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De la laïcité en Islam selon Mohammad Abid Al-Jâbirî.

Insaniyat N° 11 | 2000 | Le Sacré et le Politique | p.75-97 | Texte intégral


Laicization in Islam according to Mohammed Abid Al-Jâbirî

 Abstract: The term ‘laic’ attribute of modernity in the Occident, is struck by anathema in the Arab and Islamic world. It is even curiously taken for a synonym of atheism. Mohammed Abid Al-Jâbirî; a Moroccan philosopher, devoted a whole article about it and seems in a tactical insight probably, to want to around this strongly connoted term by suggesting to replace it by democracy, and rationalism. To show that this term excites a false problematic and is inadequate for the Arab and Islamic world, he looks for an authenticity of his in sight in ancient islamic history that of the inaugural period, precisely the episode of political conflict named "saqîfat banî sâ’ida", relative to the prophet’s succession and the way in which this was solved; then that of the well directed caliphs and the way in which the succession took place under various forms; to finally culminate in the period called ‘Mu’âwiyya’ and its famous discourse on governance rid of all theological grounds.  The multiplicity of historical forms for succession in countries of Islam corroborate the effective absence of a form of state prescribed in the sacred texts (Koran and Sunna). More over a theocratic state corresponds to a political sociology that one can’t reproduce today.Jâbirî is without doubt, right to affirm that Islam hasn’t a church so that one has to separate it from the state. It remains not less however, that the ‘fatw’a’ religious decree ordered by a recognised Moslem authority- is supposed to be executed for all Moslems what ever the place of residence. Recent experiences have rendered this idea more precise. One sees it well, for the concept of supreme religious authority in a country of Islam is not the state or positive fundamental law, but it’s theocratic norm such as that under stood and represented by  the nomenclatura of the ‘fuqhâ’. In fact, in  these countries, the question of autonomization of the political sphere by assigning the religious sphere to the realm of private is asked today more than ever, because one mustn’t lose sight that auto censure has no doubt more efficacy than institutional censure.


Abderrazak DOURARI : Maître de conférence en Science du langage et sémiotique, Département de Français - Université de Tizi-Ouzou, 15 000, Tizi-Ouzou, Algérie


Tout ce qui est décisif ne naît que malgré,

Nietzsche

 

Dans un dialogue organisé sur les pages de la revue palestinienne al-yawm as-sâbi’ entre Mars et Novembre 1989 et repris sous forme de livre chez Toubqâl, Maroc, 1990 sous le titre: Hiwâr al-mashriq wa l-maghrib (= Dialogue entre le Machreq et le Maghreb), le philosophe marocain a abordé la question de la laïcité en Islam sous un angle particulièrement intéressant. Nous essaierons d’en présenter ci-après les contours avant d’en faire quelques commentaires.

Répondant à Hassan Hanafi, philosophe islamiste égyptien, qui soutenait que «l’Islam, étant lui-même laïc» dans son essence, n’avait pas besoin d’une laïcité importée de l’Occident, Al-Jâbirî examine les conditions de validité d’un tel concept dans le domaine de la pensée et des sociétés islamiques, à la lumière de leur histoire ancienne et récente, pour enfin aboutir, non sans avoir d’abord examiné les besoins terminologiques et idéologiques «adéquats» du Monde arabe et musulman actuel, à un vocabulaire dicible en remplacement du concept de laïcité.

I. Conditions de validité du concept de "laïcité" dans le champ de la pensée islamique

Le concept de validité que nous employons nous-même ici, est pris au sens épistémologique et non pas au sens d’une quelconque adéquation aux conditions idéologiques du Monde arabe et islamique actuel.

Il faut aussi préciser que le discours de Jâbirî s’adresse, comme il le dit lui-même, aux salafistes (as-salafiyyîn) et autres opposants à la laïcité.

La laïcité : naissance d'un concept

Jâbirî précise que le concept aussi bien que la revendication politique de laïcité (‘almâniyya) sont nés au Liban pour exprimer la volonté d’indépendance des Libanais par rapport au califat ottoman. Cette revendication d’indépendance est elle-même fondée sur le besoin ressenti par les Libanais de voir les minorités ethniques et religieuses respectées. Il est par conséquent clair, de son point de vue, que le terme de laïcité n’est pas adéquat au référent voulu puisque la démocratie et le rationalisme suffisaient amplement à exprimer ce que ce peuple voulait véritablement (p.40).

Il conclut donc de la fausseté de la problématique de la laïcité dans le Monde arabe (mas’ala muzayyafa) p.46.

Lecture de l'histoire ancienne du monde musulman

Mais, pourrait-on se demander, si la manière dont cette question a été posée au Liban est fausse ? Qu’en est-il dans l’histoire musulmane ancienne que beaucoup de constructions fantasmatiques et mythiques reprennent aujourd’hui pour prôner la non dissociation de principe du religieux et du politique comme propre à l’Islam et à son histoire ? L’Islam est-il "religion et Etat"(dîn wa dawla) comme on l’affirme souvent ? Et si cette proposition était soutenable, dans quel sens faut-il la comprendre ? Quelles en sont les conditions de possibilité ? Est-ce propre à l’Islam ou est-ce là, le point de vue de toute religion et particulièrement celui des religions monothéistes ?

Période du prophète et des 4 califes

A) Politique et religion dans l'Etat conquérant

C’est à travers une sociologie de l’histoire de la société musulmane d’antan que Jâbirî, se fondant, entre autres, sur les données historiques de cette époque rapportées par un exégète acharite malikite andalou, du nom de Abu Bakr Ibn al-Arabî, déclare que cette société-là était une société de conquêtes (énoncé 2), ayant, à sa tête, des chefs militaires qui étaient aussi des hommes de religion et, à sa base, tout le monde était mobilisé pour la guerre (én. 3):

(2) L’Etat à l’époque du Prophète et des califes était un Etat conquérant (dawlat futûhât)

(3) A sa tête, des chefs militaires étaient en même temps des hommes de religion; [...] quant à sa base, elle était composée des ouailles qui étaient tous des guerriers.

Il y avait donc dans cette société, d’un côté les chefs, qui étaient tout à la fois chefs militaires et religieux, et de l’autre, les ouailles (ar-ra’iyya) qui étaient en même temps des soldats. Le système était uniforme, disait cet exégète (én. 4):

(4) Les chefs ('umarâ') étaient, avant ce jour et au début de l’Islam, eux-mêmes les savants, et les ouailles étaient en même temps les soldats; alors le système était cohérent (p.47).

Il n’y avait, par conséquent, pas, conclut Jâbirî, de distinction entre ce qui pourrait de nos jours s’appeler la société politique (al-mujtama’ as-siyâsî) et quelque chose qui s’appellerait la société civile (al-mujtama’ l-madanî) (p.48).

Cet Etat, constitué depuis les premières années de l’Islam, [ce dernier n'étant donc plus dans l’opposition, dirions-nous, mais au pouvoir], s’est renforcé, nous dit Jâbirî, pendant le règne d’Abu Bakr et Omar.

Voilà donc un Etat islamique où les hommes de religion exercent le pouvoir directement. Ajoutons, de notre côté, que l’Etat le plus stable était de loin celui fondé et dirigé par le prophète lui-même qui syncrétisait dans sa personne autorité politique, due à son charisme, et religieuse, puisque c’est lui-même le médiateur de la révélation [sans que nous ne prenions de position dans le débat entre Mutazilites et Acharites sur la création ou l’incréation du Coran et sur le statut du Prophète par rapport au Kalam].

B) Les formes de passation du pouvoir entre les 4 califes

Mais un autre paramètre entre en jeu. Comment, en effet, se faisait la transition, et la succession à la tête de cet Etat califal au temps des quatre califes dits bien-guidés (râshidûn) ?

Aux quatre transitions, nous dit Jâbirî, ont correspondu quatre formes différentes :

a) la succession du Prophète a été assurée par Abu Bakr. Sa désignation, nous dit-il, est intervenue après le conflit de saqîfat banî sâ’ida (én. 5) :

(5) [...] Les Compagnons étaient en désaccord à la Saqîfa de Banî Sâ’ida, ils ont discuté longtemps avant de finir par s'entendre sur le choix de Abu Bakr (p.47)

b) Abu Bakr a désigné (‘ayyana) lui-même son successeur, Omar en l’occurrence, après consultation (istashâra) des Compagnons (p.47)

c) Omar a, quant à lui, laissé la question (taraka l-'amr) de sa succession à l’appréciation des personnalités consultatives ('ahl ash-shûrâ) qui étaient au nombre de six parmi les grands Compagnons du Prophète et qui représentaient, selon Jâbirî, les tendances de l’opinion publique (ar-r'ay al-’âm) de l’époque. Ils avaient alors désigné Othmân (p.47).

d) Othmân a été destitué et assassiné (maqtalih) par les musulmans qui s’étaient révoltés contre lui, et ces derniers ont divergé encore davantage après l’accession d’Alî au pouvoir. Des guerres ont alors éclaté entre musulmans. Il cite la guerre dite du "Chameau" et celle dite de Saffayn entre Alî et Muâwiya autour de cette question: celle de l'imamat.(p.47).

