Ce numéro de la revue Insaniyat est entièrement consacré à la ville de Constantine. Il s’inscrit dans cette série ouverte par la ville d’Oran[1].
Le projet peut paraître ambitieux tant l’image de la ville est surchargée de lieux communs où la nostalgie et le poids de la mémoire l’emportent aisément sur les principales mutations, si peu respectueuses du tissu urbain et de ses formes. Ainsi la vieille ville ou médina -et ses multiples sociabilités- est souvent opposée à la ville nouvelle et moderne qui a défait l’ordre spatial ancien en y inscrivant des perspectives d’ouverture, hors des portes. C’est ce que soulignait l’appel à contributions diffusé. Nous avons tenu à rappeler que pour en finir avec les fausses dichotomies, opposant la ville traditionnelle (médina) à la ville moderne et qui continuent d’alimenter la production des représentations de la ville de Constantine, il convenait de prendre de la distance par rapport à l’imaginaire intarissable qui les nourrit et du même coup, occulte maintes facettes de la réalité historique et de son évolution. En effet, si différence il y a bel et bien entre les deux formes de la ville, ce qui est plus important, réside dans leur dépassement, au prix d’un effort dialectique aboutissant au repérage d’une ou plusieurs identités urbaines.
Ce déplacement du regard est en mesure de doter de sens les différentes formes urbaines qui sont étudiées moins pour ce qui les sépare que pour la complexité qui les unit. Il secrète également de nouvelles manières d’être des configurations urbaines inscrites dans la multiplicité des espaces et des temps, rompant avec les habitudes acquises. Par conséquent, il était utile d’initier, une réflexion sur l’état des savoirs auxquels sont parvenues les sciences sociales; non plus sous la forme peu attractive d’un inventaire thématique, mais du point de vue de leurs apports aux constructions de l’approche de la ville de Constantine, renouant par conséquent, avec une réflexion critique qui englobe autant les instruments que les procédures suivies par les différentes analyses.
Les contributions apportées par les auteurs venus d’horizons divers ont abouti à la fabrication de ce numéro. Un certain nombre d’articles, portant sur les approches socio-historiques abordent la période contemporaine et principalement le tournant des années trente du XXe siècle. Toutes s’interrogent directement ou indirectement sur la construction du politique et sur les formes de la sociabilité en situation coloniale.
Le titre de la contribution «Constantine, fait colonial et pionniers musulmans du sport »du regretté Djamel Boulebier apporte un regard d’érudit, tout à fait neuf et salvateur sur les débuts du sport. Les premières pratiques gymniques sont introduites en effet, dans la ville à la fin du XIXe siècle. Les modalités d’exercice de ces pratiques ne sont pas évidentes dans un contexte colonial. Aussi, les formes de la discrimination sont-elles reproduites, comme dans le monde de la politique. C’est ce qui explique, en partie que le processus de diffusion des activités physiques sera lent dans un premier temps à pénétrer les milieux algériens. L’intérêt est plus manifeste au début du XXe siècle, avec la création des premières associations sportives qui révèlent les difficultés de l’émergence d’une identité sportive musulmane, en situation coloniale.
La contribution de Malika Rahal, s’interroge sur la façon de «Prendre Parti à Constantine, l’UDMA 1946-1947», formation politique créée par Ferhat Abbas, aux lendemains de la tragédie du 8 mai 1945. L’entreprise n’est pas aisée tant l’emprise du mouvement associatif est forte. Manifestement, la pratique partisane a du mal à se défaire du compagnonnage avec l’Association des Ulémas musulmans algériens. A partir de l’exploitation d’archives de surveillance, les seules disponibles, Malika Rahal suit l’évolution du Parti et les difficultés que la construction de son idéal partisan doit affronter. Un tournant s’amorce avec la création de la Jeunesse de l’UDMA qui s’accompagne d’un désir de radicalisation politique, convergeant avec l’effervescence nationaliste des années cinquante. Ce processus sera interrompu par le déclenchement de la lutte armée le 1er Novembre 1954.
