N°47-48 | 2010 | Communautés, Identités et Histoire | p. 201-206 | Texte intégral
Gildas COIGNET
Si la controverse scientifique autour des espaces publics tend à être réalimentée par les phénomènes contemporains, à l’instar du déplacement des pratiques et mutations des sphères privées et publiques qui résultent du développement de nouvelles technologies et du phénomène de mondialisation, le concept n’en est pas pour autant invalidé. Son utilisation est d’autant plus pertinente lorsqu’il est appréhendé dépendamment de celui de la sphère publique et dans un croisement des acceptions qui le fondent. Ainsi, pour se saisir de toute sa force conceptuelle, il est indispensable de comprendre l’espace public comme à la fois un espace topologique défini par son accessibilité, un lieu d’échange et de circulation mais aussi simultanément comme espace topographique, porteurs de sens, de symboles et de significations visant à susciter l’identification individuelle et un sentiment d’appartenance commune. De la sorte, les mises en scènes actorielles qui s’y déploient, les interactions, qu’elles soient conflictuelles, qu’elles fassent l’objet de résolution ou de stratégies d’évitement, doivent être appréhendées tant par la dimension matérielle qu’idéelle. Des formes urbaines, de l’agencement spatial aux pratiques socio-spatiales en passant par les représentations et discours qu’il induit, l’espace public doit sans cesse être replacé au cœur des logiques multiscalaires, de l’individu au Monde, et multidimensionnelles qui l’instituent et le traversent. De plus, les temporalités, qu’elles relèvent de l’habitude ou de l’exception, du court terme ou du long terme, parce qu’elles participent de sa définition et de sa reconfiguration, ont une place centrale dans notre réflexion. Résultat d’une construction sociale permanente, sa dimension diachronique ne peut être négligée, d’autant que mise en relation avec l’épaisseur synchronique de l’espace public, elle permet de saisir son attribut d’autovisibilité sociétale. Pour prétendre comprendre cette dernière, un apprentissage des normes et valeurs qui l’ont construit, et donc des institutions délibératives desquelles elles émanent est inévitable, d’autant plus quand il s’agit d’une aire culturelle autre. En cela le concept de sphère(s) publique(s) constitue un élément incontournable dans une recherche sur l’espace public.
En outre, des phénomènes contemporains participent de la modification des pratiques qui s’y déroulent et, pour tenter d’évaluer leur universalité, doivent faire l’objet d’une attention particulière. Ils tendent à la fois à privatiser le public d’une part, publiciser le privé de l’autre, révélant la mutation des sphères privées et publiques, favorisant le repli de l’individu sur le domaine privé. Ainsi l’utilisation accrue de la voiture, poussant à la mobilité mécanique, l’utilisation du téléphone mobile ou encore les nombreuses tentatives visant à ce que l’intérêt particulier supplante l’intérêt général, participent des transformations récentes dans l’espace public, devenant un poinçon et un vecteur d’individualisme, et l’objet d’appropriations spatiales engendrées par la montée des communautarismes. En outre, l’espace public rend compte du « recul de la citoyenneté », des « poussées d’incivilités » et des « violences urbaines » et en cela participe de l’intériorisation de la ville à l’heure où la mondialisation et la métropolisation tendent à le « glocaliser ».
Cela étant, le concept d’espace public émane d’un contexte normatif et historique propre et de valeurs spécifiques ; il doit donc être utilisé avec précaution dans des aires culturelles autres, à l’instar du Moyen-Orient. Si, plus largement, son existence même est parfois remise en cause dans le Monde arabe, avançant l’absence de démocratie comme facteur, non sans remettre au goût du jour des idées orientalistes, « l’espace public arabe » questionne, interroge, en partie parce qu’il fait appel à « l’identité arabe » dont les contours sont à éclairer par une approche historique. Après avoir décrypté les nuances et les points communs qui existent entre « l’espace public occidental » et « l’espace public arabe », reste à rapprocher progressivement notre échelle de réflexion de notre objectif de recherche, les espaces publics de la capitale jordanienne, Amman. Ainsi, en interrogeant les espaces publics ammaniens au regard des espaces publics moyen-orientaux et arabes, nous mettons en place le cadre méthodologique nécessaire pour appréhender notre recherche en faisant appel à une superposition de méthodes complémentaires qui ont été évaluées et validées au cours d’une phase de terrain préalable dédiée à cet effet.
