Insaniyat N° 37 | 2007 | Vécus, représentations et culturalité | p.137-146 | Texte intégral
Youth is not simply a word Abstract: Considering conceptual and theoretical elements of praxis linguistics “linguistique praxematique”, we have studied the semantic depth of the praxis for “young” such as it appears in the discourse of politics and media. Keywords: socio-linguistics - praxis - dialogist - young. |
Wajih GUEHRIA : Doctorant à l'université Paris X, Nanterre.
Notre article portant sur le praxème[1] «jeune» lui-même émane d’une enquête (2004) que nous avons entreprise auprès d’adolescents, notamment issus de mariages mixtes. Ce travail de recherche, en cours de publication, intégrera un rapport qui sera remis par le CREAM (équipe de recherche d’arabe maghrébin à l’INALCO) à la DGLFLF (Délégation Générale à la Langue de France et aux Langues de France). Bien que l’étude ait porté sur la transmission (et la non transmission) de l’arabe maghrébin en France, certains informateurs ont éprouvé le besoin d’insister durant les entretiens sur la stigmatisation dont ils font l’objet. Ils ont souligné l’impact socialement néfaste de certains termes qualifiés de «réducteurs», «racistes», «péjoratifs»,… les désignant comme «arabes», «maghrébins», «noirs», «africains»[2]… alors qu’ils se conçoivent comme Français.
C’est suite à ces dénominations de plus en plus bannis du discours médiatique et politique «correct» que d’autres termes, tels que «jeune», ont fait leur apparition. Souvent employée avec des guillemets, suggérant un sens inabouti, cette désignation attirera singulièrement notre attention. A ce titre une série de questions sera soulevée: quel intérêt y a-t-il à employer le praxème générique «jeune» ? Quels types de populations peut-il représenter? Quel est le rôle des guillemets dans le processus de praxémisation de l’innommable ? Pour répondre à ces questions, nous nous sommes essentiellement basés sur l’analyse effectuée par B. Maurer (1998) sur un corpus composé d’articles parus dans le journal Présent de tendance extrême droite. Nous nous appuierons également sur l’article de Bourdieu (1984) portant sur la jeunesse et les éventuelles répercussions du découpage social en fonction de l’âge biologique.
Notre étude[3] ne fera donc pas l’écologie du «parler jeune». Ce sont les débats suscités par les différentes interventions de cette journée d’étude, notamment dans le domaine de la didactique, de la sociolinguistique et de la sociologie, qui pourront donner une vision plus claire de la notion de «parler jeune» et de ses éventuels effets / interactions sur/avec l’espace-temps.
1. Quels types de populations le terme jeune peut-il désigner?
Les journalistes du quotidien Présent corrèlent souvent les problèmes sociaux survenant dans ce que nous appelons communément les banlieues, aux populations étrangères. Ce média désigne les prétendus acteurs de ces conflits par «jeunes» avec emploi quasi-constant des guillemets. Nous tenterons de répondre dans cette partie, en nous basant sur des extraits d’articles du journal Présent, aux questions suivantes: est-ce que les personnes désignées sont vraiment jeunes? Est-ce que le recours aux guillemets dans le praxème «jeune» sous-entend l’attribution d’une éventuelle identité, qu’elle soit ethnique, géographique ou religieuse? Il s’agira également d’aborder, pour y répondre en fin d’article, la question de la légitimité des guillemets dans ce contexte.
Le travail de Maurer (1998) foisonne d’articles extraits du journal Présent, que nous pouvons relier à la problématique évoquée plus haut. Notre étude en retiendra deux exemples représentatifs. Le premier porte sur l’assassinat d’un «jeune Antillais» et le second sur des jeunes femmes d’origine européenne victimes d’une série d’agressions.
Exemple 1:
«L’assassinat à caractère ethnique d’un jeune antillais[4] de vingt-deux ans sauvagement attaqué, torturé et mutilé par une trentaine de «jeunes d’origine africaine» selon l’AFP, est le révélateur d’une nouvelle aggravation de l’état des lieux, d’un nouveau cap franchi. Lorsqu’ils tombent à trente contre un sur leur victime, les Africains règlent son compte au sale français». (Maurer, 1998:130), Journal Présent du19/10/96.
