N°47-48 | 2010 | Communautés, Identités et Histoire | p. 53-65 | Texte intégral
The Maghreb, an imaginary community Abstract: The Maghreb without a doubt makes up a structure leaning on a certain number of strata and characteristics inherited from history where multiple socio-anthropological and political characteristics mingle and of which it is the result with a superimposition of diverse nomenclature. Outside some rare historical periods of its history marked by centralist self centered or external tendencies (Roman antiquity, Almohade period, or French colonization) and in spite of attempts operated by National movement fractions under its modern form, the Maghreb couldn’t reach political unity. Even if the region could look like an “imagined community”, it has never been able to make up a modern nation although some characteristics described by Benedict Anderson for that are found gathered together (existence of a printed language and capitalism, even mainly under its colonial form). We try to come back to the historical process of the ensemble to suggest some explanations for this state of facts. Keywords : Imaginary community - nation - history - printed language -capitalism - colonization. |
Hassan REMAOUN : Université d’Oran, Faculté des sciences sociales, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
L’approche de ce qu’on pourrait appeler avec toutes les précautions d’usage, « le fait maghrébin », « la conscience », « l’identité », sinon « l’unité maghrébine » ou tout simplement tout ce qui pourrait relever du communautaire pan-maghrébin mérite qu’on s’y arrête, surtout à l’occasion de ce colloque portant sur « Les communautés imaginées dans l’espace méditerranéen »1 et en s’appuyant sur les travaux autour de la question nationale menés bien sur par Benedict Anderson mais aussi bien d’autres qu’il serait difficile de tous citer2 dans cette modeste contribution.
Pour des raisons d’exposition nous procèderons par quelques rappels et remarques qui nous permettront peut-être de déboucher sur des conclusions (toujours provisoires bien sur), voire sur des propositions forcément risquées, et surtout des questionnements ?
Le Maghreb comme communauté imaginée et représentation : la question des noms et de leur arbitraire
Le Maghreb est sans doute une construction s’appuyant sur un certain nombre de strates et de caractéristiques léguées par l’histoire et où s’entremêlent des données multiples à caractères socio-anthropologiques et politiques dont il est la résultante, avec une superposition d’appellations diverses et marquées forcément pour se référer aux philologues, sémioticiens, et autres sociolinguistes, par l’arbitraire du signe et donc du nom, avec des appellations relevant de réalités et de représentations diverses, mais qui sans tomber dans l’approche téléologique et essentialiste, ont fini par se recouper (plus ou moins) selon les sensibilités et les perceptions dans les conceptions actuellement dominantes. Le terme même de Maghreb a d’abord été lié à la pénétration (futuhât) islamique qui le situait comme un Occident musulman (incluant bien entendu à certains moments l’Andalousie, Malte ou la Sicile), avant d’être assimilé à la fin du XIXe siècle et surtout au début du XXe siècle et sur la lancée du nationalisme arabe, à un Maghreb arabe, et en relation avec le Machrek arabe, zone géopolitique à ne pas confondre avec ce qui fût le Machrek islamique ou Orient musulman lié aux futuhât ou à l’activité marchande dans les profondeurs du continent asiatique (c'est-à-dire essentiellement dans les zones où l’arabe n’a pas de nos jours le statut de langue vernaculaire, et encore moins de langue « nationale »).
Par le hasard de l’histoire, le terme de Maghreb a fini par recouper l’ère géographique dont le parler ancestral est le berbère ou tamazight, avant que celui-ci ne se voit concurrencé ou mène largement supplanté par l’usage de l’arabe. C’est ce qui correspondrait à l’antique Libye (ou Lebou de Hérodote), à l’Afrique romaine (regroupant notamment l’Africa, la Numidie et les Mauritanies), à la Berbérie ou « États barbaresques » de l’époque moderne (ou pré-coloniale), et à l’Afrique du Nord de l’ère coloniale contemporaine, et dernier avatar, le néologisme de « Tamazgha » quelques fois usité de nos jours.
A signaler aussi que le terme de Maghreb a aujourd’hui un caractère polysémique puisque son usage en langue arabe (Maghrîb) est usité aussi pour désigner spécifiquement une seule de ses composantes, l’ancien Maghrîb al aqçâ (Maghreb ou Occident extrême qui correspond en grande partie à l’actuel Maroc)3.
