Historians and memory according to Halbwachs and Freud Abstract: The professional historian knows that all representation of the past is a reconstruction, subject t o criticism of the historical method. He also knows how his profession is subject to political and ideological pressure coming from the authorities, witnesses, groups considering themselves rightful bearers of memory… The case of Algeria is only one example. To confront the memory dictate that a historian can consider a set of documents among others. Keywords: history - collective memory - historical memory - history without borders - psychoanalysis. |
Gilbert MEYNIER : Historien, professeur émérite – Université de Nancy II.
La mémoire n’est pas l’histoire ; l’histoire n’est pas la mémoire ; elle en est même dans un sens le contraire. Le grand théoricien de la mémoire collective Maurice Halbwachs (1877-1945) s’est opposé aux historiens de son époque sur la conception de la mémoire, en particulier dans son dernier livre, posthume, paru en 1950, cinq ans après sa mort au camp de Buchenwald, sous le titre de La mémoire collective[1].
Sous l’influence, notamment de Bergson, il a conclu que mémoire collective et mémoire individuelle sont inséparables, et qu’elles interagissent. Pour Halbwachs, qui s'attachait à comprendre les conditions sociales du vécu des individus, existait une double nature du temps : celui de la vie collective (corrélée à celui de la vie individuelle), et celui de l’ensemble des phénomènes contemporains : Halbwachs était fort critique à l’égard du temps de l’historien, qu’il voyait comme un temps abstrait et universel – il est vrai que Fernand Braudel, le grand historien de la Méditerranée, n’avait, par exemple, pas encore publié ses réflexions sur les différents temps de l’histoire –les histoires de moyenne durée, de longue durée…
Pour Halbwachs, il y a schématiquement trois mémoires interagissantes : la mémoire historique, la mémoire orale de la tradition, la mémoire collective. Dans cette taxinomie aujourd’hui quelque peu datée, les grands événements politiques sont répercutés dans toutes ces mémoires ; cela à un point tel que le politique en vint, chez lui, à devenir premier, avant même le travail sociologique : le livre fut écrit pour l’essentiel dans les années trente, au moment de la montée du nazisme en Europe. Vu la pluralité des temps et des mémoires, il tient pour vrai qu’il n’existe pas un seul et unique « calendrier », mais bel et bien plusieurs selon les individus et les groupes sociaux (on ajoutera : aussi culturels) – en cela il était plutôt plus dialecticien que le Bourdieu des premiers travaux sur le Béarn et sur l’Algérie. Il montre classiquement qu’il existe un phénomène de transmission intergénérationnelle de la mémoire – par exemple, la mémoire résistante, celle de la lutte nationale, celle des fils de harkis… Ajoutons que toute transmission porte le poids de l’histoire officielle qui impose la version politiquement correcte des faits dont il faut se souvenir et ceux dont ils ne faut pas se souvenir : on sait que Messali Hadj a été longtemps ignoré par l’histoire algérienne officielle ; mais aussi que, immanquablement, les fil(le)s ont propension à trahir le père, à le mettre à mort pour assurer leur épanouissement d’adultes.
L’historien retiendra particulièrement de l’apport de Halbwalchs que les souvenirs purs n’existent pas : tous les souvenirs sont des reconstructions déterminées par des appartenances sociales, passées et présentes ; et aussi que l’événement historique est un concept relatif : il faut l’apprécier en ce qu’il a ou non pénétré le cercle des préoccupations, des intérêts et des passions – personnelles, familiales, claniques, tribales, nationales, supra-nationales… Mais, avec les passions, nous passons à un autre registre : les analyses de Halbwachs doivent bien entendu être connues et méditées par les historiens. Mais ces derniers doivent aussi prendre en compte les pistes de l’inconscient. Depuis Freud et la théorie psychanalytique, mais aussi depuis plus longtemps, eu égard à certaines recherches conduites dans la pensée indienne, mémoire est mise en rapport avec inconscient.
On rappellera que, avec les cartésiens – Descartes, Malebranche, Leibniz…–, l’âme est conscience ; et la pensée est consciente ou elle n’est pas. Quid, alors, des cas de syncope ? Quid du sommeil profond ? Et même Descartes avait perçu que, si l’âme pensait, elle pouvait aussi oublier. Avec Freud et ses successeurs, le moi est posé comme un iceberg : la partie émergée et visible de l’iceberg figure le conscient ; la partie immergée et invisible figure l’inconscient. La mémoire est ce qui est mis en réserve quelque part entre l’inconscient profond et le conscient, dans cette zone des marges intermédiaire que l’on dénomme le subconscient. La conscience permet le choix parce que l’état de veille est l’état permettant le développement de la volonté. Freud a montré qu’existait en-deça une sorte de sous-sol de la conscience, où se forment les rêves, lesquels sont, au vrai, la réalisation d’un désir.
