Insaniyat N° 27 | La socio-anthropologie en devenir | p.101-114 | Texte intégral
Mokhtar ATALLAH : Enseignant à l’Université de Mostaganem.Chercheur associé au CRTH – Cergy-Pontoise.
Après avoir été longtemps soumise à un éternel processus théologique, pour épiloguer sur son existence subordonnée à un Dieu tout-puissant, révélé dans trois grandes religions monothéistes ainsi que toutes les autres formes païennes jusqu’alors admises par les hommes, la réflexion humaine se tourna tardivement vers l’anthropologie, dès les premiers travaux de Pierre Paul Broca[1] (1824-1888) et de Jean Louis Armand de Quatrefages de Bréau[2] (1810-1892).
En effet, même s’il ne s’agissait, dans un premier temps, que de classements morphologiques en milieu naturel, il fallait attendre André Leroi-Gourhan[3] pour que soit ajoutée, après coup, la pertinence des mutations sociales; d’où le rapport fondamental observé entre la technique et le langage qui rend compte de la diversité des types humains et des cultures afférentes. Tout comme l’anthropologie structurale avec Claude Lévi-Strauss[4] qui mit à profit, dans ses investigations, les résultats concédés par la linguistique structurale.
Ces faits scientifiques agréeront successivement, dans l’évolution de cette discipline, les travaux d’Eric Fromm, de Margaret Mead[5], de Ruth Benedict[6] et de Bronislaw Kaspar Malinowski[7], qui représentent éminemment l’école culturaliste américaine, en prônant l’analyse des faits culturels des divers groupes sociaux par la psychanalyse, subséquemment à l’observation de certaines lois régissant inconsciemment le comportement humain et admises tels des postulats par la société. Ayant à méditer sur un éventuel rapport entre la psychanalyse de Sigmund Freud et l’anthropologie, nous examinerons alternativement, tout au long de notre travail, Totem et tabou (1913), l’Avenir d’une illusion (1927) et Malaise dans la civilisation (1929). Toutefois, notre étude met particulièrement l’accent sur l’essai de 1913, vu qu’il définit dès lors le cadre problématique d’une hypothétique anthropologie qui servirait d’ancrage aux essais de 1927 et 1929.
Dans son essai Totem et tabou, Sigmund Freud aborde la vie sociale primitive en se basant volontairement sur l’ouvrage de James George Frazer[8] intitulé Totémisme et exogamie, publié en 1910; sur les travaux d’Andrew Lang[9], le Secret du totem, publié en 1905; sur les réflexions de Wilhelm Wundt[10], Mythe et religion et Psychologie des peuples; sur celles de James Fergusson[11].
Partant du constat et de la qualification de « sauvage» qui présuppose l’absence totale d’une morale sexuelle, Freud s’étonnait de l’existence d’une interdiction sexuelle, rigoureusement instituée par le totémisme; d’où ses multiples interrogations dans Totem et tabou, où il fait œuvre d’anthropologie, de sociologie et de psychanalyse dans la vie des peuplades primitives.
Freud y analyse les institutions totémiques chez les tribus sauvages déjà observées par les anthropologues et les ethnologues cités et chez lesquelles il n’y a ni trace de religion proprement dite, ni culte d’êtres supérieurs ou ancêtres spirituels, ni chef, ni souverain. Ces échantillons primitifs constitués d’Australiens, d’Indiens d’Amérique du Nord, d’Océanie, de l’Inde orientale et des peuplades d’Afrique, forment l’objet d’observation du thème psychanalytique développé dans Totem et tabou, et qu’il fonde sur le récit mythique du parricide dans la horde primitive.
Cependant, cette étude thématique freudienne, de l’avis de certains psychanalystes, donne matière à controverses tant en ce qui concerne l’homme qu’en ce qui concerne sa nature. L’investigation sur la condition humaine à partir de son passé reculé et de ses conséquences sur l’avenir de l’humanité est développée dans deux ouvrages principaux de Sigmund Freud à savoir: l’Avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation, traduits par Marie Bonaparte[12].