Notre propos dans ce texte porte bien entendu sur le Maghreb dans son sens traditionnel (parfois appelé en arabe « el-Maghrîb el-Kabîr » ou « Grand Maghreb » pour le distinguer de la référence au seul Maroc). Il s’étend actuellement de la Méditerranée au nord, aux frontières de l’Afrique subsaharienne, et comprend notamment les États nationaux de Libye, de Tunisie, d’Algérie, du Maroc et de Mauritanie, la question du statut du Sahara occidental (occupé jusqu’en 1975 par l’Espagne puis partagé entre la Mauritanie et le Maroc, avant d’être entièrement annexé par ce dernier pays) faisant toujours l’objet de négociations menées sous l’auspice de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
Le Maghreb, de l’unité anthropologique à la problématique unité politique
Le Maghreb a-t-il pour autant constitué une unité politique, en dehors des tentatives de l’intégrer à des ensembles plus vastes et excentrés, tels l’Empire romain dans l’antiquité, les Empires musulmans d’Orient omeyade puis abbasside aux débuts de l’ère médiévale, ainsi qu’à partir du XVIe siècle de l’Empire Ottoman (qui s’est étendu jusqu’aux frontières occidentales de l’Algérie actuelle) ou encore de la phase de colonisation européenne (surtout avec la France à partir de 1830 pour l’Algérie puis la Tunisie, le Maroc et la Mauritanie, mais aussi pour certaines régions, l’Espagne ou l’Italie) ? Les choses auraient pu se jouer dès l’antiquité autour des cités fondées par les Phéniciens (Carthage, notamment à partir du IXe siècle avant J.C.) ou de certains royaumes berbères telle la Numidie avec Massinissa (du IIème au 1er siècle avant J.C.) et beaucoup plus tard avec les Fatimides au Xème siècle, les Almoravides aux XI-XIIe siècles, et surtout les Almohades au XII-XIIIe siècles ?
Ibn Toumert avait en effet réussi, en s’appuyant sur les Masmoudas du Haut Atlas à faire jonction avec d’autres tribus telles les Koumiyas des Traras mobilisés par Abdelmoumen Ibn Ali, à faire de l’Empire almohade une puissance regroupant l’essentiel du Maghreb, de l’Atlantique aux confins de la Libye actuelle et de la Méditerranée (et jusqu’en Espagne) au Sahara, et ce durant un siècle environ (du XIIe au XIIIe siècle). Si la conjoncture historique avait été un moment favorable à leur construction étatique, celle-ci devait finir par s’effondrer, cédant le pas à des entités aux frontières mouvantes mais qui allaient préfigurer les contours des États maghrébins4 qui nous sont contemporains. Ces velléités impériales, surtout celles dues aux Almoravides et aux Almohades entre le XIe et le XIIIe siècles, coïncidaient avec l’arrivée et l’installation au Maghreb des vagues hilaliennes venues d’Orient au XIe siècle (Banû Hilal, Banû Sulaym, Banû Maâqal…) ainsi qu’avec l’affirmation du rite malékite diffusé depuis le IXème siècle à partir de Kairaouan.
C’est sans doute ce qui explique que la période est souvent considérée comme celle qui aurait vu l’émergence d’un Maghreb classique marqué par l’unité politique dans la fusion des principales caractéristiques communautaires qui le distingueront désormais : usage des parlers berbères traditionnels et arabes, et triomphe de l’islam malékite qui allait bénéficier des replis ou disparition des autres rites assimilés par les dominants à l’hétérodoxie (ceux qu’on qualifiait de « kharéjites », surtout l’ibadisme et dans une moindre mesure le çofrisme, ainsi que les différentes affiliations au chi’isme notamment avec les Idrissides et les Fatimides), ainsi que l’extinction des derniers foyers du christianisme donc la présence ici remontait à l’antiquité romaine5.