La victime est appelée jeune antillais sans emploi des guillemets, il n’est jamais nommé «jeune» tout simplement. Sans doute en vertu d’une image de la France dont les colonies DOM sont partie intégrante; il ne s’agit donc pas d’un crime raciste contre un noir antillais, mais d’un racisme anti-français dirigé contre «le sale français.»
Les «jeunes» (avec des guillemets) sont les autres, agresseurs d’origine africaine, et qui deviennent à la fin de l’article tout simplement les «Africains», la mention «d’origine africaine» ayant disparu.
Comme nous allons le constater, tous les étrangers ne se voient pas appliquer cette praxémisation, notamment lorsqu’ils sont blancs et européens.
Exemple2:
«A Cannes les «jeunes» s’en prennent aux étrangères quand elles ont les yeux bleus ». (Maurer,1998: 130), Journal Présent du 8/12/95.
Ce sont pourtant bien des filles jeunes, précise Maurer (1998), mais qui seront appelées dans le corps de l’article, «les jeunes filles au pair» ou «ces jeunes étrangères, des Autrichiennes pour nombre d’entre d’elles» … qui sont repérées par des bandes de «jeunes».
- Sont-ils alors vraiment des jeunes, et si c’est le cas, pourquoi les journalistes recourent-ils aux guillemets?
Dans le premier exemple nous pouvons supposer, d’après le mode d’action, qu’il s’agit bien de jeunes. Il est donc légitime de les qualifier de jeunes. En revanche, dans le deuxième exemple, rien n’indique que ces agresseurs étaient «jeunes». Quoiqu’il en soit, d’autres caractéristiques notamment identitaires sont passées sous silence du fait de la praxémisation à partir d’un seul trait chronotypique: la jeunesse. Nous attirons par ailleurs l’attention sur le fait que ces journalistes apportent un maximum d’informations quand il s’agit d’informer sur les victimes de ces «jeunes». Quant à l’emploi des guillemets, nous pouvons considérer qu’ils soulignent et dénoncent le caractère à la fois incomplet et mensonger de cette catégorisation[5] (Cf. infra).
2. Quel intérêt y a t-il donc à employer une dénomination insatisfaisante?
Avant de faire la genèse de l’emploi du mot jeune dans les médias, notamment dans le journal Présent, nous nous intéresserons à la notion de jeunesse telle qu’elle est présentée par P. Bourdieu (1984 : 143-154).
- Le terme générique jeune
Dans son article La «jeunesse» n’est qu’un mot, Bourdieu[6] invitait à la méfiance et rappelait qu’«on est toujours le vieux ou le jeune de quelqu’un. C’est pourquoi les coupures soit en classe d’âge, soit en génération, sont tout à fait variables et sont un enjeu de manipulation ». Il précise «que la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux» (1984:143). L’intérêt des vieux est donc de renvoyer les jeunes dans leur jeunesse en les rendant irresponsables; et l’intérêt des jeunes est de renvoyer les vieux dans leur vieillesse en les désignant de rétrogrades.
Bourdieu note que cette lutte apparaît dans toutes les strates sociales. Une part des conflits actuels dans la bourgeoisie peut s’expliquer par cette dissension entre jeunes vs vieux. En effet, le délai de succession du patrimoine ou des postes s’allonge. Cette manœuvre consistant à associer l’irresponsabilité à la jeunesse s’exerçait déjà par le passé. Au Moyen-Age par exemple, les détenteurs du patrimoine entretenaient la jeunesse, c’est-à-dire l’irresponsabilité des jeunes nobles pouvant prétendre à la succession.