Dès lors, parce que l’étude du temps diachronique — au même titre que celle du temps synchronique — constitue un élément nécessaire pour saisir le caractère d’autovisibilité des espaces publics ammaniens contemporains, nous la déchiffrerons de la cité antique à la capitale ex nihilo d’un pays aux frontières artificielles et au modèle d’État-nation importé. Cette approche essentielle nous permet à la fois de saisir les processus de création, de développement des espaces publics, de mettre en valeur les enjeux qui les traversent en fonction de contextes particuliers à définir, le tout en croisant les échelles et dimensions d’analyse. Car il s’agit bien de voir comment les espaces publics sont pénétrés par les logiques de construction de la sphère publique jordanienne, de constitution de l’identité nationale dans un contexte d’instabilité mondiale ponctuelle et régionale persistante, donc de comprendre aussi les influences d’arènes normatives plus ou moins exogènes, comme les sphères publiques arabe ou internationale dans ces processus d’édification. Si la période qui précède l’Indépendance est celle où prévaut une échelle humaine sur la capitale, où prédominent des rapports d’altérité poussés dans des espaces publics traditionnels à fort degré d’urbanité, elle est aussi celle d’une distance pesante entre la sphère publique, marquée du sceau mandataire, et la population ammanienne.
L’acquisition de l’autonomie de la construction de la sphère publique ne s’accompagne cependant pas d’une libéralisation exhaustive. À l’artificialité des frontières, la jeunesse des États, est venue se surajouter l’arrivée récurrente de nouveaux publics, de la Nakba à la guerre d’Irak, remettant en cause à chaque fois le relatif consensus national, suscitant des transformations urbaines fulgurantes et parfois incontrôlables, incitant l’intervention du Palais dans le mécanisme normatif de délibération tant en amont, en bridant la sphère publique jordanienne, qu’en aval, en contrôlant les espaces publics ammaniens, devenus le cadre d’un développement renforcé du culte de la personnalité du roi aux moments critiques. Les différents projets d’aménagement, qui témoignent à la fois de l’ingérence occidentale persistante et des luttes d’influences britanno-américaine dans la région, s’ils ne sont pas adoptés lors de leur création, imprègnent cependant l’urbanisation de la capitale car ils font l’objet d’une réalisation parfois plus de 50 ans plus tard, au sein d’une municipalité dont les frontières flirtent désormais avec les 1 680 km2 en 2007. De la sorte, le visage de la toute jeune capitale est marqué par le fonctionnalisme et la patte des architectes modernistes. Traversés par les influences occidentales, sur la forme, les espaces publics ammaniens sont, en outre, au cœur de jeux d’ascendances entre notamment les sphères publiques arabe et internationale qui agissent variablement sur les normes et valeurs de l’État-nation jordanien en quête de stabilisation. Si le tribalisme et l’islam constituent des piliers majeurs de l’identité et le garant d’une allégeance au sein de la sphère publique jordanienne pour le Palais, il n’est pas aujourd’hui sans se heurter à une occidentalisation plus ou moins imposée dans un contexte de mondialisation intervenant au moment où le Royaume Hachémite de Jordanie lance des campagnes patriotiques et nationalistes. Les espaces publics ammaniens contemporains deviennent alors le support et l’expression de ces tensions de plus en plus fortes qui traversent la construction nationale et identitaire, d’autant que le consensus autour du comment habiter ensemble devient de plus en plus délicat dans un État où les différences de publics ne cessent de croître. Pour subsister, trouver un équilibre de plus en plus subtil entre des sphères publiques normatives parfois contradictoires, des publics aux aspirations et profils hétérogènes, le Palais tente difficilement de garder le contrôle sur les instances et les espaces de délibérations à l’heure des exigences internationales de démocratisation et d’ouverture économique du Moyen-Orient.
