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Les sciences humaines et sociales dans les pays arabes de la Méditerranée*

Insaniyat N° 27 | La socio-anthropologie en devenir | p.19-28 | Texte intégral 

Humanities and social sciences in Arab Mediterranean countries

 Abstract: Here the author introduces as a document, the text of a research project which he had elaborated in 2002 and which was the origin of a comparative  study carried out on teaching practices and on research  in Social sciences in five Arabic countries: the Lebanon, Syria, Egypt, Algeria and Marocco.
The investigation itself was able to be carried out within the framework of the Institution for development research (IRD, Paris).

Key words : humanities and social sciences (SHS) - history - geography -philosophy / religious science - law - economy - sociology / anthropology.


Ali EL KENZ : Sociologue, professeur à l’université de Nantes, France


« État des lieux des sciences sociales dans les pays arabes »: enquête comparative sur les pratiques d’enseignement et de recherches des sciences sociales dans quelques pays arabes (Liban, Syrie, Egypte, Algérie, Maroc).

Il s’agira, avec la collaboration de collègues de ces différents pays, de mener des études de terrain pour faire un état des lieux de ces pratiques, analyser les thématiques propres aux différentes périodes et aux différentes disciplines (principalement le droit, la sociologie, l’économie et la philosophie), ainsi que les modes de valorisation (diplômes, revues et autres publications, publics ciblés, niveau de vulgarisation et langues utilisées).

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« Je crois qu’il importe avant tout de réfléchir non seulement sur les limites de la pensée et des pouvoirs de la pensée, mais aussi sur les conditions de son exercice. » Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes.

Chaque année ou presque, à Paris ou à Aix, à Cordoue ou à Tunis, un séminaire, un colloque, un atelier, est organisé pour « faire le point » sur les sciences sociales en Algérie, au Maghreb, ou même dans l’ensemble des pays arabes. Selon le cas, « l’état des lieux » couvrira une ou plusieurs disciplines, mais la procédure utilisée est, à quelques différences près, la même : on invite quelques « figures » représentatives de la discipline, connues et reconnues par la communauté internationale, on fait appel à quelques « juniors » pour se faire une idée des évolutions en cours, on écoute pendant deux ou trois jours les communications et les débats, et, si la réunion est considérée comme intéressante, on publiera les travaux dans un ouvrage ou un numéro thématique d’une revue. Généralement, les participants appartiennent à des réseaux de recherches communs, se connaissent plus ou moins directement, partagent des références, un langage, des postures communes. Ils sont inscrits dans le même « champ » tout en travaillant dans des régions du monde différentes.

Bien entendu, ces réunions ont permis de rendre possible un savoir académique sans lequel toute approche comparative serait vaine et sombrerait facilement dans de superficielles généralisations, portées essentiellement par le raisonnement analogique. Mais elles restent insuffisantes et, surtout, peuvent aisément conduire à des « illusions d’optique » génératrices de malentendus et de contresens.

Dans les Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu a bien montré comment l’appartenance à un même champ académique a pour effet de créer un illusio chez ses membres qui les conduit à une dénégation des conditions externes à ce champ et surtout de leur pouvoir de détermination dans la production des savoirs. Ces conditions externes peuvent être de tous ordres : socio-économiques, mais aussi politiques, scientifiques, culturelles, religieuses même ; elles peuvent avoir des conséquences différentes selon le pays, le moment, et la configuration historique particulière dans laquelle s’exerce la discipline. Mais pour le chercheur intégré à la communauté de pairs où il travaille, tout entier porté par sa libido sciendi, ces déterminations ‑ bien entendu, indirectes ‑ n’ont plus lieu d’être dès lors qu’il a opéré cette fameuse « rupture épistémologique » qui le protégerait des effets pernicieux, idéologiques du monde extérieur. Il est atopos.

Reconnaître, analyser et reconstruire ces liens constituent une des tâches de la sociologie des sciences, non pas pour « dévaloriser » ou relativiser le travail scientifique accompli, mais pour ajouter du « sens » au savoir produit, l’inscrire dans une histoire, un contexte, qui donneront un éclairage supplémentaire, parfois décisif, à sa compréhension.