En fait, si le Maghreb peut être caractérisé par une certaine unité anthropologique et des interactions et interférences historiques évidentes, l’unité politique menée de manière endogène ou autocentrée n’aura été que de brève durée à l’échelle de l’histoire. Il y a eu assurément de plus longues périodes de domination menée par des ensembles excentrés, sans d’ailleurs que les métropoles impériales ne songent à assurer l’unité au moins administrative de la région que l’on gouvernera selon des statuts différenciés : confère les différents découpages et modes de domination aux époques romaine, ottomane puis française.
De même de l’antiquité à nos jours les formations étatiques autochtones diversifiées et concurrentes sinon rivales, qui avaient été constituées ont occupé au total, une longueur de temps beaucoup plus importante que ne le firent les éphémères (à l’échelle de l’histoire) Empires fatimide (durant sa période maghrébine au Xe siècle), almoravide ou même almohade (moins d’un siècle chacun).
Le Maghreb d’hier à aujourd’hui : entre dynamique locale et dynamique globale
Ces États maghrébins constitués tout au long de l’histoire à l’interaction de dynamiques « globales » (disons plus régionales ou même mondiales) et de dynamiques plus « locales » pour emprunter sa conceptualisation à Maxime Rodinson, puisaient bien entendu les conditions de leurs émergences dans des contextes socio-historiques et anthropologiques déterminés. L’expression qui en a été longtemps dominante est sans doute à chercher dans le processus décrit et théorisé par Abderrahmane Ibn Khaldoun qui, à première vue, relevait du local et de « l’endogène ». Le phénomène de la Açabiyyâh est en effet intimement lié à des formations sociales caractérisées par la prégnance de l’organisation tribale et de formes de solidarité agnatiques et lignagères. Dans les moments de crise et d’affaiblissement des États en place (cités-États, émirats ou empires selon le contexte), les ensembles tribaux les plus puissants (regroupés par moment en larges confédérations) et donc à la açabiyyâh la plus resserrée, proposent en quelque sorte une solution de rechange et une relève pour porter au pouvoir une nouvelle dynastie issue de sa propre aristocratie. Le phénomène tend cependant à se situer dans une dynamique plus globale, puisque cette açabiyyâh a besoin pour s’exprimer véritablement, de la Dâwâ ou action missionnaire, ferment idéologique lié au message religieux, et d’une base économique lui permettant de mobiliser des ressources pour mener à bien la nouvelle entreprise. Au Moyen-âge le ferment idéologique était inspiré de l’islam à travers ses différentes obédiences (puisées notamment dans « le kharéjisme », « le chi’isme » ou « le sunnisme » selon le schéma de « l’action muhamadienne » proposé par Georges Labica), et les ressources économiques captées souvent à travers le contrôle des circuits commerciaux qui irriguaient la région, notamment le commerce transsaharien (celui de l’or en premier lieu comme le montre les études contemporaines). La convergence de ces différents facteurs et leur potentiel ainsi que la conjoncture liée au moment détermineront en fait les résultats de l’opération, l’importance de la nouvelle formation étatique et la puissance de la nouvelle dynastie (qui pourra se retrouver à la tête d’un émirat local ou d’ensembles plus vastes à vocation impériale). Sans s’estomper complètement, le phénomène ainsi décrit allait perdre en intensité à la fin de l’ère moderne, essentiellement sans doute à cause du tarissement du commerce transsaharien dû peut être à la raréfaction de l’or africain et encore plus surement à l’essor de l’Europe qui à partir du XVe siècle pourra détourner à travers les voies maritimes par les routes caravanières, dont le Monde musulman constituait le principal carrefour6. L’essor de l’Europe sera par ailleurs précédé puis accompagné par des phénomènes d’expansion tels les Croisades, l’achèvement de la Reconquista dans la péninsule ibérique, puis la forte pression préfigurant l’ère coloniale sur le reste du monde, les côtes maghrébines notamment. Malgré la résistance menée sous l’hégémonie des Ottomans dans la sphère méditerranéenne et dans la majeure partie du Maghreb, et l’apparente vitalité des Saadiens au Maroc ainsi que le réseau confrérique qui se déploie un peu partout dans le Monde musulman et notamment au Maghreb7 où par ailleurs le phénomène de course à la mer tente une substitution au commerce caravanier, le phénomène semble irréversible et débouchera sur la colonisation des XIXe et XXe siècle. Les Français pénètrent l’Algérie à partir de 1830, puis en 1881 en Tunisie, avant de parachever avec les Espagnols le partage du Maroc suite à la proclamation des protectorats en 1912. La résistance menée à partir des villes, mais surtout du tissu tribal et confrérique finira par s’affaiblir avant de s’éteindre dès la fin du XIXe siècle, en Algérie, et un peu plus tard dans les autres régions du Maghreb à colonisation plus récente. Entre temps la société va être complètement déstructurée par la pénétration du capitalisme colonial, donnant naissance à de nouvelles catégories qui bientôt s’exprimeront à travers les mouvements nationaux et le nationalisme.