Rappelons que trois califes sur quatre, au moins, ont été assassinés et la transition ne s’est faite, même à cette époque lointaine, que dans le sang et la douleur des acteurs musulmans d’alors, faute, précisément, de modalités formelles de passation et d’alternance au pouvoir. Il faut bien relever que la solidarité agnatique, la ‘asabiyya d’Ibn Khaldoun, ne peut suppléer à elle seule le vide ressenti en matière de règles formelles d’alternance au pouvoir et le conflit extrêmement violent entre Omeyyades et Abbassides, tous deux descendants du clan des Banû Abd Manâf, est là pour nous le rappeler si nécessaire. C’est donc dans le trouble que s’est terminée la période des califes bien-guidés. Nous entrons dans le temps de Muâwiya.

La rupture de Muawiya : légitimité politique Vs légitimité religieuse

La personnalité de Muâwiya

L’essentiel de l’argumentation de Jâbirî repose sur une présentation succincte de l’expérience de gouvernement de Muawiya dont il dresse un portrait assez équilibré à notre sens, malgré le fait qu’il occulte entièrement les faits relatifs au conflit historique entre les Banû Omayya et les Banû Hâshim y compris au sujet de la prophétie[1].

Muâwiya, nous dit-il, est un compagnon du Prophète et était l’un de ses scribes ayant participé à l’écriture de la révélation coranique. Il était aussi gouverneur de l’ancienne Syrie aux temps de Omar et Othman (p.48). Mais il précise, plus loin, ses réserves quant au modèle de gouvernement de celui-ci. En effet, nous dit-il, Muâwiya gouvernait (i’tamada fî hukmih) en se fondant sur sa propre tribu (qabîlatih) et celles qui s’étaient alliées à elle (p.49). Où réside donc la rupture introduite par Muâwiya ?

Jâbirî nous dit que Muâwiya, en visite à Médine, juste après sa victoire sur Ali, avait déclaré à la masse arabe qu’il gouvernerait non pas à l’instar de Abu Bakr, de Omar ou Othman, chose qui le "rebute au plus haut degré", selon les termes de Muâwiya même, mais plutôt en respectant le seul principe de l'intérêt réciproque :

(én. 6) Il leur dit : j’ai voulu suivre la voie d’Abu Bakr, Omar et Othman ; mais j’ai senti une très forte aversion, (nafâran shadîdan) et il ajouta "j’ai alors suivi une voie qui est, pour moi et pour vous, avantageuse : une belle convivialité [muwâkala = lit. se nourrir mutuellement, et mushâraba = lit. boire ensemble] et si vous ne me considérez pas comme le meilleur d’entre vous, je suis pour vous, sans doute, le meilleur gouvernant". Donc, Muâwiya, le Compagnon du prophète, le scribe ayant participé à la graphisation du Coran, le gouverneur de la Syrie sous Omar et Othman, éprouve une aversion assez forte pour la voie politique suivie par les premiers califes et Compagnons du Prophète. Il se désengage donc de cette voie et opte pour une tout autre : celle fondée uniquement sur l’intérêt réciproque bien compris des uns et des autres.

L’autre aspect que relève notre auteur est que cette attitude de rupture annoncée explicitement par Muâwiya, avait reçu l’allégeance (qad bâya’ahu) de la majorité de la communauté des musulmans de cette époque, y compris celle des grandes personnalités parmi les Compagnons du Prophète dont il cite : les enfants d’Ali Ibn Abî Tâlib : Hassan et Hussein, et d’autres comme Ibn Abbâs, et Ibn Az-Zubayr. Cette année-là fut appelée "l'année du consensus" (‘âm al-jamâ’a)(p.48). Seule la minorité kharidjite s’y était opposée, nous dit-il.

Les déterminations sociologiques de la rupture

Mais cette rupture opérée par Muâwiya était-elle due uniquement à sa personnalité, à son histoire propre [histoire des conflits ancestraux entre son clan et celui des Banî Hashim, c’est nous qui soulignons], ou bien y avait-il eu d’autres éléments qui avaient conditionné jusqu’à cette attitude affirmée de Muâwiya ? Jâbirî nous dit que Muâwiya ne pouvait pas faire autrement (lam yakun fî 'imkân). Les choses ayant évolué en terre d’Islam de façon telle qu’il était impossible de poursuivre la voie tracée par les quatre premiers califes (p.48).

Les quatre premiers califes étaient, nous dit-il, à la tête d’une société constituée de deux composantes sociologiques: les chefs militaires qui étaient en même temps chefs religieux; et les ouailles qui étaient en même temps soldats. Muâwiya, quant à lui, était à la tête d’une société plus nuancée sociologiquement: il y avait donc des chefs militaires, des soldats, des hommes de religion, et des ouailles. Les réseaux d'interaction sociologiques, les rôles... étaient plus diversifiés puisque la société était hiérarchisée, dirions-nous dans le jargon sociologique d’aujourd’hui. Ce fut ainsi le cas pour tous les successeurs de Muâwiya, des Omeyyades ou des Abbassides (p.48).

Il y avait donc une espèce de différenciation entre la "société politique" et la "société civile" ; car l'Etat conquérant (dawlat al-futûhât) dirigé par les premiers califes, de type théocratique donc, n’avait plus de raison d’être et était de ce fait remplacé par l’Etat politique (dawlat al-mulk as-siyâsî).

Cette évolution, nous dit Jâbirî, était nécessaire ('amran mahtûman) pour des raisons sociologiques : il y avait en effet un très grand nombre de rhétoriciens, de spécialistes de Hadiths, de jurisconsultes...pour qu’on ait pu continuer selon le modèle étatique théocratique unifié au sens premier du terme. La hiérarchisation de la société s’était imposée par la force de la dynamique sociale.

Cette lecture, nous rappelle-t-il, il n’est pas le seul à la faire. Ibn Khaldoun, comme le jurisconsulte acharite andalou, en l’occurrence Abu Bakr Ibn al-Arabî, l’ont faite avant lui. Il ajoute que tous les musulmans sont d’accord sur le fait que l’Etat califal n'a vécu que trente ans et que par la suite l’Etat arabe avait assis ses fondements sur le simple exercice du pouvoir politique au profit des musulmans. C’est le concept d’Etat naturel d’Ibn Khaldoun.

L’Etat califal est, par conséquent, organiquement lié à l’Etat conquérant, conclut-il.

Divergences doctrinales sur les fondements de l’Etat

Notre philosophe nous rappelle, les trois principales tendances politico-théologiques quant à la conception de l’Etat en Islam. Le problème posé est essentiellement lié aux modalités de la succession califale.

a) Les Sunnites, la majorité des musulmans, s’accordent à dire qu’après la guerre de Saffayn entre Ali Ibn Abî Tâlib et Muâwiya, le califat s’est transformé en empire politique (mulk). Cette transformation était incontournable, selon certains, et une nécessité dictée par le développement (yaqtadhih at-tatawwur) et la nature de la civilisation humaine, (tabî’at al-’umrân al-basharî) selon les termes d’Ibn Khaldoun (p.47).

b) Les Chiites restreignent le califat à la descendance d’Ali (p.47).

c) Les Kharidjites, quant à eux, avaient, dans un premier temps, limité le droit au califat à tout Arabe libre (‘arabî hurr) [non esclave] dans un premier temps, puis l’ont étendu à tout musulman juste (kull muslim ‘âdil) après qu’un groupe de clients (mawâlî) [personnes qui étaient dans l’esclavage, car appartenant à un peuple soumis, qui se font parrainer par un Arabe libre, comme ce fut le cas pour Tarîq Ibn Ziyâd qui était le client de Mûsâ Ibn Nusayr -c'est nous qui soulignons- (p.47) les ait rejoint].

L'Etat en Islam selon le Coran et le Hadith

Jâbirî affirme avec vigueur l'inexistence de textes coranique ou dits du Prophète (Hadiths) définissant la forme (ash-shakl) de l'Etat en Islam. Cette question, dit-il, est du genre de celles pour lesquelles s'applique le noble Hadith du Prophète: "vous connaissez mieux que quiconque les affaires liées à votre vie" (p.47). Il conclut donc que puisqu'il n'y a pas de texte légal, ni coranique ni Hadith, qui définit les modalités de gouvernement (shakl al-hukm) ou ses méthodes ('uslûbah) ou ses instances ('ajhizatah), il ne reste aux musulmans que leur longue histoire.