Mais, sur le désir, pèse un système d’interdits : c’est ce juge intérieur, que Freud a dénommé « surmoi », qui régit l’inconscient. Ces interdits peuvent être des interdits sociaux, des tabous de type religieux et/ou culturels, etc. D’où plusieurs mémoires : officielles, politiques, familiales, sociales…, mais toutes fonctionnent comme autant de filtres de censures. Le résultat en est le refoulement du désir, qui n’est en aucun cas sa suppression ; mais sa mise en réserve infra-consciente, laquelle stocke les mémoires. Freud a identifié le désir à la sexualité, en parlant de libido, de complexe d’Œdipe – le père a une fonction centrale dans la théorie psychanalytique. Dans toutes les sociétés, les désirs sont toujours peu ou prou contrariés. Mais il est des cas sociaux où le développement libre du désir l’est exagérément : cela peut conduire à la névrose.
Ce qui intéresse l’historien, c’est ce que la théorie psychanalytique a mis en valeur : tout un côté obscur de l’être humain. Dans la vie des individus, des peuples et des nations, les blessures se sédimentent au fur et à mesure que les minutes, les mois, les années et les siècles passent. Mais elles ne s’effacent jamais de l’inconscient. Le passé est donc présent en nous, à notre insu, dans l’inconscient. Ce sont ces traces du passé qui organisent la (les) mémoire(s), qui détiennent les émotions et modèlent les formes du désir. La solution individuelle et/ou sociale du refoulement peut prendre la forme de la sublimation – qui est proprement le remplacement d’un objet sexuel par un objet non sexuel – musique, art, littérature, réalisations sociales et humanitaires… Par ailleurs, en parvenant à prendre conscience du refoulé, on peut parvenir à l’admettre : c’est le retour du refoulé. La parole, dans la cure psychanalytique, peut aider à y parvenir : en prenant conscience de ce qui est refoulé, on parvient à le surmonter en échafaudant avec lui divers compromis.
Là, le travail de l’historien rejoint celui de l’analyste : les historiens traitent la mémoire comme la trace d’un enfoui, d’un enfoui qu’ils se proposent de révéler. Par exemple, pour les Algériens, la mémoire la plus énoncée est celle du passé colonial et de la lutte de libération. Mais s’y greffent des représentations qui proviennent du surmoi – des censures individuelles, mais aussi sociales, religieuses et politiques, génératrices de culpabilités : on se référera notamment au poids, déjà mentionné, de l’histoire officielle, qui édicte ce qui peut et ce qui doit être dit et tu. Se forment donc des mémoires-écrans, qui fonctionnent comme des censures d’autres souvenirs du passé. Ces mémoires-écrans agissent comme des surmoi ; elles stockent derrière l’écran du conscient tout ce qui peut contrarier la vision correcte, souvent politiquement et socialement admissible, du passé, ou bien elles en travestissent les représentations : c’est par exemple, en Algérie, l’idéalisation du passé pré-colonial ; ce peut-être aussi l’exaltation de qiyamunâ (nos valeurs), ce qui est une manière d’occulter que lesdites valeurs sont elles-mêmes sur-magnifiées pour cacher le fait qu’elles sont la plupart du temps elles-mêmes génératrices de refoulements du désir. Il y a refoulement de plusieurs aspects de l’être difficiles à mettre au jour parce qu’ils ne renvoient pas de soi une image tenue pour positive : on est là encore dans la culpabilité. Même si les Algériens chichement scolarisés par le système français étaient souvent séduits par ce qu’ils y apprenaient, ils se sentaient souvent tenus de se dédouaner au regard de leur société en surdémontrant en sa direction qu’ils n’étaient pas des m’turnîs. On était dans l’ambivalence, voire dans la schizophrénie sociale.
