura, principale ouverture du pays sur la Mer Rouge. Ainsi, la pêche au gros ou encore la plongée sous-marine ont-elles souvent été à l’origine des premières entrées de touristes internationaux sur le sol djiboutien. L’hébergement était alors principalement assuré par des hôtels de standing situés dans la Capitale. Ce type de tourisme, bien que consacrant la République de Djibouti comme destination touristique, focalisait le regard du visiteur sur Djibouti-ville et les littoraux du pays. De même, les bénéfices de l’activité ainsi pratiquée profitaient beaucoup plus aux prestataires de services, souvent étrangers, qu’aux populations djiboutiennes.
C’est récemment que l’on a vu se développer le tourisme dans l’arrière pays djiboutien, sous une forme différente, assimilable à ce « nouveau tourisme » dont il a été question ci-dessus. Cette activité se structure principalement autour de campements touristiques, structures d’hébergement originales, puisque directement héritées du mode de vie nomade, gérées par les populations et mobilisant les ressources locales pour loger et nourrir les touristes. Le premier de ces campements a vu le jour dans les années 90 et, fort de sa réussite a engendré un assez grand nombre d’initiatives du même type. C’est autour de sites paysagers d’exception, répartis sur l’ensemble du territoire, que continue aujourd’hui de se développer cette nouvelle offre touristique. On observe ainsi tout un florilège de localisations et de prestations permettant aux touristes de découvrir reliefs, paysages, curiosités géologiques et modes de vie du petit pays.
La destination touristique djiboutienne affiche de prime abord de nombreux points communs avec les destinations alter touristiques que nous avons désignées comme « grands modèles » ci-dessus. L’offre se présente principalement sous forme de campements constitués de huttes ou daboïtas (habitat traditionnel des Afars) aménagées pour l’accueil des hôtes. Les produits touristiques proposés vont du simple accueil de type gîte, au séjour en immersion émaillé d’excursions courtes et de contacts avec la société locale, au circuit pédestre ou chamelier de plusieurs jours, permettant d’aller de campement en campement le long des anciens itinéraires pratiqués par les nomades.
Figure n° 5 : De l'habitat traditionnel à l'hébergement touristique, exemple de la Daboita
La destination Djiboutienne semble ainsi résolument opérer une transition vers un tourisme alternatif, encore émergent au moment des travaux menés sur le terrain. On signalera toutefois que parallèlement, un tourisme d’affaire est en plein développement, en lien en particulier avec l’ouverture économique sur l’Asie, et parie sur un équipement hôtelier de luxe, comme l’atteste la construction récente d’un cinq étoiles de la chaîne Kempinsky.
2. Les nouveaux tourismes, une utopie nécessaire ?
La première partie de cet article nous a donné l’occasion de présenter un certain nombre d’éléments de contexte, autant en ce qui concerne la situation contemporaine du tourisme que celle de la République de Djibouti. Il importe cependant, avant d’aller plus avant, de présenter les questionnements et la méthodologie qui ont pu sous-tendre l’étude dont les résultats sont ici en partie présentés. Il s’agira également de fournir un certain nombre d’éléments d’analyse quant aux modalités de ce développement touristique.
Le développement de l’écotourisme entre réinterprétation et esprit d’initiative
Le tourisme de découverte désormais proposé à Djibouti s’inspire fortement de ce que l’on pourrait appeler le modèle saharien ; on y retrouve le lien avec la culture nomade, la valorisation des paysages arides ou semi-arides, le recours aux campements, l’utilisation de caravanes de chameaux, etc. Il faut dire qu’il s’agit là d ‘un modèle qui a fait ses preuves dans plusieurs pays comme l’Algérie, la Tunisie, la Libye, la Mauritanie ou encore le Niger. L’espace saharien est en effet de longue date une destination écotouristique de premier ordre. L’ensoleillement, les paysages, l’immensité, la sensation de dépaysement et d’aventure qu’un tel espace peut offrir aux voyageurs est un indéniable facteur d’attractivité. L’offre saharienne s’est ainsi peu à peu érigée en haut lieu du « voyager autrement ».
