Insaniyat N°50 | 2010 | Varia | p. 35-52 | Article intégral
Proverb : from translation to communication Abstract: Today a number of cautious researchers agree in affirming the non parasitical nature of Tunisian entrepreneurs, whatever their region of origin. But a question which continues to be asked: can we also affirm with the same certainty that despite structural weaknesses, Tunisian entrepreneurs especially the younger ones, are on the way to forming a social force having apolitical weight enabling them to dictate their wishes to the state? Keywords: entrepreneur - State - citizenship - family and politics - Tunisia. |
Rabah NABLI, Enseignant, Sociologie, Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis (ISSHT)
Problématique
En Tunisie, depuis les années 1970, les gens investissent de plus en plus leurs capitaux dans des entreprises personnelles ou familiales. Le nombre de ceux qui ont préféré s’installer à leur propre compte est passé de 525 800 en 1994 à 575 900 en 2004, soit 20,3 % de la population active. Doit-on aussi rappeler que ce secteur revêt de plus en plus d’importance et qu’il fait travailler aujourd’hui plus de 40% de la population active1.
Aujourd’hui, les observateurs s’accordent à considérer que c’est grâce au rôle indéniablement positif joué par le secteur privé dans la création d’emplois et dans l’investissement des capitaux que l’image de l’entrepreneuriat en Tunisie s’est transformée, alors que dans d’autres pays du « Tiers-monde », l’entrepreneuriat est encore dénigré par le discours officiel. Par contre, dans ce pays, l’entrepreneur est de plus en plus considéré comme le nouvel acteur du développement économique.
Toutefois, si nous avons prétendu l’existence d’un tel acteur social, la question de ses liens avec l’État et la politique en général reste posée. Certains de ses éléments préfèrent le plus souvent s’enrichir grâce aux liens privilégiés tissés avec l’appareil d’État plutôt que de contribuer activement au développement de l’économie nationale. D’autres, au contraire font de leur mieux pour s’affranchir de la tutelle de l’État en se conduisant en bons citoyens. D’autres encore demeurent plutôt sceptiques ; ils doutent d’eux-mêmes, des politiques et de leurs confrères. (Texte figurant sur la couverture du livre : les entrepreneurs tunisiens, Rabah Nabli, 2008).
Pourrons-nous affirmer qu’en dépit de ce constat mitigé, les entrepreneurs tunisiens, et surtout les plus jeunes d’entre eux, sont en voie de se constituer en une force sociale redoutable capable de faire le contre poids à la société politique ?
Discours de la méthode
Pour réaliser notre objectif de recherche, nous sommes obligé de nous introduire au cœur même de leurs modes de penser et d’agir. La tendance est alors d’évoquer le comportement économique et politique de ces acteurs ainsi que les ressources sociales et culturelles inscrites dans leur quotidien : héritage culturel, réseaux familiaux et extra-familiaux.
L’hypothèse d’un acteur social relativement déterminé par sa culture de base mais qui aspire au progrès et ce en tentant de négocier avec beaucoup d’habilité sa position dans le groupe retrouve ici sa pertinence.
C’est d’ailleurs pourquoi nous nous sommes intéressés en particulier aux stratégies mises en œuvre par ces acteurs sociaux pour atteindre leurs buts matériels et symboliques, tout en accordant aussi une attention aussi distinguée aux réseaux familiaux et extra-familiaux susceptibles d’assurer ou d’entraver la réussite de l’action entrepreneuriale. En effet, contrairement aux sociologies objectivistes, nous avons analysé comment les acteurs produisent l’objectivation.
Il est notoirement difficile de mesurer le poids politique d’un groupe social quelconque, en particulier, dans les systèmes où les questions électorales ne sont pas au centre des préoccupations politiques. Il ne peut-être mesuré non plus au vu des seuls résultats concrets, c’est-à-dire, en déduisant la force politique d’un groupe du nombre de mesures adoptées favorisant ses intérêts. Ce serait confondre le préjugé de l’État pour une classe avec sa captivité par cette classe.
Nous avons alors préféré travailler sur les représentations pour pouvoir rendre compte d’une réalité si complexe. Faire l’analyse des représentations conduit à contraster plusieurs logiques : celles des acteurs, de leurs projets et de leurs représentations, et celle, d’autre part, du système d’interdépendance où les acteurs se trouvent engagés. Dans cette éventuelle contradiction, les attentes, les espoirs des acteurs peuvent connaître tous des résultats contrastés depuis le succès le plus imprévu jusqu’à la totale déception. Des entretiens ont été effectués à Tunis, dans plusieurs secteurs d’activité (une quarantaine de cas). Ces entretiens, nous les avons menés à partir d’entretiens qualitatifs individuels ; ils ont été conduits à partir du canevas suivant : création de l’entreprise, apprentissage, formation et trajectoire, la citoyenneté, la politique, le rapport à l’État, la solidarité familiale, la solidarité entrepreneuriale et la mondialisation.
1. Préalables épistémologiques
Comme la posture du chercheur est une posture de déconstruction compte tenu du fait que les concepts sont souvent construits dans un contexte idéologique, il ne faut pas tarder à les soumettre à l’examen critique, d’autant plus que l’un des objectifs de ce passage est de délimiter le cadre théorique de la recherche. La citoyenneté constitue l’un des concepts clés de cette étude, il conviendrait bien évidemment de tenter de définir cette notion d’autant plus qu’elle semble être sujette à controverses et susceptible de plusieurs interprétations.