Pour Freud, la religion a toujours été conçue comme un sujet éternellement sensible, et l’Avenir d’une illusion,, est, en ce sens, l’essai le plus impliqué dans cette polémique taboue. En fait, cette réflexion, qui s’inscrirait à la suite de Totem et tabou, propose une conception fort complexe de la culture moderne, où Freud met en relief les formes communautaires, les plus contraignantes. C’est par l’éducation religieuse que la civilisation impose au sujet social une ligne de conduite allant jusqu’à l’étouffement de ses pulsions, sous la censure vigilante de l’instance psychique d’un surmoi, garant d’une certaine corrélation consciente avec la réalité immanente, tout en attestant le maintient de la morale sociale.
« Pensez, écrit-il, au contraste attristant qui existe entre l’intelligence rayonnante d’un enfant bien portant et la faiblesse mentale d’un adulte moyen. Est-il tout à fait impossible que ce soit justement l’éducation religieuse qui soit en grande partie cause de cette sorte d‘étiolement ? Je crois qu’il faudrait longtemps avant qu’un enfant à qui l’on n’en aurait rien dit commençât à s’inquiéter de Dieu et des choses de l’au-delà. [...] On lui impose les doctrines religieuses à un âge où il ne peut leur porter intérêt et où il n’est pas capable d’en saisir la portée. Les deux points principaux des programmes pédagogiques actuels ne sont-ils pas de retarder le développement sexuel de l’enfant et de le soumettre de bonne heure à l’influence de la religion ? Quand alors l’enfant s’éveille à la pensée, les doctrines religieuses sont déjà devenues pour lui inattaquables. [...] Nous n’avons pas à nous étonner outre mesure de la faiblesse intellectuelle de quiconque est une fois parvenu à accepter sans critique toutes les absurdités que toutes les doctrines religieuses comportent et à fermer les yeux devant les contradictions qu’elles impliquent.» (l’Avenir d’une illusion, p.67).
Ce sont les bouleversements politiques de l’Europe de l’entre-deux-guerres, le pactisme, la propagande, l’endoctrinement des enfants et les événements comminatoires augurant du nazisme allemand qui auraient aiguillé Freud dans ce conceptualisme. L’Avenir d’une illusion serait en quelque sorte un essai de transition, annonçant déjà Malaise dans la culture qui allait voir le jour en 1930.En effet, écrit-il dans son illustration du malheur de l’homme moderne dans sa ressemblance avec Dieu: «L’homme est pour ainsi dire devenu une sorte de dieu prothétique, vraiment grandiose quand il revêt tous ses organes adjuvants; mais ceux-ci ne font pas corps avec lui et ils lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal. Il a du reste le droit de se consoler à l’idée que ce développement ne sera pas précisément achevé en l’an de grâce1930. Dans ce domaine de la culture, des temps lointains entraîneront de nouveaux progrès dont on ne peut vraisemblablement pas se représenter l’ampleur, augmentant encore plus la ressemblance avec Dieu. Mais dans l’intérêt de notre investigation, nous n’oublierons pas non plus que l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux dans sa ressemblance avec Dieu.» (Malaise dans la civilisation).
Face à la crise existentielle de l’homme qui cherche perpétuellement la finalité de la vie dans les divers systèmes religieux transmis à travers les âges, Freud y voit plutôt le «principe du plaisir» puisque le sujet cherche avant tout la «jouissance» par l’élimination de la douleur. Toutefois, ce «principe du plaisir» se heurte incessamment à l’interdit social qui suscite la sénescence des protagonistes communautaires par le dolorisme[13]. D’où le «délire collectif» qu’il s’attache à dénoncer dans Malaise dans la civilisation: «Des êtres humains s’efforcent ensemble et en grand nombre de s’assurer bonheur et protection contre la souffrance au moyen d’une déformation chimérique de la réalité. Or, les religions de l’humanité doivent être considérées comme des délires collectifs de cet ordre. Naturellement, celui qui partage encore un délire ne le reconnaît jamais pour tel.» (p.27).
En effet, pour Freud, le fondement de toute civilisation s’appuie sur le «renoncement aux pulsions instinctives»et la soumission aux dogmes religieux ; ce qui produit, selon lui, une sorte de «renoncement culturel» qui engendre le refoulement, comme dans la névrose. De là, la prédilection des tâches d’édification par le travail qui canalise toute la libido et met hors-la-loi la liberté sexuelle: «Sa technique [la religion] consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, démarches qui ont pour postulat l‘intimidation de l’intelligence. A ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle, mais c’est à peu près tout. [...] Quand le croyant se voit en définitive contraint d’invoquer les ‘voies insondables de Dieu’, il avoue implicitement que, dans sa souffrance, il ne lui reste, en guise de dernières et uniques consolation et joie, qu’à se soumettre sans conditions.» (Malaise dans la civilisation, p.31).