La tâche est difficile parce qu’il s’agit ici de savoirs académiques, fortement formalisés selon les normes en cours de la discipline, qu’elles soient locales ou internationales. L’écriture scientifique efface toujours, peu ou prou, les « traces » de la recherche ; elle se fait « après-coup ». Mais, dans l’opération de formalisation, une partie des matériaux utilisés sera sacrifiée, consciemment ou non, par le chercheur, tandis que la « main invisible » mais non moins effective du mainstream mondial et européen opèrera, pour l’orienter dans telle direction paradigmatique, vers tel objet plutôt qu’un autre (le genre plutôt que le travail), vers tel type de preuve plutôt qu’un autre (le quantitatif plutôt que le qualitatif).

La tâche est d’autant plus difficile ici que l’illusion est double : le séminaire ou le colloque réunira des sociologues ou des historiens européens et arabes qui devront nécessairement faire « abstraction » des conditions extérieures à l’exercice de leur discipline dans leurs pays et régions respectifs. Toute l’attention est en effet fixée sur le discours scientifique, sa force démonstrative, non sur les conditions externes dans lesquelles il s’est constitué, et d’ailleurs il n’est pas possible de faire autrement. La discipline qui réunit les chercheurs exige d’eux un langage, des concepts, des références communes sans lesquelles il ne peut y avoir de communication scientifique, de commensurabilité entre les faits à étudier et à comparer.

Car, ici, un colloque, un séminaire, sont transrégionaux, par définition, et mettent donc en œuvre des dynamiques de « circulation des savoirs » qui entraînent nécessairement des transformations de ces derniers. Les normes académiques édictées par les « hôtes » européens conduisent souvent leurs « invités » d’autres régions à s’y adapter, quitte, en le faisant, à atténuer les différences de significations des termes, notions, propositions, etc., qui les expriment. Les contraintes de champ ont alors des effets redoutables, et « l’oubli » des conditions externes peut entraîner et entraîne, en maintes occasions, des erreurs et des malentendus de taille. Quelques exemples…

- En Algérie, l’anthropologie a été interdite pendant près de trois décennies, conduisant nombre de chercheurs à se reporter sur la sociologie ; à l’inverse au Maroc. Les histoires différentes de ces deux disciplines dans les deux pays ont des effets sur les activités d’enseignement et de recherche, sur le profil des chercheurs eux-mêmes, qu’il est indispensable de connaître pour mieux analyser les savoirs, les objets et terrains choisis, les méthodes et les problématiques adoptées.

- Dans les pays arabes, l’histoire et la philosophie sont dans des disciplines « surchargées » de valeurs éthiques et politiques qui rendent extrêmement difficile cette distanciation nécessaire dont parlait Norbert Elias. Qu’il s’agisse de leur périodisation en Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes, etc. – le plus souvent rejetée ou, au mieux, relativisée ‑ ou de l’évaluation différente qui est faite des évènements et des hommes, les chercheurs des deux rives travaillent dans des contextes différents qui rendent nécessaires, pour le moins, une prise en considération de leurs effets éventuels sur l’activité de recherche.

- Le droit est, dans cet angle d’approche qui est le nôtre, le lieu de tous les malentendus. Le droit positif importé d’Europe est certes appliqué dans plusieurs branches de cette discipline (droit des affaires, droit international, commerce…), mais la chari‘a couvre tout le reste de la vie sociale et, notamment sa part la plus importante, la famille. La complication s’accroît encore quand on observe la nouvelle dynamique de la loi chariaïque qui tente, depuis quelques décennies, de couvrir des segments de l’activité sociale, qui ont été « abandonnés », durant la période coloniale, au profit du droit positif (droit constitutionnel, droit public, droit financier…). Cette dualité conduit les chercheurs des pays arabes à travailler dans des conditions scientifiques, culturelles et politiques entièrement différentes de leurs collègues européens, et il est absolument nécessaire de reconnaître ces différences et les effets qu’elles peuvent avoir sur les modalités de recherche et les contenus des savoirs produits.

