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Guelma, 8 mai 1945 : une subversion européenne dans le département de Constantine, Algérie française Le système colonial à l’épreuve des réformes politiques et du nationalisme

Insaniyat N°39-40 | 2008 | Regards sur le passé et enjeux de la mémoire, aujourd’hui | p.165-173 | Texte intégral


Jean-Pierre PEYROULOU : Historien, Paris, France


Nous proposons de considérer le 8 mai 1945 comme un événement polymorphe comme d’ailleurs le fut aussi la guerre d’Algérie. En effet, si l’on assista bien à un soulèvement musulman, spontané et inorganisé dans les campagnes de Sétif, les violences survenues dans la sous-préfecture de Guelma relevèrent d’un mouvement subversif entrepris, non pas par des Musulmans, mais par des Européens. En cela, nous proposons de remettre en cause l’interprétation actuellement en vigueur sur le 8 mai 1945 dans cette région de Guelma.

Le sous-titre de notre thèse : « Le système colonial à l’épreuve des réformes politiques et du nationalisme », donne la direction de ce travail. Il ne s’agissait pas seulement de narrer les différents épisodes d’un massacre mais aussi d’en rechercher les ressorts dans le fonctionnement du système colonial mis en place au cours du XIXe siècle, à un moment où, dans le contexte de 1945, il fut mis à l’épreuve - et bien sûr nous pensons à l’ouvrage de Daniel Rivet-, remis en cause dans ses fondements. Cette mise à l’épreuve résulta d’abord d’une véritable politique de réformes entreprises par le CFLN et le GPRF en 1944 et 1945 mettant en pratique pour la première fois la doctrine coloniale française d’assimilation (assurément trop tard et guère désirée, ni par les Européens ni par les Musulmans, mais pour la première fois tout de même). Cette mise à l’épreuve résulta aussi du nationalisme dont s’emparait pour la première fois avec une telle intensité, la paysannerie et les classes populaires des villes en particulier dans le Nord-Constantinois, sans qu’il n’existât de médiations comme celles qu’assurèrent auprès des peuples, les autorités dynastiques et les bourgeoisies au Maroc et en Tunisie.

Après avoir justifié le titre et avant d’exposer brièvement nos principales thèses puisque nous l’avons fait tout au long de notre texte, nous souhaitons nous arrêter plus longuement sur l’origine et le cheminement de ce projet, de façon à présenter quelques établis de notre petit atelier de thèse.

Au départ, rien ne nous portait à nous intéresser à cette petite ville de l’Est algérien en 1945. Nous avions commencé par travailler sur l’Algérie à tout autre moment de son histoire, la guerre civile des années 90. À cette occasion, nous avions observé que l’une des dimensions de la violence se situait dans un rapport singulier des Algériens à leur histoire que je qualifierais par les termes d’ignorance, d’étrangeté et de dédoublement. Ce fut à partir de cette expérience très contemporaine que nous avons entrepris un travail d’histoire sur la période coloniale. Les travaux récents sur la justice, sur les violences illégales, mettaient au premier plan l’armée, les pouvoirs militaires. C’était bien logique en raison du rôle principal qu’elle joua pendant la guerre et en raison du libéralisme qui régnait au Service historique de l’armée de Terre. À un moment où le ministère de l’Intérieur devenait à son tour libéral, nous souhaitions examiner la question de l’ordre colonial pendant cette période à partir des pouvoirs civils  chargés de le maintenir : les préfets et sous leurs ordres, les forces de police et la gendarmerie. Nous voulions mieux comprendre le fonctionnement de l’appareil civil de maintien de l’ordre et en quoi la guerre l’affectait, projet que nous n’avons pas abandonné puisque nous avions donné un article sur le maintien de l’ordre par les pouvoirs civils pendant la guerre et que nous prolongerons en mai 2008 par l’étude d’une préfecture pendant la guerre, celle de Constantine. Nous décidions de travailler sur des sources civiles avec le sentiment qu’un rééquilibrage de la documentation permettrait de nuancer la vision de cette période nécessairement forgée à partir des sources militaires. Finalement, notre thèse n’a pas vérifié cette hypothèse pour la guerre d’Algérie mais pour le 8 mai 1945, dont les sources étaient essentiellement militaires.

Comme le rappelle dès la première phrase de publication de sa thèse Marc Olivier Baruch, « Pour faire un livre d’histoire, il faut lire des archives » et quand c’est possible, en effet, différentes archives. Il faut certes des questions pour écrire de l’histoire, mais sans archives, les questions demeurent sans réponses et ne produisent que des discours. La lecture des archives civiles françaises et algériennes suggéra des questions qui n’étaient pas au départ dans le champ de nos possibles surtout que le 8 mai avait déjà fait l’objet de plusieurs études historiques sérieuses et documentées, mais souvent collées à l’événement pour des raisons de proximité temporelle et affective. Le problème en histoire est de trouver la bonne distance. Elle dépend largement du temps nécessaire.