Notre philosophe nous avance, en guise de démonstration, principalement le conflit de "saqîfat banî sâ’ida", entre Compagnons du Prophète, autour des modalités de désignation du successeur du Prophète qui venait de décéder [et qui n'était pas encore inhumé quand le conflit éclata; c'est nous qui soulignons]. Il avance aussi les modalités divergentes dont chacun des califes bien-guidés a nommé son successeur (voir plus haut) ; enfin, les divergences constatées entre Compagnons du Prophète après l'assassinat d'Othmân et le déclenchement des deux guerres dites "du Chameau" [c'était le calife Ali Ibn Abî Tâlib et ses armées d'un côté, et les armées insurgées sous la houlette de Aîcha la plus jeune femme du Prophète dite la mère des croyants, de l'autre] et celle de "Saffayn" (p.47).

Cette question, nous dit-il, est du genre de celles sur lesquelles il n'y a pas de consensus en Islam (mas'ala khilâfiyya),.

II. Quels sont les besoins du Monde arabe actuel ?

Le rappel historique que fait notre auteur ici est destiné en premier lieu, nous l'avons déjà dit plus haut, aux détracteurs de la laïcité. Il voudrait montrer que la dissociation entre le religieux et le politique ou, autrement dit, l'autonomisation du politique [et du religieux subséquemment], n'est pas une chose nouvelle en terre d'Islam. Cette attitude, suggère-t-il, a été expérimentée par les premiers musulmans trente ans à peine après la mort du Prophète ; c'est-à-dire à un moment où d'illustres Compagnons du Prophète étaient encore vivants. Mieux, et c'est ce qui explique les attitudes divergentes signalées plus haut des anciens musulmans, califes bien-guidés et autres Compagnons du Prophète, il n'y a aucun texte coranique ou dit du Prophète qui codifie la forme de l'Etat en Islam.

Pour cela, il dit la fausseté de la problématique de la laïcité (mas'ala muzayyafa); elle est sans objet (ghayr dhât mawdhû’) nous dit-il; car si celle-ci était, comme projet de société et comme concept, valide en Occident européen du fait de la particularité de l'histoire de celle-ci où l'Eglise, en tant qu'institution religieuse et corps ecclésiastique hiérarchisé, cumulait pouvoir politique et autorité religieuse [c'est nous qui soulignons en nous fondant sur le présupposé du titre de ce même article de Jâbirî: al-'islâm laysa kanîsa kay nafsilahu ‘an ad-dawla], ce ne fut point le cas dans le monde musulman. Mais cette rupture engagée par Muâwiya, qui a eu le mérite du commencement, et qui, bon gré mal gré, a été poursuivie durant le long régne islamique (à l'exception du court intermède de Omar Ibn Abd el-Azîz) sur une bonne partie du globe, n'est pas à reproduire, nous dit notre philosophe, dans tous ses aspects.

Soulignons, pour notre part, qu'aucun des quatre docteurs de la loi sunnite, Ibn Hanbal, Mâlik Ibn Annâs, Abu Hanîfa et Shâfiî, n'a accepté d'exercer un quelconque pouvoir politique. Tous, au contraire, ont subi les affres des gouvernants de l'époque. Abu Hanîfa, à titre d'exemple, en est mort après une longue et douloureuse incarcération. Les autres n'ont pas eu un meilleur traitement. Il ne semble pas qu'il en fût autrement des docteurs de la loi chiite. Kulaynî, rédacteur du recueil des dits du Prophète intitulé al-kâfî (=le suffisant), n'a pas, à notre connaissance, exercé le pouvoir non plus. C'est peut-être là leur plus grand mérite, puisqu'ainsi ils ont tracé une tradition d'indépendance de l'intellectuel par rapport aux gouvernants et, dans le même mouvement, celle du politique par rapport au religieux. Muâwiya, nous rappelle-t-il, avait gouverné en se fondant sur sa famille, sa tribu et celles qui s'étaient alliées avec elle.

Le monde arabe actuel est si différent et ses exigences ont changé. La forme de l'Etat doit donc être conforme aux exigences de notre temps. Or, ce que veulent les peuples arabes, dit-il, c'est précisément la démocratie et le rationalisme dans l'exercice du pouvoir politique. Ce sont-là, ajoute-il, des exigences effectivement objectives (p.46). Les sociétés arabes actuelles ont besoin d'une méthode qui permette d'associer la nation dans sa totalité dans le choix des gouvernants et leur contrôle selon des régles et des normes juridiques et constitutionnelles (p.49).

Notre philosophe musulman nous précise que la démocratie signifie la protection des droits individuels et collectifs, et le rationalisme signifie, que tout exercice du pouvoir devra se fonder sur la raison (al-’aql), ses normes logiques et éthiques, et non pas sur les caprices (at-ta’assub) et sur l'intolérance (p.46).

Ce sont donc les concepts de démocratie et de rationalisme qui "expriment adéquatement les besoins de la société arabe"(p.46). Il souligne par ailleurs que "ni la démocratie ni le rationalisme ne signifient d'aucune façon (bi ayy sûra) l'exclusion de l'Islam (istib’âd al-islâm)"(p.46). Bien au contraire, nous dit-il, il est "nécessaire de considérer l'Islam comme un pilier de l'existence arabe".

De quel islam s'agit-il? Il s'agirait, selon notre philosophe, "de l'islam spirituel (al-islâm ar-rûhî) pour les Arabes musulmans et de l'islam civilisationnel (al-islâm al-hadhârî) pour tous les autres Arabes musulmans et non musulmans" (p.46).

Ainsi l'Islam serait étroitement lié aux Arabes: "il est leur âme et ils sont sa matière", affirme-t-il (p.46).

III. La laïcité : expression et contenu

Répondant à la réaction de son ami le philosophe islamiste égyptien Hassan Hanafi qui trouvait, dans un article repris dans le même livre, que "l'Islam était laïc dans son essence"(p.42) et que "la sharia ét[ait] un droit positif"(p.44), il déclare être d'accord avec ce qu'il semble comprendre de l'intervention de son protagoniste, mais sans pour autant trouver l'expression heureuse. "La laïcité, affirme-t-il, est l'un des mots d'ordre les plus confus dans la pensée arabe moderne et contemporaine" ('akthar al-mawdhû’ât mad’âtan li l-labs fî l-fikr al-’arabî al-hadîth wa l-mu’âsir). Tout contenu, même le plus légitime et le plus objectif, perdra son objectivité et sa légitimité si d'aventure il était exprimé sous le mot d'ordre confus de la laïcité, affirme-t-il (p.46).

Ainsi en est-il du contenu légitime, objectif et nécessaire, qu'on peut désigner par le concept de démocratie, entendue comme le respect du droit des minorités et le besoin de l'exercice rationnel de la politique. Ce sont-là, en tout cas, les éléments du contenu que semble déceler Jâbiri sous l'expression non heureuse et confuse selon lui, de la laïcité.

Jâbirî semble vouloir tenir compte ici, plus d'une attitude idéologique, plus précisément socio-linguistique ?, que d'une attitude d'intellectuel face au concept en question. C'est pour cette raison qu'il précise :"Je crois nécessaire de traiter cette question dans sa clarté et sa simplicité et avec les termes qui ne la feraient pas sortir de sa dimension véritable"(p.46). Ailleurs, il avait dit que les énoncés "l'islam est une religion laïque", "l'islam est une religion socialiste", "l'islam est une religion capitaliste"... n'étaient pas à même d'aider à résoudre le problème ou faciliter l'intercompréhension (p.46). Préoccupations pragmatiques alors ?

Puisque la problématique de la laïcité est sans objet en Islam, celui-ci n'étant pas une église pour qu'on ait besoin de le séparer de l'Etat, alors que la séparation du politique et du religieux est une pratique connue depuis Muâwiya (pourquoi défoncer les portes ouvertes ?), Jâbirî propose de remplacer ce terme confus et source de malentendus -qu'il faut, selon lui, exclure du lexique de la pensée arabe-, par les termes de démocratie et de rationalisme qui correspondent aux besoins véritables du monde arabe (adéquation expression / contenu).

