Zouheir BENJANNET : Enseignant de sociologie, Institut supérieur du sport et de l’éducation physique de Gafsa (Tunisie).
Introduction
L’interrogation sur l’Etat-nation à l’ère de la mondialisation est une question d’actualité. Cette question a été abordée dans plusieurs champs de recherche. Néanmoins, la dimension sociologique reste jusqu'à nos jours encore équivoque. C’est dans un tel cadre que se situe ce travail dont l’objet est de rendre compte des changements résultants de la réforme de l’Etat à l’ère de la mondialisation et de leurs impacts socioéconomiques sur l’Etat et la société.
Pour aborder cette question, nous allons tracer un bref aperçu historique des étapes par lesquelles est passé l’Etat-nation en Tunisie. Nous chercherons donc les origines de cet Etat et les principales phases de sa construction en soulignant essentiellement sa transformation d’un Etat providence voire d’un Etat social à un Etat arbitre marqué par son désengagement du domaine de développement et des domaines sociaux en général considérés auparavant comme relevants de ses prérogatives.
En deuxième lieu, nous aborderons la question de l’articulation entre le local et le global à l’ère de la mondialisation et de ses impacts sur l’Etat et les sociétés locales. S’agit il d’un partage équitable de l’espace ? La réponse est d’emblée non. La simple observation des événements que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle internationale nous permet de nous prononcer sur l’avenir de l’Etat en Tunisie. Il s’agit, en bref, d’une menace sérieuse ciblant l’Etat écarté de ses principaux domaines d’activités économiques et sociales, ce qui a engendré divers problèmes pour lui-même et pour les sociétés locales. Des problèmes qui mettent en question la légitimité et la gouvernabilité de l’Etat et exigent une nouvelle stratégie de développement.
Ces changements d’ordre socio–économico-politiques sont à l’origine de notre interrogation, sur le type d’Etat dont nous avons besoin aujourd’hui et les principales dimensions que nous devons mettre en évidence dans la politique de développement.
L’Etat nation Tunisien : De l’étatisation au désengagement
Les recherches aussi bien historiques que politiques prouvent que l’Etat-nation moderne a été à son origine une création européenne. En effet, c’est au milieu du XVe siècle que Louis XI a fondé ce nouveau régime politique ayant pour mission « d’éduquer la population et d’élever son niveau de vie au nom d’un "bien commun à tous" sur lequel le monarque doit veiller »[1]. Il s’agit donc d’un gouvernement qui oeuvrera à l’enrichissement matériel et culturel de la population et au bien commun de la nation, plutôt que de se livrer au pillage organisé d’un espace territorial.
Ainsi, une nouvelle conception de l’Etat, à compter du XVIe siècle en Europe occidentale, avait été répandue et fondée sur l’idée de la république. Le contexte sociopolitique dans lequel était fondée cette conception s’articulait autour d’un certain nombre de nouvelles notions dont essentiellement la modernisation, la laïcisation et la rationalisation. Le premier terme désignait dans ce contexte général un ensemble de changements qui affectaient tous les domaines de la vie. Le deuxième était clairement très lié au premier et fut considéré comme l’un des critères de la modernité. Il s’appuyait sur la séparation entre l’Eglise et l’Etat d’une part, et entre l’Eglise et le savoir d’autre part. « Le processus de laïcisation a fini par placer le savoir en dehors de la juridiction de l’Eglise, ce savoir n’appartenait plus au domaine éminent des théologiens, c’était l’affaire des savants eux-mêmes »[2]. Le troisième – quant à lui –, a pris naissance dans ce même contexte où la modernisation et la laïcisation ont été considérées comme variables interdépendantes de rationalisation.
Les principes de l’Etat-nation européen ont permis à l’Europe occidentale une évolution économique, sociale et culturelle très remarquable à partir du XVIe siècle. Cette évolution était le résultat d’un travail cumulatif d’un certain nombre de politiciens, économistes, philosophes et sociologues qu’il serait difficile de citer tous dans ce travail[3]. Q’en est-il donc de l’Etat-nation en Tunisie ? Il est certain qu’en Tunisie comme partout dans le Maghreb, ces principes ont été réélaborés par les élites maghrébines au milieu du XXe siècle, ce qui transparaît dans les discours politiques.
