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Les personnes âgées en Algérie et au Maghreb : enjeux de leur prise en charge

Insaniyat N°59 | 2013 | Famille : pratiques et enjeux sociétaux | p. 11-32 | Texte intégral 


Elderly people in Algeria and in the Maghreb: their support issues

Abstract: Due to the mortality rate and low life expectancy during the first half of the twentieth century, the rate of elderly people in Algeria was weak and insignificant. We consider that it is only from the nineties of the last century that this category of people has begun to emerge and consequently starts to grow in importance gradually for two basic reasons: an unparalleled baby-boom during the sixties and seventies of the 20th Century increased by the effects of the war of liberation, which slaughtered much of the adult population; this fact caused a respite of over forty years as to support of seniors. But once this latency over, Algeria, as well as the other Maghreb’s countries, will demonstrate vigilance and creativity so as to anticipate the increase of the seniors’ rate and respond to their specific needs in the coming decades. Who are the seniors in Algeria, and what are the hazardous factors and the protective ones? How can the state ensure them dignity, well-being and value? These questions and others will be discussed in this article.

 Keywords : old age, ageism, support, dignity, well-being, Algeria


Badra MOUTASSEM-MIMOUNI: Département de psychologie, Université d’Oran, 31000
                                                   Crasc, Oran, 31000, Algérie.


Le vieillissement physiologique a toujours existé mais, au XXIe siècle ce qui préoccupe la planète c’est le vieillissement démographique. Pour l’OMS, « Le vieillissement de la population est l’une des plus importantes transformations de la société » au point de lui consacrer la journée mondiale de la santé (7 avril 2012) sous le slogan « Une bonne santé pour mieux vieillir ». Si l’Occident, où le vieillissement progresse depuis près d’un siècle, est préparé[1] depuis plusieurs décennies à cette réalité, cela n’est pas le cas des pays en voie de développement, dont la population est très jeune et la transition démographique récente.  L’émergence de cette catégorie nécessite des changements dans les modes de prise en charge. Alors que traditionnellement, les séniors constituent le socle symbolique sur lequel s’appuie toute la famille et leur prise en charge, et qu’en cas de décrépitude ou de maladie, celle-ci incombait naturellement aux membres de leur famille ou de leur entourage (voisins, villageois), cela sera-t-il faisable au XXIe siècle où il faudra faire face à trois transitions : une transition démographique[2] ; une transition épidémiologique (de nouvelles maladies et besoins en soins spécialisés, soins palliatifs, fin de vie, etc.) et une transition développementale de la notion de sénior dans la mesure où ce qui était considéré comme « vieux » il y a quelques décennies est bien plus nuancé aujourd’hui, d’abord parce qu’on vit plus vieux et en bonne santé et  parce que les séniors eux-mêmes revendiquent leur « seconde jeunesse », ils sont plus attentifs à leurs besoins personnels et à leur bien-être.

Les études sur les séniors n’étant pas très répandues, l’objectif de cet article est de susciter l’intérêt de jeunes chercheurs pour cette question et de contribuer à ouvrir un nouveau champ de réflexion. Nous allons interroger la place qui leur est laissée dans notre pays et autant que possible dans le Maghreb et déterminer leurs caractéristiques et attentes.

Regards croisés

Autrefois considérés comme détenteurs du pouvoir dans la famille, les séniors étaient également des « passeurs », transmetteurs de savoirs, de savoir-faire, de traditions ; ils étaient craints, respectés et souvent aimés. Gardent-ils cette place privilégiée dans les sociétés modernes sous l’emprise du rétrécissement de la famille et de la mobilité liées aux migrations internes et externes ?

Définir la catégorie des personnes âgées[3] ou séniors n’est pas facile dans la mesure où les critères d’inclusion différent selon les périodes et les tranches d’âges. En 2012, j’ai demandé à mes étudiants de définir ce qu’ils entendent par vieillesse. Tous mettent l’accent sur la décrépitude « une personne âgée perd ses facultés physique et mentale…elle est comme un enfant, il faut tout lui faire…». Cette définition émane bien sûr de jeunes de 20 ans qui voient les plus de quarante ans comme « très vieux ».

Toutes les sociétés déterminent des échelles statutaires qui concèdent place et valeur aux individus qui les composent, passant de l’enfant à l’adolescent, à l’adulte, à celui de « djed » ou « djedda ». Il y a quelques décennies au Maghreb, l’espérance de vie étant très réduite (40 à 45 ans), l’individu se mariait très jeune et accédait au statut de k’bir (âgé), de djed (aieul), de chibani (vieux), de cheikh, parfois dès l’âge de quarante ans. Les représentations sociales variaient selon les milieux et fixaient des conventions de conduites et de comportements tolérés pour ces différents stades de l’échelle statutaire. Les maladies, les enfantements répétés, les conditions sociales, souvent difficiles, ne permettaient pas de vivre longtemps et en bonne santé, ce qui explique peut-être ce regard limitant essentiellement la vieillesse à la décrépitude.

Si la vieillesse peut être vécue comme un stade de passage ordinaire de la vie, elle est justement crainte pour les souffrances qu’elle peut générer : « ce qui me fait peur (femme 65 ans, chef d’entreprise) « ce n’est pas de vieillir, il faut bien passer par là ; ni de mourir « il faut bien laisser la place », ce qui me fait peur « c’est la dépendance et la souffrance », telle est la crainte existentielle, fondamentale de    l’humanité ! Jacques Brel dans la chanson dira « mourir cela n’est rien, mais vieillir, ô vieillir !… »

Le chibani(a) dans la culture algérienne a souvent plusieurs facettes chibani(a) cheikh ayant un poids d’autorité et de savoir ; le « chibani(a) m’dakdak » décrépi, malade ; le chibani(a) qui veut dire « père ou mère » par pudeur et par respect aux parents avec un zeste de condescendance. Le chibani(a) gachour, c'est-à-dire difficile, inflexible, sévère, rigide. Le chibani(a) ghoriane infantile, dépendant, capricieux. Ces figures de la vieillesse sont parfois contradictoires et indiquent une ambivalence anthropologique qui exprime des sentiments contrastés, parfois contradictoires qui montrent que la matrice des représentations s’organise autour du respect et de la considération des personnes âgées, mais laisse échapper des représentations beaucoup plus sévères, chargées de pitié, de craintes et parfois d’aversion et de haine. Certaines représentations sont empreintes d’âgisme et expriment des stéréotypes négatifs envers les séniors par des remarques et comportements paternalistes, infantilisant, et parfois méprisant. Ces attitudes sont extrêmement blessantes pour les séniors et suscitent en eux de grandes souffrances : ainsi le cas d’une dame de 60 ans qui commence à présenter des signes de démence sénile, s’étant mariée à l’âge de quinze ans, et après avoir élevé dix enfants et eut 24 petits-enfants ; elle est surprotégée par ses enfants qui ne comprennent pas qu’en voulant tout faire à sa place, ils la disqualifient. « Ils me rabaissent. Ils disent que je ne sais pas alors que c’est moi qui les ai mis au monde, mariés, circoncis leurs enfants… ». La frontière entre la protection et la maltraitance est bien mince !