Historiquement, le principe de la citoyenneté moderne s'est affirmé pour la première fois lors de la Révolution française, où les droits de l'Homme n'étaient plus concédés, puisqu'en principe tous les êtres humains naissent libres et égaux. La citoyenneté est envisagée initialement en référence à la politique et a pour synonyme le droit de participer directement ou indirectement à l'exercice du pouvoir politique.
C’est sur le principe de citoyenneté que les sociétés démocratiques semblent avoir été fondées. Celles-ci intègrent leurs membres en se servant de la citoyenneté comme une arme de mobilisation pour les pousser à dépasser leurs diversités concrètes et ce en transcendant leurs particularismes. Le citoyen est un individu abstrait, sans identification et sans qualification particulière, en deçà et au-delà de toutes ses déterminations concrètes.
Il s’avère donc que le principe de citoyenneté est un principe de gestion des différences entre les populations, puisqu’il se fonde sur l’idée de transcendance de tous les particularismes. Pour ce faire, le domaine public a été érigé comme le lieu religieusement neutralisé pour en faire le lieu commun à tous les citoyens.
Toutefois, nous estimons que la société des citoyens ne peut pas être une abstraction, un pur projet civique organisé sur le concept de citoyenneté. La participation à une société historique est concrètement fondée sur toutes sortes d’éléments particuliers et particularisants qu’on peut qualifier d’ethniques, de religieux, de régionaux ou groupaux. Une telle société n’est pas purement civique, elle se définit nécessairement dans une dialectique entre réalités sociales et culturelles et le principe civique, mais ce dernier devrait avoir en dernière analyse la prééminence sur les particularismes historiques et religieux et sur les solidarités domestiques et régionales.
a. La citoyenneté : un cadre institutionnel normatif
Parler du citoyen, c’est lui attribuer la souveraineté nationale à son échelle et dans le cadre de l'État nation. C’est ce que laisse suggérer le discours de B. Ellefsen et J. Hamel (2000) sur cette question. Ces deux auteurs ne manquent pas de préciser par ailleurs qu’il y a lieu de faire la distinction entre ce qu'ils appellent la citoyenneté abstraite (registres de droits) et la citoyenneté pratique. Mais, ne serait-ce que pour une raison méthodologique, nous allons tenter de soumettre ces deux notions à l’examen théorique, avant d'analyser les discours des interviewés.
La citoyenneté abstraite renvoie à l'égalité politique, à la participation à l'exercice de la souveraineté nationale, par le droit de vote qui en est la pierre angulaire. Selon ces deux chercheurs, la citoyenneté suppose l'engagement dans la vie de la cité. Elle traduit donc l'idée de volonté commune et d'organisation collective. Cette volonté se trouve, le plus souvent, concrétisée par l’Assemblée constituante dont l’ultime objectif est de consacrer l’autorité du peuple.
Si la citoyenneté garantit les droits juridiques et politiques de tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance sociale, religieuse, ethnique et autre et que ces droits donnent effectivement corps à une citoyenneté qualifiée d'abstraite, car elle est accordée avant même d'être exercée, en revanche, cette même citoyenneté suppose aussi l'existence des devoirs. La citoyenneté pratique dépasse les limites de l'égalité politique et juridique des individus puisqu’elle a un lien avec l'insertion des individus dans la société. Si la citoyenneté abstraite se présente sous la forme d'un état, parce que tous les droits qui y sont rattachés transcendent l'expérience pratique des individus, la citoyenneté pratique, n'est pas un état mais une action, parce qu'elle consiste à prendre pied dans la société en faisant corps avec ses semblables pour défendre sa propre vie, assurer sa survie biologique, manifester son indépendance et tirer personnellement profit de son adhésion à l'ensemble social (Ellefsen et Hamel, 2000).
b. La citoyenneté : un État social
La citoyenneté n’est pas seulement un simple cadre institutionnel normatif, c’est aussi un état social qui correspond à certaines formes de sociabilité (l’individualisation, la culture délibérative et la délocalisation des relations sociales) et à certains types d’articulation des relations sociales propres aux sociétés de la modernité (les classes sociales et la fragmentation identitaire). Ne faudrait-il pas, face à ces constats, reprendre une réflexion qui pousse à oublier la citoyenneté et à revenir carrément à une sociologie qui étudie le poids des nouveaux modes de régulation ?
Alexis de Tocqueville avait bien vu par exemple que l’individualisme dans la société occidentale ne se réduisait pas à une reconnaissance institutionnelle mais participait d’un véritable état social, c’est-à-dire d’une manière d’être en société. Le constat d’un passage d’un état d’ordre à une société d’individus et l’accentuation du processus d’individualisation sont d’ailleurs des constantes de la sociologie depuis cette époque. L’individu devient un principe de fonctionnement effectif de la société moderne.
Au-delà de l’individualisme comme principe de fonctionnement de la société moderne, qu’en est-il du principe délibératif, autre élément à la source normative de la citoyenneté moderne ?