Toutefois, si l’Etat-nation tunisien moderne et indépendant n’a pris naissance qu’en 1956, il est à souligner que la Tunisie profite d’une longue et riche tradition de structures étatiques et de souveraineté politique qui commençait depuis la fondation de Carthage en 814 avant JC. Cette organisation étatique a bénéficié également des différentes occupations politiques qu’a vécues la Tunisie tout au long de son histoire[4]. Ainsi, et malgré les origines profondes de l’organisation étatique, on ne peut parler d’une identité-nation en Tunisie avant 1956, date de l’indépendance. En effet, nous avons vécu, à plusieurs moments de notre histoire, sous des pouvoirs multiples auxquels les populations prêtaient simultanément allégeance. Par ailleurs, les tribus qui constituaient la base politique prédominante dans une large partie de la Tunisie n’ont jamais été totalement dépendantes du pouvoir central. La révolte de « Ali Ben Ghdahem » en 1864 représente ainsi l’un des exemples de ce « va et vient » entre l’appartenance à l’Etat et l’appartenance à la tribu.
C’est grâce à la réactivation des institutions traditionnelles d’ordres tribal et religieux que ce mouvement révolutionnaire s’est propagé. Cette fameuse révolution fut à son origine une réaction contre l’Etat fiscal puisqu’elle éclata à la suite d’une multiplication par deux des impôts de capitation (Al Majba) par le Bey, mais elle constitua également une remise en cause du pouvoir central qui mettait en danger la souveraineté traditionnelle des tribus. C’est pour cette raison, peut être, que les solutions proposées par les représentants des tribus, et plus particulièrement celles qui exprimaient des préoccupations politiques dépassant le cadre d’une simple réforme fiscale, sont généralement conçues dans une perspective traditionaliste : application de la loi charaîque, suppression des tribunaux introduits par les réformes récentes et remplacement des Gaîds (l’autorité régionale) d’origine étrangère (les mamlouks) par des personnes choisies au sein de chaque tribu.
Ainsi, nous pouvons dire que l’indépendance du pays et la fondation d’un Etat-nation au milieu du XXe siècle n’ont pas été perçues dans l’opinion commune de plusieurs catégories sociales comme une identité quelconque, mais plutôt, comme moyen d’amélioration des conditions de vie du Peuple tunisien[5].
Il est vrai que cette thèse nécessite d’être argumentée davantage, mais il est vrai aussi que l’Etat de l’indépendance, s’est déclaré être l’unique acteur qui peut améliorer les conditions de vie de tous les groupes sociaux et garantir ainsi le bonheur du Peuple tunisien et cette vision était partagée par la société. De son côté, le discours politique a mis l’accent sur le partage des biens de façon égalitariste et dans une ambiance de justice et de paix.
L’Etat-nation tunisien a pu, dès sa naissance, maintenir un discours politique intégrateur qui avait réussi à neutraliser toutes les forces sociopolitiques divergentes. Ce nouveau discours se base essentiellement sur les termes de justice, de progrès et surtout sur la nouvelle notion de « Nation tunisienne » comme étant une référence commune et nouvelle pour tous les Tunisiens. Ce discours a été fortement imprégné par le modèle politique instauré juste après l’indépendance, celui de l’Etat providence.
De ce fait, le gouvernement tunisien a lancé le lendemain de l’indépendance un vaste programme de réorganisation et de développement de l’économie nationale, où l’Etat était devenu le principal entrepreneur chargé de réaliser les objectifs qu’il s’était fixé dès l’origine[6]. Il s’agit d’un programme décennal dirigé par un groupe de technocrates qui vise à instaurer une économie coopérative à tendance socialiste. Cependant, l’encadrement idéologique n’était pas parmi les priorités des nouveaux dirigeants. C’est plutôt la construction d’une économie forte, moderne et capable de satisfaire les besoins de toute la société qui représentait le plus important dans cette politique puisque l’Etat a déclaré, dès l’indépendance, son aptitude et sa disposition pour jouer ce rôle.
Désormais, le but déclaré était l’accélération de la croissance économique et la réalisation d’infrastructures par la création des « pôles de développement » industriels censés avoir un effet sur l’ensemble de l’économie. Cette croissance s’appuie théoriquement sur la coexistence de trois secteurs : le secteur étatique responsable des grands projets industriels et d’infrastructures, le secteur coopératif surtout destiné à encadrer et dynamiser l’agriculture mais qui sera progressivement étendu à d’autres branches de l’économie, le secteur privé appelé à se développer à condition de respecter strictement les directives des planificateurs[7]. Cette politique économique a atteint des résultats très considérables qui peuvent être illustrés par le taux de croissance annuel dépassant 5%[8]. Elle a aussi permis de mettre sur pied une infrastructure importante et de construire les établissements du nouvel Etat moderne.