Le regard des personnes âgées éclaire le prisme de l’âge par leurs propres perceptions d’eux-mêmes et des « jeunes ». Des entretiens, nous avons relevé quelques conceptions avancées par des séniors sur eux-mêmes et sur l’entourage : les personnes de cinquante ou soixante ans d’aujourd’hui ne s’intègrent plus dans les « personnes âgées », « car je ne me sens pas vieille, je suis en pleine force de l’âge, je dispose de plus de capacités créatrices que je n’en avais à trente ou quarante ans ! » (Faiza, 60 ans, cadre supérieur). Un autre dira (70 ans, chef d’entreprise) « ce n’est pas moi le vieux, ce sont ces jeunes qui sont fatigués à leur arrivée au travail ! » ; encore un autre (65 ans) ajoutera « qu’on devrait prévoir une extension au bassin des jeunes pour qu’ils puissent s’asseoir à tout moment ». De même un homme de 75 ans me racontait qu’après sa retraite, disposant d’un grand jardin, il s’est mis au maraichage « pour compléter mes revenus, pour m’occuper… Mes fils (il en a cinq) ne veulent pas s’occuper de la terre, même ceux qui sont au chômage, mais quand il s’agit de manger, ils ne s’en privent pas ! ». Un autre (84 ans, dix enfants, 30 petits enfants et six arrière-petits-enfants) qui rentre de la Mecque tout guilleret (il a perdu du poids), il dit « je vais garder la forme, je ne veux pas reprendre du poids ». Lui également regarde ses fils avec circonspection « je dois les aider sinon, ils ne s’en sortent pas… c’est ça ‘laouled’ ! »

Ces quelques cas montrent que, compte-tenu de l’allongement de l’espérance de vie, des progrès en matière de santé, d’hygiène et de qualité de la vie, les frontières du grand-âge reculent de plus en plus. La vieillesse n’est pas univoque, nous ne sommes pas égaux devant la vieillesse, les recherches sur les personnes âgées dans l’émigration, les métiers pénibles tels que dans le bâtiment (Bolzman, 2002), les mines accélèrent épuisement et maladies et donc vieillissement.

En un demi-siècle, des changements substantiels ont marqué les sociétés maghrébines.

Les séniors au Maghreb et en Algérie : de l’indépendance à nos jours

Sur le plan politique, les années soixante du siècle dernier voient l’avènement d’un phénomène très important sur le plan historique qui a transfiguré le Monde ; il s’agit des indépendances des pays colonisés. Ces indépendances se sont passées de façon plus ou moins soft. Le prototype des indépendances violentes est sans conteste celui de l’Algérie. Colonie de peuplement, l’Algérie devra supporter cent-trente ans d’occupation et sept années et demie de guerre pour pouvoir se libérer du joug colonial. Sous protectorat, le Maroc et la Tunisie n’ont pas subi les mêmes violences, mais n’ont pas échappés aux discriminations, au maintien dans l’illettrisme, au manque de soins particuliers et aux systèmes basés sur la ségrégation et l’oppression. Ces conditions de vie difficiles ont eu pour effet des taux de mortalité très élevés et une espérance de vie de moins de cinquante ans.

La première décennie après l’indépendance a été bien difficile. Exsangue, l’Algérie a dû faire face au départ massif des cadres européens avec une population analphabète en grande majorité, malade, usée par la guerre, les traumatismes des pertes subies.

La deuxième décennie, sous l’effet de facteurs favorables tels que la nationalisation des hydrocarbures (24 février 1971) et le contrôle du prix du pétrole (1973-74), la situation s’améliore sur les plans politique (développement des Etats-nations[4]), économique et social. Le choix de démocratie populaire basée sur le partage de la rente pétrolière va permettre d’améliorer fortement le niveau de vie, de santé et de bien-être. Un programme d’industrialisation ambitieux a permis une embellie inégalée de l’emploi[5]. Ces conditions ont profité à toutes les catégories sociales et à tous les cycles de vie.

En Algérie, la situation des seniors[6] est très particulière car à l’indépendance beaucoup de grands-parents ayant perdu leurs fils ou fille pendant la guerre se sont retrouvés « parents » malgré eux, puisqu’ils devaient élever seuls ou avec leur bru ou fille leurs petits-enfants. D’autres enfants par contre ont dû grandir sans grands-parents compte tenu de la guerre et de la faiblesse de l’espérance de vie à l’époque.  

Parents et grands-parents sont des modèles identificatoires pour les jeunes générations. C’est sur la base des interactions et de la communication directes et indirectes entre les générations que se transmettent les modèles de conduites, les traditions. Si l’absence physique de modèles parentaux est douloureuse, elle n’est pas forcément handicapante au sens où elle empêcherait la constitution des modèles internes ; la présence symbolique peut être plus organisatrice du psychisme que la présence réelle si cette dernière est défaillante. Trois facteurs (social, affectif, religieux) consolident la place des séniors dans la culture algérienne : i) le maintien des liens familiaux et de voisinage permet aux enfants sans grands-parents de profiter de ceux des autres ce qui constitue une forme de parrainage reconstituant symboliquement la chaîne interrompue, ainsi parents et grands-parents sont fortement investis grâce à ces interactions, ii) la force des séniors en position de puissance sur le plan réel et symbolique qui en imposent à leur entourage et enfin iii) l’importance et la place que leur accorde la religion musulmane qui pousse tout musulman au « respect, protection », « ne leur dit pas ouf » (El-Israa). En islam, les liens du sang ou littéralement les liens « utérins » « thou el arham » sont  en effet sacrés.