Dans le contexte que nous étudions, le praxème «jeune» est très marqué par cette notion d’irresponsabilité. Dans le discours radio-télévisé d’Alain Juppé, prononcé le 5 décembre 1995, apparaît d’une part cette notion «d’irresponsabilité» et d’autre part le découpage de la jeunesse en deux entités «homogènes»:
«Y a-t-il un pays au monde où vous préféreriez vivre plutôt qu’en France? Je dis cela particulièrement à nos jeunes. Ils se sont exprimés depuis quelque temps, parfois dans la rue, parfois bruyamment -c’est de leur âge-, mais il faut essayer de comprendre. Il y a les attentes des lycéens et des étudiants. Et puis l’angoisse des jeunes des quartiers en difficulté[7]». (Maurer, 1998: 138).
L’ex-Ministre considère dans son discours deux jeunesses: la première représentée par deux sous-groupes, lycéens et étudiants, attendant des réponses à leur requête, la seconde représentée par «les jeunes des quartiers en difficulté» qualifiés d’anxieux. Si l’âge du premier groupe de jeunes peut-être suggéré par leur statut d’étudiants et de lycéens, l’âge du second groupe reste flou. A cet âge inconnu, le Ministre ajoute un état psychologique souvent corrélé à l’adolescence: l’angoisse.
A supposer que ces jeunes soient vraiment adolescents (ce qui est peu probable),Bourdieu considère que
«l’âge biologique est une donnée socialement manipulée et manipulable; et que le fait de parler des jeunes comme d’une entité sociale, d’un groupe constitué, doté d’intérêts communs, et de rapporter ces intérêts à un âge défini biologiquement, constitue déjà une manipulation évidente» (1983:145).
A l’instar du personnel politique (A. Juppé & P. Joxe), certains journalistes recourent, dans beaucoup de situations, à ce praxème. Pourquoi? Nous y reviendrons plus bas dans notre analyse.
Qu’est ce qu’il y avait dans le passé?
Comme nous l’avons vu plus haut, le praxème jeune désigne souvent dans Présent des Français et/ou des étrangers d’origine africaine de manière générale. Dans les années 1980, il était toléré dans le discours ambiant de désigner ces étrangers par des ethnotypes: «bougnoule», «arabe», «négro» ... Dans les années 1990 c’est le praxème «Maghrébin», «d’origine maghrébine/africaine», «Africain», «Nord-Africain» qui prennent le devant dans le discours médiatique. Ces appellations ne sont pas innocentes car les désignations géographiques et/ou ethniques peuvent véhiculer un discours raciste. C’est à ce titre que la loi du 26 juillet 1990, plus connue sous le nom de Gayssot-Rocard, a limité la liberté de la presse notamment sur les désignations ethniques.
Pourquoi le mot jeune?
Avant de répondre à la question: pourquoi ces journalistes recourent-ils au mot «jeune», nous devons d’abord savoir d’où vient-il?
En dépit du fait que le découpage social en fonction de l’âge a de tout temps existé, le praxème jeune tel qu’il est employé dans le journal Présent a pour origine le discours politique.
Suite à une série d’affrontements entre habitants des banlieues des grandes villes françaises et les forces de l’ordre en 1990, Pierre Joxe alors Ministre de l’Intérieur, est intervenu le mardi 16 octobre au journal de France2 de 20 heures dans le dessein de ramener l’ordre. L’interview a été résumé de la manière suivante dans le journal Présent:
«Joxe ne connaît pas l’immigration-invasion
Délinquance? Pas vraiment. Joxe, quant à lui, préfère parler de jeunes gens qui font des «grosses bêtises». Lui et Masure, lancés dans une sorte de conversation mondaine, mi-talon rouge, mi-chaussette à clous, parleront de «jeunes», de «jeunesse», de «bande», de «groupe», sans jamais même en glissant, évoquer ce que tous les Français savent et qu’ils vérifient en regardant les reportages effectués par les télévisons dans les banlieues à haut risque: les voyous (…) sont soit des étrangers, soit, comme l’indiquait une récente dépêche de l’AFP, «d’origine étrangère».
Ne pas le dire, vouloir le cacher, se contenter de parler de «jeunes» sans dire qu’il s’agit de jeune [censuré][8] est grave dans la mesure où faire croire qu’il ne s’agit que d’un problème épiphénoménal de la société française interdit de prendre les mesures qui s’imposent. Et contre ces délinquants, et contre l’immigration-invasion». (Maurer, 1998 : 134), Journal Présent du 8/10/1990.