C’est vrai que l’expérience des coopératives était l’une des premières tentatives de l’Etat dans le processus de modernisation, de justice et de progrès promu au lendemain de l’indépendance, mais, elle était également, et c’est ce qui nous intéresse dans ce travail, l’une des premières pratiques de dirigisme autoritaire que le jeune Etat a voulu instaurer en Tunisie et l’un des mécanismes à travers lequel il se montrait comme l’unique acteur, détenteur du pouvoir politique, économique et social. Cependant, cette expérience, n’ayant pas été négociée avec les populations concernées ni étudiée d’avance, a débouché sur un échec, et en 1969 le système coopératif a commencé à céder la place à une autre politique : celle dite libérale.
La nouvelle politique s’est présentée comme rationnelle et ayant tiré les enseignements des échecs antérieures. En effet, si l’ancienne conception avait fait de l’Etat le seul détenteur du champ économique national, la seconde approche a ouvert la voie aux capitaux nationaux et étrangers. Dans ce cadre la loi de 1972 aussi bien que celle de 1974 constituent les prémisses juridiques de l’économie libérale. La Tunisie a établi dès lors une stratégie économique ayant comme objectif la constitution et le développement d’une catégorie d’entrepreneurs privés et d’une ambiance de libertés économiques qui peut rendre aux détenteurs de capitaux leur confiance envers l’Etat[9]. Il s’agit donc d’un recul stratégique de la part de l’Etat et d’une responsabilisation de la société dans le domaine du développement.
Toutefois, les résultats acquis durant les années 70 ont été contrastés dans le domaine de la privatisation. L’Etat a gardé une place prépondérante dans le domaine économique que ce soit au niveau de la législation, du contrôle, du suivi ou de l’investissement. Il est à souligner que sa part dans les investissements totaux est passée de 36% lors de la période coopérative à 42% durant cette seconde période[10]. C’est pour cette raison qu’il a décidé de se désengager davantage du domaine économique et de se contenter du rôle d’arbitre. Le champ socioéconomique a vu progressivement lors des années 80 l’intervention de nouveaux acteurs étrangers liés directement au commerce international.
L’ouverture sur l’extérieur, a été accentuée par une série de lois ayant pour objectif d’attirer les capitaux étrangers et d’encourager les investisseurs locaux. En effet, divers codes d’investissement ont été promulgués et plusieurs centres de promotion de la production économique ont été créés et renforcés (Agence de Promotion de l’Industrie, Agence de Promotion des Investissements Agricoles, Centre de Promotion des Exportations…). Une politique financière de libéralisation a été lancée et renforcée en 1990 par la dévaluation du Dinar tunisien et la restructuration de la bourse (1990)[11].
Paradoxalement encore - et bien qu’il se soit déclaré comme arbitre - l’Etat n’a pas pu gérer les exigences d’une économie de marché. Bien au contraire, la dominance de l’Etat n’a pas cessé de s’aggraver que ce soit en matière économique, sociale ou politique. Sur le plan politique, l’Etat tunisien n’a jamais accepté de discours discordant, même celui du syndicat. En effet, le mouvement de protestations du 26 janvier 1978 illustre parfaitement la tension entre la nouvelle catégorie socioprofessionnelle et l’Etat dirigiste. Elle représente entre autre l’attitude de ces nouvelles catégories vis-à-vis de la dominance et de l’autoritarisme de l’Etat. Quant au domaine de l’économie, l’Etat a gardé sa position de leader et de gestionnaire unique du champ économique. Son intervention directe dans les entreprises publiques a empêché qu’elles fonctionnent selon les critères d’une saine gestion[12].
En ce qui concerne le champ social, interdépendant avec les deux premiers, il est à noter que ni l’Etat, ni la société n’ont pu modifier les regards qu’ils se portaient. En effet, si l’Etat se considère comme l’acteur unique de la vie sociale, et considère la société comme « inapte » pour jouer ce rôle – ce qui ne concorde certainement pas avec les principes du libéralisme, les individus se considèrent comme « fils de l’Etat » qui ont droit au travail, à l’enseignement, au soin, à la sécurité sociale…etc. et considèrent l’Etat comme seul responsable de leur qualité de vie. La « révolte du pain » qui a éclaté en 1984 à la suite d’une augmentation du simple au double des prix à la consommation des produits céréaliers, témoigne de cette accusation d’irresponsabilité que se rejettent la population et l’Etat[13].
