Insaniyat N° 37 | Vécus, représentations et culturalité |p.17-20 | Texte intégral
Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) a le regret de vous annoncer le décès, à Ouagadougou, Burkina Faso, le 4 décembre 2006, d’un des plus illustres intellectuels-citoyens d’Afrique, l’incomparable Joseph Ki-Zerbo. Historien émérite, panafricain par instinct et par choix, infatigable croisé du changement et de la justice sociale, militant de l’autosuffisance collective, professeur d’au moins trois générations de chercheurs africains en sciences sociales, source intarissable d’inspiration pour nombre de ceux qui ont eu la chance de le rencontrer, grand exemple de dévouement au service de la communauté, Grand Iroko, Roi de la forêt tropicale africaine, debout dans sa dignité et sa majesté. C’était là l’essence de Ki-Zerbo qui, s’en est allé, après 84 ans parmi nous, laissant son empreinte indélébile dans le sable du temps, de tous les temps, et nous exhortant, en honneur de sa mémoire, de reprendre, avec courage et engagement, le flambeau jusqu’à la libération effective de l’Afrique.
Né d’un père qui serait le premier chrétien converti de ce qui n’était pas encore la Haute-Volta, Ki-Zerbo devait très tôt se faire une trajectoire d’historien avec un puissant intérêt pour deux projets jumeaux : la démocratie et le développement pour l’Afrique. Jeune universitaire, il s’est investi dans l’étude de l’histoire de l’Afrique, aidant, à travers ses travaux originaux, à la fois à enrichir la méthode historique et à répondre aux mensonges sur l’Afrique, dont, et pas des moindres, le discours raciste de l’époque selon lequel l’Afrique n’aurait pas d’histoire. Avec d’autres historiens nationalistes de l’époque, il a construit une littérature qui devait constituer la base de l’histoire africaine désormais considérée comme un domaine de connaissance complet avec ses méthodes et ses outils propres. Une part importante de cet effort s’est exprimée dans l’Histoire Générale de l’Afrique de l’UNESCO dont il fut un des éditeurs. Mais son rôle de doyen des historiens africains a consisté également à consacrer son temps à la mise en place des fondements institutionnels de la production et de la reproduction des connaissances historiques en Afrique et sur l’Afrique. Son rôle important dans l’Association des Historiens Africains n’en était qu’un aspect.
Pour Ki-Zerbo, collecter et documenter l’histoire de l’Afrique était une préoccupation importante à laquelle il s’est appliqué complètement. Mais, il n’était pas évident que cette histoire seule– avec ses points forts et ses petits moments – serve de point de départ à la création d’une base autonome à l’émancipation politique, économique, sociale et culturelle de l’Afrique et de ses peuples. Et, dans cette préoccupation, il s’est plongé en tant que militant et universitaire, dans les luttes pour la libération nationale, la démocratie, la justice sociale et le développement, sans s’excuser auprès de ceux qui auraient pu penser qu’il allait trop loin au-delà de sa vocation universitaire, en s’impliquant dans les contestations politiques locales et mondiales. Ce faisant, il a assumé différents rôles à la fois : enseignant universitaire prolifique, militant infatigable de différents mouvements sociaux, dirigeant de parti politique – le plus souvent dans l’opposition – et enfin, conscience de la nation africaine. C’était là l’inimitable Joseph Ki-Zerbo, un homme passionné par ses convictions et qui était prêt à en payer le prix lorsque cela était nécessaire, y compris quitter son poste en France pour s’engager auprès du nouvel Etat indépendant de la Guinée de Sékou Touré qui avait réussi à mobiliser la population afin de rejeter le projet néo-colonial de Charles de Gaulle d’une fédération française élargie ; il a également été exilé du Burkina Faso dans les années 1980.