- Aujourd’hui, dans nombre de ces pays, l’ensemble du champ des sciences humaines et sociales (SHS) est traversé par cette dualité, souvent conflictuelle entre les deux pôles de références – Occident/Orient –, qui se traduit notamment par un dédoublement des enseignements, en droit, mais aussi en philosophie, en histoire et dans les autres disciplines, orientant les recherches vers des thématiques et des stratégies de valorisation différentes.

- En Egypte, l’université d’Al-Azhar, dont le recteur est l’autorité suprême en droit musulman (le mufti) dispense des enseignements qui contredisent les savoirs académique importés des universités européennes et professés par des « Phd » issus de ces universités. L’un d’entre eux, le linguiste Abou Zeid, a été déclaré « apostat » pour avoir tenté d’appliquer à l’interprétation du Coran les méthodes des socio-linguistes européens. Depuis, la linguistique est devenue une science dangereuse.

- En Tunisie, il y a deux facultés de droit qui dépendent de la même université mais dispensent des enseignements et développent des recherches très différentes les unes des autres, y compris dans les langues utilisées. L’une est spécialisée dans le droit occidental, où l’on enseigne en français ; l’autre, dans la chari‘a, où l’on enseigne en arabe. En termes de network, la première est insérée dans des réseaux européens, et la seconde, dans des réseaux moyen-orientaux ; l’une et l’autre communiquent très peu entre elles. Mais, selon toute probabilité, c’est le premier groupe de chercheurs qui aura le plus de chance de participer à des colloques européens durant lesquels les conflits qui l’opposent au second seront ignorés, euphémisés. Pourtant, cette configuration particulière, cette confrontation permanente entre les deux groupes, est indispensable pour comprendre, « de l’intérieur » en quelque sorte, les programmes de recherche, leurs formes concrètes, « leur style » propre. 

Ces quelques exemples, parmi une multitude d’autres, ne sont que des indicateurs des conditions particulières d’exercice du métier de chercheur en sciences humaines et sociales dans les pays arabes. Le champ académique européen, parce qu’il privilégie la logique des résultats, a tendance à ignorer ces conditions ou, au mieux, à les minimiser. Par souci de « commensurabilité », il les « externalise » en quelque sorte pour mieux intégrer les savoirs produits à son discours, ses formes, ses règles propres. Situé en aval, « à l’embouchure » des flux qui ont porté et transformé ces savoirs, il n’en recueille, naturellement, que les éléments finaux : il est consumériste.

Le projet de recherche que nous comptons mener adopte une posture exactement inverse : notre hypothèse centrale est que la connaissance des conditions externes à la production des savoirs ‑ encore faut-il définir ce qui est externe ‑ est nécessaire à la compréhension de ces savoirs ; mieux, il est un savoir par lui-même, qui rend possible les comparaisons et les confrontations mais en les légitimant par la connaissance et l’analyse des conditions différentes à partir et à l’intérieur desquelles se mène la recherche. Notre enquête se déplacera donc de l’amont vers l’aval, le premier éclairant le second et ajoutant ainsi à l’analyse factuelle des résultats leur compréhension et leur interprétation.

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Le monde arabe ou, plus précisément, les pays arabophones de la rive sud de la Méditerranée constituent la région la plus proche de l’Europe, par la géographie mais aussi par l’histoire et, depuis quelques décennies, par la démographie en raison des courants migratoires qui ont notablement influé sur la structure sociale des grandes villes européennes, et notamment françaises. Cette proximité a eu de notables effets au plan universitaire et scientifique : des dizaines de laboratoires sont dédiés à la recherche sur ces pays, des centaines de thèses sont soutenues en France par des chercheurs arabes. A travers les sciences sociales et humaines, les sociétés arabes paraissent plus « familières » que d’autres régions du monde tels l’Inde ou la Chine, l’Afrique orientale ou le Brésil. Les chercheurs arabes parlent le français plus aisément que les européens de l’Est ou les asiatiques, et, s’agissant de chercheurs académiques, il n’est quasiment jamais fait appel à des traducteurs. Mais on oublie qu’ils parlent « aussi » l’arabe et que c’est souvent dans cette langue qu’ils travaillent et dans les œuvres de laquelle ils puisent aussi leurs références.