Cet événement, est à notre avis, très déterminant dans l’histoire contemporaine de l’Etat en Tunisie. D’une part, il a démontré l’incapacité de l’Etat-nation à gérer une telle crise économique. D’autre part, la société a exprimé clairement sa désobéissance à un tel Etat. Suite à cette tension, l’Etat a compris que sa légitimité est remise en question, il décidait alors de revenir sur sa décision gardant toujours sa position comme Etat social.
La fin de l’Etat social et la question de légitimité : les défis de la mondialisation
Le début des années 80 a été marqué par une crise économique mondiale ayant des effets directs sur les économies périphériques. La Tunisie qui a supporté durant les deux premières décennies de l’indépendance une politique économique dépendante de l’extérieur, surtout en matière de financement du développement, était au premier rang des pays en crise. Les signes exprimant l’entrée en crise sont nombreux : la réduction sensible de la croissance du PIB, l’aggravation du chômage, la réduction du pouvoir d’achat des salariés, le recul des investissements, le recul de la productivité du travail, la détérioration sensible et continue du rendement du capital, la crise des paiements extérieurs...etc[14].
Pour surmonter cette crise, l’Etat tunisien a sollicité les bailleurs de fonds mondiaux. Ces derniers ont dicté leur politique au pays en considérant l’Etat social comme contre-productif parce qu’il réduirait la motivation au travail, à la mobilité et à l’épargne ; ses politiques et protections pèseraient sur le volume des investissements et donc sur l’emploi. D’autant mieux que des écarts plus faibles de revenu limiteraient la différenciation des consommations et réduiraient donc les productions à plus forte intensité de main d’œuvre[15].
Il s’agit, en l’occurrence, d’un ajustement structurel s’appuyant sur les mesures suivantes : ouverture des frontières, dévaluation, priorité absolue accordée à l’exportation, désengagement de l’Etat, privatisation de l’appareil industriel et d’une partie des services, abolition du contrôle des prix intérieurs, diminution du coût du travail…etc[16]. Ces mesures résument, selon les termes de Jurgen Habermas, le passage d’une économie orientée vers la demande à une économie orientée vers l’offre. Un passage expliquant la transformation et le démontage de l’Etat social comme « conséquence directe d’une politique économique orientée vers l’offre, visant à la fois à déréguler les marchés, à réduire les subventions et à améliorer les conditions de l’investissement, tendance liée à une politique anti-inflationniste ainsi qu’à une baisse des impôts directs, à la privatisation des entreprises publiques et à d’autre mesures du même type »[17].
Par conséquent, et étant donné que le rôle de l’Etat dans le domaine économique a été mis en question, la perte de sa position en tant qu’acteur unique risque de lui faire perdre sa légitimité sociopolitique fondée sur les principes de décolonisation, de justice, de progrès, du bien-être pour tous. Principes que la société avait intériorisés depuis plus de deux décennies, puisque la majorité des Tunisiens, et ceci selon Azzem Mahjoub, considéraient l’Etat comme l’agent central contribuant d’une manière décisive dans la croissance économique, à l’amortissement des fluctuations cycliques par les politiques budgétaires et monétaires et à la stabilité sociale et politique[18].
Le désengagement de l’Etat sur le plan économique, dicté par les bailleurs de fond mondiaux, ne peut s’accomplir sans grave distorsion[19]. En effet, l’avancement du programme d’ajustement structurel (PAS) avait eu un impact considérable sur tous les domaines et sur toutes les catégories sociales. Sur le plan social, nous pouvons citer des changements énormes : Outre la privatisation accentuée des entreprises publiques et le licenciement de larges groupes d’ouvriers, ce désengagement va toucher toutes les formes de soutien à la reproduction de la force de travail. Par ailleurs, une hausse des prix a été de plus en plus accélérée touchant les différents produits dont ceux subventionnés directement ou indirectement par la Caisse Générale de Compensation ou à travers les entreprises publiques (pain, huile, eau potable, médicaments, électricité, transport…). De même, un désengagement des services sociaux fournis auparavant par l’Etat (surtout la santé et l’éducation) a été clairement déclaré dès le 7ème plan de développement (1987-1991) en laissant la relève au capital privé[20]. Ce désengagement brusque de l’Etat a entraîné une crise généralisée. D’abord, c’est la crise de légitimité économique et sociale dans laquelle vit l’Etat à l’ère de la mondialisation. A l’origine, les mesures prises par l’Etat, même si elles étaient dictées de l’extérieur, servaient à rétablir la relation Etat-société. Ensuite, il s’agit d’une crise de légitimité politique touchant la quasi-totalité des pays en développement et due à l’échec des gouvernements nationaux de refaire l’équilibre économique et d’imposer des lois compatibles avec les choix de leurs électeurs. Les élections se succèdent, les programmes électoraux se ressemblent mais peu de gouvernements respectent leurs engagements[21], en conséquence de quoi il est permis de parler d’une crise de confiance. En effet, les peuples ont perdu confiance dans la capacité des décideurs de surmonter la crise généralisée tant sur le plan local que sur le plan mondial.