Ainsi, bien que peu nombreux après l’indépendance, très actifs, responsables de famille, parents et substituts parentaux pour les orphelins, les séniors ont joué un rôle primordial dans la transmission des valeurs d’humanité, de solidarité et de respect.

Une catégorie en émergence

Les séniors n’ont pas fait l’objet d’études exhaustives pour évaluer leur situation et leurs difficultés. Mais, dès la fin des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, décennie marquée par les multi-traumatismes générés par la crise multifactorielle qu’a vécue l’Algérie (terrorisme, crise économique et culturelle…), apparaissent des signes avant-coureurs qui vont susciter des interrogations. La transition démographique est confirmée, la pyramide des âges se transforme, sa base rétrécit et son sommet s’élargit[7] ; l’exode massif généré par le terrorisme a fragilisé les familles et amoindri les solidarités ; en plus, les séniors sont plus touchés par la crise mondiale et risquent plus de précarité en raison de la baisse du pouvoir d’achat ; le nombre de personnes âgées en rupture de ban augmente, ce qui incite l’Etat à ouvrir de nouvelles structures pour leur accueil. A partir des années 2000, apparaissent les premières études d’envergure sur cette catégorie :

En Algérie : en 2002, le Conseil National Economique et Social (CNES, 2002) a fait un rapport sur les personnes âgées et l’enfance abandonnée en Algérie. Une enquête nationale sur la santé de la famille (EASF, 2003) a consacré un module aux personnes âgées, c’est la première enquête dans le Monde arabe qui aborde clairement la question. En 2010, une enquête qualitative, par focus group sur la famille intégrant dans le protocole de recherche des questions sur cette tranche d’âges, est réalisée dans cinq wilayas : Oran, Mascara, Bechar, Bejaïa, Alger (SNAFAM, CRASC, 2010). Quelques monographies (Benchaibi, 2010) et mémoires de licence abordent la situation dans les foyers pour personnes âgées (FPAH). Pour réaliser cet article, j’ai procédé à des entretiens avec des personnes âgées et mené une enquête auprès des foyers d’accueil d’Oran en 2012.

Au Maroc[8], une enquête nationale sur les personnes âgées (ENPA, 2006) a fait le point sur leur situation et l’évaluation des perspectives d’avenir.

En Tunisie, des articles de journaux montrent que le pays se préoccupe de ces catégories mais, n’ayant pas réussi à savoir s’il y a une étude, nous avons cependant recueilli quelques données à travers des articles et le site sur la démographie tunisienne.

Nous avons regroupé sur le tableau n°1 quelques repères démographiques concernant les trois pays du Maghreb.

Tableau n° 1 : quelques données démographiques du Maghreb

Périodes // Pays

Algérie

Maroc

Tunisie

Natalité 1985 à 2009

5, 2 à 2, 2

(2,87 en 2011)

7, 2 à 2, 4 en 2006

4, 1à 2

Espérance de vie

45 (1962)

76 ans (2006)

45 ans (1962)

71 ans (2006, ENPA)

47 ans (1962)

75 ans (2006)

Taux PA années 60

0,79 Mi.

en 1966

   

Taux PA années 2000

2,78 Mi (7,7%)  2009

2, 5Mi (8,1%) (2006)

1,020 Mi (9,8%)  2009

Taux horizon 2050[9]

22,2% 2040

20,6% (2030)

24,6% en 2029

Certains démographes considèrent qu’à chaque baby-boom correspond un « papy-boom ». En Algérie, ce dernier est renforcé par l’amélioration des conditions de vie et de santé et la baisse de la natalité ; l’espérance de vie à la naissance a encore augmenté et passe de 75. 5 ans à 76. 3 ans entre 2009 et 2010 soit un gain de 9 mois (ONS, 2010).

Le vieillissement démographique est bien plus rapide qu’en Occident et avoisinera les 22% au Maghreb à l’horizon 2050 (Ouadah-Bedidi et Vallin, 2000). En Algérie, la population des personnes âgées a triplé en moins de quarante ans. La structure de la population par groupe d’âges se transforme et pose de nouveaux défis :

Tableau n° 2 : (HH. 5A, in MICS 3 complété par nous) : évolution de la structure de la population par groupe d’âges en Algérie

Groupes d’âges

Année

 

1977*

1987*

 1998*

 2002**

2006***

2010****

0 à 4 ans

18, 7

16, 6

10, 9

8, 1

8, 5

10, 7

5 à 14 ans

29, 1

27, 5

25, 3

22, 7

19, 7

17, 1

15 à 59 ans

46, 3

50, 2

57, 2

61, 7

64, 2

64, 5

60 ans et plus

5, 8

5, 8

6, 6

7, 5

7, 6

7, 7

 Total

100

100

100

100

100

100

Sources : * Recensement, **Enquête PAPFAM, ***Enquête MICS3[10], ONS 2010 (n° 575)****

Le baby-boom des années soixante et soixante-dix a été tel que le taux de personnes âgées déjà faible va stagner durant ces deux décennies, comme le montre le tableau ci-dessus ; la population en âge de travailler augmente car il faut, d’une certaine manière, écouler le baby-boom des années soixante et soixante-dix ; « cependant, cet avantage ne sera que de courte durée » (Ouadah-Bedidi et Vallin, 2000). Les démographes rappellent que plus le taux de natalité baisse, et plus le taux de personnes en âge de travailler diminue ; ce qui réduit le nombre de cotisants par rapport au nombre d’inactifs (jeunes enfants et personnes âgées), ce qui va accentuer les pressions sur les caisses de retraite. En outre, il faut noter que plus les personnes avancent en âge plus leur dépendance vis-à-vis de l’entourage est grande et que leurs besoins en soins et en médicaments augmentent[11].

La santé des séniors constitue un défi majeur pour les prochaines décennies, et cela pour le monde entier. Les pays du Maghreb sont en « transition épidémiologique » disent les experts, ce qui « les met en présence de maladies nouvelles caractéristiques des pays développés : diabète, cancer[12], dépression, pathologies professionnelles, maladies respiratoires, maladies dégénératives et traumatologiques… impliquant des soins de plus en plus coûteux » (IPEMED, avril 2012).