De fait, cette proximité et l’apparente familiarité qu’elle suscite ont leur envers : le regard, y compris le regard scientifique, privilégie ce qui est commun, analogue, identique, et glisse, inversement, sur le différent, l’anachronique, l’incompréhensible. La connaissance est porté par la re-connaissance et l’on est étonné quand la première ne conduit pas à la seconde. Le sens commun s’en émeut, l’esprit scientifique en est troublé.

L’autre particularité de cette région réside dans sa relative unité, qu’elle tient essentiellement de la langue, de la religion largement dominante, l’islam, et d’un imaginaire historique commun, l’ancienne civilisation arabo-musulmane. Cette unité est en elle-même problématique : le lexique arabe a plusieurs notions pour la désigner selon que l’on insiste sur la langue, la religion ou l’unité politique et, d’ailleurs, chacune de ses significations est à son tour liée à des institutions, des associations, y compris de recherche, des partis politiques, des formes de mobilisation et d’identification collective. Mais, derrière cette unité, tout à fait effective au demeurant, tout en restant limitée à l’ordre du symbolique et du culturel ‑ les quelques tentatives d’intégration politique ont toutes échoué –, on y trouve une grande diversité.

Trois grands groupes se différencient nettement les uns des autres.

- Les pays, en majorité pétroliers, du Golfe, ont adopté, dès leurs indépendances, des politiques de recherche scientifique fortement inspirées du modèle anglo-saxon : universités d’élites, programmes de recherche en sciences exactes très ouverts sur l’extérieur (Etats-Unis et Grande-Bretagne), mais en sciences humaines et sociales relativement fermés, financés à la fois par les Etats et les fondations privées (nombreuses dans cette région) et développant une science programmatique étroitement connectée aux besoins des pays : chimie, biotechnologies, informatique, sociologie ‑ au sens d’ingénierie sociale ‑, philosophie islamique, microéconomie… Mais on ne sait quasiment rien des recherches scientifiques entreprises dans ces pays.

- Les pays du Machrek (Egypte, Irak, Syrie, Palestine, Liban) ont mis en place des universités de « masses » devant accompagner les modèles de développement de type fordien. Ces modèles ayant, pour de multiples raisons, échoué, les recompositions des systèmes éducatifs et des politiques de recherche scientifique sont intervenues dans la précipitation, entraînant des effets que nous retrouvons dans certains pays d’Amérique latine mais avec des particularités propres à la configuration de la région. Les pays du Golfe ont attiré un grand nombre d’universitaires et de chercheurs, surtout du Moyen-Orient, tandis que le redéploiement des programmes de recherche en fonction des demandes des nouveaux bailleurs de fonds (Banque mondiale, fondations occidentales, PNUD...) ont favorisé les activités d’expertise et de consulting ; ces nouvelles dynamiques ont fini par affaiblir les hiérarchies acédémiques et disciplinaires au profit de réseaux clientélistes mercantiles.

- Les pays du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc) présentent un spectre plus nuancé. La privatisation de l’enseignement supérieur et de la recherche est bien moins prononcée que dans certains pays du Moyen-Orient, tandis que l’attrait des pays du Golfe et « l’effet expertise » restent limités. Mais ce qui caractérise le plus la situation des sciences humaines et sociales, ici, réside dans la relative unité des méthodes, des problématiques et des références en œuvre. Le capital scientifique européen, notamment français, continue d’être fortement sollicité, en particulier dans les disciplines « mères » comme le droit, l’histoire, la philosophie ou la sociologie, un peu moins en psychologie ou en économie ; une recension des ouvrages occidentaux traduits en arabe le montrerait d’ailleurs aisément.

Le profil de ce qui reste des communautés scientifiques fortement affaiblies par les restrictions budgétaires des Etats se maintient tant bien que mal : le pouvoir symbolique des grandes universités, même érodé, n’a pas disparu ; les contraintes, les hiérarchies et les valeurs académiques restent agissantes ; l’autonomie de la recherche et la posture critique qu’elle présuppose résistent encore aux pressions du marché de l’expertise et de l’autoritarisme politique. Ces traits ici esquissés constitueront pour l’enquête de terrain la trame à partir de laquelle pourront se dégager des « styles » de chercheurs différents selon les groupes de pays du monde arabe.