C'est que, pour Jâbirî, parler de laïcité dans une société où les hommes de religion n'ont jamais été au pouvoir et ce dès Muâwiya, c'est commettre un anachronisme. C'en est un autre que de vouloir aujourd'hui remettre en selle un Etat de type théocratique comme celui établi par le Prophète et les quatre califes bien-guidés. Ce type d'Etat, dit-il, restera un Etat idéal (mathal 'a’lâ) pour les musulmans et les Arabes. Les conditions ayant présidé à son existence ne peuvent plus être réunies de nos jours : les conquêtes. Seul un Etat bâti sur la base de l'intérêt général est aujourd'hui, selon lui, envisageable objectivement.

Pourtant d’aucuns évoquent jusqu’à nos jours, un postulat, devenu presque incantatoire: "l'Islam est une religion et un Etat" (al-'islâm dîn wa dawla) avancé comme un dogme fondamental en Islam opposable à toute tentative d’ouverture à la modernité. Pour notre philosophe cette affirmation est vraie dans la mesure où l'Islam-religion a bâti un Etat dès l'époque du Prophète [après la victoire de celui-ci sur les autres qoraychites du clan adverse aux Banî Hashim]. Il existe de ce fait un Islam-religion et un Islam-Etat [ces expressions sont de nous]. Cet Islam-Etat a vu ses fondements renforcés au fur et à mesure de la pratique du pouvoir politique par les quatre califes bien-guidés. L'Islam-religion est celui qu'on connaît à travers les textes coraniques et les dits du Prophète. C'est la pratique spirituelle. L'Islam-Etat serait, logiquement, l'expérience temporelle de gouvernement pratiquée par le Prophète et les quatre califes bien-guidés. Jâbirî nous rappelle clairement l'inexistence de textes coraniques ou dits du Prophète qui codifient la forme de l'Etat en Islam. L'Islam-Etat n'est donc rien d'autre qu'une pratique historique, contingente, du pouvoir. C'est, par conséquent, ainsi qu'il faut comprendre l'expression "al-'islâm dîn wa dawla".

Remarquons, qu'au plan linguistique, l'expression en question est constituée de deux propositions coordonnées par la conjonction "wa"(= et). Ceci , à lui seul, prouve la séparabilité, l'existence propre, des deux éléments coordonnés et non pas leur confusion. La preuve en est que si l'on disait en arabe:

-dakhala muhammad wa muhammad

(=Mohammad et mohammad sont entrés);

On comprend, sans aucune information supplémentaire, qu'il s'agit de deux personnes différentes, portant le même prénom, qui sont entrées et non pas une seule, bien que l'anthroponyme soit le même et malgré le fait que dans ce type de construction de phrase arabe, le nombre pluriel n'apparaît pas dans la forme morphologique du verbe contrairement au français.

IV. Lexique et vision de "la société arabe" par Jâbirî :

En évaluant la validité du concept et la revendication politique de la "laïcité" dans ce qu'il appelle "la société arabe" [remarquons le singulier], Jâbirî passe en revue l'histoire ancienne et récente du monde dit arabo-islamique. C'est l'occasion pour lui de revoir rapidement les textes coraniques et les dits du Prophète en quête d'un quelconque argument pour ou contre la laïcité. Peine perdue constate-t-il, car ni le Coran ni les dits du Prophète ne définissent la forme de l'Etat en Islam. La preuve en est les différentes manières dont les califes bien-guidés eux-mêmes ont désigné leurs successeurs.

Tout en passant en revue cette histoire, Jâbirî effectue, par l'acte dénominatif (onomasiologique), les catégorisations[2] de cette société arabe du point de vue social, politique et idéologique tel qu'il en perçoit les articulations. Ces catégorisations sont donc exprimées par un lexique que nous considérons
comme le condensé[3] des représentations de l'auteur de la société dans laquelle il vit.

Nous établirons donc le lexique employé par Jâbirî pour catégoriser cette société en tendances idéologiques d'un côté , et d'établir le vocabulaire déclaré par Jâbirî comme valide et dicible dans les espaces social, historique et idéologique arabes. Ce lexique a, selon lui, la particularité de répondre aux normes scientifiques (adéquat) et de tenir compte des attitudes sociales dans cette société dans la mesure où ce qui devrait être recherché, selon lui, c'est la bonne intercompréhension entre les acteurs sociaux et idéologiques. Les préoccupations de Jâbirî semblent être à la fois scientifiques (adéquation expression/contenu, fondement historique); et pragmatiques visant ce qui peut aider à résoudre le problème, rapprocher les points de vue. Ce vocabulaire sera donc le vocabulaire dicible dans le champ sémantique du rapport Etat-politique-religion puisqu'il s'agit bien, c'est lui qui le dit explicitement, d'exclure un certain vocabulaire du lexique de la pensée arabe contemporaine, et de le remplacer par un autre.

Précisons qu'au plan méthodologique, nous rechercherons ce lexique dans le contexte des énoncés qui nous ont servi à présenter globalement la pensée de Jâbirî dans le champ sémantique sus-cité concernant les sociétés arabes.

Lexique et catégorisation sociale

Jâbirî a souvent recours à une classification dichotomique de ce qu'il appelle "la société arabe". Nous voudrions retrouver à travers la lecture du lexique de ce texte l'inventaire des termes qui lui servent, en tant qu'outillage mental, et en tant qu'abstraction[4] de la réalité complexe et infinie, à analyser et configurer la réalité sociale et idéologique du Monde arabe. L'histoire de cette "société arabe" est perçue et articulée en trois moments distincts. A chacun de ces moments correspond une forme d'organisation et de stratification sociales qui ont déterminé la forme prise par l'Etat.

"La société arabe" au temps zéro

Cette société est posée comme la forme originelle de la société arabe puisqu'il n'y en a aucune avant elle qui soit citée par Jâbirî ici. C'est celle qui avait à sa tête le Prophète Mohammad puis, après sa mort, les califes bien-guidés. Cette société-là n'était pas sociologiquement différenciée. Les rôles sociaux n'étaient pas nombreux. Il y avait d'un côté les princes-savants (al-'umarâ'/al-’ulamâ'), et de l'autre, les soldats-ouialles (al-jund/ar-ra’iyya). C'est l'Etat des conquêtes (dawlat al-futûhât), nous dit-il, où il n'y avait aucune distinction entre "ce que l'on pourrait appeler la "société civile" (al-mujtama’ al-madanî) et ce qu'on pourrait appeler la "société politique" (al-mujtama’ as-siyâsî)". Cette organisation sociale et politique "restera pour les Arabes et les musulmans un modèle idéal"(mathal 'a’lâ), devait-il ajouter.

"La société arabe" au temps 1

Ce type de société est introduit, au plan discursif, par l'énoncé: "quant à l'époque de Muâwiya"('ammâ zamana mu’âwiya). Le morphème 'ammâ qui signifie "alors que", "quant à", "mais"...introduit bien une opposition, ici qualitative, quant à la forme de la société et de l'Etat qu'elle exige (question de détermination sociologique de la forme de l'Etat, v. plus haut).

Au temps de Muâwiya donc, "la société arabe" était nombreuse et différenciée sociologiquement. "La société arabe" à cette époque était constituée de 'umarâ' (= princes), de jund (= soldats), de ‘ulamâ' (= savants) et de ra’iyya (= ouialles). Les rôles sociaux sont plus nombreux et diversifiés du fait de l'importance numérique de chaque classe sociale et professionnelle et de la stratification même de cette société. C'est en ce moment qu'est née la différenciation entre al-mujtama’ as-siyâsî (= société politique) et al-mujtama’ al-madanî (= société civile). C'est cela qui présida en fin de compte aux choix de Muâwiya. "La société arabe" ne pouvait plus se permettre un "Etat de conquêtes"(dawlat al-futûhât), un Etat de type théocratique ou califal dont la visée serait de garantir l'application de l'idéal éthique religieux. Seuls les intérêts mondain, économique, politique et autres peuvent être assurés par l'Etat au service, non pas d'une éthique religieuse, mais de l'intérêt le plus immédiat, de l'être et de la communauté (‘alâ 'asâs al-maslaha wa l-manfa’a). C'est la naissance de "l'Etat de l'empire politique" (dawlat al-mulk as-siyâsî).

"La société arabe" au temps 2

L'énoncé "selon les exigences de notre époque" (‘alâ t-tarîqa llatî yaqtadhîhâ ‘asrunâ), annonce l'existence d'une époque et d'un temps différents du temps originel et du temps qui l'a immédiatement précédé. La présence du pronom personnel annexé (= notre) présuppose que les deux temps cités précédemment ne sont pas à nous d'une certaine manière. C'est parce que notre temps est spécifique par un ensemble de paramètres sociaux, idéologiques et économiques qu'il a besoin, en plus de la nécessité de distinction entre "société politique" et "société civile"-autonomisation du politique et du religieux- déjà en vigueur au temps de Muâwiya, des règles démocratiques et constitutionnelles (v. supra).