Notre projet de départ dévia vers le 8 mai 1945 quand nous nous trouvâmes face à une source exceptionnelle : la masse des rapports spéciaux rédigés en réponse aux commissions rogatoires des juges d’instruction militaires et civils et les rapports Bergé qui en faisaient la synthèse lacunaire et imparfaite. Nous étions alors installés pour quelques mois dans le bureau du commissaire divisionnaire de la police judiciaire de l’Algérie en 1945 et 1946, en présence des documents grâce auxquels il rédigea ses rapports. En lisant par-dessus son épaule, nous pouvions voir ce qu’il écrivait et ce qu’il n’écrivait pas. Nous nous trouvions à la fois à un poste d’observation d’une situation de très grande violence où apparaissaient à la fois des « tueurs » comme les désignaient Bergé et des personnes assassinées, et en même temps nous nous trouvions au cœur de la pratique professionnelle de la police judiciaire. Avec ces documents, nous avions la possibilité d’être au plus près des protagonistes de ces événements, de quitter l’histoire institutionnelle qui, prise par le haut, héritait forcément de la barrière coloniale - les colonisés apparaissant comme des sujets et non comme des acteurs de leur histoire -, d’observer le travail de police judiciaire, et finalement de faire le travail que finalement la police et les juges d’instruction commencèrent mais ne terminèrent pas : qui avait été tué, par qui, où, comment ?

Nous étions à peu près dans la situation dans laquelle se trouvait Carlo Ginzburg, d’une part avec ses Inquisiteurs fascinés par le meunier Mennochio, dans Le Fromage et les Vers, ou bien dans Le juge et l’historien où, après son introduction bien connue des historiens, il reprend l’ensemble des pièces ayant servi à l’accusation et à la condamnation d’Adriano Sofri pour démontrer que le commissaire Calabresi n’avait pas été tué sur l’ordre de l’ancien dirigeant de l’extrême gauche italienne. Nous aussi, nous reprenions non pas les pièces d’un procès qui n’avait jamais eu lieu, mais les matériaux qui auraient pu en fournir les pièces, les rapports spéciaux en réponse aux commissions rogatoires et délégations générales des juges qui n’aboutirent jamais à une inculpation, non pas en nous prenant pour un juge mais en apprenti historien. Il ne s’agissait pas de fabriquer un jury pour le 8 mai 1945, une certaine historiographie de l’Algérie coloniale comme celle de la Révolution française a déjà un caractère suffisamment judiciaire pour éviter de jouer les rôles de l’avocat de la défense ou du procureur. Cette documentation nous offrait d’une part la capacité de représenter les personnages et les situations, c’est-à-dire, de répondre aux exigences de l’exposition historique et d’autre part d’apporter des preuves et ainsi de combattre le relativisme historique. Avec les rapports spéciaux de police judiciaire, nous étions en présence des témoins, des personnes mises en cause, nous assistions aux confrontations. Je voyais l’activité des miliciens, des policiers et des gendarmes à l’œuvre ; une série de personnages apparaissaient.

Le problème était de savoir qui étaient ces gens-là : aussi bien les « tueurs » que les personnes tuées. Quelles étaient leur sociologie, leurs appartenances politiques, leur passé, les raisons de leur mort, les raisons de tuer ? La police française a remarquablement travaillé en Algérie. Les sources de la préfecture de Constantine inventoriées par André Brochier à Aix - les dossiers individuels du SLNA, de la PRG – et les dossiers de colonisation apportaient de nombreuses informations. Comme dans un jeu d’échecs, un coup conditionnait un autre coup. C’est cette excitation qui nous poussait à persister dans une recherche et nous permettait de dépasser quelques limites émotionnelles. En même temps, nous avions le plus grand mal à traiter ces données pour reconstituer les faits. Nous allâmes donc aux archives de Guelma et de Constantine, sans trop savoir ce que nous y trouverions. Nous y trouvâmes sans difficulté des sources simples et utiles -l’état civil de Guelma et les registres électoraux - qui permettaient de connaître l’état civil des tueurs, et, avec plus de difficulté, les archives des AML de Guelma qui restèrent à la wilaya de Constantine lors du déménagement de 1962. Ces dernières archives permettaient de quitter les généralités sur le nationalisme, elles présentaient de façon détaillée le recrutement, le fonctionnement, le financement des AML et du PPA de la région de Guelma. Au fur et à mesure que les motifs se tissait sur le métier, l’idée que nous étions en présence à Guelma non pas d’une insurrection nationaliste mais d’un mouvement subversif européen apparaissait et s’établissait.