Machrek-Maghreb- États territoriaux : A propos du débat autour de l’existence d’une nation arabe
Le problème est maintenant moins de savoir si le Maghreb a constitué une communauté imaginée, ce qui va de soit8, que s’il peut postuler comme ensemble au titre de nation et au cas où la réponse est oui, pourquoi n’a-t-il pas évolué en État national, englobant toute la région ? Si depuis l’antiquité il est marqué par une certaine unité linguistique, voire ethnico-religieuse et parfois dynastique et politique, ce qui lui donne d’une certaine façon un champ de « profondeur historique » (Anouar Abdelmalek en parlant de l’Egypte), voire des caractéristiques susceptibles de renvoyer à un « Proto-nationalisme populaire » (Eric Hobsbawn), il est difficile de parler encore de nation pour une société encore au stade agraire et pré-capitaliste9 et ceci est, à plus forte raison, valable pour chacune des pays de la région pris séparément.
A première vue les choses ne sont pas très différentes si on cherche à se situer à l’échelle de tout le Monde arabe avec la persistante question de l’existence d’une nation arabe que Samir Amin voyait émerger dès le Moyen-âge avec l’apparition d’une classe de marchands-guerriers. Mais n’est-ce pas là qu’une reconstruction a posteriori liée au déploiement du nationalisme arabe à l’aube du XXe siècle (Jeunes Arabes, Baâth, Nassérisme…) qui donnera d’ailleurs naissance aux appellations de Machrek arabe et de Maghreb arabe ? En tous les cas la question de l’existence d’une nation ou tout simplement nationalisme arabe, semble avoir était prise au sérieux, la question qui se posait étant celle de son articulation aux États-nationaux qui ont réellement vu le jour.
On a pu ainsi avancer une explication du phénomène en proposant l’existence d’une nation à « double palier » ou a « deux étages » (Maxime Rodinson, Anouar Abdemalek). Une autre question qui demeurera aussi posée est de savoir pourquoi il n’y a pas eu évolution vers l’émergence d’un État panarabe et pourquoi toutes les tentatives de fusion stipulées ou entamées par certains n’ont pu aboutir ? Comment de même expliquer la persistance d’États territoriaux qui remontent au découpage colonial, ou parfois même lui ayant préexisté sous des factures diverses, et cela est notamment le cas dans le Maghreb qui nous intéresse ici ? Ceci ne renvoie-t-il pas à des imaginaires superposés ou entrecroisés, et porteurs à la fois des nationalismes territoriaux, du panarabisme, et d’autres variantes telle celle en faveur de l’unité Maghrébine ? Ce que nous pouvons constater cependant, c’est qu’à l’échelle macro la thématique de l’unité arabe semble avoir longtemps marginalisé celle de l’unité maghrébine.
D’ailleurs la Ligue des États arabes a pu malgré sa léthargie avoir à certaines périodes de son existence quelque visibilité, revigorée sans doute par les conflits du Moyen-Orient et la question palestinienne, mais aussi par l’activisme de courants politiques tels le Baâth ou le Nassérisme qui n’ont pas eu à vraiment parler d’équivalents au Maghreb où l’Union du Maghreb arabe (UMA) est incapable de faire fonctionner même ses organes statutaires. De même l’agitation épistolaire menée au début du siècle par le comité animé par les frères Bach Hamba, la fondation en 1926 à Paris de l’Etoile Nord –africaine (ENA) ou l’activisme à la lisière des années 1940 et 1950 du Comité de libération du Maghreb arabe présidé au Caire par Abdelkrim Al-Khattabi, avec même la tentative de création en 1955-1956 d’une Armée de libération du Maghreb n’auront en fait constitué que des initiatives avortées, pour imaginer une Afrique du Nord politiquement unie. Malgré les marques de solidarité, les combats se mèneront pour l’essentiel de manières séparées, depuis la résistance menée en Algérie par l’Emir Abdelkader dans la première moitié du XIXe siècle, jusqu’au soulèvement du Rif marocain avec Abdelkrim de 1921 à 1926, et aux guerres de libération devant déboucher sur les indépendances nationales.