Les catalogues proposés par les voyagistes spécialisés le montrent bien faisant état d’une offre considérable, avec une tendance au renouvellement des destinations en fonction des aléas géopolitiques mais aussi de la soif de nouveauté des consommateurs. C’est principalement autour de « paysages d’exception », de « reliefs insoupçonnés », de « sites envoûtants » que se structure l’argumentaire de vente de la destination saharienne. Les activités proposées autour de ces sites et paysages emblématiques ainsi mythifiés sont principalement des randonnées ou des itinéraires de découverte. Les liens avec les populations locales sont eux aussi largement mis en avant. Loin d’être de simples « prétextes » au voyage ou à l’excursion proposée, ces peuples, fournissent le plus souvent la toile de fond culturelle de l’offre touristique née souvent de l’interaction entre des tours opérateurs européens et des acteurs locaux. Concrètement, la Sahara est le théâtre d’initiatives associant trekkings chameliers, bivouacs, voire accueil dans la famille du guide, permettant aux touristes d’approcher au mieux les territoires et les hommes qui les peuplent.
Au regard de l’offre saharienne telle qu’elle est exposée dans les brochures et catalogues de voyagistes, la République de Djibouti fait figure de « parent pauvre » de l’écotourisme de type saharien. La destination n’y apparaît en effet que rarement et si les paysages exceptionnels du pays sont vantés, l’offre djiboutienne ne se distingue pas par une originalité flagrante. Elle affiche, en substance, les mêmes types de prestations que son grand voisin saharien. En revanche, il est possible de mettre en lumière un certain nombre de processus qui montrent combien le développement de l’écotourisme djiboutien fait preuve d’une certaine singularité, notamment du point de vue des stratégies territoriales déployées.
Modalités d’approches de l’activité
L’étude menée sur le développement du tourisme en milieu agropastoral transhumant en République de Djibouti a nécessité un travail de terrain d’environ deux mois et demi au cours de l’année 2008. L’objectif était de mieux cerner les formes et les modalités d’apparition de ce tourisme, et d’en apprécier l’originalité. Il importe de préciser qu’une telle étude apparaissait comme relativement exploratoire. Les recherches menées ne connaissaient pas de précédents et se penchaient sur un phénomène en pleine émergence. La question des sources d’information et des données s’est donc rapidement posée.
La République de Djibouti n’a pas de véritables archives officielles et si les administrations et services étatiques collectent un grand nombre d’informations qui pourraient en faire office ils n’en sont pas forcément conscients. Par ailleurs ces données sont éparses, difficilement accessibles et difficilement corrélables. En même temps, cette absence de données est révélatrice d’une réalité et constitue d’une certaine manière de l’information par prétérition. Il s’avère ainsi que l’Etat djiboutien, même s’il a lancé une politique de développement touristique depuis une dizaine d’années, est peu engagé dans la mise en œuvre des campements touristiques et autres initiatives prenant place dans l’arrière-pays. Les créateurs et gestionnaires de telles entreprises n’ont d’ailleurs reçu aucune aide gouvernementale pour l’installation de leurs structures. A l’inverse, on peut émettre l’hypothèse que cette dynamique bottom up est la preuve d’une réelle prise de conscience et de responsabilité par les acteurs eux-mêmes, au plus proche du territoire.
Il a donc fallu acquérir un certain nombre d’informations via l’observation dans un premier temps, puis via la rencontre d’un certain nombre d’acteurs liés au développement de cette activité touristique émergente, dans un second temps. L’approche s’est centrée sur les campements touristiques, établissements touristiques certes sommaires mais ayant l’avantage d’être localisables. Il s’est agi de les visiter afin de comprendre dans quels cadres paysager et environnementaux ils sont implantés, comment ils fonctionnent, qui en sont les initiateurs. La rencontre avec les gestionnaires des ces structures a été particulièrement riche et, à force d’entretiens et de recoupements, a pu pallier l’absence de sources officielles. Peut-être, dans quelques années, la croissance du phénomène touristique dans l’arrière pays favorisera-t-elle la mise en place d’une statistique officielle !