Parler du principe délibératif, c’est parler du déploiement de la citoyenneté, des modalités de la prise de décisions collectives dans le cadre de la société moderne. En d’autres termes, on ne peut parler de ce principe sans parler de l’espace public, du moment où cet espace est le lieu de déploiement par excellence de la citoyenneté. Toutefois, il y a lieu de rappeler que ce phénomène n’est pas un phénomène exclusivement politique ou juridique, c’est aussi un phénomène social, qui fait partie d’une réalité inscrite au cœur même du processus de socialisation et qui fonde la personnalité de l’individu moderne. C’est généralement dans les sociétés de plus en plus débarrassées des contraintes culturelles traditionnelles que se déploie en effet, au sein même de l’individu, une conception constructiviste de la société et du monde.
L’individu s’inscrit dans une filiation et s’ouvre pour ainsi dire, à une culture de la communication. Ce phénomène s’est renforcé davantage, tout récemment, par le biais des transformations structurelles qui se seraient réalisées au sein de la famille bourgeoise, selon Habermas (Habermas Jürgen, 1987). Ce qui est souvent interprétée comme une dislocation de cette famille apparaît tout aussi bien comme une libération des structures communicationnelles qui rend ainsi l’individu plus réflexif et plus disponible à un agir communicationnel.
C’est cette même tendance à une réflexivité plus grande qu’Anthony Giddens (Giddens Anthony, 1994) voit lui aussi se développer dans une analyse de longue portée sur la modernité. Ce qui pouvait apparaître comme pure illusion politique, c’est-à-dire l’affirmation d’une société régie dorénavant par le résultat d’une délibération consciente d’elle-même, s’avère être un processus inscrit sociologiquement dans la trame de nos relations sociales.
Bref, nous nous inscrivons dans cette nouvelle façon de penser la citoyenneté qui cherche à mettre en relief l’aspect transcendantal du caractère strictement individuel et statutaire de la citoyenneté dans la même lignée que certains politologues (Leca 1992, 1993) et sociologues (Dassetto & Bastenier, 1993) qui ont toujours développé dans leurs travaux cet aspect collectif de la citoyenneté. La citoyenneté est ainsi envisagée comme action sociale, à visée intégrative, menée à différentes échelles politiques et dans tout espace de socialisation.
Toutefois, dans les sociétés en transition comme la nôtre, l’action de citoyenneté semblerait avoir besoin pour se réaliser non seulement de la rationalisation de l’éducation mais aussi du travail et de l’initiative économique. En effet, dans cette partie du monde, c’est le travail et le droit de se mettre à son compte qui sont au centre de cette citoyenneté pratique, dans la mesure où, ils correspondent à d’autres cadres sociaux intégrateurs, outre que l’école, qui permettent aux individus de participer à la vie collective, d'où l'idée d’hyper citoyenneté ou son contraire celle de la citoyenneté tronquée.
2. Les jeunes entrepreneurs et le politique
Cette question épineuse de la citoyenneté dans le contexte tunisien et en particulier à Tunis et en rapport avec les droits économiques spécialement ceux de l’initiative et de la propriété privée et du travail a fait surgir chez les enquêtés trois tendances :
- La première témoigne d’un certain malaise observé chez les jeunes diplômés qui ont tenté de s’installer à leur compte sans pour autant y parvenir. Ces jeunes en difficulté sont les victimes de la crise économique qui sévit actuellement, mais ils ne se font entendre que par leur renonciation à la chose publique. Ces jeunes n'ont pas confiance aux politiques. Là, on serait vraiment dans la citoyenneté mutilée qui se situe plus souvent dans les discours des hommes politiques que dans les faits réels : les défaitistes.
Les défaitistes s'inscrivent dans une forme de rationalisation. Ils ont peur de se prononcer, l'avenir est incertain, ils ont une image négative d'une société sans avantages qui n'apporte que des inconvénients. Cette attitude pourrait trouver son explication dans le fait que ces jeunes entrepreneurs détiennent des entreprises qui sont, soit en faillites ou connaissent énormément de difficultés.
- La deuxième plus modérée, les jeunes qui s’inscrivent dans cette optique estiment que le bilan de l’expérience passée ou en cours n’est pas totalement négatif. L’exercice de la démocratie semble être tributaire de certaines aptitudes. Cette notion d’aptitude aurait deux formes, d'un côté, si elle s'appuie sur l'idée d'un don, on arrive à la conclusion que certaines personnes seraient naturellement plus aptes à la citoyenneté que d'autres. Par contre, si on se base sur la notion d'apprentissage, on peut dire que tout le monde est en capacité de devenir citoyen, à condition que l'apprentissage soit terminé. Cette deuxième forme peut exclure les jeunes qui n'auraient pas terminé leur scolarité ou encore ceux qui seraient exclus de la course à la performance.
- La troisième tendance est à l’optimisme, il y a un progrès manifeste par rapport au passé. Il y a lieu d’entretenir les acquis et continuer le travail déjà amorcé pour garantir un avenir radieux : les optimistes.
Les optimistes croient dans leur capacité de réussite parce qu'ils sont déjà dans un processus de création et jouissent du soutien de la famille ou disposent d’un capital social réconfortant.
Bien évidemment, la classification faite de ces entrepreneurs est un "idéal type" au sens de Max weber et ne reflète donc pas forcément une réalité. C'est une construction théorique nous permettant d'avoir une lecture fine des discours des enquêtés.