Les personnes âgées en Algérie : un enjeu de société nouveau

Lors d’une enquête réalisée par le CRASC (SNAFAM, CRASC, 2010), sur la base de focus group auprès de 450 personnes âgées de 19 à 60 ans, nous avons relevé une perception idéalisée de la famille traditionnelle perçue comme ayant « plus de solidarité intergénérationnelle », ce qui fait ressortir un réel désir de maintenir cette solidarité. Les enquêtés, qu’ils soient hommes ou femmes, jeunes ou âgés, refusent d’envisager le placement des séniors dans des institutions, ce qui constitue pour eux la pire des malédictions ; ce refus apparait lors des entretiens par des expressions de conjuration du « mal » telles que (b’id echchar, aoudou billah, alatif, haram, etc.) ; ces expressions rendent compte d’une aversion quasi-viscérale vis-à-vis d’un tel acte. Mais, ils sont conscients que la question des séniors nécessite une réflexion approfondie et un programme de prise en charge raisonné basé sur des politiques publiques à moyen et long terme. Ils mettent en exergue les difficultés liées à l’espace (des immeubles exigus, sans ascenseurs, l’accès difficile aux services, etc.), la pauvreté des familles qui ont du mal à affronter les dépenses pour le déplacement des personnes malades bien que les soins soient gratuits pour toutes les maladies chroniques (la carte Chiffa[13] instaurée depuis les années deux mille donne droit à la gratuité des médicaments, analyses, radiographies, etc.) ; ils signalent également les difficultés des familles qui ont de grands malades fortement dépendants par manque de personnels spécialisées et d’aides à domicile.   

Il y a deux ou trois décennies, c’était naturel de marier ses enfants dans l’habitation familiale ou à proximité, mais actuellement des changements sociaux et des transformations des attentes intergénérationnelles au sein de la famille sont à l’œuvre. Des entretiens avec de jeunes couples et de parents ainsi que nos observations nous ont permis de dégager certaines tendances exprimant des attentes contrastées des deux côtés : si certains parents n’ont qu’un désir, « vivre et mourir au milieu de leurs enfants », d’autres par contre aspirent à une mise à distance de leurs enfants soit en construisant des maisons à plusieurs appartements (pour ceux qui en ont les moyens), « chacun chez soi, tout en étant à proximité en cas de besoin ». Cette catégorie préfère « gagner ses enfants en les gardant loin que de les perdre en vivant avec eux ». Les conflits sont inhérents à la vie en commun, mais sont renforcés par les changements sociaux qui rendent les couples plus individualistes, aspirant à plus d’autonomie et plus de « liberté », plus « d’intimité » loin du regard perçu comme « inquisiteur » de la belle-famille, ce à quoi s’ajoute souvent l’exigüité des logements ne permettant pas une cohabitation pacifique. Arrive un autre paramètre, c’est l’aspiration au « bien-être » et à « la tranquillité » disent les séniors : « je veux me reposer, poser ma tête sur l’oreiller sans avoir à subir les hurlements de leurs enfants, ni leurs disputes[14] » ou bien disent-ils : « l’œil ne voit pas, l’oreille n’entend pas et le cœur ne souffre pas » !

Nos observations et entretiens dégagent un autre versant : compte tenu de la cherté de la vie, l’augmentation du chômage, la précarisation de l’emploi, la crise du logement, ce sont souvent les enfants et/ou petits-enfants qui ont besoin de l’aide des parents/grands-parents[15] comme le signale l’enquête EASF : 41% des séniors exercent une activité ou aident les membres de leur famille et dans ce cas les femmes sont plus actives 44, 3% (marché, ménage, s’occuper des petits-enfants) que les hommes 37, 8% (faire le marché) et 9% exerce une activité rémunérée (14% H et 2% de F). Ce qui amène certains à préférer rester avec les parents « le temps que nos enfants grandissent » et le temps de « faire des économies » pour un logement et le confort. Mais ce n’est que temporaire !

Ces résultats montrent que les changements sociaux ne s’opèrent pas dans un sens univoque mais présentent des nuances selon les individus et leurs trajectoires de vie, de leur façon de concevoir les liens familiaux. Notons que la famille reste une assise stable, une revendication forte et un idéal toujours convoité même si elle est loin d’être dénuée de problème[16].

En Algérie, les personnes âgées actuelles ont profité de l’embellie des années soixante-dix et ont souvent une retraite. L’enquête EASF qui a porté sur 3956 personnes âgées de soixante ans et plus, dénombre 71% de retraités hommes et près d’une femme sur trois. Cette retraite n’est pas toujours suffisante pour certains (21% des hommes et 25% des femmes déclarent leur revenu insuffisant). Dans le monde entier, les retraités relèvent de catégories fragilisées. En Algérie 9,4% des hommes sont pris en charge par les membres de la famille contre 66% des femmes, ce manque est compensé par le fait que la majorité des personnes âgées (98%) vivent avec au moins un membre de leur famille (90% dans les trois pays du Maghreb) dont 50% des veufs/veuves vivent avec leurs petits-enfants et moins de 2% vivent seuls. On voit que les enfants sont relayés par les petits-enfants dans la prise en charge des séniors[17]. Par ailleurs, 82% habitent dans des logements qui leur appartiennent.

Les femmes sont plus fragilisées : généralement, elles n’ont pas exercé une activité rémunérée et sont donc plus dépendantes sur le plan financier et risqueraient soit le placement dans un centre pour personnes âgées, soit de subir plus de difficultés au quotidien. Cette précarisation toucherait particulièrement les divorcées dans la mesure où elles n’auront pas de pension de réversion, ce qui nécessite des politiques publiques ciblant spécifiquement ces populations.

L’Algérie a édicté la loi n° 10-12 du 29 décembre 2010 relative à la protection des personnes âgées, « véritable loi programme » pour la protection des droits des personnes âgées à la dignité, la santé (gratuité des soins, art. 14), la protection (pénalisation et sanctions particulières à toute transgression des lois de protection des personnes âgées)[18]. Des lois permettant l’octroi, à toute personne âgée de plus de 65 ans n’ayant aucun revenu, d’une pension de deux tiers du SNMG. Le Ministre de la Solidarité a également annoncé la dotation de toute personne âgée démunie « d’une carte nationale de vieillesse » lui donnant des avantages sur le plan de la santé, du transport, etc. [19].