Dans l’histoire des sociétés, comme dans celle des individus, existent des mémoires-écrans derrière lesquelles tendent à être refoulées les strates du substrat antérieur de leur passé, occultées qu’elles sont par des mémoires plus récentes[2], et aussi parce qu’elles sont construites par des pouvoirs ou/et des groupes de mémoire affrontés (en France Pieds-Noirs, nostalgiques de l’OAS, partis politiques instrumentalisant le passé, descendants d’esclaves, « Indigènes de la République », en Algérie, Organisation des Moudjahidines, histoire et médias officiels, institutions de mémoires régionalistes…). Remarquons que ce processus d’occultation existe aussi pour la perception du présent : on est trop démuni d’outils de compréhension sur ce présent pour en percevoir les duretés spécifiques. On les explique donc par des effets de vitesse acquise. Le mal-être du présent est ainsi idéologisé en fixation sur un temps révolu : dans les ping-pongs mémoriels actuels, en France, le passé colonial est trop souvent vu comme l’explication et la fin de toutes choses, alors que le capitalisme post-moderne mondialisé, qui donne la part belle davantage à la rente et aux statuts qu’à la production, est plausiblement un responsable bien plus actuel et bien plus réel. Dans l’Algérie d’aujourd’hui, il y a aussi un mal-être qui est expliqué en référence au passé : par les islamistes, par la masse du peuple lui-même, par le pouvoir… On s’en tire ici et là par ce que le philosophe égyptien Fouad Zakariya dénomme « l’aliénation par le passé »[3].
A l’historien, il incombe de se saisir des mémoires sous les formes sous lesquelles elles se présentent à lui : documents écrits – émanant des pouvoirs d’États ou de diverses institutions, presse, mémoires écrits de témoins, interviews, poèmes, récits, romans, chants, musique... Il y travaille comme il le fait avec n’importe quel document. Au vrai, tout document ainsi considéré est pour l’historien porteur de mémoire. Depuis que les positivistes – par exemple l’allemand Leopold Von Ranke, le Français Charles Seignobos, l’Égyptien Taha Hussein… –, aux XIXe et XXe siècles, l’ont énoncée, l’historien les soumet à la critique de la méthode historique : critique externe (le document est-il vrai ou faux ? Pourquoi, éventuellement, est-il le résultat d’une falsification ?), critique interne (le document se trompe-t-il ? Nous trompe-t-il ? Et si oui, pourquoi ?) ; et autant que possible en assortissant ce travail d’un recours à la confrontation entre eux des divers documents, de manière à les comparer et les rendre ainsi productifs au sens historique du terme.
Est-il besoin d’ajouter qu’un tel travail ne peut se faire que dans l’indépendance par rapport aux pressions politiques et idéologiques ? L’historien vrai est voué irrévocablement à aller à l’encontre des histoires officielles de tous poils. On ne fait pas œuvre d’historien quand on ne se meut que dans le dénigrement ou l’apologie : l’historien est celui qui a pour mission de rendre compte de toute la richesse dialectique du divers historique ; tant il est vrai qu’aucun peuple n’est parfait ; qu’aucun peuple n’est mauvais : la perfection n’existe qu’en Dieu si l’on y croit, dans le système de valeurs global auquel on adhère si l’on n’y croit pas.
Pour ce qui touche à l’Algérie, il est difficile d’écrire l’histoire d’une société qui a été si longtemps dominée et discriminée, d’autant plus qu’elle a été longtemps placée sous le regard des autres, longtemps soumise à des considérations dévalorisantes inhérentes au colonialisme (les « siècles obscurs du Maghreb » d’ E. F. Gautier). A l’inverse, on peut se laisser emporter par l’empathie pour le sujet étudié et se laisser aller à la pente victimisante tout aussi stérile dans sa commisération. Depuis Charles-André Julien, dont la première édition de l’Histoire de l’Afrique du Nord remonte à 1930, trois générations d’historiens se sont mis à travailler sous les auspices d’une méthode historique qu’ils ont voulu autant que possible scientifique, avec pour objectif de construire une histoire autant que possible libérée du joug de l’idéologie. Mais tous les historiens sont aussi tributaires de leurs choix politiques, de leur mémoire même – individuelle, politique, régionale, nationale. Il est donc important que puissent travailler des chercheurs/chercheuses aussi divers que possibles, qui partent de postures mémorielles aussi différentes que possible.