3. Le tourisme : activité nouvelle ou renouveau de traditions séculaires ?
Nous l’avons dit, le tourisme n’est pas un phénomène entièrement nouveau en République de Djibouti. L’émergence relativement récente d’initiatives alter touristiques dans l’arrière-pays contraste cependant avec une offre traditionnellement basée sur les littoraux de la Mer Rouge et l’ensoleillement. Il importe d’analyser les ressorts du passage progressif d’un tourisme de niche à un tourisme qui affiche des ambitions plus globales.
Du tourisme de niches à l’écotourisme
Le développement de formes de tourisme qui se réclament de « l’écotourisme » en République de Djibouti se concentre pour l’essentiel à l’intérieur des terres, semblant presque ignorer l’espace littoral qui était jusqu’alors le fleuron du gisement touristique du pays. Sur une vingtaine de campements en place lors de nos recherches sur le terrain, 7 seulement avaient une proximité immédiate à la mer. Pourquoi, alors, durant de longues années cet espace n’a-t-il pas suscité d’initiatives touristiques, et pourquoi cet engouement si soudain ?
Plusieurs explications peuvent être avancées. Dans les années 90, la République de Djibouti a connu un violent épisode de guerre civile, dont de nombreuses villes et espaces, situés dans l’arrière-pays furent le théâtre. Ces conflits ont largement contribué à freiner les velléités de développement, quelles qu’elles soient. Une fois la paix rétablie, le tourisme n’a pas forcément été perçu comme une priorité. La plupart des campements touristiques aujourd’hui en place ont donc essaimé dans les années 2000.
Les acteurs qui sont à l’origine de leur création sont tous jeunes (de 20 à 35 ans) et issus de l’arrière-pays djiboutien. Leur approche de l’accueil touristique relève d’une connaissance fine des territoires et des populations qui les abritent, mais aussi des attentes des touristes potentiels. Dans leurs discours, la plupart mettent très clairement en avant une volonté de profit personnel mais se font aussi l’écho d’un certain nombre de préoccupations éthiques et environnementales, comme le souci d’associer les populations locales à l’initiative qu’ils gèrent, ou celui de ne pas compromettre les ressources locales et l’environnement. Ce caractère endogène constitue véritablement une originalité de l’offre djiboutienne, et tend en partie à la distinguer des grands modèles évoqués précédemment : l’activité touristique n’est pas importée mais naît de la volonté d’acteurs locaux, qui mobilisent pour ce faire leurs propres ressources et savoir faire. Il est d’ailleurs révélateur de constater que leurs prestations ne sont jusqu’à maintenant pas reliées à des produits « clé en main » diffusés par les tours-opérateurs spécialisés européens. Cette dernière observation conduit à évoquer une autre singularité de la situation djiboutienne.
Le démarrage d’une l’activité touristique basée sur la découverte de l’arrière-pays peut trouver en effet une autre explication. Fort d’une position stratégique et géographique hors pair, le petit Etat accueille de nombreuses représentations diplomatiques ou militaires et ce depuis de nombreuses décennies (l’armée française par exemple mais aussi de nombreux coopérants et bénévoles internationaux). Une véritable « demande » a peu à peu émané de la part de ces résidents provisoires de la République. Ces expatriés sont généralement désireux de découvrir le pays, ses grands sites, sa culture. C’est la prise en compte de cette demande, par ceux qui allaient devenir prestataires touristiques ou gestionnaires de campements qui a facilité la valorisation des espaces semi-désertiques de l’arrière-pays. Cette clientèle européenne « de l’intérieur » constitue une réelle spécificité de l’offre Djiboutienne, qui, si elle semble s’ouvrir à des voyageurs venus de l’étranger, se structure encore très largement autour de la demande des expatriés en poste dans le pays.
De l’espace vécu à l’espace touristique
L’arrière-pays connaît ainsi un regain d’intérêt via la mise en place de ces initiatives touristiques d’un genre nouveau. Il importe de mettre en lumière un processus plus profond qui semble sous-tendre ce changement. L’arrière-pays djiboutien, lorsque l’on se penche sur ses caractéristiques géophysiques fait figure de territoire aride : chaleur, manque d’eau, reliefs marqués, etc. Il fut pourtant le lieu de vie de nombreuses populations nomades pendant des siècles et le reste encore, pour partie. Une question s’impose et a d’ailleurs guidé nos travaux sur le développement du tourisme à Djibouti : comment peut-on rendre « touristique » un territoire qui est avant tout un lieu de vie, et de surcroît, un lieu où les conditions de vie sont difficiles ? Comment le touriste en quête d’extraordinaire, de dépaysement et de découvertes comble t-il ses attentes dans un lieu qui est celui du quotidien difficile de ses habitants ?