Unité et diversité : A propos des référents identitaires, des proto-nationalismes, et des histoires nationales
Ces velléités pan-maghrébines ont beau échoué, elles n’en expriment pas moins des possibles qui dans d’autres conjonctures auraient peut-être abouti. Apres tout il ya plusieurs facteurs objectivement favorables, tels les référents identitaires hérités qui rapprochaient les différents « proto-nationalismes » (interprétations des parlers berbères et arabes, islam, mémoire partagée…), la contigüité territoriale, et une histoire interférente, sinon commune depuis les temps les plus reculés jusqu’à la confrontation avec la colonisation contemporaine. L’histoire ne se construit cependant pas à rebours, avec des « si » et des « peut-être », et contrairement aux apparences le Maghreb ne constitue pas socialement un ensemble complètement homogène, parce que compartimenté entre populations vivant dans les plaines et les montagnes, les steppes et le désert, la ville, et la campagne, ainsi que des structures sociales différenciées, et sans tomber dans le déterminisme géographique les tendances centripètes doivent constamment être confrontées à d’autres plus centrifuges. Ceci a sans doute favorisé l’existence de communautés puis de formations étatiques multiples, au point que même lors des périodes d’intégration à des ensembles impériaux plus vaste, il n’a jamais été question d’y instaurer une administration centralisée et uniforme. La colonisation française, même après s’être accommodée avec les Espagnols au Maroc, a pour l’essentiel et pour les régions de l’Afrique du Nord qu’elle avait d’abord commencé par occuper, gardé les divisions issues de l’effondrement de l’empire almohade (au XIIIe siècle), telles que reconduites approximativement avant elle déjà, à travers les Régences ottomanes et d’Alger, Tunis et Tripoli, et le royaume du Maroc. En remontant plus anciennement dans l’histoire, les géographes arabes ne distinguaient-ils pas comme nous l’avons déjà signalé entre le Maghrîb el adna le Maghrîb et Awsat, et le Maghrîb el Aqçâ, et dès l’antiquité berbère et romaine ne différenciait-on pas déjà entre le domaine de Carthage, les royaumes numides et les Maurétanies !
Nous n’avons cependant pas besoin d’aller aussi loin puisque la nation est, répétons-le, un phénomène lié au monde moderne et si les nationalistes instrumentalisent le passé, ils le font naturellement de manière sélective et même mythique, laissant planer leur imaginaire au gré des ambitions des phantasmes et des conjonctures. Leurs approches souvent de type téléologique, et a-temporelles, relayées souvent dans les manuels d’histoire « nationale » et autres bréviaires, doivent être sujettes à critiques. Mais nous ne nous y attarderons pas ici.
Le Maghreb a t-il constitué une nation ? A propos de la langue d’imprimerie et du capitalisme
Sans perdre de vue les approches « idéalistes » ou « subjectivistes » de la nation (Fichte, Renan) et « matérialistes » ou « objectivistes » (le marxisme dans ses différentes variantes)10, un certain nombre de facteurs ont pu concourir selon Benedict Anderson à l’élaboration de l’imaginaire national. Deux d’entre eux qui lui semblent décisif retiendront brièvement notre attention : l’existence d’une langue vernaculaire imprimée et le capitalisme, leurs effets étant bien entendu combinés. La Chine et la Corée ont par exemple connu l’imprimerie bien avant sa pénétration en Europe, (au XVe siècle) mais ceci n’a pas provoqué pour autant l’émergence d’un sentiment national dans ces pays.
Le Maghreb a connu ces deux facteurs, plus ou moins simultanément, mais d’une manière générale essentiellement avec l’instauration de l’ordre colonial, c'est-à-dire à partir du XIXe siècle. Quels effets ceci a-t-il eu sur le Maghreb ?