Par ailleurs, une diaspora scientifique maghrébine importante réside aujourd’hui en Europe, notamment en France, et commence à s’organiser, souvent pour venir en aide aux nouveaux arrivants mais aussi aux centres de recherche du pays d’origine. Il serait intéressant de suivre quelques-uns de ces réseaux à partir de centres de recherche et d’universités françaises.

Du point de vue des langues de la recherche, le français est dominant au Maghreb, et l’anglais, dans les deux autres groupes, ce qui n’a pas manqué, évidemment, d’avoir une influence notable sur l’insertion des chercheurs dans les réseaux internationaux, mais aussi sur des styles de science et de recherche. L’adaptation des pays arabes « anglophones » aux nouvelles logiques d’inspiration anglo-saxonne est plus aisée que celle des pays maghrébins. Dans tous les cas, l’élément linguistique a joué un rôle important dans la formation de ces mini-espaces régionaux scientifiques ‑ plus important qu’on ne peut le penser ‑ que les expériences nationales elles-mêmes. On peut prévoir, d’ailleurs, qu’avec la diminution de l’usage du français dans la littérature scientifique mondiale, l’influence de ce facteur aura tendance à diminuer les « empathies » liées aux modèles seront plus efficientes. D’autant plus que l’arabisation d’une partie des scientifiques maghrébins aura contribué, de son coté, à atténuer l’effet langue sur la pratique de la recherche. Quoi qu’il en soit, dans ce groupe, les « querelles linguistiques » occupent une place importante dans la constitution des communautés scientifiques, la « mondialisation » accélérant la « défrancisation » de l’enseignement universitaire, au profit de l’anglais et avec le soutien des élites politiques arabophones.

Pour tous les groupes, les références au passé scientifique brillant de la civilisation arabo-islamique constituent pour l’analyste un thème d’investigation intéressant. Quelles sont ces références, comment jouent-elles sur les motivations et les valeurs des acteurs, notamment les fondations privées qui participent au financement des projets, quels types de projets… ? On parle même d’une « science islamique » que l’on présente, à la fois, comme une reprise de l’héritage ancien et un défi à la civilisation occidentale. On n’est pas alors étonné de voir les courants post-modernistes issus des Etats-Unis tels l’ethnométhodologie, l’anthropologie geertzienne, ou même la philosophie de l’interprétion derridienne, faire de nombreux émules parmi les chercheurs de ces pays. Le relativisme absolu ou restreint que ces courants véhiculent légitiment en quelque sorte le désir d’échapper à l’évolutionnisme occidental sans tomber sous les critiques acerbes des modernistes. Les conflits entre les deux courants s’élargissent ici aux milieux intellectuels et politiques selon une amplitude qui varie en fonction des sous-régions considérés (Moyen-Orient, pays du Golfe, Maghreb), mais aussi en fonction des disciplines.

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Pour des raisons qui tiennent à la fois à la commodité de nos moyens et à la faisabilité de la tâche, nous avons sélectionné deux sous-régions, le Moyen-Orient et le Maghreb, et cinq pays, la Syrie, le Liban, l’Egypte, l’Algérie et le Maroc, pour mener nos enquêtes de terrain.

Pour chaque pays, nous avons sollicité la coopération d’équipes locales dirigées par un universitaire reconnu par ses pairs et entouré par des assistants de son choix (deux ou trois).

Selon le pays et son histoire universitaire propre, le choix des disciplines à étudier se portera sur quatre d’entre elles parmi les principales en SHS : histoire, géographie, philosophie / sciences religieuses, droit, économie, sociologie/anthropologie. Dans cet état des lieux, les chercheurs ne manqueront pas de donner un aperçu des conditions sociales de travail des étudiants et des enseignants : équipements, documentation, bourses, niveau des salaires des enseignants et des chercheurs, modes d’organisation syndicale, etc. Cette première étape devrait déjà nous permettre de brosser le profil sociologique des collectifs universitaires (enseignants et chercheurs) impliqués dans ce champ et d’esquisser une première comparaison entre les cinq pays.