Les séniors sont loin de constituer une classe homogène, et nous pouvons les classer en quatre groupes : le premier est privilégié, fortuné et détient des moyens de production, ou du moins des retraites substantielles ; le deuxième est à l’abri dans sa famille et même si les moyens de subsistance sont faibles, les concernés ne manquent pas de l’essentiel ; la troisième catégorie est en difficulté soit du fait de l’extrême pauvreté, soit du fait de l’isolement et de la précarisation ; et le dernier groupe est constitué de personnes en grandes difficulté : vagabonds, SDF, malades errants. Cette disparité de moyens, de lien social et de santé nécessite des études et une programmation rigoureuses pour faire face aux besoins multiples de cette population.

On commence également à parler timidement des violences envers les personnes âgées. Ces violences risquent d’être majorées par leur nombre grandissant et des risques de dépendances en lien avec leur longévité. Des facteurs socioéconomiques couplés à l’individualisme pourraient accentuer le fossé entre les générations.

Les violences envers les personnes âgées restent taboues, mais depuis les années 2000, ils sont peu à peu levés dans le monde. Pour ce qui est du Maghreb, une enquête nationale a été réalisée en Algérie[20] (VCF CRASC, 2006) sur « les violences envers les femmes à travers les cycles de vie ». Pour unifier les connaissances sur la question, des études similaires ont été faites au Maroc[21] en 2009 et en Tunisie[22] en 2010. Ces études ne concernaient pas les personnes âgées, mais les tranches d’âges abordées allaient de dix-neuf à soixante-quatre ans. Les taux de violences physiques sont de trois à quatre pour cent pour les plus de cinquante ans en Algérie et au Maroc. Ce taux, donné à titre indicatif, est suffisamment élevé pour alimenter la réflexion et pour susciter des enquêtes spécifiques sur les populations âgées au Maghreb.

Dans une étude sur le suicide en Algérie (B. Moutassem-Mimouni et coll., 2010), nous avons relevé que 4% des personnes de plus de soixante ans ayant fait une tentative de suicide avaient subi des violences de leurs descendants. Une autre étude sur le suicide (Boublanza et coll., 2005) montre que les plus de cinquante ans représentent 12% des cas de suicide, et les raisons sont essentiellement liées à « un comportement déshonorant d’un descendant, la solitude et le rejet familial. »

Facteurs de risque et réponse institutionnelle ?

Il existe quarante foyers en Algérie, trente-deux au Maroc et onze en Tunisie.

Des études ont été réalisées en Europe où la tradition des maisons de retraite est plus ancienne, alors qu’au Maghreb, à notre connaissance il n’y a pas d’études d’envergure. Les études, sur les foyers pour personnes âgées et handicapées (CNES 2003, CRASC 2010, M. Benchaibi 2010, B. Moutassem-Mimouni 2012 ; etc.) montrent que malgré l’attachement des familles à leurs séniors, il y a des facteurs de risque à l’origine de l’admission de ces derniers dans ces centres.

L’examen des populations admises dans ces centres (CNES 2003) montre d’abord un nombre global faible (entre deux et trois mille personnes sur le plan national) ; ensuite il ne s’agit pas toujours de personnes âgées. Pour actualiser les caractéristiques des pensionnaires de ces centres d’accueil, notre étude intègre les résultats du centre de Tlemcen (Benchaibi, 2010) et notre propre enquête (FPAH/Oran 2012) sur trois des quatre foyers dont dispose la ville d’Oran : Diar Errahma (Misserghine) accueillant hommes et femmes sans distinction d’âge ; le foyer pour personnes âgées et handicapées (FPAH) pour femmes (Emir Abdelkader) ; le centre pour personnes âgées et déshéritées CPAD (caserne Chabane) pour hommes et femmes.

Tableau n° 3 : répartition des pensionnaires selon l’âge : centres Oran et Tlemcen

 

Moins de 60 ans %

60 ans – 69 ans %

70-79 %

80 et plus %

Total

Oran H+F(CPAD)

53, 4

14, 7

26, 1

5, 7

88

Oran H+F(Dar Rahma)

80, 8

5, 3

9, 6

4, 2

94

 Oran F (FPAH)

22, 3

26, 3

42, 1

9, 2

76

Tlemcen (H+F)

35

27, 5

25

12, 5

40

Global

51, 6

16, 4

24, 8

7, 8

298

Source : FPAH/Oran 2012 et M. Benchaibi Tlemcen 2010.

Plus de la moitié des pensionnaires ont moins de soixante ans, en particulier dans Diar Rahma. L’analyse des chiffres selon le genre ne donne pas de différences significatives, il y a autant d’hommes que de femmes de moins de soixante ans. Ce fait renvoie à deux grands problèmes : la prise en charge des handicapés et celle des cas sociaux et mères célibataires ; il n’y a pas de structures pour ces dernières catégories, alors tous les centres de l’Action Sociale en héritent y compris les foyers pour enfants assistés comme nous l’avons démontré en 2007[23].

Centres

Marié

Divorcé

Célibat.

Veuf (ve)

Mère Célib.

CPAD F.

--

58, 5

29, 2

12, 2

--

CPAD H.

--

23, 4

72, 4

04, 2

--

FPAH F.

--

44, 0

19, 7

15, 1

21, 2

Diar Rah. F.

02, 5

35, 0

35

02, 5

25, 0

Diar Rah. H.

01, 8

20, 3

72, 2

05, 5

--

Tlemcen F*

--

--

62, 5

25, 0

--

Tlemcen H

06, 2

--

5

06, 2

--

Global

01%

35, 9

45, 6

09, 2

09, 7

Source : Enquête FPAH/Oran 2012. * Pour Tlemcen 2010 (cf. Benchaibi M.).

Le tableau n° 4 montre que le célibat constitue le facteur de risque dominant, suivi du divorce en particulier pour les femmes, les hommes se remariant plus facilement. Dans certains foyers, les mères célibataires représentent le quart de la population.

Pour l’état de santé, le tableau suivant présente, à titre d’exemple, celui des pensionnaires du Centre des personnes âgées et déshérités Oran :

Tableau n° 5 : état de santé des pensionnaires du CPAD Oran (caserne Chabane)

Etat de santé

Femmes%

Hommes%

Taux moyen%

 Inadaptés mentaux

45

55

50

Handicaps moteurs

15

15

15

 Grabataires

7, 5

3, 7

5, 6

 Sourd-muet

2, 5

3, 7

3, 1

 Problèmes visuels

2. 5

7, 5

5

 Maladies chroniques Diabète, HTA

55

40, 7

47, 8

 Valides (autonomes)

10

7, 4

8. 7

 Total %

(100)

(100)

(100)

Les taux dépassant les cent pour cent indiquent le cumul de plusieurs atteintes. Le handicap mental constitue le principal facteur de risque en particulier quand la personne est célibataire, viennent loin derrière le handicap moteur et sensoriel. Ces handicaps lourds touchent autant les plus de soixante ans que les plus jeunes.