Dans cet article, le praxème «jeune» est apparu pour la première fois sous forme de citation (Cf. point suivant) en référence aux propos de Joxe. Ce dernier a choisi le terme générique «jeune» pour aller dans le sens de la loi, dite loi Rocard qui, elle-même, ne fait que promouvoir une règle fondamentale de la France républicaine. En effet, il n’est pas d’usage en France, «pays à la longue tradition intégratrice, de désigner un individu par le biais de ses origines, ce qui est senti comme discriminatoire et politiquement incorrect» (Maurer, 1998:137).
A cet effet notons qu’idéologiquement le fonctionnement du modèle identitaire français diffère du modèle identitaire américain[9] «où la praxémisation politiquement correcte de l’Autre est justement la reconnaissance de sa différence: aux Etats-Unis d’Amérique, il est au contraire politiquement correct de reconnaître à chacun son origine en l’appelant par exemple afro-american ou native american» (Maurer, 1998 :138). Nous avons là deux modèles différents: une culture de l’assimilation contre une culture de melting-pot.
L’histoire de France a montré que la désignation de l’Autre en tant qu’étranger conduisait toujours à des attitudes d’exclusion dangereuse pour l’ensemble du corps social; «tout discours pointant l’étranger en tant que tel (…) est ainsi condamné parce qu’il a conduit par le passé à des génocides et qu’il continue à générer chaque jour des guerres dans le reste du monde» (Maurer, 1998:138).
A l’issue de cette analyse, nous pouvons comprendre les raisons conduisant les politiciens à la dénomination par le seul trait chronotypique, dimension très discutable selon Bourdieu. Le phénomène d’ordre idéologique que nous venons d’évoquer plus haut constitue donc un niveau principal d’explication. D’autant plus que choisir un terme «passe-partout» désignant à la fois tout le monde et personne permet également de passer sous silence les causes économiques et politiques possibles des problèmes sociaux, évitant ainsi le réveil des consciences de classe.
Malgré ces précautions politiques ayant pour but de maintenir l’ordre social, l’histoire n’a pas tardé à rattraper le praxème «jeune» pour lui rappeler le contexte dans lequel il était né:
«Le praxème, outil linguistique de production de sens, capitalise, au fil des emplois, différents programmes de sens qui enregistrent des praxis sociales et culturelles datées. La forme stéréotypée, plus que tout autre, garde l’empreinte des contextes sociaux dans lesquels elle prend racine» (Dufour, 2004: 162).
Et le contexte social dans lequel le praxème «jeune» prend racine est très polémique et conflictuel comme nous l’avons constaté.
En outre, l’appellation de ces individus par un seul caractère, ici l’âge, est conforme aux modes de fonctionnement de la stéréotypie. Ainsi la matrice «jeune», avec tout ce que cette appellation peut suggérer, produit par processus dérivationnel (de composition) des ethnotypisations «jeunes étrangers, jeunes beurs, jeunes Français d’origine étrangère», des sociotypisations «jeunes voyous, jeunes délinquants, jeunes sans emploi», etc. Jeune cesse d’être substantif, instrument de catégorisation pour devenir un adjectif, outil de caractérisation.
Il faut souligner que les solutions auxquelles sont parvenus les politiciens, pour faire face au discours médiatique politiquement incorrect, se sont avérées vaines. Certains journalistes se sont adaptés à cette censure en détournant le discours politique de son sens premier. En effet ils ont ré-actualisé le dire[10] des hommes politiques, employant ainsi le praxème jeune entre guillemets.
Pourquoi recourir aux guillemets?
Le praxème «jeune» joue le rôle de régulateur social dans la mesure où même s’il donne une praxémisation (mise en mot) inaboutie, il permet de suggérer l’idéologie de certains journalistes aux lecteurs sans pour autant franchir la circonscription du politiquement correct. En plus du creux sémantique évoqué par ce mot, son emploi avec des guillemets amplifie davantage son pouvoir de suggestion. Authier-Revuz va en ce sens lorsqu’il dit dans son ouvrage Ces mots qui ne vont pas de soi, que les guillemets «sont un pur dédoublement opacifiant du dire» suggérant un commentaire que ce dire ne donne pas (1995:140).