1° Le capitalisme colonial et l’on ne s’y attardera pas, a ses propres spécificités. S’il déstructure la formation sociale préexistante, ses effets ne sont pas tout à fait les mêmes qu’en Europe, puisqu’il développe peu d’industries locales et ne permet pas une importante circulation des salariés, des marchandises et donc des idées. Ce qui explique en partie la fonction du Code de l’indigénat qui a longtemps entravé la circulation des personnes à l’intérieur de la colonie, et le poids de l’émigration en fonction des intérêts de la métropole.
2° L’imprimerie n’a pas toujours bénéficié aux langues vernaculaires puisque l’arabe était marginalisé dans le système éducatif, et le tamazight à plus forte raison puisque ne disposant pas d’une importante tradition écrite.
3° L’arabe est par ailleurs caractérisé par son usage diglossique, ce qui complique la démocratisation de la « haute culture » (E. Gellner) surtout en situation d’oppression coloniale marquée par la faiblesse relative du taux de scolarisation des autochtones, et l’acculturation provoquée par le système éducatif.
4° La gestion administrative et politique des colonies, menée de manière cloisonnée ne permettait pas une importante circulation des écrits autres que ceux qui étaient rédigés en langue française (ou en langue espagnole pour le nord du Maroc), lesquels provenaient généralement de la métropole et ne touchaient pas la masse de la population (tenant toujours compte des taux de scolarisation), ce à quoi il faut ajouter les effets de la censure. La presse « indigène » lorsqu’elle existait, pouvait d’ailleurs difficilement disposer d’une grande diffusion, (sauf dans certaines situations) et encore moins être lue dans les pays voisins. C’est bien entendu le cas aussi pour toute la littérature écrite.
5° S’il pouvait y avoir une certaine circulation des personnes : commerçants, fonctionnaires, étudiants attirés par la Zitouna de Tunis, la Qarawiyine de Fez, ou l’Université d’Alger, mais aussi des ouvriers saisonniers (ou autres), les flux était surtout orientés vers la métropole (après la 1ère guerre mondiale surtout), ce qui explique que les intellectuels nationalistes se rencontraient surtout en France (où ont été créés en 1926 l’Etoile Nord-Africaine (l’ENA) et l’Association des étudiants – AEMNA en 1927).
Il en était de même des mouvements de marchandises circoncis aussi pour l’essentiel au trafic entre les ports français (Marseille notamment) et chacune des colonies.
6° La circulation des écrits en langue arabe et leur lecture ainsi que des intellectuels, était surtout orientée vers le Moyen-Orient (même si Tunis pouvait constituer un relais).
Cela ne favorisait pas toujours la maturation d’une conscience maghrébine véhiculée par la langue arabe, mais plutôt les idées du panarabisme et du panislamisme
C’est ainsi que s’il a existé dès le début du siècle et sur le modèle des « Jeunes Turcs », des mouvements « Jeunes Arabes », « Jeunes Tunisiens », « Jeunes Algériens» ou « Jeunes Marocains », il n’y a pas eu de mouvement « Jeunes Maghrébins ».
7° Après la proclamation des indépendances, la frontière des États nationaux demeurait souvent étanche, et chacun d’eux s’attelait à forger ses propres culture et histoire « nationales », accentuant les particularismes, même si le véhicule linguistique imprimé (arabe ou français) était le même. Les Universités sont chacune branchée avec la France et l’Occident, dans une certaine mesure le Moyen-Orient (où une coopération de langue arabe a longtemps était puisée), et très peu les pays voisins.
8° si on y ajoute les nombreuses rivalités entre États et mésententes politiques on comprend aisément qu’il y ait peu d’espace pour asseoir un imaginaire maghrébin partagé.
Pour conclure…provisoirement
Peut-on conclure ? Deux axes ont retenu notre attention ; sans nous attarder, il est possible de constater en effet :
1° « Une crise de sens et de la production du sens », dans le domaine des sciences sociales notamment, lorsque les universitaires de nos pays n’arrivent pas à construire (ou reconstruire) l’objet « Maghreb », chacun s’enfermant dans sa construction nationale, et proposant des approches plus ou moins parcellisées et forcément idéologisées à une « communauté scientifique internationale » (en fait toujours excentrée), qui elle, se charge de nous renvoyer les concepts et synthèses (sans mépris pour nos collègues étrangers, et sans vouloir ériger un nationalisme maghrébin de la pensée et de la recherche).