Dès le départ, Jâbirî a prévenu qu'il s'adressait ici spécialement aux détracteurs (al-munâhidhîn li l-’almâniyya) de la laïcité parmi les salafistes (as-salafiyyîn) arabes. Il précisait aussi qu'ailleurs il avait parlé, sur le même thème, aux défenseurs (al-munâdîn bi l-’ilmâniyya) de la laïcité, parmi les Arabes contemporains, qu'ils fussent penseurs nationalistes panarabistes (qawmiyyîn), libéraux (libirâliyyîn) ou marxistes (markisiyyîn).

On obtient d'ores et déjà, énoncées par Jâbirî, deux grandes tendances dans la société arabe contemporaine (notons le singulier) exprimées par la lexicalisation suivante :

Jâbirî définit donc le contenu des termes de manière différentielle, par le rapprochement d'une unité lexicale de son contraire (défenseurs vs détracteurs), puis en spécifiant le contenu de chacun des termes par son extension positive (défenseurs : les libéraux, les marxistes, les nationalistes panarabistes ; détracteurs: les salafistes).

"La société arabe" est présentée comme étant uniforme aux plans éthnique, culturel, sociologique et nationalitaire. C'est le singulier, souligné plus haut, qui suggère une telle compréhension. Cette affirmation, du reste implicite mais très présente, est reprise quand il s'agit de catégoriser la dite société en matière de religion et de culture. Il existerait, selon lui, des "Arabes musulmans" (‘arab muslimîn) et des "Arabes non musulmans"(‘arab ghayr muslimîn). L'Islam les concerne tous. Il est leur âme (rûh al-’arab).

L'Islam n'est, néanmoins, pas uniquement l'Islam-spiritualité (al-'islâm ar-rûhî), pratique religieuse qui ne concernerait en fin de compte que les Arabes musulmans; c'est aussi l'Islam-civilisation (al-'islâm al-hadhârî) qui concernerait tous les Arabes musulmans et non musulmans.

On peut intégrer ces considérations dans le schéma suivant :

Nous avons, jusque là, présenté les catégorisations de Jâbirî concernant l'histoire arabe, la société et la forme de l'Etat corrélatifs. On peut intégrer l'ensemble de ces considérations dans le tableau synoptique suivant :

 

Catégorisation de l'histoire, de la société et de l'Etat corrélatif :

"La société arabe": le vocabulaire valide et dicible :

L'article de Jâbirî en question est consacré au concept de "laïcité", ses significations et ses qualifications d'un côté, et de l'autre, les termes qui doivent lui être substitués, leurs significations et leurs qualifications. Tout cela est mis (par Jâbirî) en rapport avec une certaine histoire vraie d'une société (la société arabe) posée comme uniforme et des attitudes sociales et sociolinguistiques des groupes qui la constituent et qui se livrent des combats, entre autres, d’interprétation.

Les précautions de langage que nous conseille Jâbirî sont-elles censées éviter l'écorchement des sensibilités des uns et des autres ? Ou bien cherche-t-il plutôt à convaincre (faire-croire) les tenants de la laïcité, tout autant que les tenants de la théocratie, qu'ils se trompent tous les deux dans leurs interprétations car la problématique de la laïcité, avions-nous vu plus haut, serait une "fausse problématique en Islam"?. La question est légitime si l'on sait que Jâbirî, ici-même, ne rejette pas la laïcité; loin s'en faut. Il va, au contraire, loin dans ses affirmations pour rechercher au profit de ce concept un enracinement historique (c'est son concept vedette de ta'sîl), une légitimité historique et une légitimité religieuse (voir la caution invoquée de l'expérience de Muâwiya et l'insistance qu'il fait sur sa personnalité de Compagnon du Prophète ayant participé à la graphisation du Coran d'un côté, et son insistance sur le fait qu'aucun texte sacré, ni coranique ni hadith, n'a codifié la forme de l'Etat, de l'autre).

La "laïcité" : significations et qualifications

Les définitions positives

Considérons les énoncés suivants :

(8) La laïcité au sens de la séparation de la religion de l'Etat est sans objet en Islam car celui-ci n'a pas d'église pour qu'on la sépare de l'Etat.

(9) Par contre, si le sens (visé) était la séparation des savants des princes, et des soldats des ouailles, c'est-à-dire ce qu'on appelle aujourd'hui la séparation de la religion de la politique et l'interdiction à l'armée d'adhérer aux partis politiques, ceci, existe déjà depuis Muâwiya.

Les énoncés (8) et (9) ci-dessus, contiennent les prédications de Jâbirî sur le thème "laïcité". Ces deux prédications sont définitoires du terme/concept "laïcité" dans sa pensée. Il y perçoit deux sens pour ce terme présentés comme différents :

a) La laïcité au sens de la séparation de la religion de l'Etat.

b) Par contre si le sens était...c'est-à-dire ce qu'on appelle aujourd'hui la séparation de la religion de la politique.

Le sens (a) est évacué par Jâbirî pour être impropre, "car en Islam il n'y a pas d'église", et donc il n'y a rien à séparer de rien. Le sens (b) ne peut pas non plus être objet de quête, selon lui, du fait que "c'est déjà le cas depuis Muâwiya", nous dit-il. En d'autres termes, les Etats dans le Monde arabe et musulman n'ont jamais confondu religion et politique et sont 'laïcs' ipso facto et es qualité.

Revenons à notre texte. Y a-t-il vraiment une différence entre les sens (a) et (b) que Jâbirî pose pour le concept de laïcité: séparer la religion de l'Etat, ou la séparer du politique. Le texte objet de notre analyse, ici, ne permet pas de l'établir; même si la distinction devrait être tangible puisque nommée, lexicalisée. Par ailleurs, la présence de la locution conjonctive "'ammâ 'idhâ..."(= Par contre, mais si...) qui énonce une opposition et qui introduit l'énoncé contenant le sens (b), corrobore l'idée de distinction entre les deux sens dans la perception de Jâbirî.

Les définitions différentielles

La pratique métalinguistique de Jâbirî procède de plusieurs manières. L'une d'elles consiste sans conteste dans ce que nous conviendrons d'appeler la définition différentielle, dans laquelle le sens d'un lexème ou d'un concept est défini dialectiquement en énumérant les traits sémantiques qu'il n'a pas. La négation de traits sémantiques, posés comme n'étant pas impliqués dans la définition d'une unité lexicale, permet tout à la fois de percevoir avec plus ou moins de clarté, les contours du sens du terme concerné et une certaine liberté d'interprétation pour le destinataire qui sait, ainsi, quelle frontière de sens il ne faut pas dépasser sans pour autant connaître avec précision le contenu sémantique recouvert par celui-ci. Cette 'flexibilité sémantique' impliquée par la définition différentielle, permet au destinataire de projeter dans le concept ses propres phantasmes et, partant, de se retrouver dans la définition d'une certaine manière ou, du moins, de ne pas s'en sentir exclu.

Considérons l'énoncé suivant :

(10) La laïcité et l'Islam [titre du thème posé par la Revue] : l'Islam n'est pas une église pour qu'on le sépare de l'Etat [titre-réponse de Jâbirî]

Le titre posé par la revue comme thème à débattre pose au niveau lexico-sémantique un certain parallélisme entre deux unités: "laïcité", d'un côté, et "Islam", de l'autre. Il y a comme une opposition catégorielle entre elles. Le titre posé par Jâbirî peut être lu comme une réponse à cette affirmation présupposée par le titre de la revue. L'aspect interactionnel d'un tel titre éclaire l'attitude de son sujet énonçant. La définition de "l'Islam" par la négation d'un sème qui lui aurait été attribuée à tort (celle d'être une institution ecclésiastique- présupposé du titre de la revue), est aussi éclairant. C'est le terme "laysa" (= n'est pas) qui introduit la dite négation. L'alternative, au niveau de la signification, impliquée par la formulation du titre de la revue consiste à répondre: oui, l'Islam est pour la laïcité; non, l'Islam est contre la laïcité. Mais Jâbirî rejette les deux termes de l'alternative présupposée. Ainsi l'Islam ne se définit pas, selon lui, par rapport à la laïcité (présence ou absence de ce sème), mais plutôt par le fait qu'il n'a rien à voir avec elle. Les deux termes ne peuvent donc se définir l'un par opposition à l'autre, ceci aurait nécessité la présence d'un certain axe sémantique[1] entre eux, un point de vue unique de comparaison qui les subsume. Il semble, par conséquent, qu'il s'agisse plutôt de mutuelle exclusion, puisque les deux termes ne peuvent être posés ensemble dans la même structure de signification. Leur distribution sémantique serait complémentaire. Pour cela, Jâbirî propose d'exclure le terme et le concept de "laïcité" du lexique de la pensée arabe, car il ne renverrait à rien dans le réel arabo-islamique et serait donc, pour paraphraser Alain Badiou, un véritable forçage du sens.