Peu d’intellectuels de la génération de Ki-Zerbo ont émergé pour devenir comme lui une encyclopédie vivante de l’histoire humaine, avec des souvenirs détaillés de plusieurs événements importants de l’histoire africaine du 20ème siècle et du monde dont il a été un témoin ou un acteur de premier plan. Il a eu des rencontres officielles et informelles avec nombre des dirigeants du projet d’indépendance africaine, y compris Kwame Nkrumah, Sékou Touré, Frantz Fanon, Modibo Keita, Amilcar Cabral, Jomo Kenyatta, Tom Mboya et Julius Nyéréré, pour ne citer que quelques uns. Il a participé à tous les grands débats sur le futur du panafricanisme quand vint l’indépendance, ainsi qu’aux réflexions sur les alternatives de développement du continent. Mais à travers toutes ces expériences, il n’a jamais compromis son intégrité intellectuelle et son honnêteté personnelle, un fait qui lui a valu le droit moral de reprocher–publiquement et en privé- à la première génération d’africanistes l’abandon des idéaux nationalistes pour la recherche d’une maximisation personnelle du pouvoir. Sa voix était celle de l’autorité, et toute sa vie, pendant que la première génération de dirigeants laissait la place à d’autres, il s’est réservé le droit, dans cette manière magistrale et unique, de conseiller, de rappeler, de critiquer et de condamner.
Les membres du CODESRIA ont été heureux de voir un aperçu de cette riche expérience personnifiée par Ki-Zerbo lorsqu’il prononça une des conférences magistrales qui marquaient les célébrations du 30ème anniversaire du Conseil en décembre 2003 à Dakar, au Sénégal. C’était également une occasion au cours de laquelle, en reconnaissance de sa contribution, il avait été honoré par la communauté africaine de recherches en sciences sociales qui lui décerna la qualité de membre à vie du CODESRIA, en même temps que Archie Mafeje, Ngugi wa Thiong’o et Ali Mazrui. Aucun des près de 500 universitaires africains réunis à Dakar lors de son discours n’a quitté la salle sans se sentir inspiré par tant de richesse et de clarté contenues dans le message ainsi que par la cohérence et la lucidité avec laquelle, malgré ses presque 82 ans, il a transmis ce message. C’était là notre Joseph Ki-Zerbo, l’Iroko sans âge qui, pour la communauté de recherche en sciences sociales, était le mentor en toutes saisons. Mais, au-delà de l’Afrique également, il avait été célébré comme un don rare à l’humanité ainsi que le montrent les nombreuses distinctions qu’il s’est vu décerner, notamment le Prix Nobel Alternatif, attribué par des associations sociales de bases à de distinguées figures mondiales.
Nous ne pouvons qu’être reconnaissant en tant qu’institution que, dans le dernier mois de sa vie, avec le soutien de son épouse, Jacqueline et de ses enfants, le CODESRIA a eu le privilège d’enregistrer des interviews de lui sur sa vie, son œuvre et son temps comme une partie de l’initiative du Conseil de collecter les contributions des grands chercheurs africains dans un format numérique qui pourraient devenir un véritable outil pédagogique pour les générations présentes et futures. Ki-Zerbo et sa famille n’auraient pas pu trouver cadeau plus somptueux à léguer aux membres du CODESRIA, à la grande communauté de recherches en sciences sociales africaines et au monde. Au moment où nous exprimons notre regret de son départ, nous sentons également que nous devons célébrer sa vie et nous réjouir que dans sa vie, Joseph Ki-Zerbo, ait été parmi nous et que nous n’en avons été que plus heureux. Car, de grands universitaires de son envergure sont rares – et les êtres humains nous viennent rarement aussi bien que lui.
Longue vie à Joseph Ki-Zerbo.
Les membres du CODESRIA qui souhaitent adresser un message de soutien et de solidarité à la Famille Ki-Zerbo peuvent le faire en envoyant un email à l’adresse suivante
Adebayo OLUKOSHI
Secrétaire Exécutif du CODESRIA
Bibliographie sélective
-Le Monde africain noir, Paris, Hatier, 1964.
-Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1972.
- Histoire générale de l’Afrique, ouvrage collectif, Paris, Présence africaine/Edicef/Unesco, 1991.
- « A quand l’Afrique? », Entretiens avec René Holenstein (Editions de l’Aube, prix RFI Témoin du monde 2004), 2003.
- Afrique Noire, avec Didier Ruef, Paris, Infolio Editions, 2005.
Filmographie
En 2004, le réalisateur burkinabé Dani Kouyaté a réalisé avec Joseph Ki-Zerbo un documentaire intitulé Joseph Ki-Zerbo, Identités pour l’Afrique, documentaire, réalisation, Dani kouyaté, 2004.