C’est à ce niveau que Freud fait le parallèle entre le droit absolu du père géniteur, considéré comme l’image de Dieu dans la horde primitive, décrite dans Totem et tabou, et le pouvoir politique et économique dans la société occidentale du XXe siècle. Toute recherche de sécurité qui ne serait atteinte que par le renforcement social s’expliquerait par le sacrifice du bonheur et le refoulement anachronique d’une certaine agressivité originelle souvent «introjectée». Ce qui justifie la nécessité de son expédient en qualité de «conscience morale»: «Cette providence, l’homme simple ne peut se la représenter autrement que sous la figure d’un père grandiosement magnifié. [...] Tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité, que, pour tout ami sincère de l’humanité, il devient douloureux de penser que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s’élever au-dessus de cette conception de l’existence.» (Malaise dans la civilisation, p.17)
D’où une certaine manifestation culturelle ambivalente, oscillant entre l’amour du prochain et le «besoin de punition» qui lénifie la toute-puissance du «surmoi social», représenté par Dieu et/ou l’Etat. Ainsi se manifeste le mouvement de masses et le fanatisme ambitionnant l’unanimité des hommes, qui alimente ce que Freud nomme la culpabilité, que seule la révolte pourrait éradiquer. «Le commandement ‘Aime ton prochain comme toi-même’, nous dit Freud, est la défense la plus forte contre l’agression humaine et un excellent exemple de la démarche non psychologique du sur – moi – de – la – culture. Le commandement est impraticable ; une inflation aussi grandiose de l’amour peut seulement en abaisser la valeur, elle ne peut éliminer la nécessité. La culture néglige tout cela ; elle se contente de rappeler que plus l’observance du précepte est difficile, plus elle est méritoire. Mais celui qui, dans la culture présente, se conforme à un tel précepte ne fait que se désavantager par rapport à celui qui se place au-dessus de lui. Quelle ne doit pas être la violence de cet obstacle à la culture qu’est l’agression, si la défense contre celle-ci peut rendre aussi malheureux que l’agression elle-même !» (Malaise dans la culture).
Dans cette expectative, Freud avait la conviction absolue que ses découvertes constituaient des données utiles et inhérentes à la compréhension psychologique de tous les individus, quelle que soit leur appartenance sociétale. Dans ce sillage, Totem et tabou, recueil en quatre essais, met en exergue certains points de ressemblance entre la mentalité des primitifs et celle des névrosés issus de la société moderne du début du XXe siècle.
Emprunté aux Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, le mot totem, introduit en 1791 par l’Anglais J. Long, réfère soit à un animal, soit à une plante, soit à une puissance naturelle liée de façon particulière et circonstancielle à un clan primitif donné. Le totem est à la fois l’ancêtre et l’esprit protecteur de la tribu. Il est, nous dit James George Frazer dans Totemism and Exogamy, cité par Freud dans Totem et tabou, «un objet matériel auquel le primitif témoigne un respect superstitieux, parce qu’il croit qu’entre sa propre personne et chacun des objets de cette espèce, il existe une relation tout à fait particulière. Les rapports entre un homme et son tabou sont réciproques: le totem protège l’homme, et l’homme manifeste son respect pour le totem de différentes manières, par exemple en ne le tuant pas, lorsque c’est un animal, en ne le cueillant pas, lorsque c’est une plante». (Totem et tabou, p.120).
Quant au tabou, terme emprunté aux Polynésiens, il présente, nous dit Freud, deux acceptions différentes, à savoir, «d’un côté, celle du sacré, consacré; de l’autre, celle d’inquiétant, de dangereux, d’interdit, d’impur. […] Le tabou se manifeste essentiellement par des interdictions et restrictions. Notre expression ‘terreur sacrée’ rendrait souvent le sens de tabou» (Totem et tabou, p.29).