Outre cette crise de légitimité, l’Etat nation, étant menacé par l’internationalisation et la standardisation de l’économie voire par les interdépendances et les concurrences entre les divers acteurs, est menacé également par l’ingouvernabilité. A la base de la mondialisation, il y’a une révolution technique extrêmement importante, qui est l’abolition de la distance par le progrès de la communication[22].
Etant donné que l’autorité de l’Etat nation reposait essentiellement sur la distance, car elle donnait un sens au territoire national, cette souveraineté risque d’être perdue sous l’emprise des exigences de l’économie de marché. L’Etat risque également de perdre sa position d’acteur sur son territoire puisque la mondialisation permet l’émergence d’un très grand nombre d’acteurs, qui vont avoir leur propre action internationale, leur propre volonté politique ou qui vont faire pression sur l’Etat pour qu’il intervienne sur la scène mondiale[23]. Nous pouvons parler, dans ce cadre d’une opinion publique internationale qui se fonde et se développe virtuellement et qui peut échapper à toute sorte de contrôle étatique et négliger de plus en plus le rôle de l’Etat. Il s’agit donc d’un démantèlement complet des institutions classiques de pouvoir et de contrôle[24] qui peuvent gérer la montée des interdépendances que ce soit sur le plan national ou international.
Nous assistons, de ce fait, à une fin de l’Etat nation qui se trouve dépassé par les événements. Cette fin se manifeste à travers la destruction des frontières et la standardisation des politiques économiques et sociales sur le plan international dominé, lui-même, par de nouveaux acteurs. Le marché décidera de tout ; c’est – d’une façon ou d’une autre – l’un des principes fondamentaux de la mondialisation et l’une des significations les plus claires de la nouvelle notion de « gouvernance mondiale » qui signifie également le passage d’une centralisation de pouvoir à l’échelle nationale à une centralisation de pouvoir et de décision à l’échelle internationale. C’est ce que nous percevons d’ailleurs dans la création des organismes internationaux telle que l’OMC, définie à l’origine comme « organisme signifiant la naissance de l’Etat de droit à la faveur duquel tout le monde se soumet aux même règles et lois »[25]. Mais, de quelles règles et lois s’agit-il ?
La mondialisation n’est pas une globalisation de l’économie dans le sens où elle s’étendrait harmonieusement au bénéficie d’un nombre de plus en plus grand de pays et de populations. Bien au contraire, c’est une mondialisation « excluante » dans laquelle, les entreprises, les populations et les pays de la planète ne jouent pas à armes égales[26]. Il s’agit, si l’on veut, de la loi du plus fort selon laquelle ni l’Etat, ni la société dans les pays du Sud ne peuvent jouer leurs rôles classiques de gouvernance et de régulation de leurs territoires traversés désormais par les stratégies de celui qui apparaît le plus fort.
De quel type d’Etat avons-nous besoin aujourd’hui ? Vers de nouvelles règles d’échanges entre Etat et société
Partout dans le monde, au Nord comme au Sud, les gouvernements ne cessent, à la fin de chaque année, de souligner la croissance économique réalisée dans leurs pays. Mais, et en même temps nous remarquons dans les différents rapports des organisations onusiennes comme le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), l’Organisation Internationale du Travail (OIT) ou encore la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), que les résultats acquis quant au développement humain sont encore très insuffisants. En effet, la pauvreté, le chômage, les inégalités …etc, toujours considérés comme prioritaires dans les programmes des gouvernements, ne cessent de s’accroître tant au nord qu’au Sud de la planète. Situation d’autant plus révoltante que la richesse globale (en terme de PIB) n’a fait qu’augmenter[27].
