Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.159-162 | Texte intégral
Sabah FERDI : Conservateur des sites et misée de Tipaza.
Introduction
Invention moderne spécifique à la culture occidentale, la notion de patrimoine, limitée au départ à certains objets et à quelques monuments représentatifs, a subi une extension suite à des circonstances particulières à chaque pays et recouvre aujourd’hui la totalité des biens du passé. Mais transposées en Algérie au sein d’une culture différente, elle se trouve contrecarrée par des traits de mentalité collective qu’il est nécessaire d’identifier dans la mesure où on désire élaborer un programme d’éducation culturelle à l’égard du passé national. …
Ces traits de mentalités collective en Algérie relèvent en fait de plusieurs domaines. On se limitera ici à en faire une présentation succincte n’obéissant en cela à aucune systématisation.
Patrimoine et mentalité collective
Antiquités d’étrangers
Les antiquités algériennes sont doublements étrangères aux yeux des Algériens. Elles le sont par ceux qui les ont mises en valeur, elles le sont aussi par les civilisations qu’elles évoquent.
C’est au cours de la colonisation française que les “antiquités” de l’Algérie furent inventées, étudiées, inventoriées et exposées avec un intérêt prédominant pour les vestiges romains. Leur reconnaissance et leur conservation permettaient de justifier la présence française qui considérait ce nouveau territoire, par référence aux Romains, comme étant la terre de leurs ancêtres.
Or, l’Algérien ne se reconnaît pas ou peu, depuis l’Indépendance, dans ces antiquités évoquant Phéniciens, Romains, Byzantins, Espagnols, Ottomans ou Français…, et par le fait des conquêtes, des invasions, des dominations et colonisations toutes étrangères.
En réalité, ces antiquités sont plus méditerranéennes qu’à proprement parler “algériennes”. Elles sont le témoins d’évènements qui se sont déroulés en Algérie sans avoir été spécifiquement algériens. Elles ne sont pas considérées comme un patrimoine constitutif d’un héritage légué par les ancêtres de la famille.
Le problème est sensiblement différent pour ce qui est de la période arabo-musulmane. Ces nouveaux conquérants n’étaient pas venus par le Nord, mais par l’Est et comme les Algériens de l’époque, c’étaient des tribus de nomades et semi-nomades. Avec eux, il y eu symbiose.
Pour que l’Algérien s’intéresse aux antiquités de son pays, il faudrait que leur exposition et leur présentation soulignent comment ses ancêtres ont résisté aux occupation-installation des uns et adapté celles des autres. Mais comment ces antiquités pourraient-elles le manifester?
Antiquités d’infidèles
L’Algérien est musulman. Il est dans l’impossibilité de faire abstraction de son Islam quand il porte un regard sur les antiquités. Or, celles-ci appartiennent le plus souvent à la période anté-islamique dite du temps de la Jahiliya, temps de l’ignorance, des ténèbres et du règne des païens.
Ce qui est exposé et proposé, lui parle de paganisme et de polythéisme, alors que Dieu est Un. Il y trouve toutes sortes de représentations humaines, la plupart du temps nues, alors qu’il répugne à toute représentation humaine qui le détourne du culte voué à Dieu seul. Par ailleurs, la plupart des objets exposés sont des produits d’Infidèles, alors que ceux des Musulmans sont rares et moins prestigieux.
“ Pour le Musulman, l’histoire vraie de l’Humanité commence avec la Révélation du Coran; celle qui le précède appartient au temps de la falsification et de l’idolâtrie. Exhumer et glorifier les œuvres des temps antéislamiques, c’est occulter sinon porter ombrage aux temps de la naissance de l’Islam et de ses premières splendeurs”1.
Si le visiteur algérien comprend que les Français qui ne sont pas musulmans, se soient livrés à la recherche, l’étude et l’exposition des œuvres de l’antiquité pré-islamique, il n’admet pas que l’Algérie musulmane, indépendante, ne traite pas d’une façon nouvelle ces antiquités et n’éduque pas les Algériens à porter un regard “ islamique ” sur des antiquités étrangères à l’Islam.
Antiquités de citadins.
L’Algérien, en tant que très attaché à son fond rural, perçoit spontanément et le plus souvent, les antiquités qu’on lui présente comme des restes de citadins et de sédentaires. De fait, la plupart des antiquités que recèlent nos musées et parcs archéologiques sont les témoignages de civilisations urbaines. Et les centres urbains ont été abandonnés par les populations autochtones après le départ de ceux qui les avaient construits. Ils est à souligner que le peuple algérien est originellement un peuple de ruraux habitant les hautes plaines, les montagnes ou les oasis.