Le but n'était pas de vérifier les connaissances théoriques à propos de ce concept de citoyenneté, mais plutôt d'analyser le sens que les jeunes entrepreneurs donnent à ce terme et surtout les discours produits autour de cette problématique. Ce mot leur paraît creux, ils essaient de l'expliquer à leur manière mais en ayant une vision critique quant à leur propre place dans la société.
La citoyenneté qui suppose une participation active à la gestion de la cité et à la prise de décisions collectives désigne d’une certaine manière le mode de gouvernement, c’est-à-dire, une certaine conception de la politique.
Max Weber définit la politique comme «l’ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État, (Weber, M., Le savant et le politique, 1965). Il s'agit de l'ensemble des règles que s'impose à elle-même une collectivité pour vivre en sécurité. Mais Weber va plus loin, puisqu'en ce qui le concerne, la politique est aussi définie comme une domination de l'homme par l'homme par tous les moyens. Dans son analyse, il ne s'intéresse ni aux techniques, ni à l'organisation, ni aux motivations du pouvoir mais avant tout aux principes de légitimité qui le fondent.
Reprenant la conception de Tocqueville du politique que nous avons développée dans les pages précédentes et selon laquelle l’espace public moderne serait non seulement un lieu de déploiement par excellence de la citoyenneté, mais aussi une réalité inscrite au cœur même du processus de socialisation et qui fonde la personnalité de l’individu moderne, Annick Percheron (Percheron Annick 1974) propose d’aborder le politique dans cette perspective, en envisageant la socialisation comme étant l’acquisition d'un code symbolique résultant des transactions entre l'individu et la société. Ainsi, la socialisation serait non seulement transmission de valeurs, de normes et de règles mais aussi « développement d'une certaine représentation du monde et en particulier de mondes spécialisés », ici le monde politique.
Cette hypothèse retrouve ici toute sa pertinence, non parce que nous avons affaire à un contexte sociétal qui offre une certaine compatibilité entre une forme de socialisation et une certaine représentation du monde politique consacrant la démocratie comme mode de gouvernement, mais plutôt parce qu’il s’agit d’une situation où ce n’est ni la socialisation en vigueur, ni les représentations du monde politique ne sembleraient favoriser le développement d’un système démocratique. C’est un contexte de sous-développement, en l’occurrence celui de la Tunisie, un pays qui n’a pas de traditions démocratiques affirmées.
a. La citoyenneté déchue
Pour les jeunes entrepreneurs dans ce pays issus de milieux populaires, les artisans-entrepreneurs ou les entrepreneurs d’origine ouvrière, la politique c'est la prise de conscience de leur propre place au sein de la société. Ces jeunes qui ont un discours qui témoigne d’un manque de confiance en leurs dirigeants politiques sans le concrétiser pourtant par une participation active à la vie politique estiment, à la manière de leurs ancêtres, que la politique est le monopole d’une élite de gens ayant la capacité et l’expérience d’emprunter les ruelles sinueuses du monde politique (Hermassi Abdel Baki, 1992).
Le sujet politique est apparemment dépourvu d'intérêt pour au moins 80% de nos enquêtés. Pour la grande majorité le vote n’a aucun sens du moment où c’est le parti au pouvoir qui remporte toujours les élections. Pour ceux qui sont dans cette démarche, les discours produits montrent le décalage existant entre eux et les hommes politiques. Les politiques sont qualifiés de malhonnêtes parce qu’ils sont tous corrompus, alors que les gens du peuple, eux et tous les travailleurs honnêtes n’ont rien ou presque.
Est-ce que les jeunes se sentent représentés par les autorités politiques? A cette question, les jeunes répondent souvent négativement et expriment leur indignation d’être représentés même formellement par des gens dont le souci majeur est de vivre de la politique. Mais, on devrait aussi comprendre qu’ils ne semblent pas conférer à la politique le moindre intérêt. L’engagement politique, c’est pour les gens capables de beaucoup d’acrobaties, pas pour les « gens crédules », selon les propos de l’une de nos interviewées.
Dans la première représentation de la citoyenneté, le citoyen est perçu comme un être passif, il n'est qu'un usager mais doté des droits que les pouvoirs publics doivent garantir. Les propos d’un jeune entrepreneur ayant fait faillite sont à ce sujet très significatifs :
« A l'origine la citoyenneté ça doit être quelque chose de beau mais en vérité, c'est un mot qui veut dire plein de trucs. Citoyenneté ça devrait être la liberté,… ça évoque plein de choses. Tu vois au départ tout le monde devrait avoir la chance de devenir riche. Mais aujourd’hui, citoyenneté, ça ne veut plus rien dire parce que la politique à l'école on t'apprend avec la pièce : liberté, égalité des chances, solidarité. Quand j'étais petit, je l'ai fait. Mais, maintenant, il faut te faire ta propre opinion, les trois relations, elles ne comptent plus ».
Le sentiment donné est un sentiment de frustration, poussant d'ailleurs certains d’entre eux à revendiquer le délit social contre certains hommes politiques qui d'après la représentation que s'en font nos enquêtés se sont enrichis sur le dos des électeurs. Les promesses non tenues et l'absence d'une politique économique claire font que le discours sur la citoyenneté est un discours sensiblement négatif :
« La politique c'est la confusion, tous les responsables politiques parlent de la promotion de l’initiative privée économique, de l’encouragement des jeunes à s’installer à leur propre compte. Mais il n’en est rien de tout cela. C’est le mensonge qui fait figure d’idéologie. Bien qu'il traite avec des gens du peuple le souci majeur du politique, c’est de faire de l'argent facile…».