D’un côté, nous ressentions un lien émotionnel avec les personnes tuées (nous ne n’avons jamais employé au cours de notre travail le terme de victime dans un souci de neutralité morale et affective, le jury ne trouvera pas une seule fois le mot de victimes dans notre texte alors que ces personnes le furent assurément) tant par la représentation horrible qu’en donnaient les archives que par l’effet de masse qu’elles produisaient. De l’autre côté, nous nous trouvions dans une certaine proximité avec les enquêteurs, voire en intimité avec eux : même langage, même souci du détail, même goût pour l’enquête. Ce qui nous différenciait, c’était qu’ils faisaient de la police judiciaire qui ne servait à rien et participaient avec les juges d’instruction à l’élaboration d’un mensonge, où les lois et les règles professionnelles étaient respectées à la lettre dans le but de détourner la vérité tandis que nous tentions, de notre côté, de faire de l’histoire. Mais, je leur étais reconnaissant de ce qu’ils m’apprenaient : Castelli, Autet de la PJ d’Alger, Lalande de la PJ de Bône devenaient de bons amis. J’admirais le professionnalisme de Bergé mais je le prenais aussi en flagrant délit d’omission, sa répulsion pour ces « tueurs » me touchait comme son courage à diriger son équipe d’enquêteur. Nous nous identifions assez facilement à lui. L’explication de cette empathie pour les producteurs des sources est simple : la réalité me parvenait grâce à eux. Sans leur travail, je ne pouvais pas faire cette thèse. Finalement, la police d’Alger et de Bône travailla pendant trois ans non pas pour rechercher les coupables et les présenter à la justice mais pour permettre l’écriture de cette histoire. En extrapolant un peu, je crois que Bergé le savait. Le travail de l’historien commençait là où le travail du policier et du juge d’instruction finissait.

Les choses prirent un cours nouveau quand je lus à la fin de l’année 2004 le récit de Marcel Reggui sur la mort de Mohammed, Zohra et Hafid, et plus largement sur les massacres de Guelma et qu’Henriette Reggui souhaitait publier. Les archives corroboraient le récit de Marcel. Les morts acquéraient une épaisseur humaine sous la plume retenue et sobre derrière laquelle Marcel contenait sa douleur et que les archives ne leur donnaient pas puisqu’elles s’intéressaient surtout aux tueurs. Mais nous le confessons : nous ne détestions pas les bourreaux et si nous nous identifions aisément à Mohammed, Zohra et Hafid et quelques autres, la distance culturelle avec la très grande majorité de ces hommes était trop grande pour autoriser une identification. Cela peut paraître un peu suspect, mais plus nous connaissions nos personnages, y compris les bourreaux, plus nous trouvions des explications à leurs actes. C’est pourquoi le lecteur observera que nous nous plaçons alternativement dans nos analyses du point de vue des victimes (nous prononçons par le première fois ici ce mot), et du point de vue des bourreaux, avant de nous placer au-dessus d’eux.

À  ce stade, le danger était d’être aspiré par la puissance des récits et par l’horreur contenue dans ces rapports. Le risque était d’anthropologiser les violences et d’inscrire Guelma dans le grand cycle de la vengeance et de la violence humaine depuis Abel et Caïn et finalement de produire le récit d’un massacre dont on sortirait épuisé et dégoûté par la morbidité. Pour éviter cet écueil, il fallait politiser le sens en restituant à ces événements violents leur ensemble. Comment ?

Dans le dernier entretien qu’il accorda avant sa mort à Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier – pour les besoins d’un colloque encore inédit-, Pierre Vidal-Naquet expliquait qu’à la différence du mémorialiste, attaché à collecter des faits et des hommes du passé, le travail de l’historien consistait une fois qu’il avait établi les faits de la façon la plus juste et la plus précise possible, à construire « des ensembles ». À la différence des mathématiques, l’histoire s’intéresse à des objets finis. Mais comme toute discipline s’inscrivant dans une démarche rigoureuse, elle rassemble différents objets ou éléments disposant d’un certain nombre de propriétés, formant un ensemble et qui sont liés entre eux par un certain nombre de relations. Autant le mémorialiste s’intéressera à Guelma indépendamment de tous le reste, pour l’événement lui-même, autant l’historien examinera cet objet singulier dans sa relation d’appartenance à un ensemble plus vaste. Cette démarche implique de dépasser la simple présentation inaugurale du cadre historique, pour envisager Guelma dans ses relations avec tous les autres éléments faisant partie de l’ensemble.