Une transition semble s’opérer marquant le passage d’un espace lieu de vie à un espace touristique, d’un espace difficile, qui est celui du quotidien, à un espace de la découverte, du loisir et du récréatif pour des hommes venus d’ailleurs
Figure n° 6 : De l'espace vécu à l'espace touristique
Il apparaît clairement que les attentes du touriste sollicitent le quotidien des populations d’accueil. Ce processus est particulièrement facilité par le fait que tourisme et nomadisme, en plus de cohabiter sur un même territoire, ont en commun un certain nombre de préoccupations. Pourtant, tout tendrait à les opposer : le tourisme fait figure d’activité économique répondant à des logiques modernes et globalisées alors que le pastoralisme est une activité séculaire qui répond à des logiques ancrées et fortement territorialisées. Cependant, un certain nombre de caractères communs relient les deux activités : une utilisation optimale du territoire selon ses potentialités, une façon de considérer l’espace alors perçu comme un ensemble de contraintes et de ressources avec lesquelles il faut composer, ou encore une façon similaire d’appréhender les temporalités. Les flux touristiques, tout comme les transhumances nomades ne sont-ils pas régis par les saisons ? Le rythme des déplacements caravaniers ne constitue-t-il pas précisément pour le touriste occidental le véritable dépaysement temporel qu’il recherche…au moins pendant le temps de sa parenthèse touristique ?
Les travaux d’Isabelle Sacareau[3] (géographe de formation ayant réalisé de nombreuses recherches sur l’himalayisme et le développement du tourisme au Népal) parus en 1997 démontrent que, contrairement à un tourisme plus « classique », peu d’interventions extérieures sont nécessaires pour voir se développer ces nouvelles formes de tourisme basées sur la découverte d’un milieu naturel difficile aux contraintes marquées et du mode de vie de ses habitants.
Carte 1 : Campements touristiques et occupation traditionnelle du territoire en République de Djibouti
Un exercice de cartographie simple, présentant l’emplacement des actuels campements touristiques, de même que celui des zones de pâtures et points d’eaux utilisés par le mode de faire valoir agropastoral permet d’étayer ce constat.
De nombreux campements se situent à l’immédiate proximité de points d’eau ou de lieux de pâtures. Ceci relève non seulement d’une connaissance authentique du territoire de la part des gestionnaires de campements, mais aussi et surtout du lien qui existe entre pastoralisme et tourisme, les ressources valorisées par le premier devenant ressources mises à disposition du second, avec en prime la mise en spectacle d’un mode de vie séculaire. Il est possible, même, d’avancer, que les traditions, valeurs et savoir-faire qui sont ceux du nomadisme constituent un terreau favorable à une activité touristique douce telle qu’elle se développe dans l’arrière-pays djiboutien. L’hospitalité, le sens de l’accueil, la propension à guider, dispositions d’esprit très vivaces chez les peuples afars et somalis, ont sans doute, largement contribué au développement et à l’originalité des formes touristiques telles que l’on peut les observer aujourd’hui.
L’impact de l’activité touristique sur les territoires concernés
Les impacts de l’activité touristique naissante dans l’arrière-pays djiboutien sont certes difficiles à évaluer, et plus encore à quantifier. Un certain recul sera nécessaire, mais les manifestations de ce nouveau tourisme émergeant en République de Djibouti offrent déjà l’occasion d’observer certains changements. En général, les espaces qui choisissent de mettre en œuvre des initiatives alter touristiques sont en attente de résultats en termes de développement territorial. Ils visent pour la plupart tout à la fois des retombées économiques et un tourisme plus respectueux des cultures et des écosystèmes.