2° Le second axe cible la question de l’identité, et propose de réfléchir sur les conditions du passage « de la communauté à la société, de la société à l’individu – citoyen, de l’économie nationale, à l’économie – monde, de la tradition à la modernité… ». Vaste programme, indispensable à mener à terme pour reconstruire notre rapport aux État-nations existants, au Maghreb, à la Méditerranée, et au reste du monde. Je propose juste une piste à explorer : l’apparition de nos États nationaux, nous a assuré l’acquisition d’une nationalité, là où nous n’étions que des « sujets musulmans » d’un empire colonial. Comment ne pas nous noyer dans le « désenchantement national » (Hélé Beji) en produisant le statut de citoyenneté qui nous ouvrira de nouveaux horizons ? Pouvons-nous par ailleurs voir en la construction européenne par exemple en cours depuis le milieu du XXe siècle, une sorte de futur antérieur pour les sociétés maghrébines, et y arriverons-nous à temps dans un monde en perpétuel changement ? Saurons-nous inventer autre chose que la nostalgie d’un communautarisme légué par le passé, mais désormais en crise à la suite des percées opérées par les nationalismes territoriaux et une globalisation plus subie par chacun de nos Etas, que maitrisée et partagée ?
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Notes
1 Ce texte constitue en effet une version remaniée d’une intervention non publiée faite au colloque international portant sur Les communautés imaginées dans l’espace méditerranéen, organisé les 22 et 23 janvier 2010 par l’Unité de recherche « État, société et culture » de la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis avec le soutien de la Fondation Hanns Seidel Maghreb, et portant sur la thématique « Les communautés imaginées dans l’espace méditerranéen ».
2 Pour en rester aux Anglo-saxons, nous citerons ici avec Benedict Anderson, Ernest Gellner et Eric Hobsbawm
3 Le Maghreb était en effet divisé à certains moments de son histoire en un Maghrîb el-Adnâ (Maghreb rapproché correspondant à peu près à la Libye et à l’Ifriqiâ ou la Tunisie actuelle), Maghrîb el Awsât (Maghreb médian ou central) et Maghrîb el Aqcâ (ou Maghreb extrême, d’abord situé dans ce qui correspondrait au Maroc actuel).
4 On citera notamment les États hafçide, zyanide et mérinide (ayant pour capitales respectives Tunis, Tlemcen et Fez).
5 On sait l’intérêt porté par la pensée salafiste à cette période almohade considérée comme l’époque classique par excellence au Maghreb, dont la décadence commencerait chez les penseurs comme Malek Bennabi ou Allal El Fassi, avec la période « post-almohadienne ».
6 Parmi ces principales routes caravanières on pourra citer celles débouchant sur le Moyen-Orient et reliant cette zone à la Chine (via l’Asie centrale) pour ce qui est de la soie, à l’Inde et l’Océan indien pour ce qui est des épices, et bien entendu celles reliant l’Afrique sub-saharienne au Maghreb, pour ce qui est de l’or notamment.
7 Auquel s’était notamment intéressé Jacques Berque, ainsi qu’à l’action des ulémas.
8 Anderson B. pouvait noter «en vérité, au-delà des villages primordiaux où le face à face est de règle (et encore…) il n’est de communauté qu’imaginée. Les communautés se distinguent non par leur faussée ou leur authenticité, mais par le style dans lequel elles sont imaginées », op.cit, p 20.
9 Les approches de Gellner, Hobsbawn, Anderson et d’autres se rejoignent sur ce point et rejoignent l’approche marxiste qui lie l’émergence de la nation entre autres, à l’existence d’une bourgeoisie marchande et industrielle.
10 De Lénine et Rosa Luxembourg à Staline aux thèses de la IIIème internationales sans oublier celles défendues par l’austro-marxisme ou le trotskysme. Cf. les nombreux débats menés autour de la thématique du marxisme et de la question nationale.