A l’heure actuelle, une nouvelle vague de jeunes historien(ne)s algérien(ne)s est en train d’émerger, à distance des mots d’ordre, des stéréotypes et des langues de bois qui ont si longtemps pesé sur des productions officielles, ou à tout le moins dûment autocensurées. Il y a aussi de jeunes historien(ne)s français(es) qui n’hésitent maintenant plus à réaliser eu eux-mêmes la décolonisation, par exemple en se mettant résolument à l’arabe pour mener leurs recherches. Et l’une des plus amples synthèses sur la guerre algéro-française de 1954-1962, vue du côté européen, est due à l’Allemand Harmut Elsenhans, qui prend notamment en compte les questions économiques, souvent évacuées du débat. Publiée en allemand en 1974, elle a été traduite et publiée seulement en 1999 à Paris[4]. En juillet 2006, a été publiée en allemand la décisive thèse de Frank Renken sur la vie politique française et la même guerre de 1954-1962[5]. Un des meilleurs historiens de la résistance française à cette guerre perdue de reconquête coloniale est un Anglais, Martin Evans[6], spécialiste d’histoire orale ; et la meilleurs synthèse sur les massacres d’octobre 1961 à Paris est due à deux historiens britanniques, Jim House et Neil Mac Master[7]. Mais les Français ne sont pas réputés traduire rapidement les productions d’histoire provenant d’au-delà de leurs frontières, même si, et peut-être surtout si elles les concernent. C’est en français qu’a été soutenue, à Aix en Provence, une thèse sur les Noirs et l’esclavage en Algérie. Son auteur est un jeune historien palestinien, Raed Bader…
Afin de jouer décisivement sa partition, en l’occurrence faire œuvre scientifique pour informer honnêtement les humains avides de savoir, l’histoire doit être libre. Elle doit balayer tout le champ de l’histoire, en l’ouvrant aussi à la longue durée : l’Algérie n’a pas commencé à n’avoir une histoire qu’à partir de 1830 ou qu’à partir de 1954 ; la France n’a pas commencé à n’avoir une histoire qu’à partir de 1789 ou de 1871. Il importe que les Algériens et les Français sortent des engoncements de leurs visions algéro-algériennes, franco-françaises et algéro-françaises respectives. Il doivent pouvoir maintenant, dans l’échange et la confrontation du débat, se regarder aussi eux-mêmes ; dans l’ouverture mutuelle, mais aussi dans la vigilance critique mutuelle. Cela est plus que jamais nécessaire en un temps où le capitalisme postmoderne est pratiquement seul à avoir une vision mondiale. Il importe désormais, de manière urgente, qu’une internationale des historiens émerge pour tordre leur cou aux stéréotypes, aux vieux comme aux récents.
S’impose donc de plus en plus, pour les deux peuples, l’algérien comme le français, unis et séparés par tant de cognitive dissonances, un manuel d’histoire algéro-français, à l’instar de cet exemplaire manuel franco-allemand qui a été récemment réalisé, qui est en librairie depuis juin 2006, et disponible pour les classes de terminales depuis la rentrée 2006 de part et d’autre du Rhin, en allemand et en français : Geschichte ohne Grenzen – histoire sans frontières. Formons le vœu qu’il en soit bientôt de même de part et d’autre de la Méditerranée, en arabe et en français : ta’rîkh bilâ hudûd – histoire sans frontières. Sauf que pour un manuel d’histoire algéro-français, il faudrait y associer, aussi, tous ces chercheurs allemands, américains, britanniques, espagnols, italiens, marocains, palestiniens, tunisiens… sans lesquels l’historiographie sur le sujet ne serait pas ce qu’elle est. Et, pour les Algériens, une place éminente devrait forcément être réservée aux intellectuels de la diaspora algérienne qui émargent au premier cercle de la qualité. Et, dans une telle entreprise, encore une fois, ainsi qu’aimait à le dire mon regretté maître et ami Pierre Vidal-Naquet, l’historien n’est jamais dissociable du citoyen. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il soit un historien officiel, ou prompt à s’autocensurer ; bien au contraire : il n’y a d’histoire digne de ce nom que libre. Cela est vrai pour l’histoire de l’Algérie comme pour toutes les autres.
Notes
[1] Une édition critique a été établie et publiée en 1997, par G. Namer, Paris, Albin Michel (coll. « Bibliothèque évolution de l’Humanité »), 1997, 295 p. Ce livre-testament renouvelle considérablement les problématiques que Halbwachs avait développées dans son livre paru en 1925, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan-Presses universitaires de France (réédition, Albin Michel, 1994).
[2] Cf. Stora, Benjamin, La Gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991, 369 p.
[3] Laïcité ou islamisme. Les Arabes à l’heure du choix, Paris, La Découverte, Le Caire, Al Fikr, 1991, 168 p.
[4] La Guerre d’Algérie 1954-1962. La Transition d’une France à une autre. Le passage de la 4e à la 5e République. Préface de Gilbert Meynier, Paris, Publisud, 1999, 1 072 p.
[5] Frankreich im Schatten des Algerienkrieges. Die fünfte Republik und die Erinnerung an den letzten grossen Kolonialkonflikt, Göttingen, V & R Unipress, 2006, 569 p.
[6] The Memory of Resistance. French opposition to the Algerian War (1954-1962), Oxford-New Yortk, Berg, 1997, 250 p, traduit en français sous le titre Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008.
[7] Paris 1961. Algerians, State Terror and Memory, Oxford University Press, Oxford, 2006, 375 p.