La croissance économique est aujourd’hui très élevée dans la quasi-totalité des pays du monde à la suite de l’augmentation suprême de la production, des échanges et de la circulation du capital à l’échelle internationale, mais la crise du nouveau modèle de développement est de plus en plus ressentie. En fait, et si l’ensemble des communautés existantes aujourd’hui fondent leur légitimité, leurs exigences et leurs espérances par rapport à la mondialisation et à ses effets[28], le système mondial auquel elles doivent adhérer est de plus en plus fermé, et en faveur des acteurs les plus forts qui peuvent gérer la levée des barrières et la circulation du capital au plan mondial. La majorité des pays se trouve de plus en plus marginalisé. Leurs acteurs classiques n’auront la chance ni de jouer, ni de négocier autant sur leurs propres territoires qu’à l’échelle mondiale. L’Etat est sans doute le premier acteur écarté.
L’exclusion de l’Etat ne pourrait engendrer que la montée des inégalités sociales à l’intérieur du même pays et entre les pays, tous mis en concurrence souvent malgré eux. De larges catégories socioprofessionnelles perdront leurs emplois, leurs revenus et leurs moyens d’agir. Quant aux pays, plusieurs d’entre eux seront de plus en plus marginalisés et traversés par l’hyperconcurrence mondiale au sein de laquelle ils ne peuvent occuper aucune place. Les options offertes à l’Etat-nation sont de plus en plus réduites. Deux d’entre elles sont même exclues : le protectionnisme et le retour à une politique économique fondée sur la demande. Les fonctions de l’Etat social ne peuvent plus être remplies que si elles sont transférées de l’Etat-nation à des unités politiques qui se portent en quelque sorte à la hauteur d’une économie devenue transnationale[29].
Paradoxalement à son désengagement économique et social, l’Etat détient un pouvoir de plus en plus grandissant sur les catégories défavorisées. Ainsi assiste-t-on, à ce que Pierre Bourdieu appelle le dédoublement de l’Etat, avec d’un coté un Etat qui assure des garanties sociales, mais pour les privilégiés, suffisamment assurés pour donner des garanties, et un Etat répressif, policier, pour le peuple[30]. A notre avis, ce « dédoublement de l’Etat » est dû essentiellement, à sa perte de légitimité, liée à son tour, à son désengagement du domaine social.
Ce désengagement, il est vrai, a créé un désenchantement total de la part des catégories populaires envers l’Etat et une méfiance envers le système qui l’englobe. Ceci signifie que nous aurons encore besoin de l’Etat et que nous devons le défendre et en particulier dans son aspect social. Pour gérer les mutations sociopolitiques mondiales, nous aurons besoin d’une nouvelle relation entre Etat et société qui se fonde non plus sur le clientélisme, qui a longtemps caractérisé cette relation, mais sur la bonne gouvernance. Cette nouvelle stratégie devra être fondée sur une certaine cohérence entre Etat efficace, société civile active et secteur privé dynamique. Tant la société civile occupera une part de plus en plus grande et de plus en plus importante de l’espace autrefois réservé à l’Etat, tant ce dernier pourra organiser ses interventions et veiller à sauvegarder l’intérêt de tous les groupes.
Dans ce cadre, les rapports mondiaux sur le développement humain parus durant les dernières années,[31] ont été centrés sur l’idée que la réussite du développement est autant une affaire de politique que d’économie. En effet, l’objectif de réduction durable de la pauvreté nécessite de donner du pouvoir politique aux pauvres par la mise en place de modes de gouvernance démocratique solides à tous les niveaux. Cette « conscience mondiale » de l’importance de ce transfert de pouvoir entre Etat et société civile au nom d’une bonne gouvernance n’est pas une chose bizarre ; bien au contraire, un document du PNUD paru en 1997[32] avait souligné l’importance de conjuguer « être et avoir » et « droits et devoirs » d’une communauté d’intérêts communs et des individus eux-mêmes dans le cadre des nouvelles stratégies du développement humain.
Les principes de bonne gouvernance tels qu’ils ont été définis dans plusieurs documents du PNUD sont essentiellement les suivants[33] :
Participation
Tous les hommes et toutes les femmes devraient avoir voix au chapitre en matière de prise de décisions, directement ou par l’intermédiaire d’institutions légitimes qui représentent leurs intérêts. Une participation aussi large est fondée sur la liberté d’association et de parole, ainsi que sur les capacités nécessaires pour participer de façon constructive à la prise de décisions.
Primauté du droit
Les cadres juridiques devraient être équitables et les textes juridiques appliqués de façon impartiale, en particulier les lois relatives aux droits de l’homme.
Capacité d’ajustement
Les institutions et les processus doivent viser à répondre aux besoins de toutes les parties prenantes.