Ouanassa Siari-Tengour aborde la même période et la prolonge jusqu’à l’été 1962, à travers l’expérience de la municipalité. C’est précisément le sens de l’exercice de la citoyenneté en situation coloniale qui est passé en revue, notamment à travers une pratique biaisée du vote. Placée sous le signe de la fraude, la consultation électorale est détournée de son sens, elle ne peut concourir à l’apprentissage citoyen. Comment faire alors, ensemble la ville quand le Conseil municipal est fondé sur une discrimination, au détriment de la majorité de la population ?
Trois textes se recoupent dans la mesure où ils scrutent la même configuration culturelle, à savoir l’Association des Ulémas musulmans algériens. Ce sont trois approches neuves qui augurent d’un renouvellement intéressant et original de la recherche historique sur un sujet fortement galvaudé par ailleurs.
C’est d’abord James Mc Dougall, qui, dans une lecture critique des textes, entame une réflexion particulièrement stimulante sur les stratégies déployées par les acteurs du moment- Benbadis, l’administration coloniale et le docteur Mohamed Salah Bendjelloul - en vue de s’approprier deux espaces du sacré et du pouvoir symbolique à Constantine en 1936: la mosquée et le cimetière. James Mc Dougall prévient des dangers d’une histoire fortement déterminée et plaide pour l’analyse d’un événement dont les développements inattendus révèlent à eux seuls, la profondeur des dynamiques sociales à l’œuvre pour la conquête de l’espace public et de la prise de parole. De son côté, Abdelmadjid Merdaci s’empare d’une des institutions les plus emblématiques, fondée par Abdelhamid Benbadis, Djemiat ettarbia oua taâlim, association qui a pour but l’Education et l’instruction professionnelle des enfants musulmans, le 28 octobre 1930. L’exemple choisi est un marqueur de cette acculturation – bien comprise dans son sens de dynamique – qui inaugure une phase de négociation-résistance où se distingue le leader du renouveau culturel, Benbadis. Le projet est novateur et témoigne de la reprise historique des élites urbaines qui s’investissent dans la confrontation politique. Enfin, Bouba Medjani invite le lecteur à jeter un regard précisément sur les manuscrits de la bibliothèque d’une figure du Mouvement réformiste: Cheikh Naïm el Naïmi. Ces manuscrits, au nombre de 630, ont été remis par les héritiers de Naïm el Naïmi, en 2004, à l’Université islamique Emir Abd-el-Kader de Constantine. La diversité des manuscrits de cette bibliothèque donne un aperçu de l’univers culturel de ce savant musulman qui lisait aussi bien Ibn Khaldoun que Lissan-Eddine Ibn-el- Khatib. Mais ce n’est pas le seul intérêt de cet article qui renoue avec les fondements du métier de l’historien, c’est-à-dire la critique interne et externe du texte, à l’heure où de nombreuses publications sont livrées aux lecteurs sans le moindre commentaire.
Fatima-Zohra Guechi poursuit ses investigations dans un tout autre domaine: celui d’une catégorie sociale particulière, celle des témoins instrumentaires les ˝adouls˝ auprès des cadis qui assurent la justice à Constantine, dans la première moitié du XIXe siècle. Il s’agit donc d’un réel changement de perspective, car l’auteur met au cœur de son analyse, le processus de formation d’un groupe professionnel en corrélation avec l’appartenance sociale. La singularité de cette profession, dont l’exercice est demeuré l’apanage de certaines familles, tout au début du XIXe siècle, sera remise en cause, avec les transformations introduites par l’administration coloniale dans l’institution judiciaire. C’est toute une élite urbaine qui fut appelée à s’adapter aux temps nouveaux ou à disparaître.
Le second thème de réflexion concerne la ville observée par les urbanistes.