Ce discours met en évidence le désarroi dans lequel semblent sombrer de nombreux jeunes portés sur l’initiative privée capitaliste, mais faute de moyens ou de soutiens efficaces, ils finissent par avoir la trouille. Ces enquêtés, sont des gens qui se sentent étrangers au système politique.
Le terme politique peut être associé aux notions de partis politiques, de gouvernement, d'État, à des élections, à des hommes politiques, etc. Mais, lorsqu'on en parle avec les jeunes, ils y voient d'abord les femmes et les hommes qui oeuvrent dans ce champ, avant de parler des institutions étatiques.
De toute manière, leur préoccupation n'est pas de voter, ni d'appartenir à un groupe politique, ils ont envie d’assurer leur « l'insertion dans la vie sociale par l’entreprise », mais ils estiment pour la plupart que c’est tellement beau qu’il leur est vraiment difficile d’y croire : dépourvus de moyens matériels et n’ayant le soutien de personne, ils jugent que c’est un vœu pieux que d’espérer pouvoir dans l’état actuel des choses faire aboutir un projet pareil:
« Aujourd’hui, ça sert à rien d’accorder le moindre intérêt à l’action politique. La logique de réseau, dans le champ politique, semble être dominante. Pas de place pour les nouveaux venus ; le réseau au pouvoir crée apparemment toutes les conditions nécessaires pour sa reproduction. Oui, ces politiques parlent du désengagement de l’État sous prétexte de vouloir étendre le champ du déploiement du capital privé et pour pousser ce dernier à rompre avec cette logique d’assistance à laquelle il fut habitué depuis l’indépendance du pays, mais ils oublient que certains entrepreneurs continuent d’avoir toutes les facilités du monde : exemptions fiscales, crédits bancaires, importation de matières premières et de biens d’équipement nécessaires au bon fonctionnement de leurs entreprises alors que d’autres sont soumis aux mesures les plus draconiennes ». (L’un de nos interviewés lors de notre enquête de 2005-2006, in Rabah Nabli, 2008, p.319)
La jeunesse entrepreneuriale d’aujourd’hui est une citoyenneté anxieuse. Si l'avenir des jeunes rencontrés est incertain, cette incertitude n'est que le catalyseur des sentiments négatifs exprimés face à la politique. Le problème majeur de cette jeunesse est le sentiment d'élimination. C'est sans grande naïveté que nous avons constaté un désengagement des jeunes au niveau politique. Les jeunes se sentent déconnectés des décisions prises par les hommes politiques, ils essaient de reconstruire un autre monde mais qui s'arrête dans leur propre imagination.
A la question : Y- a-t-il possibilité de se passer de l’assistance de l’État en favorisant la solidarité entre entrepreneurs ? L’un de nos interlocuteurs nous a répondu :
« Le monde des affaires est un monde cynique : c’est la guerre de tous contre tous. Nous ne sommes pas à armes égales ; les uns livrés à eux-mêmes, ils ne sont soutenus ni par les banques, ni par l’administration, ni par les chambres de commerce et de l’industrie, ni même par le syndicat patronal, d’autres au contraire, ils ont non seulement le soutien des instances déjà citées, mais aussi de leurs familles, puisqu’ils sont issus pour la plupart d’un milieu aisé, et ils ont de surcroît le soutien du capital international.
Dans une telle situation, il est difficile de développer une quelconque forme de solidarité que ce soit entre les petits et les grands entrepreneurs ou même seulement entre nous les petits.
Pour les grands, l’État par sa politique de cooptation favorise les uns et défavorise les autres. Il crée ainsi entre eux des rivalités qui en se développant les empêchent d’envisager un destin commun. Pour les petits, ils luttent incessamment pour la survie, la concurrence entre eux est tellement forte que chacun d’eux doit savoir que sa petite innovation sera reprise par d’autres et qu’il devra de nouveau faire ses preuves avec un autre produit tant qu’il n’en possèdera pas le monopole. Le jeu de la concurrence les empêche de se faire confiance.
Le milieu des affaires favorise donc le développement d’un climat de suspicion, provoque la désunion et entrave toute velléité de cohésion ».
Dans cette période de malaise, les propos de ces jeunes ne sont pas puérils mais révèlent une condition d’existence difficile, tel semble le cas de Nazih, 30 ans, licencié en philosophie, de l’université de Sfax :
« J’ai passé cinq ans depuis l’obtention d’une maîtrise en philosophie dans l’espoir d’être affecté un jour à la fonction publique comme enseignant, mais en vain. Finalement, j’ai opté pour l’initiative économique privée et ce en créant une maroquinerie. J’ai commencé mon projet par l’acquisition de machines occasion, financées par mes parents. Et c’est au domicile familial que l’on m’a réservé un espace pour installer mon atelier. Et c’est ainsi que j’ai commencé à produire, aidé en cela par ma sœur et mon petit frère, en dehors de ses heures d’études. Au départ, j’ai eu du mal à commercialiser mes produits, mais après une première participation à la foire de l’artisanat à Tunis, j’ai obtenu un crédit de 3000 dinars de la banque tunisienne de solidarité, ce qui m’a permis d’installer mon atelier, dans une zone industrielle, dans un local bien approprié à ce genre d’activité. Mais, la concurrence était rude ; les importateurs, notamment ceux qui travaillaient dans le secteur informel, avaient toutes les possibilités matérielles pour inonder le marché avec des produits à bas prix, importés du Maroc ou de la Turquie. Mais, je crois qu’ils n’auraient pas pu le faire s’ils n’avaient pas la connivence de certaines personnes très influentes dans les sphères du pouvoir. Pour faire face à cette situation désastreuse, je me suis trouvé dans l’obligation d’emprunter plus d’argent à ma famille, rien que pour rembourser la banque. Un temps soit peu, j’ai réalisé que je ne pouvais continuer ainsi et que je devais cesser de me nourrir d’illusion… ».