Orientation du consensus
La bonne gouvernance joue un rôle d’intermédiaire entre des intérêts différents afin d’aboutir à un large consensus sur ce qui sert le mieux les intérêts du groupe et, le cas échéant, sur les politiques et les procédures.
Équité
Tous les hommes et toutes les femmes ont la possibilité d’améliorer ou de maintenir leurs conditions de vie.
Responsabilité
Les décideurs au niveau du gouvernement, du secteur privé et des organisations de la société civile rendent des comptes au public, ainsi qu’aux parties prenantes institutionnelles.
Vision stratégique
Les dirigeants et le public ont une vaste perspective à long terme de la bonne gouvernance et du développement humain. Par ailleurs, ils comprennent dans toute leur complexité les données historiques, culturelles et sociales dans lesquelles s’inscrit cette perspective.
La bonne gouvernance se définit donc, par l’efficacité des acteurs, l’équité des groupes et la primauté du droit. Elle veille à ce que les priorités politiques, économiques et sociales soient fondées sur un large consensus au niveau de la société et entre ses différents acteurs. La bonne gouvernance facilite et garantit l’accès des groupes sociaux, longtemps exclus, à la vie publique et au domaine de la prise de décisions, notamment les femmes, les jeunes, les pauvres, les minorités…etc.
Conclusion
En guise de conclusion, et après avoir pris connaissance des différentes caractéristiques du processus de développement en Tunisie, on peut admettre que les principes interdépendants de la bonne gouvernance ont été quasi absents dans toutes les politiques de développement usitées par les Etats-nations dans les pays sous développés. C’est pour cela - peut être - que les modèles de développement qui se sont succédés durant de longues années, et partout dans le monde, ont échoué[34]. C’est plutôt ce type de relation entre l’Etat et la société que nous devrions défendre tant sur le plan local que sur le plan mondial. Une relation dans laquelle tout acteur, quel qu’il soit, trouve sa place et puisse contribuer au développement de l’homme et du monde entier. Le besoin d’un Etat efficace s’affirme de plus en plus.
Bibliographie
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Notes
[1] Beau, Pierre, Louis XI, créateur de l’Etat-nation, Consulté sur Internet : www.solidariteetprogres.online.fr (25/04/2006)
[2] Boudon, Raymond et Bourricaud, François, Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982, pp. 400-401.
[3] Citons à titre d’exemple l’idée du philosophe Montesquieu quant à la répartition des pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif) caractérisant un type d’organisation politique qu’il nomme « la nation ». Montesquieu a souligné également que plus la légalité de l’ordre social repose sur l’existence d’un régime politique moderne, plus les hommes sont civilisés et aboutissent dans leurs relations aux lois. Citons aussi un deuxième exemple qui pourrait sans doute enrichir notre analyse. Il s’agit du sociologue allemand Max Weber, fondateur de la sociologie politique, qui a inventé le concept de bureaucratie pour désigner un mode d’administration dominé par ce qu’il appelle « un pouvoir rationnel légal ». Ainsi, et admettons que la centralisation est l’une des conditions nécessaire pour la bureaucratie, nous sommes amenés à reconnaître que la bureaucratie n’est qu’une manière d’administration publique sous un régime politique centralisé qui n’est bien sûr que l’Etat.
[4] Moala, Mansour, L’Etat tunisien et l’indépendance, Tunis, Cérès Productions, 1992, pp. 17-22.
[5] Zghal, Abdelkader, « La participation de la paysannerie maghrébine à la construction nationale », Revue Tunisienne des sciences sociales, Tunis, N°22, 7ème année, Juillet 1970, pp. 144-147
[6] Lahmar, Mouldi, Du mouton à l’olivier ; Essai sur les mutations de la vie rurale maghrébine, Tunis, Cérès Productions, 1994, p.147
[7] Bessis, Sophie, Banque Mondiale et FMI en Tunisie : une évolution sur trente ans, In Elmelki, Habib et Santucci, J.C (S/D), Etat et développement dans le monde arabe, Paris, Editions du CNRS, 1990, p.137.
[8] Elmannoubi, Khaled, Industrialisation et compétitivité en Tunisie, Tunis, Editions « l’or du temps », 1993, p.14.
[9] Hermassi, Abdellatif, Etat et développement au Maghreb. L’exemple tunisien, Tunis, Cérès Productions, 1998, p.81 (Texte en arabe)
[10] Ibid, p.87
[11] Toumi, Mohsen, L’économie tunisienne ; une option libérale de longue date, in Lacoste Dujardin, Camille et Lacoste, Yves, L’Etat du Maghreb, Tunis, Cérès Productions, 1991, p. 454.