Les définitions qualificatives

Le sens d'une unité lexicale et du concept corrélatif, peut être induit des définitions positives et différentielles qu'en donne le discours dans lequel elle entre dans un rapport de co-présence avec d'autres unités. C'est la procédure distributionnelle. On obtiendra ainsi, à partir des contextes où apparaît cette unité, un faisceau de sèmes positifs et de sèmes différentiels qui la caractérisent. D'autres sèmes (éléments/effets de sens) complémentaires peuvent être induits, toujours en prenant comme source le discours du sujet, des qualifications que ce sujet, impliqué dans une activité de nature épistémique (réflexion dialectique) visant à soutenir un croire-vrai - quête intérieure de la vérité-, attribue à ces unités lexicales ou concepts. Nous intégrons dans les dites définitions qualificatives autant les formes prédicatives qu'adjectivales.

Considérons les énoncés suivants:

(11) [la laïcité...] parmi les thèmes qui suscitent le plus de confusion dans la pensée arabe.

(12) La problématique de la laïcité dans le Monde arabe est une fausse problématique.

(13) Mot d'ordre confus comme celui de la laïcité

(14) "L'Islam est une religion laïque dans son essence" [affirmation de son interlocuteur H. Hanafi ]...Bien que je sois d'accord avec ce que tu sembles vouloir dire, il n'en demeure pas moins que je considère que la manière dont tu l'as exprimée ne convient pas.

(15) Les expressions "l'Islam est une religion laïque", "l'Islam est une religion socialiste"...ne résolvent pas le problème et n'aident pas à l'intercompréhension.

(16) Il est nécessaire de traiter ce problème dans sa clarté, sa simplicité et avec le langage qui ne le ferait pas sortir de sa dimension.

Les énoncés (11),(12),(13) nous permettent d'établir trois sèmes pour le lexème "laïcité" tel que Jâbirî le perçoit dans le contexte de la pensée arabe :

La "laïcité"est :

- thème confus (mawdhû’...mad’âtan li l-labs):

- mot d'ordre confus (shi’âr multabis):

- fausse problématique (mas'ala muzayyafa):

Sémiotiquement négatifs au plan axiologique, on le voit à travers les traits cités en gras ci-dessus, la laïcité comme thème, mot d'ordre ou problématique dans le contexte de la pensée arabe et tel que perçue par Jâbirî, occupe la place du non-paraître conjoint au non-être: celle de la fausseté [2]. La présence du métaterme "fausseté" appelle son contradictoire "vérité" qu'on développera en tant voulu.

Des énoncés corroborent cette analyse et donnent plus de poids à notre affirmation selon laquelle le lexème/concept de "laïcité" a un caractère axiologiquement négatif dans la perception de Jâbirî. C'est ainsi qu'il évalue l'énoncé de H. Hanafî qui fait une prédication équationnelle entre Islam et laïcité:

Les énoncés sont à la forme négative. Nous avons ici, par ailleurs, un trait caractéristique de la pensée de Jâbirî: un fort désir (quête) de rassembler les extrêmes en rejetant leurs idéologies dos à dos. C'est la pratique de la troisième voie. L'énoncé (16) intervient précisément dans ce sens: puisque Jâbirî veut "aider à l'intercompréhension" (le contraire de "n'aide pas à l'intercompréhension" qu'il rejette), il rejette un ensemble de formulations largement répandues et prend des précautions de langage drastiques, les prescrit aux autres afin que les uns ne heurtent pas les sensibilités des autres. Nous présenterons ci-dessous les énoncés, les lexèmes/concepts que Jâbirî voudrait voir substitués à celui de "laïcité". Ces lexèmes/concepts substitutifs à celui de "laïcité" sont ensuite analysés, par Jâbirî, du point de vue de leur conformité et leur compatibilité avec la pensée musulmane.

Les définitions par substitution lexicale

Jâbirî voudrait voir le mot d'ordre de "laïcité" exclu du lexique de la pensée arabe. C'est la modalité du devoir-faire qui est employée par lui pour souligner cette nécessité :

(17) Il est nécessaire d'écarter le mot d'ordre de laïcité du lexique de la pensée arabe.

Ce n'est donc pas seulement le terme de "laïcité" qui est à proscrire de la pensée arabe, mais aussi, toute revendication ayant pour titre/nom la laïcité. Dans l'histoire du Monde arabe, précise Jâbirî, la revendication de la laïcité est née au Liban pour exprimer un contenu qui n'a rien à voir avec le contenu véritable d'un tel lexème / concept : il s'agissait en fait, souligne-t-il, de revendiquer "l'indépendance (al-'istiqlâl) par rapport au califat ottoman ou, du moins, pour revendiquer la démocratie (ad-dimuqrâtiyya) et le respect des droits des minorités (htirâm huqûq al-'aqalliyât)". C'est le croire-être de Jâbirî qu'il développe en ajoutant que les exigences vraies de la société arabe actuelle (hâjiyât al-mujtama’ al-’arabî) ne seront exprimés adéquatement (ta’biran mutâbiqan) qu'en substituant (ta’wîdh) les lexèmes de "démocratie" (dimuqrâtiyya) et de "rationalisme" (‘aqlâniyya) au lexème de "laïcité".

La "laïcité", nous l'avons vu plus haut, occupant la position sémiotique de fausseté, doit-être (modalité aléthique) remplacée par "démocratie" et "rationalisme" qui, eux, occuperont la position sémiotique du métaterme contradictoire: vérité. Nous pouvons maintenant compléter notre carré de la véridiction à peine ébauché plus haut :

Une fois posés les termes devant être substitués à celui de "laïcité", Jâbirî se lance dans des définitions positives de ces termes/concepts :

(18) La démocratie signifie se fonder, dans la pratique politique, sur la raison et ses normes logiques et éthiques.

Cette définition positive est suivie immédiatement de définitions différentielles :

(19) et non pas sur les caprices, l'entêtement et les changements d'humeur.

Cette définition différentielle permet de mieux saisir les contours des lexèmes/concepts à substituer en précisant leur contenu positif en même temps que ce à quoi il faudrait les opposer :

Pratique politique rationnelle et démocratique Vs Autre pratique politique :

Cette précision permet d'éviter d'opposer "démocratie" et "rationalisme", d'un côté, à "Islam", de l'autre -démarche cognitive jugée non vraie-, que Jâbirî tient à souligner davantage en lui ajoutant une autre définition différentielle plus explicite :

(20) ni la démocratie, ni le rationalisme ne signifient ...d'écarter l'Islam, bien au contraire...

Il ne faut surtout pas faire peur aux islamistes ? ni leur donner des arguments pour combattre la démocratie qu'ils abhorent au-dessus de tout.

Pour conclure

1)- Notre méthode

Nous avons, dans ce travail, essayé de montrer comment s'articule la pensée de Jâbirî sur un champ sémantique bien précis, celui de la laïcité en pays d'Islam, en partant du lexique utilisé par ce penseur pour, avions-nous dit, catégoriser ce qu'on peut appeler le réel politique, sociologique et idéologique arabo-islamique tel que lui-même le perçoit. Nous avons largement donné la parole à l'auteur afin d'exposer ses vues de manière fidèle et ce n'est que bien après que nous avons nous-même commencé notre intervention analytique. Le choix de la méthode lexico-sémantique peut prêter à confusion. Aussi est-il de la plus grande importance de préciser que nous n'affirmons d'aucune manière l'hypothèse de Whorf selon laquelle l'organisation de la connaissance est sous l'influence directe de la structure linguistique, ici, lexicale. L'établissement de distinctions lexicales nombreuses dans un certain champ sémantique, comme nous l'avons montré, permet, certes, de parler plus aisément de ce champ et de sa configuration. Les comportements non linguistiques qui y sont liés seront d'autant plus facile à apprendre, à observer, à critiquer, qu'il y aura plus de facilités lexicales disponibles pour les acteurs qui distinguerons, ainsi, mieux les comportements non linguistiques quand ils sont dénommés, lexicalisés. Mais la présence ou l'absence d'éléments lexicaux pour dénommer des comportements, des choses, du réel, est moins une cause qu'un reflet des normes socio-culturelles sous-jacentes de la communauté concernée[1].