Pour le visiteur algérien, ces antiquités parlent de villes comme Tipasa, Timgad, Hippone… qui étaient non pas de ses lointains ancêtres mais d’étrangers venus d’ailleurs. Il est vrai que certains de ces ancêtres lointains habitaient ces villes aux temps des Phéniciens, des Romains ou des Byzantins, mais ceux-ci disparus, ils sont retournés dans leurs douars de tentes ou dans leurs maisons haut-perchées des montagnes.
Héritiers et artisans
Quatre éléments d’analyse
De notre patrimoine, nous ne sommes pas seulement les héritiers et les usages (les visiteurs), nous sommes aussi les interprètes et les artisans. Aussi à ces traits de mentalité collective, il faut ajouter la très forte place du généalogisme, du culte des morts, de la lutte pour la survie et de l’absence de toute éducation patrimoniale.
L’Algérien a été élevé dans la prédominance du Jus Sanguinis sur celui du Jus Soli. On comprend dès lors que le culte de la filiation, la généalogie- le généalogisme- soit plus fort que celui des choses. Les œuvres qui prolongent vraiment sont d’abord les enfants, or les antiquités qu’on lui propose sont “ choses ”.
L’Algérien ensevelit ses morts selon la tradition musulmane à même le sol qui a tôt fait de les absorber. Or, souvent les antiquités qu’il visite sont les restes de “cultes des morts” et donc sont étrangères à ses uns et coutumes.
Pour l’Algérien, la vie est un “pouvoir” d’exister, de posséder, de penser, d’agir, il lui faut, pour subsister, lutter en permanence, contre les aléas de la nature et les circonstances. Il a ce désir invincible de réussir et de s’en sortir à tout prix. Le passé et le passé lointain de ses ancêtres ne lui sont que de peu d’utilité, pour gagner “son aujourd’hui”.
Le patrimoine, legs multiforme et tremplin vers l’avenir.
A titre d’héritage, le patrimoine évoque, donc, la relation à ce que nous ont laissé un père ou un ancêtre. Pour autant, il nous donne de reconnaître nos racines, notre origine. Grâce à lui, nous savons que loin de venir de nulle part, nous sommes le résultat de millions d’influences qui remonte bien au-delà de notre mémoire individuelle.
A titre d’héritage encore, le patrimoine ne se ramène pas au seul héritage de biens matériels légués par nos ascendants. Selon les pays et leur culture, il concerne tantôt la totalité des biens du passé, tantôt il se ramène de façon plus spécifique à des coutumes, des rites ou à la filiation. Mais dans tous les cas, le patrimoine est associé à des valeurs non seulement matérielles mais esthétiques intellectuelles voire mystiques. Ceci explique que le patrimoine à une fonction émotionnelle, celle que l’on peut ressentir soit devant une belle propriété ou un grand parc, devant la paix et la beauté d’un tableau de baya ou à la vue des minaret de Beni Isguen. A cet égard, le patrimoine est un legs multiforme et un tremplin vers l’avenir. Il est cela, mais assumé dans le présent, il nous ouvre aussi vers l’avenir. Héritiers d’un patrimoine, nous devons en être des artisans.
Nous en sommes les artisans par l’interprétation que nous faisons de ce patrimoine qui nous est légué. Ce que nous ont transmis nos ancêtres parfois on l’aime, parfois moins. Dans ce qu’ils nous ont légué, il arrive que l’on en soit fier, il arrive aussi qu’ils nous déçoivent. Il y a des legs que l’on refuse en raison des souvenirs qu’ils nous rappellent, il en est que l’on cultive à cause des bons souvenirs qu’ils évoquent…
L’interprétation que nous faisons de notre patrimoine se trouve inscrite le plus souvent dans les manuels scolaires. Aussi le patrimoine n’est pas un acquis. Il est en construction continue. Après en avoir hérité, nous en devenons à notre tour des artisans. Mais nous sommes des artisans qui usent et abusent des biens qui nous sont confiés. Nous sommes aussi des artisans qui songent au bien-être des générations futures. Nous sommes tout autant des artisans qui dilapident que des artisans conscients de leurs responsabilités vis-à-vis du présent et de l’avenir; des artisans imprévoyants et des artisans qui édifient. Chacun aura à rendre compte de la gestion du patrimoine qui lui a été légué.
Note
1- Oulebsir, Nadia.-La préservation du patrimoine urbain. Le cas du Maghreb.