Le rapport (EASF, 2002) montre que 66,8% des personnes âgées enquêtées souffrent d’au moins une maladie chronique (66,1% en urbain et 68,1% en rural). L’hypertension artérielle (29%) est la plus fréquente, suivie des maladies articulaires (24,3%), les maladies gastriques (13%), le diabète (11,3%) ; les problèmes de dos (9,7%), les maladies cardio-vasculaires (8%), la cataracte (7, 7%) et les migraines (7, 6%).

L’origine du placement montre que la grande majorité sont, soit ramenés par la police ou par la direction de l’action sociale (DAS), soit transférés d’autres centres. Les membres de la famille à l’origine du placement (frères et sœurs suivis des fils/fille et petits-enfants) cumulent 13% ainsi,  si ces personnes ont une famille, celle-ci reste cachée. L’examen de l’origine géographique montre qu’en moyenne, moins de soixante pour cent disent venir d’Oran ; les familles, préfèrent-elles éloigner ou déposer dans une autre wilaya leur parent(e) malade pour éviter la stigmatisation et la honte ? La honte est un organisateur de la vie sociale et amène les individus à trouver des dérivatifs et des compromis pour protéger leur image[24] et leur narcissisme, mais si la honte peut être un facteur de dissuasion pour ce qui est du délaissement des séniors (perçu comme malédiction), elle peut également être destructrice en générant colère et violence envers les personnes malades et âgées[25].

L’analyse de ces chiffres et des entretiens diversifiés permettent d’isoler les facteurs de risque qui augmentent la possibilité d’entrer dans un FPAH : ainsi le célibat et le handicap mental sont les facteurs de risque dominants et sont majorés par la grande pauvreté ; les personnes âgées en rupture de ban (vagabonds, alcooliques, SDF…) ; l’origine rurale, d’une part parce que les travailleurs agricoles n’ont pas de couverture sociale et d’autre part, le terrorisme a déstructuré les campagnes et a été à l’origine du déplacement de populations le plus grave de l’Algérie indépendante…

Ces foyers regroupent une population hétéroclite qui nous rappelle l’amalgame de l’Age Classique (M. Foucault, 1964) en Europe où toutes les catégories en difficultés étaient parquées dans des espaces inadaptés. Ce mélange n’est pas pensé, n’est pas organisé, mais se fait sur une base de culpabilisation affective plus que cognitive. Il ne s’agit pas de regrouper différentes catégories pour les amener à s’entraider et s’enrichir, mais c’est plus un entassement primaire ; l’institution est loin d’être rationnelle et structurée.

En ce qui concerne la prise en charge dans ces centres, on peut dire que ces institutions en Algérie sont inégalement pourvues, elles sont souvent démunies de personnel spécialisé comme toutes les structures de l’Action Sociale qui fonctionnent, en grande partie, avec des personnels vacataires, filet social, emploi de jeunes, etc. Il n’y a pas de gériatre, c'est-à-dire de spécialiste pour les personnes âgées et, les médecins, qui sont rarement à temps plein, sont des généralistes. L’institution fait appel à un psychiatre en cas de besoin et, c’est un infirmier qui applique les traitements. La gériatrie a du mal à démarrer, en particulier en Algérie où depuis les années 2000, les ministres de la santé annoncent la création d’hôpitaux de gériatrie à Sétif mais aussi à Sidi-Bel-Abbès, El Oued et Adrar[26], et un autre à Zéralda, mais hésitent à les mettre en pratique par peur que les familles n’y délaissent leurs parents malades. Il est peut-être plus utile, dans un premier temps, d’ouvrir des services de gériatrie dans les CHU et de développer la gérontologie pour mieux faire face aux besoins grandissant de cette population tant sur le plan de la santé que celui de la prise en charge sociale, psychologique.

A l’occasion de la Journée Mondiale des personnes âgées, avril 2012, le slogan qui a prévalu c’est la Rahma « miséricorde, compassion ». Les médias, en particulier les radios locales, ont ouvert des débats avec les auditeurs. Un grand mouvement de solidarité s’est déclaré envers les séniors, mais qui laisse dubitatif quant à son efficacité car il met l’accent sur la culpabilisation, plutôt qu’en terme de prise en charge intégrée des besoins d’une population de plus en plus âgée, mais bien souvent en bonne santé, souvent désœuvrée, parfois dévalorisée « ne pouvant rien ». Si la culpabilisation basée sur la honte peut aider à réduire le taux d’abandon par les membres de la famille, ne risquerait-elle pas d’exposer ces séniors à des violences manifestes ou larvées ? Par ailleurs, l’Etat tente de moraliser les rapports familiaux[27] avec des mesures coercitives et des lois pénalisant l’abandon ou le placement des parents dans les foyers, ces dernières qui se veulent dissuasives et préventives ne porteront leur fruit que si l’Etat n’abandonne pas des familles en grandes difficultés : grande pauvreté, logement exigu et insalubre, l’urbaniste ne prévoyant pas les accès faciles aux logements et aux services (rampes d’accès, ascenseurs, etc.). Le simple fait de retirer leur retraite ou leur pension dans un bureau de poste[28] est un vrai parcours du combattant puisqu’ils doivent faire des chaines interminables.  

Par ailleurs, rien n’est prévu en termes d’espaces de loisirs : parcs, jardins, etc. ; les immeubles succèdent aux immeubles sans espaces de détente.