Les caractéristiques grammaticales, lexicales..., n'entravent donc pas divers comportements non linguistiques de leurs locuteurs[2]. Cette absence empêche momentanément, c'est-à-dire tant qu'on n'a pas senti sociologiquement, culturellement, et pragmatiquement le besoin de distinguer certaines choses, de percevoir des différences que d'autres langues dotées de distinctions lexicales appropriées permettent de faire. En fait, c'est l'effort perceptif, le travail de catégorisation du réel toujours plus détaillé, plus précis, qui est à la base de l'activité dénominative et donc de la créativité lexicale. Jâbirî, philosophe, c'est son métier de mettre en place en les inventant les catégories nécessaires à la pensée claire, formalisée. Si le locuteur commun peut être pris au piège de l'existence ou l'absence de catégorisations lexicalisées et, subséquemment, subir les contraintes induites au niveau de son activité réflexive, ce ne peut être le cas d'un philosophe dont le métier est précisément d'inventer, quand il n'y en a pas, et de critiquer les catégories déjà-là. C'est pour cela que nous pensons possible la reconstruction, à rebrousse-poils, à partir des catégories lexicales posées- parce qu'utilisées par un penseur-, sa perception d'un champ sémantique précis avec une certaine fiabilité. C'est la structuration, la configuration, du champ lexical du champ sémantique qui permet la lecture de la perception de ce champ par le penseur concerné. Mais, il est pour nous évident qu'aucune généralisation n'est possible pour la société entière ou pour des langues entières comme semble l'affirmer Whorf, connu pour sa relativité linguistique. Les sociétés sont différenciées en rôles sociaux et en répertoires linguistiques si bien qu'on peut rarement trouver, de nos jours, des sociétés non diglossiques qui partagent la même vision du monde car partageant la même variété linguistique.

2) - Le discours et l'argumentation de Jâbirî

Jâbirî fait reposer la "non pertinence" de la problématique de la laïcité sur deux faits: l'absence, en Islam, d'institutions ecclésiastiques hiérarchisées et sur le précédent historique créé par Muâwiya et suivi par ses successeurs. Sans vouloir contester ces deux faits, il importe de soumettre le raisonnement de Jâbirî à un débat.

Objectons tout d'abord que le simple fait qu'une revue arabe à grand tirage (al-yawm as-sâbi’) ait posé la question signifie bien la pertinence de celle-ci, du moins par rapport aux débats tant passés (la Renaissance arabe) que ceux en cours (cas de l'Iran, du Liban, de la Palestine, de l'Egypte, de la Jordanie, du Yemen, de la Tunisie, de l'Algérie et du Maroc...), et ce, quelle que puisse être la position, déclarée vraie, qu'on peut tirer de l'interprétation des textes sacrés, l'interprétation de ceux-ci étant toujours et partout un enjeu idéologique et politique (voir entre autres, sur la question du kalâm allâh et son imitabilité/inimitabilité, les attitudes antagoniques d'An-Nadhdhâm, son mabda' as-surfa, et de Abu Hassan al-Asharî, son 'i’jâz, reprise par Abd al-Qâhir al-Jurjânî dans son dalâ'il al-'i’jâz [3]; voir aussi le conflit politico-théologique ancien de plusieurs centenaires entre Chiites et Sunnites où même le texte sacré est objet de controverse dans certains de ses aspects), n'en déplaise aux tenants de la transparence du sens du texte sacré.

Retenons au moins que des tentatives intellectuelles toutes récentes ont été faites pour légitimer une prise du pouvoir par les hommes de religion, dans les pays musulmans. C'est le cas de l'Ayatollah Khomeyni dans son livre walâyat al-faqîh[4] (= le pouvoir du jurisconsulte-théologien). Cette question ne nous intéresse pas pour l'instant. Mais signalons au passage que celui-ci procède avec les dits du Prophète, par exemple, par extraction en mutilant parfois le sens du dit. Ce sont, la plupart du temps ces textes tronqués qui leur servent d'argumentation fondamentale. C'est le cas quand Khomeyni rapporte un dit du Prophète, le coupe en deux, puis développe une partie et oublie carrément l'autre moitié (v. Op. cité. p.67) :

«‘alî ‘an ‘abîh ‘an an-nawfalî... ‘an ‘abî ‘abd al-lâh ‘alayh as-salâm qâl : «qâla rasûlu al-lâh ‘alayh as-salâm : al-fuqahâ’ ‘umanâ’u r-rusul mâ lam yadkhulû d-dunayâ. Qîla : yâ rasûl al-lah : wa mâ dukhûluhum fî d-dunyâ ? qâl : ittibâ’u s-sultân fa ‘idhâ fa’alû dhâlik fa hdhurûhum alâ dînikum"»

[=Ali, d'après son père, d'après an-nawfalî...d'après Abdallah sur lui le salut, a dit : "Le Prophète de Dieu, le salut soit sur lui, a dit: les jurisconsultes-théologiens sont les secrétaires des Envoyés de Dieu tant qu'ils n'entrent pas dans le monde. On lui dit alors, et que signifie leur entrée dans le monde ? il dit : la recherche du pouvoir, s'ils venaient à le faire, ayez en peur pour votre religion"]

Après cette citation bien référencée avec un renvoi au Kâfî de Kulaynî, recueil de dits du Prophète de référence pour les Chiites, il ajoute sans sourciller:

"wa lâ yasa’unâ tatabbu’ ar-riwâya bi tamâmihâ fa dhalika yastalzim bahthan tawîlan. ‘alaynâ 'an num’in an-nadhar fî l-jumla: al-fuqahâ' 'umanâ' ar-rusul"

[=Nous ne pouvons suivre cette version dans sa totalité car cela exigerait une longue recherche. Nous devons,[par contre], examiner avec soin l'énoncé : "Les jurisconsultes-théologiens sont les secrétaires des Prophètes"]

Cette façon de traiter (ou de maltraiter) les textes n'est pas une pratique rare dans le domaine de l'Islam. Abu Hâmid al-Ghazâlî[5] la pratique avec une certaine constance. Pour légitimer une certaine visée interprétative, celui-ci recourt intensivement à des dits du Prophète non authentifiés tout en leur reconnaissant cette faiblesse. Cette attitude, qui n'a rien à voir avec une quelconque considération sur la piété de son auteur, prouve que les conflits d'interprétation des textes sacrés, et c'est normal puisque la lecture d'un texte, de tout texte, est toujours et nécessairement une lecture de deuxième degré, sont un lieu commun dans l'histoire des hommes. Les musulmans ne font pas exception.

Cette vérité avancée par Jâbirî, concernant la prétendue fausseté de la problématique de la laïcité en Islam, est fondée exclusivement sur un raisonnement de type déductif, scolastique, (une certaine lecture des textes sacrés islamiques sans tenir compte ni des contextes historique, sociologique et géo-politique dans lesquels ils ont émergé; ni de ceux, de même type, qui ont conditionné et conditionnent leur lecture jusqu'à nos jours). L'analyse inductive de la situation dans les Etats actuels (les faits) n'est abordée à aucun moment. Et même là, Jâbirî oublie des débats anciens très intéressants comme les livres de Ali Abderraziq (al-’islâm wa ‘usûl al-hukm) et celui d’Ibn Qutayba (al-’imâma wa s-siyyâsa) qui ont posé le problème du rapport de la religion à la politique à la manière qui convenait à leurs époques.

La question de la laïcité, y compris dans le sens de la séparation entre religion et politique ou Etat si l'on veut, est bel et bien posée de nos jours et des acteurs politiques et idéologiques s'affrontent sur ce terrain-là en dépit, sommes-nous tenté de dire, des textes sacrés; et c'est bien pour cela précisément que Jâbirî a à en découdre avec les 'pour' et les 'contre'. Il est difficile de croire que les acteurs idéologiques et politiques d'aujourd'hui qui prônent l'instauration de l'Etat islamique théocratique aussi bien par la violence que par les moyens pacifiques de la lutte politique, le font par ignorance des textes sacrés ou par naïveté, pour qu'un rappel pédagogique suffise à les faire revenir de leur 'égarement'. Le sacré n'est tel que par la volonté des hommes[6]. Régis Boyer nous dit[7] (cf. note 6):

"L’homme ne cesse, depuis que nous sommes capables de l'appréhender, d'ériger en Sacré, en lui-même, ou, normalement au-delà de lui-même, une ou des représentations grâce auxquelles il veut vivre et accepte de mourir en paix voire en joie..."(p.8);

"Il n'y a pas de sacré sans l’homme, il n'y a pas de sacré sans foi" (p.11).