Badia Belabed-Sahraoui a su exploiter, elle aussi, une source originale – les registres de délibérations du Conseil municipal – pour suivre les décisions prises en matière de politique urbaine, à l’origine des premières transformations de la ville au XIXe siècle. Il va sans dire que les choix retenus par la municipalité répondaient aux intérêts de la colonisation. Invoquant la nécessité d’assurer l’hygiène et la salubrité publique, de nombreuses modalités furent mobilisées dans le but d’accélérer le mouvement d’expropriation et de produire un bâti conforme aux normes de la ville française. Bernard Pagand a choisi une autre thématique, celle de «La médina de Constantine et ses populations» pour rendre compte d’«un siècle de dégradations socio-spatiales» qui incombent à la conjugaison de plusieurs facteurs, au premier chef desquels, la politique coloniale de resserrement des espaces, la croissance démographique si caractéristique du XXe siècle et les mutations socio-économiques à l’origine d’un mouvement migratoire qui s’amplifiera durant la Guerre d’indépendance de façon encore plus accélérée. Les conséquences néfastes d’une telle surcharge des espaces traditionnels sont connues de tous. Le patrimoine urbain en a pâti assurément et les destructions continuent de frapper le cœur de la ville, négligé par des pouvoirs publics peu attentifs à la signification de sa richesse.
La géographie est la grande absente, à l’exception de la note de Marc Côte sur l’originalité de la ville comme métropole régionale.
Houda Djebbes traite d’un sujet tout à fait neuf, celui de la translittération des noms de la population musulmane de Constantine à partir des registres de l’état civil. Cette étude qui porte sur une période d’un siècle (1901-2001) révèle la dimension de la violence symbolique qui a affecté le champ onomastique avec l’établissement des normes imposées par l’état civil en 1883. Ce processus de dépossession ne s’est pas interrompu avec l’indépendance de l’Algérie, et tout particulièrement, dès la décision de l’arabisation de l’état civil. En s’appuyant sur des exemples précis, l’auteur souligne les nombreuses variations auxquelles un nom a donné lieu. Les hypothèses émises pour expliquer l’absence d’homogénéisation des noms, ne manquent pas de pertinence mais exigent une étude plus approfondie.
Enfin «La passion d’une ville, Constantine et ses ailleurs» de Zineb Ali-Benali permet de suivre les étapes d’une stylisation de la ville à travers trois expériences d’écriture: Kateb Yacine, Tahar Ouatar et Salim Bachi. De la ville inexpugnable à la ville du chaos, puis à Cirta, le lieu est investi et s’érige en littérature.
Tandis que Nassima Bouslah évoque le registre de l’oralité à travers une chanson du patrimoine constantinois qu’elle soumet à l’épreuve de la sémiologie.
Cette somme d’articles tous aussi intéressants les uns que les autres ne peut pas nous faire oublier que les études ou enquêtes relevant de la sociologie, de la psychologie manquent dans une ville où les questions sociales – la jeunesse, les enfants abandonnés, les femmes, le chômage et le mal-vivre, la délinquance – se posent avec acuité, tout comme les questions liées au patrimoine matériel ou non, telles le classement, la conservation, la restauration, etc.
En écrivant ces lignes, nous ne faisons que souligner des lacunes, des points demeurés aveugles volontairement ou non et suggérer l’ouverture de quelques pistes de recherche. Pour l’avenir, il convient d’intégrer dans des projets de recherche qui, sans ignorer l’importance de l’accumulation des savoirs, dans les différentes disciplines du champ des sciences sociales, s’emparent des nouvelles approches indispensables à la mise en œuvre de tout renouvellement pour penser la ville d’hier mais surtout la ville d’aujourd’hui et de demain.
Khadidja ADEL et Ouanassa SIARI-TENGOUR
Notes
[1] Insaniyat, Oran, une ville d’Algérie, n°s 23-24, janvier-juin, 2004.