Comment améliorer la qualité de vie des personnes âgées 

Les projections envisagent des taux, des plus de soixante ans, à 11 % en 2025, et 22% en 2050. Ce qui nécessite une planification rigoureuse et des politiques publiques adaptées aux besoins de ces populations dont le logement, la santé, la sécurité sociale sont les principaux indicateurs du bien-être[29]mis en relief dans les entretiens que nous avons réalisés en 2011:

- le logement est un des besoins de base pour le bien-être. L’accessibilité (rampe, ascenseur, etc.) et le confort sont essentiels aux besoins de repos et de mobilité des séniors qui ont besoin de sortir, de faire de l’exercice. Des travaux sur les personnes âgées[30] montrent que l’exercice physique et mental retarde l’apparition des pathologies de l’âge ;

- la santé est souvent couplée avec la sécurité (saha oua setr) et constitue le vœu le plus récurrent dans les attentes des séniors lors des entretiens. Avec le déclin progressif ou brutal des moyens physiques et mentaux des séniors, les besoins en médicaments, appareillages, soins augmentent et nécessitent des investissements coûteux que peu de familles peuvent se permettre sans l’aide de l’Etat ;

- le bien-être des enfants renforce celui des parents qui se sentent rassurés quant au devenir de leurs enfants et peuvent « être tranquilles avec le sentiment du devoir accompli » ;

- l’importance des activités transparait chez les femmes qui suivent à la mosquée des cours d’alphabétisation et de formation sur le Coran. Ces sorties leur apportent une activité valorisante, une distraction et, maintiennent une socialisation bénéfique à plus d’un titre ;

- la spiritualité occupe une place importante dans ce bien-être : « lire le Coran, faire mes prières », et pour celles et ceux qui n’en ont pas eu la possibilité, « aller à la Mecque » constitue une aspiration forte ;

- les Algériens sont de plus en plus instruits et souvent en bonne santé et  beaucoup souhaitent des loisirs modernes ouverts sur le tourisme, la culture, le sport…

Ces attentes expriment clairement les défis auxquels doit se préparer l’Algérie : le bien-être et la spiritualité, la mobilité, les loisirs, la santé adaptée en fonction des besoins de chacun. La réponse familiale est très bien, mais la famille n’aura plus les moyens ni humains (transition démographique) ni matériels pour s’occuper des séniors de plus en plus dépendants, malades (transition épidémiologique). Il faut également un changement comportemental, philosophique et éthique : le grand-âge nécessite un réaménagement des formations de professionnels de la prise en charge des séniors à domicile ou dans les institutions d’accueil ou hospitalières[31] : connaître les besoins du grand-âge, les maladies invalidantes ; aider les aidants ; comment affronter les souffrances des multi-pathologies, etc.

Les sociétés évoluent et les moyens aussi. Dans un travail sur les séniors en Algérie et les séniors au Japon, S.-M. Mohammedi (Japon, 2008) note la différence de réponses des deux sociétés à la question des séniors. Il remarque que pour le Japon, pays développé avec un taux de séniors trois fois plus élevé que celui de l’Algérie (23%), la réponse est avant tout institutionnelle, alors qu’en Algérie, elle est plutôt familiale. C’est donc la famille qui prend en charge ses séniors, mais cette dernière ne risque-t-elle pas de s’épuiser ? La 2ème différence caractérisant le Japon c’est le recours à la technologie pour répondre aux besoins des séniors : robot pour aider aux soins quotidiens, poupée parlante pour tenir compagnie… Certes, la vie moderne a des inconvénients, mais il est possible d’utiliser ses avantages pour améliorer la qualité de vie et le bien-être des séniors. Les exosquelettes nous paraissent prometteurs pour l’amélioration de la mobilité des séniors ; il y a également l’électronique qui peut maintenir des liens entre parents, enfants et petits-enfants compte-tenu des migrations, mais, les séniors sont ceux qui maîtrisent le moins les nouvelles technologies et rien n’est fait pour mettre à leur portée ces outils.

Si les centres d’accueil sont marqués du stigmate, il n’en demeure pas moins que certaines personnes âgées les préfèrent à leur famille, pour différentes raisons, car certaines sont issues de milieux très pauvres, ou trop conflictuels. Un Homme a expliqué à l’enquêteur qu’il préfère le foyer « là au moins je peux manger et dormir tranquille, mon fils a peu d’espace et ses enfants ne me laissent pas me reposer »… Le travail féminin ne facilite pas non plus la prise en charge des séniors, car ces femmes ont déjà du mal à concilier travail à l’extérieur et travail domestique (MDCFCF/CRASC, 2005). Pour les personnes en rupture de ban, SDF, malades, ces centres apportent la sécurité et les soins médicaux, un minimum de confort et des repas réguliers ainsi qu’un espace agréable dans certains FPAH (jardins, hammams), une convivialité permettant un lien social salutaire.

Il s’agit de faire un travail de réhabilitation de ces centres, de les ouvrir sur le quartier, de faire participer les riverains et les associations à leur animation. Au lieu de stigmatiser les familles, on peut les faire participer et  les encourager à garder le lien.

Les personnes âgées augmentent, leurs besoins changent, nous pensons tout comme le CNES (2002) qu’il faut diversifier les structures d’hébergement, les soutenir par des services de gériatries, des hôpitaux de jour, des services d’aide à domicile pour soulager les familles tout en apportant des soins adaptés aux besoins des séniors malades ou handicapés.

Les enquêtes relèvent également que 73% des séniors enquêtés (EASF 2002) disent être consultés pour les décisions concernant la famille. Ce qui constitue un signe de « santé » sociale puisque l’expérience des séniors et la transmission servent les jeunes générations. La retraite ne doit pas être synonyme d’oisiveté, de solitude et d’oubli. Les personnes âgées ont des savoirs et savoir-faire qui sont essentiels à la société et aux jeunes générations. Des études montrent un phénomène dont il faut tenir compte, c’est le retour des retraités au travail (M.-S. Musette et coll, 2003) dû au régime de la « retraite anticipée », au fait qu’ils sont encore en bonne santé, « pour ne pas s’ennuyer », certains ont accumulé une expérience solide dans leur domaine et sont sollicités par des entreprises privées ; d’autres « pour compléter l’ordinaire »…. Si les incapacités physiques et mentales sont plus fréquentes avec le grand âge, elles ne sont pas généralisables. De nombreux chercheurs plaident pour une retraite active. La société nous montre des signes, aux chercheurs de les révéler et aux décideurs de les opérationnaliser !

Il s’agirait aussi d’encourager et soutenir les associations de personnes âgées, d’ouvrir des centres de loisirs et de sports avec un encadrement spécialisé pour entretenir et prévenir les risques. En Tunisie, où le taux de séniors avoisine les dix pour cent, sont créés des Clubs pour séniors qui leur apportent information, activités, loisirs, soutien.