En empruntant la dénomination consensuelle, celle de «jeune», les journalistes de Présent[11] évitent le reproche d’enfreindre les limites de la tolérance juridique en employant des catégorisations ethniques. En revanche, depuis 1996, la rédaction du journal n’hésite pas à citer ses sources quand celles-ci se focalisent sur l’origine ethnique: «Deux noirs (source AFP) se sont livrés hier à…», «…jeunes d’origine maghrébine» selon l’AFP» (19/10/1996). Cette manière de citer leur évite les procès.
Maurer souligne l’importance du dialogisme «(…)le jeu de citation des mots de l’autre (des hommes politiques), dans la nomination de l’Autre (l’étranger): cela permet à un discours interdit de se laisser entendre, de délivrer implicitement son message en soulignant le creux d’un autre discours, du discours d’un autre» (Maurer, 1998:140). Dit autrement, le journal Présent se sert du discours de l’autre, celui des autres médias et du personnel politique, pour désigner un second autre: l’étranger ou tout simplement le jeune de banlieue.
Le journal Présent adopte un processus en trois étapes dans la nomination de l’autre : d’abord il y a emprunt d’un praxème (jeune) au discours de l’autre ; ensuite, le recours aux guillemets indique que le journal opère une approche critique par rapport à cette praxémisation ; enfin, cette distance opérée par l’emploi des guillemets ouvre la possibilité d’un nouveau discours implicite. Ainsi, on laisse entendre que d’autres dénominations seraient possibles et que ces dénominations pourraient désigner d’autres personnes.
Conclusion
Tout au long de cette analyse nous avons eu l’occasion de connaître une autre nomination de l’étranger par le biais du praxème «jeune». Ce désir de démarcation par rapport à l’Etranger peut s’expliquer de différentes manières. A notre niveau, nous soutenons l’hypothèse proposée par Balibar (2006) selon laquelle l’absence de limites territoriales dans un pays comme la France peut engendrer un sentiment de frustration exhortant ainsi à la fétichisation du Même: ceux avec qui nous avons une culture commune. Cet état de fait peut conduire à la production potentielle d’ennemis virtuels représentés par l’Autre, celui à qui nous attribuons une culture, une langue, une histoire… différentes de la nôtre. L’esprit d’inclusion vs exclusion apparaît de manière explicite dans l’exemple cité plus haut portant sur l’agression d’Autrichiennes désignées comme des jeunes filles au pair.
La production de l’Etranger s’effectue ainsi à des niveaux différemment nuancés (Balibar, 2006). Il y a d’un côté, l’étranger high[12] à qui sera reconnu un profil de «mêmeté» et qui deviendra partenaire et concitoyen (membres de CE), de l’autre, l’étranger low appartenant à une communauté ou une société considérée trop éloignée culturellement (même s’il y a proximité géographique) qui deviendra ennemi potentiel. Les jeunes de banlieue sont ceux qui incarnent le mieux cette «étrangeté». En dépit de leur présence au sein du territoire national, leur ghettoïsation ainsi que leurs origines, les rend doublement étranger. Au-delà du boulevard périphérique parisien, ils sont vus comme des étrangers car leur style vestimentaire, leur façon de parler, aussi bien au niveau du segmental que du suprasegmental[13], leur façon de négocier un conflit sont différentes. A ce niveau de la réflexion, il serait judicieux de s’interroger sur la notion générique de « parler jeune». N’est-ce pas là une terminologie politiquement correcte désignant un «comportement / mode de vie étranger»? Est-il prudent par ailleurs, de corréler cette étrangeté vestimentaire, linguistique, comportementale à une population précise quand on sait qu’autant les jeunes de banlieue que ceux des quartiers favorisés partagent cette «étrangeté».
Notons enfin que la production et la re-production de l’Etranger n’est pas figée dans la mesure où elle est liée à la dynamique représentationnelle.