En effet, le premier essai du recueil, «La peur de l’inceste», porte sur la puissance de l’institution religieuse qu’incarne le tabou chez les peuples primitifs et explicite les causes de l’exogamie qui régit la vie sexuelle des clans. Freud souligne que l’exogamie liée au totémisme véhicule l’interdiction des relations sexuelles entre les membres appartenant au même totem qui symbolise l’essence du dieu tribal: «Presque partout où ce système est en vigueur, affirme-t-il, il comporte la loi d’après laquelle les membres d’un seul et même totem ne doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, par conséquent ne doivent pas se marier entre eux. C’est la loi de l’exogamie, inséparable du système totémique.» (Totem et tabou, p.12).
Cependant, les pratiques purement humaines des membres du clan sont totalement ambivalentes et se réalisent par des réactions souvent antithétiques. Si le totem représente un animal supposé contenir l’essence divine et sacrée que nul n’a le droit de toucher toute l’année, il est curieusement sacrifié une fois par an au cours d’un rite sacramentel, lors d’une cérémonie rituelle qui serait, en quelque sorte, la récapitulation du meurtre du père; d’où la mise en œuvre de deux imagos contraires représentant le père vengeur et le père protecteur.
L’ambivalence, selon l’expression de Eugen Bleuler[14], affecte les sentiments des primitifs et leur procédé humain qui constitue l’une des caractéristiques principales inhérentes au pouvoir du totem. «La principale caractéristique de la constellation psychologique […], souligne Freud, consiste en ce qu’on pourrait appeler l’attitude ambivalente de l’individu à l’égard d’un objet lui appartenant, à l’égard de l’une de ses propres actions. Il est toujours tenté d’accomplir cette action […], mais il en est chaque fois retenu par l’horreur qu’elle lui inspire.)(Totem et tabou, p.41).
Ce qui suppose, dans cet ordre d’idées, une prohibition quasi éternellement ancrée dans la conscience de chaque individu du groupe qui en ignore les tenants et les aboutissants, à la suite du refoulement séculaire transmis de génération en génération. Ce sentiment de culpabilité, relatif à la mise à mort du père et à la peur de l’inceste, stimule tous les tabous du totémisme chez le sujet primitif. En somme, ce mythe redondant dans la théorie freudienne (cf. le complexe d’Œdipe) présenterait les mêmes attractions et les mêmes répulsions à l’égard du géniteur chez le sujet névrosé des temps modernes, tout en structurant son inconscient tel un langage, comme nous l’indique Jacques Lacan[15].
C’est sur cette ambivalence que Freud fonde son second essai intitulé «Le totem et l’ambivalence des sentiments», et au niveau duquel il explicite la ressemblance frappante entre la pratique religieuse du totémisme et les comportements et croyances obsessionnelles des névrosés. Cela dit que la névrose obsessionnelle met en jeu les mécanismes mentaux des primitifs existant déjà dans le psychisme infantile et les projette dans la réalité ambiante, selon un rapport de causalité qui n’existerait que dans l’esprit du patient; et c’est en ce sens, et de la manière la plus succincte, que Freud nous résume les points de ressemblance entre les coutumes taboues et les symptômes de la névrose obsessionnelle. «Ces points, nous dit-il, sont au nombre de quatre: 1re l’absence de motivation des prohibitions; 2e leur fixation en vertu d’une nécessité interne; 3e leur facilité de déplacement et contagiosité des objets prohibés; 4e existence d’actes et de règles cérémoniaux découlant des prohibitions.»(Totem et tabou, p.40).
Il en découle que c’est la « perception endo-psychique» qui permet à tout névrosé d’atteindre la genèse de ses propres superstitions. Soumis à la « toute-puissance» dans la magie et la religion, le névrosé manifeste ainsi sa phobie de la mort. Pour Freud, il s’agit d’une expiation rituelle que les primitifs dirigent contre leur propre culpabilité pour avoir violé la loi du totem qui est en soi une règle sexuelle en réaction contre l’inceste. Et c’est ce qu’annonce effectivement Freud tout au début de son essai: «L’exogamie totémique, la prohibition de rapports sexuels entre membres du même clan, apparaît comme le moyen le plus propre à empêcher l’inceste de groupe [...] .» (Totem et tabou, p.16)
Dans la même perspective, il souligne qu’au même titre que les mentalités primitives, les névroses obsessionnelles constituent un bastion de défense contre les désirs incestueux et les rébellions de l’enfance, considérée comme le stade primitif de l’homme, à partir du souvenir des expériences traumatisantes des générations passées, refoulé dans l’inconscient collectif de l’humanité (cf. L’archétype).