Conclusion 

Les enquêtes et rapports montrent l’omniprésence de la famille, son implication et son attachement aux valeurs de respect, de solidarité intergénérationnelle. Cela n’empêche pas ses préoccupations quant aux difficultés de prise en charge de séniors de plus en plus âgés et présentant des risques accrus de dépendance dans une société de plus en plus moderne avec des exigences qui ne facilitent pas la disponibilité nécessaire à une prise en charge optimale.

La façon dont une société traite ses séniors est un indicateur de son degré d’humanité ou de déshumanisation. Ce n’est pas parce que le monde change, s’automatise, se technicise que nous devons perdre notre solidarité avec nos aînés. Cette technicisation pourrait justement apporter commodités et facilités que la vie traditionnelle ne pouvait pas offrir : électroménagers, mobilier adapté, nouvelles technologies de l’information et de la communication. Ce sera donc l’accessibilité à ces technologies qui pourrait soutenir cette solidarité et humanité dans les sociétés modernes.

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Notes

[1] Le grand âge réserve des surprises, car malgré cette préparation, la canicule de 2003 a fait vingt mille morts parmi les personnes âgées en France.

[2] La baisse du nombre de personnes susceptibles de prendre en charge les séniors exige de nouveaux aménagements.

[3] Le Monde diplomatique (n° 711, 60ème année, juin 2013) a consacré un dossier intitulé « planète grisonnante » où sont soulevés les clichés, les représentations erronées, et des pratiques curieuses dénoncées par l’article de Harhoff, H., « Les Allemands exportent aussi leurs grands-parents ».

[4] Prennent conscience qu’ils sont en mesure d’imposer une troisième voie avec la naissance des Pays Non-alignés, et de peser sur l’économie mondiale en nationalisant les matières premières.

[5] Bourdieu et coll., (1963), « notaient un chômage endémique des autochtones avant l’indépendance », in Travail et travailleurs en Algérie, Paris, Éd. Mouton.

[6] Les termes de « séniors » et « personnes âgées » sont utilisés ici comme synonymes.

[7] La part des personnes du troisième âge (60 ans et plus) est à 7,7 % en 2010 (ONS 2010, n° 575).

[8] Enquête nationale sur les personnes âgées au Maroc (ENPA) 2006.

[9] Prévisions in Jacques Dupâquier, « Le vieillissement de la population dans le monde », in Bulletin Rayonnement du CNRS, p. 35.

[10] Enquête nationale à indicateurs multiples MICS 3 Algérie, 2006.

[11] Le rapport de l’ONU annonce que « La population âgée elle-même vieillit ; le groupe d’âges qui progresse actuellement le plus rapidement dans le monde est celui des personnes les plus âgées (80 ans et plus)... D’ici à 2050, 1/5ème des âgés aura 80 ans ou plus ». A titre d’exemple, « en 1960, le Japon comptait 144 centenaires, mais, 40 ans plus tard, il en comptait 12. 256… Ce pays compte aujourd’hui plus de personnes âgées (65 ans et au-delà) que de jeunes (15 ans et en deçà) » (J. Dupâquier, p. 27).

[12] Les cancers risquent d’être encore plus nombreux et invasifs compte-tenu des essais nucléaires qui ont eu lieu dans le Sahara durant les années cinquante et soixante du siècle dernier (souligné par nous).

[13] L’opération de création des cartes électroniques (in) http://www, algerie360, com/algerie/tout-savoir-sur-la-carte-chifa/ consulté le 10/08/12.

[14] A titre d’exemple, de nombreux grands-parents tempêtent contre les nouveaux horaires des écoles ; les enfants sortant à quatorze heures trente les empêchent de faire leur sieste.

[15] Un entretien avec une dame (75 ans) diabétique, hypertendue, elle a vendu son appartement spacieux pour un petit F2 pour ne plus avoir à supporter la cohabitation avec ses deux fils « je rêve de me reposer, mais mes fils ne me lâchent pas » !

[16] Moutassem-Mimouni, B. (dir.), (2013), Famille, éducation et changement social, Cahiers du Crasc.

[17] Ce cas de figure est plus spécifique à l’Algérie où beaucoup de parents ont perdu leur fils ou fille à la guerre et ont dû élever leurs petits-enfants.

[18]Loi n° 10 – 12 du 29 décembre 2010 relative à la protection des personnes âgées.

[19] www, presse-dz, com/info-algerie/20751 (consulté 20 juin 2012).

[20] Enquête Nationale « Les violences à l’égard des femmes en Algérie », MDCFCF/CRASC, 2007.

[21] Enquête « La prévalence de la violence à l’égard des femmes au Maroc », 2009.

[22] Enquête « La violence à l’égard des femmes en Tunisie », ONFP/AECID, 2010.

[23] Voir à ce sujet, le rapport réalisé par B, Moutassem-Mimouni pour le ministère de la Solidarité « Les foyers pour enfants privés de famille : état des lieux », UNICEF, Alger, 2007.

[24] De Gaulejac, V. (1996), Aux sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer.

[25] Dans L’incendie de M. Dib (Seuil, 1954), Lala Aïni, excédée par la misère et le désespoir, se déchaine contre sa mère âgée et malade.

[26] http://www.tsa-algerie.com/divers/algerie-un-groupe-portugais-remporte-un-contrat

[27] La loi n° 10 – 12 du 29 décembre 2010 relative à la protection des personnes âgées prévoit des sanctions pénales pour assurer leur protection : article 33 « quiconque délaisse ou expose une personne âgée au danger est puni, selon le cas, des mêmes peines prévues par le code pénal, notamment ses articles 314 et 316 ».

[28] L’enquête nationale sur « Représentations et pratiques des usagers par Algérie Poste et Algérie Télécom » (CRASC, 2009) montre que plus de 41% des usagers ne sont pas satisfaits des services.

[29] Moutassem- Mimouni, B. (2011) « Bien vieillir au Maghreb », Colloque international  « Les âges de la vie et le bien être…», CPER 10 LLSHS, 19 et 20 mai, Croisic (Nantes).

[30] http://papidoc.chic-cm.fr/index.htm : on trouve sur ce site des informations, orientations et formations en gérontologie.

[31] Colloque international : « Le vieillissement, la maladie d’Alzheimer, la dépendance : nouveaux problèmes, nouveaux enjeux », les 4, 5 et 6 décembre 2012, Université de Tizi-Ouzou. Ce colloque a engagé le débat sur les personnes âgées et leur prise en charge.

 

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