Si l’on accepte cette proposition, on comprend pourquoi nous ne souhaitions pas partir du massacre lui-même, et débuter par le récit d’un événement particulier - une expédition des miliciens contre la ferme Marsad par exemple qui aurait permis de créer un effet de théâtralité – en s’inspirant par exemple de la conduite du récit de Christopher Browning avec ses policiers de Hambourg tuant des Juifs de Pologne par dizaines de milliers. Notre propos n’était pas sous-tendu par la question du consentement comme Browning. Nos miliciens agissaient de leur propre initiative et avec les autorités locales, mais dans aucun cas avec l’assentiment du gouvernement républicain et du gouvernement général, mais au contraire contre leur volonté et contre leur politique. Il ne fallait pas partir de la violence. Sa puissance d’évocation obstrue trop l’entendement. Il fallait partir de l’ensemble conceptuel dans lequel l’événement Guelma 8 mai 1945 était installé. Cet ensemble est sous-tendu par l’examen de plusieurs rapports :

1) Le premier est celui du rapport entre l’évènement et la structure ou, préférons-nous, le rapport entre l’événement, ici le massacre, et le système colonial. Le massacre est une occasion de voir fonctionner le système colonial dans ses différentes composantes – les colons, les élus européens et musulmans, les nationalistes eux-mêmes qui font partie du système colonial, le jeu des institutions françaises (la préfecture, le GGA, le ministère de l’Intérieur, la justice), les jeux entre Constantine, Alger et Paris -. Ce fonctionnement est particulièrement éloquent dans les suites de l’épisode violent : l’élaboration du mensonge des disparus, l’émergence d’un récit accréditant l’idée d’une insurrection musulmane avec le soit disant siège de Guelma, l’insurrection du PPA, la façon dont la justice civile et les autorités civiles firent traîner les plaignants, la façon dont les pouvoirs civils refusèrent de régulariser l’état civil des personnes mortes, bref dans tout ce qui concourut à l’élaboration d’une raison d’État, qui se propagea du bas vers le haut de l’appareil étatique. Mais inversement, le massacre était aussi le produit de ce système qui a édifié lentement deux communautés humaines que tout séparait et que par conséquent, faute d’évolution, tout destinait à s’affronter. Partant de là, nous pouvons résoudre la question du complot qui a obsédé les contemporains comme les historiens (du PPA, de l’administration, des colons, des fascistes, des Anglais…) et qui se pose comme ultime explication dans une société de défiance et quand on ne comprend pas que pour que de tels événements violents adviennent, il n’y a pas toujours besoin d’intention affirmée, d’une main invisible et perverse, mais davantage du fonctionnement d’un système. On peut ainsi dépasser l’explication intentionnaliste et s’attacher à une explication fonctionnaliste de la violence. Mais d’un autre côté, le massacre fut aussi ce qui fit dérayer le système colonial et remit en cause son avenir. Il permet donc à la fois de regarder le système et en même ce qui le perturbe complètement, ce qui fait qu’il ne marche plus et par conséquent ce qui rend nécessaire la fabrication de récits mensongers et le recours au déni.

2) Notre travail examine aussi une seconde série de rapports : le rapport du général et du local d’une part et d’autre part le rapport des différentes temporalités : temporalités algériennes, temporalité métropolitaine et temporalités internationales. Cet événement polymorphe qu’est le 8 mai (Sétif et Guelma) est finalement resté très localisé. Il y eut pourtant des manifestations nationalistes dans toutes les villes du Constantinois ; elles ne provoquèrent une insurrection musulmane que dans le Nord et dans l’Est de la région de Sétif et qu’une subversion européenne dans la région de Guelma. Si le Nord-Constantinois était le bastion de la mobilisation nationaliste et la région d’Algérie où les peurs des Européens étaient parmi les plus exacerbées en raison du rapport démographique et de la puissance du nationalisme, comment expliquer que deux phénomènes généraux – le nationalisme conquérant et le refus de toute évolution politique significative – ne produisirent des événements particulièrement violents que de façon très localisée. Il y a au Maghreb une dialectique très particulière entre le local et le général qu’a admirablement ramassé Jacques Berque dans ce merveilleux aphorisme : « Au Maghreb, seul le local est vrai, mais seul le général est juste » . Cette dialectique si particulière explique la structure géographique, littéraire, circulaire et dunaire (tel le sable des dunes se déplaçant selon les vents) des ouvrages de Berque qui cherche le motif juste, la figure juste qui disparaît à peine on croyait l’avoir saisi. Ce qui se passa à Guelma ne dût rien au hasard – pas plus que ce qui advint à Sétif-. Ce fut le fruit d’une combinaison complexe du local et du général, de temporalités différentes – la pesanteur d’un système colonial irréformable que nous avons qualifié de colonialisme tardif, confronté aux mouvements soudains de la poussée nationaliste, de l’évolution du monde et de la politique gouvernementale depuis 1943. C’est pourquoi fallait-il décliner ces temporalités et ces échelles dans notre première partie - Algérie française impossible, Algérie algérienne improbable – et dans notre seconde partie – un système colonial instable et précaire entre 1837 et 1945 - . Le 8 mai réalisa la synthèse de ces temporalités. Sétif et Guelma furent les lieux de cette synthèse, ses deux principaux motifs.