La classe politique devrait bien réfléchir à la place que peuvent occuper ces jeunes citoyens, qui ont une analyse fine du monde politique et de leur place dans cette société. La construction de la société de demain ne peut se faire sans eux, il est donc important de casser le clivage entre les « gens qui disposent d’un réseau familial efficace » (la classe dominante) et « les gens livrés à leur propre sort » qui même s’ils ont un diplôme, ils ne parviennent pas à se frayer une voie vers le salut personnel, rien que parce qu’ils ne disposent d’aucun soutien (milieu pauvre). Le combat contre l'injustice sociale passe par les actes et non par des formules magiques transformées en vitrines électorales.
b. L’entrepreneur pragmatique
Par ailleurs, on observe chez les jeunes entrepreneurs modérés une tendance à l’optimisme, bien qu’ils se heurtent parfois à des obstacles apparemment insurmontables ; ils ne se laissent jamais aller au désespoir ; ils gardent, contre vent et marée, confiance en leurs capacités. L’une de nos jeunes interviewées nous a fait la déclaration suivante :
« L’objectif initial de la citoyenneté n’est autre que de favoriser la participation de tous les individus à la gestion de leur cité. C’est-à-dire faire de manière à ce que l’intérêt général soit sauvegardé. Il s’ensuit que pour faire aboutir un objectif si noble, un citoyen digne de cette qualité doit donc être un homme intègre. C’est-à-dire quelqu'un de normal, comme tous les gens qui vivent bien et qui ne font de mal à personne. Mais, l’image que l’on se fait aujourd'hui de la citoyenneté en Tunisie est tout autre : pour l’opinion commune, le bon citoyen, c'est celui qui embrasse tout le monde tout en faisant usage de faux et de contre faux, quand il le faut. Voilà ce qu’est la citoyenneté.
Personnellement, je n’ai pas rencontré des problèmes réels particuliers dans la gestion de mon entreprise. Ayant été chargée de la communication dans une institution publique qui a pour mission la promotion à la création d’entreprises, je maîtrisais parfaitement tous les problèmes d’ordre financier. Mais le jour où j’ai décidé de passer de l’autre côté de la barrière, j’ai senti un énorme décalage entre ce qu’on dit et ce qui se pratique au niveau des banques. Finalement, je n’ai pas eu le crédit Fonopra qu’après avoir donné toutes les garanties. Pourtant d’autres personnes ont pu obtenir les crédits nécessaires sans être obligées de présenter la moindre garantie. Rien que parce qu’elles sont inscrites apparemment dans un rapport d’allégeance par rapport au pouvoir. Pire encore, les banques de chez nous n’exercent aucun contrôle sur les affectations de fonds. Or, normalement lorsqu’on donne de l’argent à quelqu’un le minimum serait de voir où est passé cet argent. Devant une telle situation, je me suis trouvé dans l’obligation de faire activer le réseau familial pour obtenir gain de cause ».
Il est entendu, que si nous prenons en compte la définition que donne Jacques Chevalier (1999) de la citoyenneté, ni la citoyenneté pratique, ni la citoyenneté abstraite, ne sont présentes à travers ce que nous avons vu. Nous n'avons rencontré que des « portions de citoyenneté » qui ne permettent même pas aux individus de comprendre où ils en sont. Finalement, nous sommes encore là devant un concept qui n'a de sens que pour ceux qui l'ont instrumentalisé à une fin politicienne.
c. L’entrepreneur optimiste
Dans cette catégorie de jeunes entrepreneurs optimistes, il y a principalement des entrepreneurs apparemment tiraillés entre le rêve et la réalité. A la question: « que pensez-vous de la citoyenneté? », un jeune entrepreneur, hautement qualifié, titulaire d’un doctorat en gestion industrielle et chef d’une entreprise d’informatique nous a répondu par un discours :
« Depuis l’accès du pays à l’indépendance, l’État a toujours joué un rôle avant-gardiste visant à tirer l’ensemble de la société tunisienne vers le progrès. Cette omniprésence de l’État–et de ses dirigeants pouvait se justifier à l’époque par la nécessité de combler les déficiences d’un pays encore insuffisamment structuré et développé. La citoyenneté au sens européen était alors jugée peu compatible avec la nécessité de mener à marche forcée le développement économique et social de tout le pays. Cette idée aurait entraîné quelques cris d’alarme dans les vieilles démocraties, mais c’est pourtant grâce à elle que le Président Bourguiba a pu après l’indépendance, doter le pays des armes de la modernité ; et c’est grâce à elle aussi que le Président Ben Ali a pu tout à la fois éviter au pays les affres de l’intégrisme et lui faire admettre un des plus vigoureux plans, l’ajustement structurel dont le succès est salué par tout le monde.