Soulignons, sous toutes réserves, que, même si Freud admet l’existence, sans conteste, d’un « inconscient collectif» dans Totem et tabou, il ne lui accordera jamais une quelconque valeur thérapeutique, à l’opposé de Carl Gustave Jung[16].
Cependant, Freud pousse plus loin son parallèle en affirmant que toutes les pratiques religieuses n’ont d’autres affinités que la défense contre cette même peur qui se traduit par des désirs d’agressivité et de rébellion contre toute moralité soumise aux lois du groupe. Cela dit, il conclut, particulièrement, que la névrose est totalement désapprouvée par la société moderne et reste liée à l’angoisse sexuelle de l’individu qui constitue un véritable tabou inhérent à la prohibition sexuelle publique.
Abordant son troisième essai, «Animisme, magie et toute-puissance des idées», Freud soumet à l’analyse diachronique l’évolution des idées reçues par l’homme dans sa manière d’appréhender l’univers et en souligne les étapes, allant crescendo de l’animisme à la religion et, enfin, à la science.
«Dans la phase animiste, précise Freud, c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, sans toutefois y renoncer sérieusement, car il s’est réservé le pouvoir d’influencer les dieux de façon à les faire agir conformément à ses désirs. Dans la conception scientifique du monde, il n’y a plus place pour la toute-puissance de l’homme, qui a reconnu sa petitesse et s’est résigné à la mort, comme il s’est soumis à toutes les autres nécessités naturelles.» (Totem et tabou, p.104).
Ces trois étapes, qu’il explicite en fonction de ce qu’il appelle « la toute-puissance des idées», se retrouvent dans les fantasmes de l’enfance, souvent rencontrés durant ses séances d’analyse chez des patients qui, atteints de névroses obsessionnelles, restent indéfiniment prisonniers de leur passé et particulièrement de quelque fait narcissique complètement refoulé dans leur inconscient.
Ce « narcissisme primaire » chez l’enfant correspond à la «toute-puissance de ses pensées», au même titre que les primitifs; et son amour fixé sur son moi le mène inévitablement vers un «sentiment religieux» appelé aussi «sentiment océanique» et contre lequel il lui faut lutter par le «principe de réalité »: «La psychologie des peuples restés à la phase de développement animiste pourrait nous réserver, pense Freud, si nous procédions autrement, les mêmes déceptions que celle que nous a procurées la vie psychique de l’enfant, que nous autres adultes ne comprenons plus et dont la richesse et la finesse nous ont pour cette raison échappé.»(Totem et tabou, p.115).
Si l’animisme est conçu comme un système intellectuel, il permet de concevoir le monde à partir de repères déjà définis. En effet, remarque Freud, «à en croire les auteurs, l’humanité aurait, dans le cours des temps, connu successivement trois de ces systèmes intellectuels, trois grandes conceptions du monde; conception animiste [mythologique], conception religieuse et conception scientifique». (Totem et tabou, p.92).
De ce fait, Freud suppose que l’animisme, qui se distingue de l’« animatisme»[17], pourrait constituer le système de « plus logique »et le « plus complet» dans l’explication de l’essence universelle. Dans la même perspective, il établit que la pensée des primitifs équivaut, à coup sûr, à un fait inhérent à un pouvoir magique caché, puis transféré à des dieux omnipotents pour enfin aboutir à la «toute-puissance des idées» qui le cède, en fin de parcours, à la science objective.
«La magie, déclare Freud, doit servir aux fins les plus variées, soumettre les phénomènes de la nature à la volante de l’homme, protéger l’individu contre les ennemis et les dangers et lui donner le pouvoir de nuire à ses ennemis […]. Nous pouvons dire: le principe qui régit la magie, la technique du mode de pensée animiste, est celui de la ‘toute-puissance des idées’.» (Totem et tabou, pp.93-101). Freud aboutit, suite à cette succession d’interprétations spéculatives et théoriques, à la définition de la religion comme la survivance d’une névrose tribale qu’il communie plus tard en névrose universelle, dans l’Avenir d’une illusion.