Attaché à une histoire positiviste et récusant le relativisme, nous voulons formuler rapidement les thèses qui sont les nôtres et que nous vous soumettons :

1- Si les manifestations et les émeutes de Sétif furent bien nationalistes, nous contestons en revanche l’idée que l’insurrection spontanée dans la région fut la partie émergée d’une insurrection orchestrée par le PPA et devant s’étendre à l’Algérie toute entière. Nous confirmons que l’insurrection dans les campagnes de Sétif fut spontanée, mais nous lui contestons un caractère nationaliste. Elle correspondit à un réflexe de solidarité musulmane par rapport aux manifestants et émeutiers nationalistes de Sétif et s’apparentait à une jacquerie paysanne et une guerre sainte.

2- Il n’y eut pas d’insurrection musulmane à Guelma, encore moins une insurrection nationaliste préparée par le PPA sous couvert des AML. Il y eut en revanche le 8 mai une manifestation du PPA à Guelma qui fut réprimée. Il y eut surtout une action subversive des Européens dès le 9 mai. Elle prit la forme de massacres qui firent entre 636 et 2 000 morts. Cette subversion, alimentée par le carburant d’une peur ancienne, fut organisée. Elle bénéficia de l’encouragement des pouvoirs civils départementaux et du concours des moyens de l’État au plan local. Des institutions illégales et alternatives furent créées. La subversion dura du 9 mai au 27 juin. Son but était politique : il s’agissait de purger la ville de Guelma et ses campagnes des éléments nationalistes. Sa signification était politique : le refus de toute évolution politique en Algérie. Elle était un défi lancé au gouvernement et aux nationalistes. Dans une région comme Guelma au rapport démographique très favorable aux Musulmans, elle préfigura sous bien des aspects l’action de l’OAS dans les métropoles algériennes à la fin de la guerre. C’est pourquoi avons-nous conclu par ce titre : Les Ultras des champs, les Ultras des villes.

3- le gouvernement et les pouvoirs civils algérois, en manquant de fermeté pour obtenir la vérité et la justice, en acceptant finalement qu’une raison d’État insidieuse recouvrât ces évènements et leurs suites devinrent les otages de la minorité européenne qui refusait une véritable évolution et surtout l’émergence d’une bourgeoisie musulmane suffisamment étoffée capable de porter le projet national fédéraliste du Manifeste d’Abbas.

Ces trois thèses reposent sur une vision du 8 mai 1945 comme un événement polymorphe, sur une appréhension de la violence comme un phénomène fonctionnaliste, et sur une conception de la raison d’État  - dans notre cas - comme l’interprétation de l’indécision gouvernementale par les différents niveaux politiques et administratifs de l’État et par les populations européennes concernées qui du coup jouent de cette indétermination. Cette raison d’État n’obéit à aucun plan. Elle fut une série d’ajustements et d’adaptation à la réalité.

Ce travail sur la violence en situation coloniale et ses récits s’inscrit dans une longue durée. Nous avons trois rendez-vous proches :

- Le premier sur le 20 août 1955, événement capital de la guerre et qui finalement marqua l’entrée de la guerre d’Algérie dans sa phase insurrectionnelle après la séquence terroriste du 1er novembre et sur lequel nous serons en mesure de fournir, l’année prochaine, une étude à ce jour en cours,

- Le second sur les récits algériens et français du 8 mai, ses utilisations et les jeux de miroirs et d’éclipse que le 8 mai entretient avec le 1er novembre 1954 et 20 août 1955.

- le troisième sur les violences inter et intra-communautaires de la fin de la guerre d’Algérie.

Nous avons encore du travail dans notre petit atelier.


Notes

* Texte de la soutenance de la thèse de doctorat (histoire) de Jean-Pierre Peyroulou présentée le 11 septembre 2007 à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris), sous la direction de Marc Olivier Baruch.

 

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