La Tunisie n’aurait pas pu parcourir le chemin qu’elle a parcouru si elle avait fait passer son temps dans des guerres intestines. Mais ce choix politique d’une classe dirigeante alignée derrière l’exécutif a aussi ses revers, dans la mesure où, elle se traduit par l’absence de contre-pouvoirs économiques. Dieu sait que ce contre pouvoir est utile pour exiger à l’administration et aux entreprises les perfectionnements nécessaires au progrès économique. Il est vraiment difficile d’être un bon entrepreneur tout en manquant à ses obligations de citoyen. Si l’économie n’est pas soumise à telle condition, elle ne pourra jamais entrer avec fierté dans le nouvel âge de la qualité ».
Dans cette même catégorie de jeunes entrepreneurs qui vivent cette tension entre le rêve et la réalité, voici l’exemple d’un entrepreneur qui parle sans grande conviction de l’entreprise citoyenne :
« L’entreprise tunisienne passe pour être aujourd’hui une véritable institution sociale ; elle assure des fonctions nécessaires pour l’économie du pays à un moment où d’autres institutions sociales comme la famille semblent en déclin et les États totalitaires tombent un à un et où l’initiative est restituée aux acteurs sociaux individuels ou réunis en groupes ou en collectivités.
D’un certain point de vue, la réconciliation entre l’économique et le social est la résultante d’une bataille gagnée par les entrepreneurs sur les adversaires du capitalisme. Mais le gain d’une bataille renforce les responsabilités. Si l’État propose des fonds d’aide à l’investissement pour stimuler l’entrepreneuriat et le développement des entreprises, ces dernières sont appelées à assurer une croissance de la production, un accroissement de l’emploi, un mieux être général, à asseoir une éthique et à contribuer à sauvegarder liberté et démocratie au niveau de l’entreprise et de la société. L’entreprise semble être investie d’une responsabilité à plusieurs niveaux. L’entreprise reste néanmoins l’objet d’un regard critique, car il y a lieu à craindre que la construction d’un mythe autour d’elle n’occulte les dérapages vers l’économisme ou l’autoritarisme ».
Quoiqu’on puisse penser de ce phénomène, la question de la citoyenneté doit donc être prise au sérieux, ne serait-ce que parce que des acteurs se mobilisent et prennent parfois des risques en son nom : en ce sens, elle est devenue une catégorie de l’action qu’une sociologie des acteurs ne saurait ignorer.
Cela étant, force est également de constater que le succès de cette notion fait problème, compte tenu de l’usage incantatoire qui lui est parfois réservé, voire même de l’instrumentalisation idéologique à laquelle elle se prête volontiers. C’est donc peu dire que, par delà le consensus dont son usage fait l’objet, la notion de citoyenneté recouvre différentes acceptions et réalités.
L’enjeu est fondamental, puisqu’il s’agit de l’affirmation et de l’institutionnalisation de nouveaux contre-pouvoirs. Toutefois, si en Tunisie on observe une dynamique d’objectivation et de légitimation de l’« acteur collectif » qu’est la société civile, celle-ci n’est pas exclusive de dynamiques divergentes de cooptation et de clientélisation. Dans des conditions pareilles, il n’est pas étonnant d’assister – comme on vient de le voir- à la floraison des réseaux sociaux à tous les échelons.
3. Ni citoyenneté abstraite, ni citoyenneté pratique, mais une triple astreinte : l’intérêt individuel, la communauté ou la famille et le pouvoir
a. L’effet de structure
En Tunisie, la famille continue donc de jouer un rôle important dans les trajectoires professionnelles des jeunes qui, le plus souvent, n’hésitent pas à valoriser cette structure malgré les transformations socio-économiques importantes qui n’ont cessé de l’affecter au cours des dernières décennies. Dans un contexte de fragilisation croissante, il est bien normal que les jeunes profitent des différentes formes d’entraide et de solidarité familiale pour s’insérer dans le monde du travail ou le monde des affaires. Le monde domestique continue à marquer le comportement des jeunes tunisiens à tous les niveaux.
Dans un pays comme la Tunisie- et c’est peut-être le cas de tous les pays du Maghreb, qui s’est relativement « industrialisé » sans défaire les puissants liens sociaux ; en ce sens ce pays n'a jamais été moderne, et donc à fortiori postmoderne comme les sociétés occidentales actuelles : il est tout simplement « transmoderne ». L’entreprise industrielle n'est, dans ce cadre, qu'une « forme » importée qui ne remplace pas les autres structures sociales mais se fond en elles ; le marché du travail n'existe pratiquement pas car il n'y a pas interchangeabilité des individus pour une même fonction (homo economicus) mais appartenance d'une personne à un groupe social avec lequel il travaille et vit (Cova Bernard et Pras Bernard, « Que peut-on apprendre du management asiatique ? » RFG, n°103, Mars-Avril-Mai 1995, p. 28).
Cette appartenance peut paraître aux occidentaux comme une énorme entrave. En effet, ils comprennent mal comment un maghrébin peut être tant attaché à son entreprise car ils ne discernent que difficilement les liens sociaux inaltérables qui sous-tendent cet attachement.