«La religion, ajoute-il à ce propos, serait la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité; comme celle de l’enfant, elle dérive du complexe d’Œdipe, des rapports de l’enfant au père. D’après ces conceptions, on peut prévoir que l’abandon de la religion aura lieu avec la fatale inexorabilité d’un processus de croissance, et que nous nous trouvons à l’heure présente justement dans cette phase de l’évolution.» (l’Avenir d’une illusion, p.61).
En dernier lieu, dans son quatrième et dernier essai, «Le retour infantile du totémisme», Freud aborde l’origine de l’inceste à partir de données anthropologiques, ethnologiques, sociologiques et psychologiques. S’appuyant sur les écrits de John Ferguson Mc Lennan[18], The Workship of Animals and Plants (1869-1870) et Primitive Mariage (1865), et sur ceux d’Andrew Lang, The Secret of the Totem (1905), il définit les origines du totémisme à partir de trois groupes de théories qui viennent s’ajouter aux travaux cités.
D’abord, les théories nominalistes d’après A.K. Keane, Max Miller et J. Pikler, auteurs d’Une contribution à la théorie matérialiste de l’histoire (1899): «Les hommes avaient besoin, cite Freud, pour les collectivités et les individus, d’un nom permanent, fixé par l’écriture… le totémisme naquit ainsi, non d’un besoin religieux, mais d’un besoin prosaïque, pratique. Le noyau du totémisme, la dénomination, est un résultat de la technique de l’écriture primitive. Le caractère du totem est celui de signes d’écriture facile à reproduire. Mais une fois que les primitifs se sont donnés le nom d’un animal, ils en ont déduit l’idée d’une parenté avec cet animal.»(Totem et tabou, p.128).
Ensuite, les théories sociologiques d’après Salomon Reinach[19], Emile Durkheim[20], Alfred Cort Haddon[21], qui voyaient déjà dans l’exogamie une conséquence directe des lois fondamentales du totémisme. En ce sens, constate Freud: «Durkheim a montré dans ses travaux que le tabou, qui se rattache au totem, devait nécessairement impliquer la prohibition de rapports sexuels avec une femme appartenant au même totem que l’homme. Le totem ayant le même sang que l’homme, c’est commettre un acte criminel […] que d’avoir des rapports sexuels avec une femme appartenant au même totem.» (Totem et tabou, p.139).
Enfin, les théories psychologiques d’après James George Frazer, Spencer et Gillen, G.A. Wilken et les ethnologues américains Fr. Boas et Hill-Tout, mais qui s’avèrent toutes porteuses d’insatisfaction: «[…] les facteurs psychologiques n’étant, à leur tour, que le mode de manifestation de force biologique, on se voit obligé, souligne Freud, à la fin de l’analyse, de souscrire à l’aveu résigné de Frazer: nous ignorons l’origine de la peur de l’inceste et nous ne savons même pas dans quelle direction nous devons la chercher. Aucune des solutions de l’énigme, jusqu’à présent proposées, ne nous paraît satisfaisante.» (Totem et tabou, pp.144-145).
Pour parer à cette lacune dans son exposé, Freud fait appel à une hypothèse de Charles Darwin[22] qu’il considère comme une théorie historique évolutionniste conçue sur la jalousie commune à tous les mammifères, pour compléter les trois premières: «Des habitudes de vie des signes supérieurs, Darwin a conclu que l’homme a, lui aussi, vécu primitivement en petites hordes, à l’intérieur desquelles la jalousie du mâle le plus âgé et le plus fort empêchait la promiscuité sexuelle, rapporte Freud.» (Totem et tabou, p.145)
Sur la base de toutes ces données, Freud raconte que l’homme primitif a vécu en hordes sauvages dans lesquelles un mâle dominant qui se présentait comme le chef du clan s’accaparait toutes les femelles en unique géniteur et procréait avec elles. Ainsi, suite à ce cumul, il se retrouva submergé par des quantités de femmes et des kyrielles d’enfants qui étaient souvent chassés hors de la tribu, dès la puberté. Devenus de jeunes mâles en quête de compagnes, et devant l’impossibilité d’acquérir les jeunes femelles qui ne pouvaient espérer d’autres compagnons que l’incontestable et incontesté reproducteur de la horde, ils se révoltèrent, tuèrent le père et prirent possession de ses femelles, commettant ainsi l’inceste.