Il dit encore:

"Et quand bien même l’absolu, le divin, le sacré existeraient sans nous... la supposition est gratuite puisqu’il faut que nous soyons pour qu'ils existent et que finalement, c’est nous qui en avons l'idée, l'intuition...c'est nous qui leur avons une bonne fois pour toutes, conféré leur statut...Il n'est de sacré qu'appréhendé tel, au moins partiellement, confusément. Et vécu." (p.13).

Le sacré ne pouvant exister en dehors des hommes, c'est eux qui le font être, c'est eux qui l'interprètent et adaptent, inconsciemment peut-être, son sens aux conditions nouvelles de leur vie. C'est dans ce sens qu'il faut, nous semble-t-il, comprendre l'affirmation de Mircéa Eliade qu'il n'y a pas de fait religieux "pur", en dehors de l'histoire, en dehors du temps. L'homme est toujours conditionné par l'histoire, il est, dit-il, "en situation"[8].

Dire que telle ou telle chose n'existe pas dans le Coran ou les dits du Prophète, que son interprétation, dans le cas de son existence avérée, n'est pas conforme au texte sacré reçu, n'a guère plus de poids que d'affirmer péremptoirement que tel lieu est celui de l'exercice de la raison humaine pure, de son intelligence rationnelle et non pas celui où serait recommandé le mimétisme approximatif des Anciens (an-naql).

L'affirmation de la fausseté de la problématique de la laïcité du fait, par ailleurs vrai même si l'Islam a connu ce qu'on appelle le grand Imamat et le Petit imamat (pour distinguer entre la direction de l'Etat et la direction de la prière), de l'inexistence de clergé en Islam, n'a guère plus de sens que l'affirmation contraire. L'institution de la Fetwa (décrêt religieux donné par un dignitaire religieux) à elle seule rend caduque une telle argumentation longuement et patiemment soutenue. Des concepts tels que istibâha ou istihlâl (=rendre licite ce qui était religieusement interdit) pratiqués dans les temps anciens et aujourd'hui le montrent bien. Ces décrêts sont exécutoires, y compris lorsqu'il s'agit d'une sentence de mort, fait très grave, par tout musulman qui en aurait connaissance. Les cas de nos jours sont devenus légion: Salman Rushdie, Taslima Nasreen, et beaucoup d'autres condanmés à mort comme Nagib Mahfoud (35 ans après l'interdiction de son livre Les enfants de notre quartier par l'institution d'Al-Azhar) ou exécutés comme Farag Fodda, Husseyn Mouroua, Mehdi Amel..., et cette longue liste d'intellectuels algériens, Jilali Lyabes, T. Djaout, M. Boukhobza... décimés au nom d'une application censée être scrupuleuse de décrêts religieux émanant de personnes reconnues par leurs "troupes" comme des autorités en la matière. Ces décrêts sont parfois obtenus par la force comme en témoignent les assassinats de personnalités religieuses (Cheikh Bouslimani, chef d'une association caritative islamique algérienne).

L'enjeu véritable est ici, par conséquent, de rompre avec un système de pensée et de connaissance, celui du Moyen Age entiérement consacrée aux sotériologies, pour entrer de plein pied dans une épistémè contemporaine.Le processus devant y mener ne passe certainement pas par la voie qui consiste   à escamoter, ou de donner un habillage moderne à des pratiques cognitives médiévales. Il est nécessaire d'opter pour un raisonnement cohérent soit dans l'une ou l'autre système de connaissance ; et c'est de l'affrontement de ces deux systèmes confrontés à la perception du réél que jaillira une nouvelle épistémè, un autre habitus, une autre manière d'être dans ce monde, une autre manière de percevoir l'exercice de la pensée, l'Etat et la politique. L'approche conciliatoire ne permet pas d'avancer, elle maintient le sujet dans une position velléitaire, hésitante entre le repli nostalgique sur un passé mythique et sur soi ; et l'ouverture sur l'avenir en s'ouvrant sur le traitement des faits tels que perçus hic et nunc avec les moyens cognitifs d'aujourd'hui sans en réferrer nécessairement et à tous les coups à la manière dont un ancêtre mythique (as-salaf as-sâlih) a résolu telle ou telle question "semblable" (qiyâs far’ ‘alâ 'asl) à celle qui nous fait face. On ne peut pratiquer aujourd'hui la médecine comme l'a pratiquée en d'autres temps Avicenne sous prétexte d'être en accord avec une prétendue authenticité ('asâla), autre terme vedette de Jâbirî.

L'argumentation développée ici par Jâbirî peut constituer un point dans un tout, et non pas constituer le tout. Il ne s’agit pas de corroborer, par un recours fréquent à l’autorité du texte sacré pour confirmer ou infirmer telle ou telle idée contemporaine, le postulat des conservateurs de la suprématie indiscutable du sacré sur le rationnel qui devra s’y soummettre et s’y inscrire comme le prescrit déjà un certain Abu Hâmid Al-Ghazâlî. Il faut bien convenir qu’aujourd’hui la religion, phénomène social total, n’est plus le seul paradigme dans lequel doit se réaliser la condition humaine.

Il s'agit donc, dans le monde arabo-islamique aujourd'hui, d'affranchir la pensée des carcans de tous types, de l’impensé aussi bien que de l’impensable. Il s’agit de l'autonomiser par rapport aux dogmes passés et présents; lui permettre de se donner commme objet ces dogmes mêmes. Affranchir la pensée de toute autre autorité que celle du retour critique sur elle-même équivaut à une ruputre avérée et décisive avec un paradigme médiéval de pensée. C’est l’unique voie et ce n’est pas un Ibn Rochd (Traité décisif…) ou un Al-Kindî -philosophe des Arabes- qui nous contradirait. Jâbirî maîtrise pourtant bien les concepts de rupture épistémologique, de Gaston Bachelard, et d’épistémè de M. Foucauld qu’il utilise avec une fréquence rarement égalée.

Il faut enfin dire que s’il est vrai qu’aucune institution religieuse formelle n’est visible dans les sociétés arabes et islamiques, il est tout aussi vrai que son existence diffuse n’est pas moins présente et son action de contrôle sévère de la société est loin d’être moins efficace. Son mode d’existence sémiotique relève de l’Etre conjoint au Non-paraître: mode qui est au mode formel (Etre conjoint au Paraître) ce que l’autocensure est à la censure instutionnelle, ou l’angoisse à la peur.


NOTES

[1]- AL-QAMNI, As-Sayyid Mahmoud.- Al-hizb al-hâshimî wa ta’sîs ad-dawla al-’islâmiyya.- Sînâ li n-nashr, 1990. ( = Le parti Hâshimite et la fondation de l’Etat islamique).

[2]- MALMBERG, Bertil.- Les nouvelles tendances de la linguistique.- p.194.

[3]- GREIMAS, A. J..- Du sens II.- Le Seuil, 1983.

[4]- PICOCHE, Jacqueline.-Précis de lexicologie française, l'étude et l'enseignement du vocabulaire.- Nathan université, réédité en 1992.- p.31.

[5]- GREIMA, A.-J..- Sémantique structurale.- Paris, Puf, 1986.- p.21

[6]- GREIMAS, A. J. et COURTES, J..- Sémiotique, Dictionnaire Raisonné de la Théorie du Langage.- T1, H. U. 1979.- p.32.

[7]- Voir le compte rendu que fait Adam SCHAFF dans son Langage et connaissance, Editions Anthropos, 1969, de la position de Herder sur la Weltanschauung telle qu'elle tranparaitrait à travers l'inventaire lexical. On peut voir aussi à ce sujet :

MARCELLESI, J. B. et GARDIN, B..- Introduction à la sociolinguistique, la linguistique sociale.- Larousse Université, 1974.- p.p.20 sq.

[8]- FISCHMAN, J. A..- Sociolinguistique.- Ed. Labor, 1971.- p.107.

[9]- AL-JURJANI, A..- Dalâ'il al-'i‘jaz (= les signes – preuves de l’inimitabilité [du Coran)).- Alger, Mufam li n-nashr, 1991.

[10]- KHOMEYNI.- Walâyat al-faqîh.- Ed. présentée par H. Hanafî sous le titre de al-Hukûma al-'islâmiya, 1ère éd. en 1979, sans maison d'édition.

[11]- AL-GHAZALI, Abû Hâmid).- Ihyâ' ‘ulûm ad-dîn (= la revitication des sciencesde la religion).

[12]- FREUD, Sigmund.- L'homme Moïse et la religion monothéiste.- Paris, Gallimard, 1986.-p.p.221-223.

[13]- BOYER, Roger.- Anthropologie du sacré.- Editions Mentha, 1992.- p.8 et passim.

[14]- ELIADE, Mircéa.- Images et symboles.- Paris, Gallimard, 1980.- p.38.

 

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