Toutefois, sans vouloir minimiser le rôle de la famille ou de toute autre structure traditionnelle, force est de constater qu’à Tunis les choses semblent avoir évolué un tout petit peu. Cette ville cosmopolite, très ouverte sur l’extérieur aurait réussi à engager sa population dans une logique de modernisation patente tendant à transformer son système social en un système sociétal, depuis une longue date.
La métamorphose de la société tunisoise s’est traduite par un affaiblissement du contrôle familial sur l’individu, de ce fait, un certain nombre de jeunes entrepreneurs ont tendance à compter de moins en moins sur la famille ou le réseau familial et préfèrent chercher le soutien dans des réseaux extra-familiaux. C’est une nouvelle sociabilité qui semble voir le jour.
Il s’ensuit qu’une analyse sociologique en termes d’acteur, de citoyen et d’individu est possible même dans le contexte d’un pays en transition vers la modernité comme c’est le cas de la Tunisie, eu égard au fait que certaines franges de la population citadine commencent à se libérer du joug de la tradition et à avoir une centaine influence, soit en tant qu’individus, soit en tant que mouvements sociaux, sur le cours des évènements.
En effet, les entretiens révèlent que certains des jeunes entrepreneurs sont de plus en plus distants à l’endroit de l’État, réclament plus de liberté non pas pour eux-mêmes mais plutôt pour toute la population et ils plaident même pour une entreprise citoyenne. Jugeant, non sans raison, que l’entreprise qui voudrait perdurer, malgré les turbulences de l’environnement devrait reconsidérer ses structures de manière à libérer les énergies productives et créatives, à rendre les circuits d’information plus fluides, à se libérer des modèles bureaucratiques désuets et à motiver par la participation, la responsabilisation, l’engagement envers des objectifs communs et la rémunération équitable des efforts et des contributions.
Mais, il faudrait se garder d’occulter l’essentiel : même à Tunis, les structures traditionnelles sont encore vivaces et continuent de peser de tout leur poids sur le comportement des individus. Qu’il y ait des gens de tendance individualiste est un fait à ne pas nier, mais ce n’est pas encore la règle.
Au-delà de l’individualisme comme principe de fonctionnement de la société moderne, il y a lieu de parler à la manière de Habermas du principe délibératif, autre élément à la source normative de la citoyenneté moderne. Parler du principe délibératif, c’est parler, comme nous l’avons souligné un peu plus haut, du déploiement de la citoyenneté et des modalités de la prise de décisions individuelles et collectives dans le cadre de la société moderne.
Or, comme ce phénomène n’est pas un phénomène strictement politique ou juridique, il est aussi social et faisant partie d’une réalité inscrite au cœur même du processus de socialisation qui fonde la personnalité de l’individu. C’est généralement dans les sociétés de plus en plus affranchies des contraintes culturelles traditionnelles que se déploie, au sein même de l’individu, une conception constructiviste du monde.
L’individu, dans le contexte occidental, s’inscrit dans cette orientation et s’ouvre pour ainsi dire à une culture de la communication. Ce phénomène s’est renforcé davantage par le biais des transformations structurelles qui se seraient réalisées au sein de la famille bourgeoise. Interprété comme une dislocation de la structure familiale, ce phénomène apparaît tout aussi bien comme une libération des structures communicationnelles qui ont permis ainsi de rendre l’individu plus réflexif et plus disponible à un agir communicationnel.
Dans le contexte tunisien, la famille patriarcale est encore vivace. Le père continue de disposer d’un pouvoir large pour ne pas dire absolu. On n’est pas encore socialisé à la prise de décision personnelle ; on n’est pas prêt à endosser une responsabilité quelconque d’une manière individuelle. La pire des sanctions est de perdre l’affection du « père » et d’être exclu de la famille.
Conclusion
En résumé tout porte à croire qu’il y a lieu d’observer un changement d’attitude dans le comportement des entrepreneurs tunisiens, surtout chez les jeunes vis-à-vis de l’environnement. Ils envisagent de redéfinir leurs rapports avec eux-mêmes et avec le pouvoir en place. Toutefois, ce changement est loin d’être radical, d’abord parce qu’il ne concerne qu’une minorité infime d’entre- eux, ensuite, parce que la plupart de ces entrepreneurs, lorsqu’ils condamnent, réprouvent ou dénoncent l’action de leurs confrères ou celle des politiques, ils ne se donnent jamais la peine de situer cette action à l’intérieur des contraintes du réel où elle se développait ; ils ramènent toutes les faiblesses qu’ils identifient aux tares et aux carences individuelles de leurs confrères.
Dans ces conditions, la critique n’est plus une évaluation relative, elle devient une dénonciation ; elle ne porte pas sur un programme, elle vise à démolir les personnes. Cette critique semble aboutir donc à des réactions plus individualistes que solidaires. Cela témoigne d’une crise de représentation, dans la mesure où, l’expérience personnelle n’arrive pas à se transformer en une interprétation organisée de la vie sociale. Les personnes interviewées refusent le plus souvent les causes sociales au nom de principes individuels. La cause de leur malheur est davantage vue par le prisme de la méchanceté des autres que par des dysfonctionnements du système. Il en ressort un affaiblissement évident des capacités d’action collective.
Bibliographie
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Notes
1 Institut National de la Statistique : Recensement de la population 2004.