En parant à cette situation frustrante par un parricide, ils furent envahis par un sentiment de culpabilité collective et exprimèrent, pour leur besoin d’expiation, le dressement solennel d’un totem qu’ils dotèrent des lois du père, chef de la tribu.
«L’animal-totem, nous dit Wundt cité par Freud, est considéré comme l’animal-ancêtre du groupe correspondant. Totem est donc, d’une part, un nom de groupe et de descendance et, en tant que nom de descendance, il a aussi une signification mythologique. […] Les totems n’étaient primitivement que des animaux et étaient considérés comme les ancêtres des tribus; le totem ne se transmettait héréditairement qu’en ligne maternelle; il était défendu de le tuer (ou d’en manger, ce qui, pour l’homme primitif, était la même chose); il était défendu aux membres d’un totem de contracter mariage avec des membres du sexe apposé reconnaissant le même totem.» (Totem et tabou, p.124).
Le totem rappelait donc à tous les membres du clan que l’unique autorité du père, abolie à un niveau purement humain, devait être sauvegardée à un niveau religieux.
En dernier lieu, conformément à cette pratique rituelle, si pour Freud la révolte contre le géniteur est transcendantale puisqu’elle constitue l’unique événement historique qui a bouleversé tout le devenir de l’humanité, pour le professeur Bronislaw Malinowski, il ne s’agit pas d’une hypothèse absolue puisque, selon son raisonnement, le passage de «l’état de nature » à «l’état de culture» n’est pas le fait d’une simple supposition, mais d’une évolution anthropologique plus vaste qui aurait permis de concevoir une telle analogie entre les primitifs et les névrosés, entre « réalité concrète» et « réalité psychique », entre action et pensée.
Assurément, puisant leurs observations des manifestations culturelles du nazisme allemand, les disciples de Freud, installés en Amérique du Nord, parachevèrent l’œuvre du maître en s’appuyant sur l’anthropologie, qui tient compte des facteurs sociaux puisant leur consistance de l’inconscient individuel. Réexaminant la conception freudienne de la «culture répressive», Eric Fromm et ses pairs voient dans la société le lieu de l’expression individuelle où s’expriment et se réalisent aussi les ambitions de tout sujet.
En somme, ce que la loi du géniteur interdisait historiquement à la descendance devient une sorte d’obéissance rétrospective qui interdit la mise à mort du totem considéré par Freud comme un substitut de l’autorité paternelle. «C’est ainsi, conclut Freud, que le sentiment de culpabilité du fils a engendré les deux tabous fondamentaux du totémisme qui, pour cette raison, devaient se confondre avec les deux désirs réprimés du complexe d’Œdipe. Celui qui agissait à l’encontre de ces tabous se rendait coupable des deux seuls crimes qui intéressaient la société primitive» (Totem et tabou, p.165).
Nous concluons, à l’issue de cette lecture des essais freudiens, que le psychanalyste, après avoir fait œuvre d’ethnologie et d’anthropologie dans son essai de 1913 se laisse emporté par une réflexion se situant à la limite de la philosophie, dans ses autres essais de 1927 et 1929. Dans sa vision apocalyptique de la civilisation moderne, Freud se penche exclusivement sur la condition humaine des hommes du XXe siècle. Mettant à profit son expérience de l’examen clinique, il en souligne, de manière cinglante, la précarité des lois sociales, bâties sur les illusions religieuses et/ou politiques en dénonçant l’image du père tout-puissant qui mène, selon un processus identitaire mensonger, l’humanité vers sa propre destruction.
Même si certains psychanalystes accordent le terme « imago» à l’identification qui passe par l’idéalisation de l’image du père et de la mère, Freud spécifie que l’«imago» maternelle est issue d’une circonstance originelle puisqu’elle constitue le premier objet de la sexualité infantile, et l’«imago» paternelle comme l’aboutissement d’un conflit entre le géniteur et sa descendance masculine. Toutefois, face à la valeur épistémologique incertaine de l’anthropologie dont les préoccupations ont considérablement contribué aux investigations de la psychanalyse, Louis Althusser, dans son interprétation du marxisme, et Michel Foucault, dans sa pratique de la subversion philosophique issue de Mai 68, réfutent cette discipline en la considérant comme une idéologie et non comme une science rationnelle.
Références bibliographiques
Caillois, Roger, L’Homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950.
Durkheim, Emile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968.