Mais, sans attendre qu’elle soit terminée, il est possible d’enclencher la seconde étape qui consiste à répertorier les grandes thématiques qui ont marqué le champ dans son ensemble et ses disciplines particulières. L’analyse de ces moments devrait se pencher sur les contenus de ces thématiques, leurs sources disciplinaires, leur évolution ainsi que les résultats qui en ont résulté : restructuration des institutions, recomposition de l’espace académique et de ses nouvelles hiérarchies disciplinaires (l’économétrie prend le pas sur la macroéconomie, la géographie sur l’histoire, etc.) mais aussi de ses nouvelles modalités d’évaluation (académique, expertise, publications de masse, etc.). Cette seconde étape rendrait possible une approche de ces collectifs en termes de « communautés scientifiques », avec leurs valeurs propres et les relations de celles-ci aux contextes locaux, régionaux et internationaux.

En les observant et en les resituant dans leur triple inscription dans le champ académique local et international mais aussi dans le tissu social, économique et politique de leur pays, il serait en effet plus aisé d’analyser les conditions de leur travail et d’en dégager un « style » propre.

Quelques thèmes sensibles ont été retenus pour une analyse plus avancée.

La notion de « sharia »

Elle reste fortement méconnue en Europe, jusque dans les milieux intellectuels. Diabolisée parce qu’associée aux mouvements islamistes radicaux qui en revendiquent l’application intégrale, y compris dans la Constitution des Etats, elle ne signifie pourtant rien d’autre que le droit musulman. Après les décennies du développement autour duquel se sont constitués les grands thèmes de la recherche en SHS, les angles d’approche des réalités sociales dans les pays arabes se sont alors orientés vers cette question, en particulier vers deux de ces dimensions les plus controversées : le droit de la famille et le code de statut personnel, d’un coté ; le droit à l’innovation (ijtihad) et à la réinterprétation des corpus religieux et juridiques, figés depuis la fin du califat abbasside. Dans les pays arabes qui intéressent notre enquête, ces questions occupent une place centrale dans les programmes de recherche, même si les chercheurs, à quelques rares exceptions, n’osent pas encore les affronter directement.

Formes de solidarité et mouvements sociaux

L’effondrement des politiques de développement et les formes de socialisation qu’elles avaient entraînées (travail salarié, éducation, urbanisation, etc.) ont favorisé la réactivation des liens sociaux autour des lignages familiaux et parfois tribaux, des communautés de langue et/ou de religion. Ceux-ci se sont substitués aux espaces laissés vacants par le retrait des Etats (protection sociale, emploi, éducation, logement) et aux formes de solidarité institutionnelles modernes. L’activisme social et politique a investi ce champ, délaissant parfois les anciennes organisations comme les syndicats ou les associations professionnelles. Une grande partie des mouvements sociaux ont leurs origines et tirent leurs significations de cette source. Les SHS ont, à leur tour investi, ce champ qui est devenu aujourd’hui un des principaux centres d’intérêt des recherches.

Savoirs, éducation, science

Dans tous les pays de la région, les relations à la raison (rationalité), aux savoirs spécifiques (médecine, mathématiques, sociologie...) et à la science en général traversent, selon des formes diverses, toutes les disciplines. Le brillant passé de cette région continue d’agir en freinant ou, à l’inverse, en impulsant les recherches. Parfois, on distingue les sciences de l’homme et de la société de celles de la nature ; les premières sont spécifiques à chaque aire culturelle et, donc, ne peuvent pas être « transférées » ; les secondes, à l’inverse, sont universelles. Cette posture a entraîné des limitations des recherches dans le premier cas, qui côtoient une plus grande liberté dans le second cas. La distinction classique de sciences exactes et de sciences humaines est ici renforcée par des barrières symboliques qui ont des effets intéressants à analyser. Ce n’est pas un hasard si les courants de la post-modernité ont trouvé ici un écho favorable en ce qu’ils légitiment d’une certaine manière cette dualité.

Par ailleurs, les performances actuelles des pays de la région en matière d’éducation (notamment pour les faibles taux de scolarisation des filles) et de recherche scientifique, bien médiocres selon le rapport 2004 du PNUD, sont à l’origine de controverses régionales qu’il serait utile d'analyser.

 

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