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Insaniyat N° 31 | 2006 | Religion, pouvoir et société | p.7-11 | Texte intégral


La religion, l’Islam en particulier, dans son articulation avec la société et le pouvoir, est au cœur de multiples interrogations. Cela est naturellement stimulé par les effets cumulés des conjonctures nationale et internationale, une littérature prolixe en particulier depuis le tournant des années 90, des stéréotypes qui donnent l’impression à tout un chacun d’avoir des clés de compréhension d’un phénomène religieux englobant que nous renvoie par exemple la religiosité quotidienne dans notre société.

En y regardant de prés, c’est à dire en scrutant attentivement écrits et discours de la dernière décennie du XXe siècle, et ceux de la première décennie en cours du nouveau millénaire, il est possible de repérer deux grandes tendances.

La première se manifeste autant dans la société que dans le champ universitaire et de recherche. Elle porte principalement un intérêt renouvelé, de compréhension de l’histoire religieuse et des réalités religieuses en Algérie. Ce qui constitue un fait nouveau notable par rapport aux années 1960-1980. Cet intérêt porte des questionnements qui peuvent sonner comme autant de paradoxes dans un contexte où la société est littéralement ensevelie sous un manteau de «purification», de retour «aux sources» et, il n’est pas inutile de le rappeler, sous des modes contraignants et déchirants. En effet, la fin du XXe siècle, fait émerger des questions autour des pratiques religieuses jusque là considérées en voie de disparition. Soufisme, confréries religieuses, sainteté locale, rituels divers, font une apparition dans les préoccupations des jeunes chercheurs. Les activités en question sont de plus médiatisées. Les autorités politiques et religieuses ne font plus mystère d’une volonté de «réhabiliter» les structures porteuses de ce style de dévotion jugé maintenant tout à fait expressif d’une histoire religieuse algérienne et donc respectable, d’où la floraison d’articles de presse, de séminaires….pour comprendre tout cela.

Une seconde tendance qui a toujours existé, depuis les années 40 dans la foulée du réformisme, continue pour sa part sous des modes divers et avec des bifurcations qui peuvent s’éloigner de ce courant historique, focalise son intérêt sur le texte fondateur (le Coran) ses commentaires et les leçons pratiques que devraient en tirer les croyants pour redresser leurs conduites. Il existe de ce point de vue un pan significatif de l’édition et de la distribution d’instruments cultuels et culturels dont on ne connaît malheureusement pas les impacts et les schémas structurants les plus consommés mais qui bénéficient des effets cumulés de la culture scolaire en synergie avec les flots d’images, d’informations, de prêches, accessibles à tout citoyen sur la toile.

La recherche socio- anthropologique et historique locale peine à se frayer sa voie dans un contexte pourtant très stimulant. Elle tâtonne, elle fait quelques incursions, bref elle est dans une démarche de construction qui, il faut l’espérer aura le souffle long, l’imagination et la curiosité aiguisées, pour s’emparer d’un tel chantier de recherche. Si l’on en juge aux travaux des jeunes chercheurs, à certains textes insérés dans ce volume, il est possible de dire que d’excellentes prémisses se dessinent.

Précisément, l’ambition de ce numéro 31 d’Insaniyat est de donner à voir une facette de l’état de la réflexion sur l’objet religion d’une part. D’autre part il s’agit de souligner l’importance qu’il faut lui accorder en donnant une visibilité à des réflexions, à des résultats de recherche ou à des recherches en projet.

Rappelons qu’ Insaniyat, avec ce présent volume, aura consacré deux numéros à la question religieuse sans compter des contributions sur la question dans d’autres livraisons. Si le premier («Le sacré et le politique» Insaniyat n° 11- Août 2000) avait particulièrement ciblé la problématique politique-religion, ce volume ouvre l’angle d’approche puisque l’articulation société–religion et pouvoir apparaît comme plus englobante et vise à embrasser des réalités et des expressions diverses à partir d’éclairages disciplinaires variés mais néanmoins convergents.

Trois contributions abordent la question du rapport société -politique- religion dans une perspective socio - historique. A. Hermassi, B. Salhi et H. Remaoun, et mettent en perspective à partir de terrains ou de problématique particulière l’insertion du religieux dans les grilles et les projets politiques.

A. Hermassi dans une comparaison entre réformismes tunisien et algérien met en exergue les fondements sociologique et historique d’une différence d’approche de la religiosité populaire dans les deux cas. Partant de racines communes et d’intrications évidentes dans les moments fondateurs (voir influence de la Zeytouna sur les Réformistes algériens), les deux courants qui s’inscrivent aussi dans la modernisation coloniale du siècle, se séparent dans leur approche de la religiosité populaire. Généralement les Réformistes tunisiens se montrent plus «réalistes» (ou pragmatiques) par rapport aux réalités empiriques au contraire des Réformistes algériens qui tout en revendiquant le monopole du champ religieux délégitiment et combattent fortement les tenants de la religiosité populaire. Cette comparaison nous semble très intéressante pour éclairer les évolutions religieuses contemporaines.