Sigmund,Freud, Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976; L’Avenir d’une illusion, Paris, Presses Universitaires de France, 5e édition, 1980; Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 9e édition, 1983.
Girard, René, la Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1981, Collection Pluriel,
Jung Carl, Gustave, Problème de l’âme moderne, Paris, Buchet-Chastel, 1976.
Karl, Abraham, Psychanalyse et culture, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1969.
Lévi-Strauss Claude, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, PUF, 1962.
Otto, Rudolf, le Sacré, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1968.
Roheim, Géza, Psychanalyse et anthropologie, Paris, Gallimard, 1968, Collection Tel.
Vernant, Jean-Pierre, Religions, histoires, raisons, Paris, Maspero, 1979, Petite Collection.
Notes
[1] Chirurgien et anthropologue français, considéré comme l’initiateur de l’anthropologie physique moderne (craniologie et craniométrie). Fondateur de la Société (1859), de la Revue (1872) et de l’Ecole d’anthropologie (1876).
[2] Naturaliste et anthropologue français spécialisé en anthropologie préhistorique (craniologie ethnique).
[3] Ethnologue et préhistorien français né en 1911. Préconise l’étude des lieux de fouille pour l’amélioration de la connaissance des modes de vie et de pensée de l’homme primitif.
[4] Ethnologue français né en 1908. Il rompt avec le fonctionnalisme et se rapproche de la linguistique structurale.
[5] Anthropologue américaine (1901 – 1978). Elle effectua diverses expéditions dans les Îles Samoa, de la Nouvelle-Guinée, de Bali. Influencée par le freudisme, elle étudia les rapports la famille et l’enfant, l’intégration des individus dans la société et les rites initiatiques.
[6] Ethnologue américaine (1887 – 1948). Spécialiste de l’ethnologie comparée.
[7] Anthropologue et ethnologue anglais. Théoricien du fonctionnalisme, il rapprocha la Psychanalyse et l’Anthropologie tout en révoquant le complexe d’Œdipe.
[8] Ethnologue écossais (1854 – 1941), adepte de l’évolutionnisme.
[9] Ethnologue anglais (1844 – 1912), spécialisé dans le Folklore et les Mythes. A tenté d’expliquer la formation de la Religion et du Surnaturel, à partir du milieu naturel.
[10] Psychologue et philosophe allemand (1832 – 1920), fondateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale à Leipzig, en 1879. Spécialisé en psychologie collective (langage – religion – droit).
[11] Archéologue écossais (1808 – 1886).
[12] Psychanalyste française (1882 – 1962). Ses travaux portent sur l’implication des facteurs socioculturels dans les névroses.
[13] Doctrine prônant l’utilité de la valeur morale de la douleur.
[14] Psychiatre suisse (1857 – 1939). Partisan des théories freudiennes, spécialisé dans le traitement de la schizophrénie.
[15] Psychiatre et psychanalyste français (1901 – 1981). Spécialiste des psychoses infantiles et du langage, il renouvelle l’étude de l’Inconscient en rapprochant la Psychanalyse de la Linguistique.
[16] Psychiatre et psychologue suisse (1875 – 1961). Disciple de Freud de 1906 à 1913. Contrairement à son Maître viennois, il refusa d’accorder à la libido un aspect exclusivement sexuel et voit dans sa canalisation externe où interne la cause de deux types psychologiques: l’extraverti et l’introverti.
[17] Doctrine de la vivification de la nature.
[18] Ethnologue écossais (1827 – 1881). Spécialiste du totémisme et de son influence sur les idées et croyances religieuses. Il est surtout connu pour être le précurseur des analyses des filiations. L’ethnologie lui doit la création des concepts d’endogamie et d’exogamie.
[19] Philologue et archéologue français (1858 – 1932).
[20] Sociologue français (1858 – 1917). Fondateur de la revue l’Année sociologique en 1896. Adepte du Positivisme d’Auguste Comte, il tenta de faire de la sociologie une science des mœurs en déduisant les lois qui régissent les comportements humains.
[21] Anthropologue anglais (1855 – 1940). Auteur de deux expéditions en Indonésie et en Mélanésie.
[22] Naturaliste anglais (1809 – 1882), il effectua plusieurs expéditions: en Amérique du Sud, en Australie et aux Galápagos pour étayer sa théorie du transformisme.