Si ce décryptage diachronique des espaces publics via la constitution de la sphère publique jordanienne est incontournable pour saisir l’ampleur des enjeux qu’ils incarnent, elle constitue aussi un préalable indispensable à la saisie de leur dimension synchronique. À l’heure de la métropolisation, de l’accélération de la mondialisation, les espaces communs se multiplient, formant de nouveaux cadres normatifs et de valeurs où sont donc facilitées des pratiques socio-spatiales qui ont encore du mal à se déployer dans certains espaces publics de la capitale. Ces espaces communs constituent pour certains individus le seul cadre possible de la sociabilité, de la rencontre, non sans participer à la communautarisation de la capitale, et à dessiner les contours d’une crise des espaces publics de la capitale. La ville s’intériorise pendant que les espaces publics sont tiraillés entre des formes, fonctions, usages, pratiques et mécanismes qui relèvent tantôt de la tradition, tantôt de la modernité voire de la post-modernité et font toujours l’objet d’hybridations. Afin de voir dans quelle mesure les espaces communs supplantent les espaces publics ammaniens, nous partons là des configurations urbaines, des pratiques socio-spatiales, valeurs et normes en actes dans ces espaces de la capitale tout en interrogeant ainsi les fondements de l’identité jordanienne aux regards des phénomènes contemporains qui animent la ville. Sans tomber dans l’analyse spatialiste, c’est aussi l’opportunité de mesurer les mécanismes, processus et enjeux qui traversent ces espaces communs. Porteurs de temporalités, de pratiques ou encore de formes fondatrices de l’arabité, les espaces publics ammaniens sont aussi marqués par la perméabilité de leurs limites avec l’espace privé ; ils sont sujets aux poids des normes « traditionnelles », des appartenances, célébrant ainsi l’individu collectif. Espaces de mise en suspens de la féminité, ils peuvent être aussi, selon leur configuration et la temporalité choisie, ceux de la transgression des normes, les cadres de pratiques dites déviantes qui s’accompagnent bien souvent d’un processus d’individuation libérateur. Al-Balad, le centre originel de la capitale, stigmatisé comme le théâtre privilégié de ces écarts normatifs est trop populaire et populeux au goût des autorités locales. À l’heure de la métropolisation, il est jugé indigne de représenter Amman, d’être la vitrine du pays sur la scène internationale, d’autant que de nouvelles centralités émergent à l’ouest de la ville. Concentrant de multiples commutateurs entre la société locale et la société monde, à l’instar des grand hôtels ou des malls, elles abritent des pratiques parfois en totale contradiction avec les normes et valeurs locales, non sans provoquer des hybridations complexes — tant à l’échelle des individus qu’à celle des espaces publics et/ou communs —, voire créer de véritables conflits d’usages.
Essentiellement implantés dans la partie occidentale, les différents projets urbains qui visent à modifier le visage de la capitale, afin de faciliter ainsi son insertion dans le chapelet de métropoles internationales influentes, ils font appel à des visions, des modèles quelque peu en rupture avec « la tradition urbaine » ammanienne, s’attachant à faire des nouveaux espaces publics de la capitale la vitrine nationale du pays. Or, en réhabilitant, rénovant, régénérant ou créant certains espaces publics à Amman, ne s’agit-il pas là finalement d’une réhabilitation identitaire déguisée, visant à réaffirmer les normes et valeurs des populations favorisées qui participent de l’économie nationale et qui ont acquis pour beaucoup le statut de citoyen du monde, tandis que la majeure partie de la population ammanienne, faute de moyens, est assignée à résidence, et ne peut se projeter dans ces espaces publics qui dictent le nouveau contrat national, duquel ils se sentent encore plus exclus ? D’ailleurs, l’aseptisation des espaces publics de la capitale, en les vidant des fonctions jugées sales, la création d’un « nouveau centre-ville pour Amman », comme l’annonce le projet d’Al-Abdali, vont dans ce sens. Nous verrons donc comment cohabitent espaces publics et espaces communs à Amman, quels sont ceux qui font l’objet d’un bridage du pouvoir, de l’entretien du culte de la personnalité ou du déploiement de normes et valeurs traditionnelles, et quels sont ceux qui, au contraire, à cause de leur visibilité notamment, font l’objet d’une attention particulière de façon à séduire les exigences de la sphère internationale. La plus grande menace qui plane sur la relative stabilité que connaît le pays depuis son origine, et qui paradoxalement a pleinement participé à ce qu’il est aujourd’hui, ne vient t-elle pas de l’intérieur même du territoire national ? Les tensions entre publics vont croissantes, la question identitaire jordanienne est désormais plus que jamais exposée aux yeux du monde, et dans ce contexte, les espaces publics offrent tant un baromètre précis qu’un moyen d’apaiser des conflits potentiels.
Note
* Thèse de Doctorat en Géographie sous la direction de M.F. Davie, soutenue le 20 octobre 2008 à Paris, Université Paris Sorbonne-Paris IV, Laboratoire ENeC « Espaces, Nature et Culture » (UMR 8185).