Bibliographie
Authier-Revuz, J., Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-conductrice du dire, Paris, Larousse, 1995.
Balibar, E., Les étrangers comme ennemis. Paris, Conférence donnée à l’Institut de Sciences Politiques, 2006. (Document non publié).
Bourdieu, P., «La «jeunesse» n’est qu’un mot» dans Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, pp. 143-154.
Detrie, C. & al., Termes et concepts pour l’analyse du discours, une approche praxématique, Paris, 2001, Honoré Champion.
Dufour, F., «Catégorisation, stéréotypie et dialogisme: la nomination comme expression de points de vue» dans Dufour, F. & al., La nomination: quelles problématiques, quelles orientations, quelles applications? Université Paul-Valéry, 2004, pp. 153-171.
Maurer, B., «Qui sont les «jeunes»? L’utilisation du dialogisme dans Présent» dans Siblot, P. & al., L’autre en discours. Université Paul-Valéry, 1998, pp. 127-141.
Notes
[1] La praxématique envisage la production de sens en articulation au réel et substitue au signe saussurien ou au lexème structuraliste, le praxème.
[2] Le stéréotype peut servir les intérêts du groupe dominé qui le subit, en l’occurrence mes informateurs, par le détournement de la parole de l’autre. C’est un moyen de dénoncer publiquement la place assignée par le groupe dominant, soit en ré-actualisant le dit de l’Autre, soit en reproduisant une représentation de l’Autre sur soi (Dufour et al.: 2004:165).
[3] Cet article à fait l’objet d’une communication scientifique lors d’une journée d’étude européenne (sans publication des actes) organisée à l’université Nanterre Paris-10 portant sur les pratiques langagières des jeunes locuteurs. Notre intervention portait sur le terme jeune lui-même.
[4] Ces trois passages sont soulignés par nous.
[5] La catégorisation est le découpage du réel, à partir de traits communs, en classe d’objets rangés sous une même dénomination, découpage qui varie selon les langues et la culture (Détrie & al. : 2001).
[6] Entretien avec Métailié, Anne-Marie paru (d’abord) dans Les jeunes et le premier emploi (1978), Association des Anges, Paris, pp. 520-530, puis repris dans Questions de sociologie (1984).
[7] C’est nous qui soulignons.
[8] La loi Rocard du 26 juin 1990 ayant interdit au journal Présent d’utiliser des ethnotypes comme Maghrébins, Nord-Africains, Musulmans, Juifs etc., ils ont donc substitué aux termes désignant des étrangers le mot [censure], quant au mot juif, il a été remplacé par le terme [tabou].
[9] Notons qu’en Algérie il est socialement permis de désigner un individu par le biais de ses origines. Cette désignation peut, dans certaines situations être valorisante. Par antonomase, on peut substituer le nom d’une ethnie au prénom d’une personne. Dans la ville de Souk-Ahras, on dira: «tu es un Chaoui» en vue de mettre en valeur la fierté et l’amour-propre de la personne désignée.
[10] La praxématique analyse le temps linguistique nécessaire à la production de l’acte de langage en trois instances: l’à dire, le dire et le dit. Il n’y a pas succession linéaire entre ces trois instances mais tuilage, superposition décalée et souvent conflictuelle, comme le signalent les ratages (Détrie & al., 2001 : 22).
[11] Les journalistes des JT empruntent également ce praxème, néanmoins le revoit à des personnes (d’origine) étrangères n’est pas aussi évident que dans les journaux dans la mesure où le non-dit suggéré typographiquement par les guillemets n’apparaît pas à l’oral.
[12] Les notions high et low font référence aux variétés d’une langue; l’une des variétés est considérée comme étant high suscitant l’intérêt et la fascination de ceux qui la pratiquent, la variété low quant à elle fait souvent l’objet de représentations négatives. Comme pour les variétés linguistiques, il y a des étrangers qui attirent l’intérêt et la fascination et d’autres le mépris.
[13] Segmental et suprasegmental sont des concepts qui relèvent de la phonologie. Le premier terme porte sur la segmentation des formes, le second sur l’aspect prosodique de ces dernières.