[12] Bessis, Sophie, Banque Mondiale et FMI en Tunisie, Op. cit, p.142.
[13] Voir Benjannet, Zouheir, « Les stratégies de l’acteur de développement entre exigences locales et contraintes de la mondialisation », (En arabe) Revue algérienne d’anthropologie et des sciences sociales, Insaniyat, N°28, 9ème année, Oran, Avril-juin 2005, p.44.
[14] Ben Romdhane, Mahmoud, « Fondements et contenu des restructurations face à la crise économique en Tunisie ». Une analyse critique, in Etat et Développement au Maghreb, Op. cit, pp. 150-151.
[15] Delcourt, Jacques, « Globalisation de l’économie et progrès social ; L’Etat à l’heure de la mondialisation », Revues futuribles, Avril, 1992, p.9.
[16] Bessis, Sophie, Banque Mondiale et FMI en Tunisie,: Op. cit, p.146.
[17] Habermas, Jurgen, Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz, Paris, Fayard, 2000, p.29.
[18] Mahjoub, Azzem, « Etat, secteur publique et privatisation en Tunisie », in Etat et développement dans le monde arabe, Op cit, p. 305.
[19] Dimassi, Hassine, « Le désengagement de l’Etat tunisien de la reproduction de la force de travail », in Etat et développement dans le monde arabe, Op cit, p.338.
[20] Voir Dimassi, Hassine, ibid, pp. 336-338.
[21] Valaskakis, Kinon, « Mondialisation et gouvernance ; le défi de la régulation publique planétaire », Revue futuribles, N°235, Avril 1992, pp. 19-20.
[22] Badie, Bertrand (Entretien avec), L’Etat-nation un acteur parmi d’autre. Consulté sur Internet:www.diplomatie.gouv.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/2000/05etat.html (14/04/2006)
[23] Ibid
[24] Voir Taurin, Nicole, « Le démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale », Sociologie et Société, Volume 31, N°2, Automne 1999.
[25] C’est la définition avancée par l’ambassadeur qui a représenté l’Europe aux négociations du GATT en 1995. Voir Du GATT à l’OMC, Revue Information économique africaine, N°250, Janvier-févriers 1995, pp. 28-32.
[26] Horman, Dénis, Mondialisation excluante, nouvelles solidarités, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 21.
[27] Ibid, p. 20.
[28] Roy, Jean-Louis, Mondialisation, développement et culture, Québec, Editions Hurtubise HMH, 1995, p. 17.
[29] Habermas, Jurgen, Après l’Etat-nation… Op cit, pp. 31-32.
[30] Bourdieu, Pierre, Le mythe de la mondialisation et l’Etat social européen. Intervention à la confédération générale des travailleurs grecs, à Athènes, Octobre 1996, Consulté sur Internet : www.hommemoderne.org/societe/socio/bourdieu/contrefe/mythe.html (17/09/2004).
[31] Voir à titre d’exemple le rapport du PNUD de 2002 et celui de 2005. Le premier, intitulé « Approfondir la démocratie dans un monde fragmenté » et le deuxième intitulé « La coopération internationale à la croisée des chemins : l’aide, le commerce et la sécurité dans un monde marqué par les inégalités ».
En effet et si le premier rapport a remarquablement insisté sur le fait que la bonne gouvernance est devenue une condition indispensable pour le développement humain, le deuxième rapport souligne l’accroissement des inégalités tant sur le plan local que sur le plan mondial ce qui nécessite l’intervention d’une politique mondiale nouvelle à fin de rééquilibrer les ordres économique et social.
Les deux rapports sont consultables sur Internet dans les liens suivants : www://hdr.undp.org/reports/global/2002/fr/
www://hdr.undp.org/reports/global/2005/fr/
[32] PNUD : La gouvernance en faveur du développement humain durable : Document de politique générale du PNUD. Consulté sur Internet : www://magnet.undp.org/docs/UN98-21.PDF/Govfre.htm.
[33] Patrick Simon : La bonne gouvernance une culture de la paix. Avril 2004. Institut de Documentation et Recherche sur la Paix. Consulté sur Internet : http://www.institutidrp.org. (26/03/2005)
[34] Aujourd’hui plus d’un milliard de personnes ont moins d’un dollar chacune par jour pour vivre et lutter en permanence contre les maladies, la faim et la dégradation de l’environnement.