L’analyse sur le réformisme Ibadhite dans le M’zab que propose B. Salhi prolonge d’une certaine façon les termes de la comparaison de A. Hermassi. Précoce, endogène, pragmatique par rapport à la modernisation et aux nécessaires changements dans la société locale, le réformisme Ibadhite se décline comme un vecteur d’adaptation aux réalités du siècle en bousculant souvent les tenants d’une ligne dogmatique par rapport au rite Ibadhite. Mais dans une démarche plus subtile que paradoxale le réformisme prôné par Cheikh Brahim Bayoud trouve un point d’équilibre qui consiste aussi à ne pas ébranler totalement le corps social et à tenir le groupe ibadhite du M’Zab en état de défense et de conservation. H. Remaoun pour sa part dans un rappel historique montre comment s’élabore et se diffuse un référent religieux structurant en particulier dans le courant nationaliste moderne. Il insiste ensuite sur l’instrumentalisation de la religion qui déhale plus généralement sur la construction de la citoyenneté. Son texte qui souligne le poids du courant réformiste se recoupe avec les deux précédents.

A travers ces trois articles un fil court nous permettant de poser des jalons de réflexion qui partent autant des élaborations politiques et idéologiques à l’aune du religieux que des réalités empiriques qui éclairent sur les fondements possibles du changement religieux. De ce point de vue et dans une actualité brûlante, A. Aboullouz analyse dans le contexte marocain la politique de «réaménagement» du champ religieux initiée par le haut. Ce projet de réforme religieuse articulé avec l’état des forces sociales et religieuses est par ailleurs lié à la conjoncture mondiale. L’intérêt de l’article est de souligner le besoin des Etats de contrôler le champ religieux et la diffusion à de larges échelles de normes et de conduites religieuses exogènes. En fait en évoquant la «conjoncture mondiale» l’auteur pointe en filigrane la nature transnationale des mouvements politico - religieux actuels avec toutes les stratégies et les politiques mises en œuvre pour les contenir ou les endiguer.

Au chapitre des lectures critiques et analytiques des textes religieux ce numéro d’Insaniyat propose trois contributions auxquelles il faudra accorder une attention particulière en ce qu’elles invitent à un requestionnement sur des aspects d’une récurrence et d’une actualité évidentes: la représentation du corps dans les textes de fuqaha, (à travers l’œuvre d’Ibn Qaïm El Jawzia) le statut du texte religieux et son rapport à la raison (en traitant notamment du cas d’Abou Zaïd), et enfin les fondements historiques, philosophiques et religieux de l’une des quatre écoles juridiques musulmanes: le Malékisme. Ces trois contributions de Dj. El Mestari, M. Hirèche, et M. Ghalem, sont, très utiles pour la connaissance du religieux et surtout montrent que, contrairement à la littérature apologétique, il y a encore beaucoup à faire en matière de relecture et d’interrogation du patrimoine écrit islamique à l’aune des sciences sociales et humaines (histoire, anthropologie, linguistique herméneutique).

Sur un autre registre textuel, N. Regaïeg, analyse le rapport genre/ religion à travers le roman d’Assia Djebar («Loin de Médine» 1991). Histoire et fiction se conjuguent selon l’auteur pour redonner dans le roman d’Assia Djebar la «parole vive» aux femmes, devenues «personnages romanesques puis narratrices», qui les libère du monde clos de la tradition.

Comment la religion accompagne la resocialisation dans l’exil et est intriquée dans les processus de fabrication d’un nouveau lien social basé sur la cohésion et l’affirmation de l’identité des groupes? C’est la préoccupation principale qui soutient la contribution de R. Ayoun sur les Juifs d’Afrique du Nord exilés en France. Cet article bien instruit permet d’ouvrir une perspective comparative entre groupes communautaires en situation d’exil comme il nous permet de revenir sur l’histoire du judaïsme maghrébin.

S. Khiat, dans une approche anthropologique qui décline ses attendus théoriques rend compte et analyse à partir d’une enquête de terrain menée dans le Sud tunisien, les pratiques sociales de la religion à travers le vecteur confrérique (confrérie noire des Baba Merzoug). Mode de légitimation, mode d’identification aux saints, fonction et fonctionnement sociaux de la sainteté, sont minutieusement mis en perspective. Cette contribution indique à notre avis l’une des voies royales pour donner de la consistance au champ anthropologique qui nous intéresse ici.

Le dossier faisant l’objet de cette livraison d’Insaniyat sera complété par des lectures croisées présentées par S. Benkada et H. Remaoun, ainsi que des comptes rendus de lectures et autres rubriques habituelles.

Au total, ce numéro d’Insaniyat, outre sa nature pluridisciplinaire remplit très largement une fonction didactique évidente pour la recherche dans le domaine de la religion. Les thématiques des contributions constituent autant de points de départ à des questionnements sur l’historicité des pratiques religieuses, la fonction sociale du donné religieux et son élaboration ainsi que sur son intrication- instrumentalisation dans la formation des idées et des projets politiques. Enfin nous l’avons souligné, la présence de la comparaison ou l’invitation implicite à celle-ci n’est pas le moindre des apports de ce dossier de la revue Insaniyat qui déborde largement le terrain algérien et maghrébin puisqu’il nous met aussi en relation avec le Moyen-Orient (Cf. les contributions sur Ibn Qaïm El Jawzia et sur le cas Abou Zaïd et l’Europe (la France notamment).

Mohamed-Brahim SALHI et Hassan REMAOUN

 

 

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