On commence en effet à observer, à Djibouti, une forme de « renaissance » de territoires laissés à l’écart des réseaux routiers et des plans d’aménagements de l’Etat. L’exemple de la forêt du Day semble révélateur de telles évolutions. Située sur un haut plateau à 1 500 mètres d’altitude, cette forêt primaire abrite des espèces végétales et animales rares et des écosystèmes fragiles. Dans cette zone, les populations traditionnellement nomades se sont groupées en village, et les familles vivent désormais de cultures diverses et d’élevage. N’ayant plus à se déplacer, elles ont accru le nombre de têtes de leurs troupeaux, qui broutent la végétation, mettant à mal cette forêt relique. L’installation d’un campement touristique près du site a permis la mise en lumière d’une telle situation. Des mesures de protection du lieu ont peu à peu été décidées, dans le but notamment, de sensibiliser les populations à l’intérêt de préserver leurs écosystèmes. La création du campement a aussi permis, par l’intermédiaire des dépenses et des dons des touristes, de mettre en place un dispensaire, une école et d’autres équipements.
Les changements sont encore balbutiants mais les formes touristiques se développant en milieu agropastoral transhumant à Djibouti semblent, en tout cas au regard des formes de tourisme classique, être plus profitables aux populations et impacter moins négativement les environnements concernés.
Pour conclure…
Marge géographique de l’espace saharien, la République de Djibouti l’est aussi en ce qui concerne ses pratiques alter touristiques encore émergentes. Cependant, loin de se contenter de calquer le grand modèle que représente l’espace saharien, elle fait preuve, grâce au dynamisme des acteurs locaux, d’initiative et d’originalité.
Il semble difficile d’anticiper le devenir de ce tourisme dans l’arrière-pays djiboutien tant le phénomène était émergent lorsque nous nous sommes penchés sur les modalités de son développement, et tant cette activité est soumise à de nombreux éléments de contexte, mais il y a là un ferment qui paraît prometteur. Une inconnue demeure, comment l’Etat soutiendra-t-il dans l’avenir ces initiatives individuelles ? Sera-t-il capable de les accompagner sans toutefois se substituer à elles ? Saura-t-il faire le tri entre des démarches réellement alter touristiques et des opérations relevant plutôt du simulacre ?
Le développement récent de formations de type BTS dans le domaine du tourisme pourrait être une manière d’amplifier le professionnalisme des acteurs tout en l’inscrivant dans une démarche à la fois globale et durable. Par ailleurs la régionalisation en cours au sein de la République peut laisser entrevoir un certain intérêt des futures collectivités territoriales pour ce mode de gestion et de développement.
Bibliographie
Ouvrages
Ben Yahmed, Danielle, Atlas de l’Afrique, Djibouti, Paris, Jaguar, 2007, 64 pages.
Mowforth, Martin et Munt, Ian, Tourism and sustainability, development and tourism in the third world, second edition, New York, Routledge, 2003, 338 pages.
Volle, Aurélie, Quand les Mapuche optent pour le tourisme, Paris, l’Harmattan, 2005, 227 pages.
Articles
Chaboud, Christian, « Le modèle vertueux de l’écotourisme : mythe ou réalité ? », in Monde en développement, Numéro 124, 2004, pages 187-201.
Campbell, L.M.,« Ecotourism in rural developing communities », in Annals of tourism research, Volume 26, Numéro 3, 1997, pages 534 à 553.
Travaux universitaires
Thierry, Clémentine, Le développement du tourisme en milieu agropastoral transhumant en République de Djibouti, une activité nouvelle, ou le renouveau de traditions séculaires ?, Master, Géographie, 172 pages, Université de Franche-Comté, 2008.
Notes
[1] Lozato-Giotard, Jean-Pierre, Le chemin vers l’écotourisme, impacts et enjeux environnementaux du tourisme d’aujourd’hui, Paris, Delachaux et Niestlé, Changer d’ère, 2006, 191 p.
[2] Piguet, François, Des nomades entre la ville et les sables, sédentarisation dans la corne de l’Afrique, Paris, Genève, Khartala, 2000, 444 p.
[3] Sacareau, Isabelle, Porteurs de l’Himalaya : le trekking au Népal, Paris, Belin, 1997, 271 p.