Insaniyat N° 27 | La socio-anthropologie en devenir | p.29-54 | Texte intégral
Perspectives on Berber Political Systems : in connection with Gellner and Masqueray, or Durkheim’s error Abstract: A key element in the defence presented by the late Ernest Gellner for his segmental model of Berber political organization has been his claim, as the origin of his own theory, the work of the 19th century French ethnologist, Emile Masqueray, who was cited by Durkheim to defend his concept of “social segmental organisation”. Gellner’s pretension makes one suppose that the theory applied to Algerian Berbers as well as to Moroccan ones, and that Masqueray and his predecessors must be considered as the forerunners of the segmentarity theory rather than as the authors of a distinct and rival vision. I maintain that Gellner’s reading of these authors was mistaken, that the way they tackled the Berber political life was profoundly different from the segmentarist perspective which supplanted it, and that Durkheim’s interpretation of their analyses was false and without grounds. Key words : berber political systems - segmentarity - Gellner - Masqueray - Durkheim - Kabylie. |
Hugh ROBERTS : Maître de Recherches Associé au Development Studies Institute du London School of Economics and Political Science, Université de Londres.
Un élément important de la défense par Ernest Gellner de sa théorie de la segmentarité de l’organisation politique berbère est sa prétention que les origines de sa théorie remontent jusqu’aux travaux du XIXe siècle de l’ethnologue français Emile Masqueray, dont l’étude des Berbères de l’Algérie était citée par Durkheim pour illustrer son concept d’«organisation sociale segmentaire». L’argument de Gellner implique que la théorie de la segmentarité s’applique aux Berbères tant algériens que marocains, et que Masqueray et ses prédécesseurs devraient être considérés comme les précurseurs de la théorie de la segmentarité plutôt que comme les fondateurs d’une vision différente et concurrente. Je soutiens que la lecture de Gellner de ces auteurs est erronée, que l’approche de ceux-ci de la compréhension de la vie politique berbère est profondément différente de (et sans doute supérieure à) la perspective segmentariste qui l’a supplantée et que l’interprétation que Durkheim a donnée à leurs découvertes est sans aucun fondement.
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«Les grands hommes peuvent commettre de grandes erreurs.» K. Popper, The Open Society and its Enemies (vol. 1: Plato, 1st. ed.).
«Amicus Plato, sed magis amica veritas. »
(version originale grecque attribuée à Aristote.)
Le fait que les prétentions à la scientificité de la science politique aient conduit beaucoup de ses adeptes à singer leurs homologues des disciplines plus exactes, particulièrement l’économie et l’économétrie ‑ avec le résultat que de nombreuses études en science politique sont aujourd’hui d’abstrus exercices de logique ou d’algèbre plus qu’autre chose‑, peut avoir peu d’importance dans le cas des démocraties développées d’Europe ou d’Amérique du Nord, où la discipline bien établie de l’histoire politique est là pour compenser la manière dont nombre de travaux en science politique, aujourd’hui, abordent ou fuient leur objet d’étude. Mais il risque d’être grave dans le cas des pays du Sud et de l’Est, où la discipline de l’histoire est moins solidement établie. Ce n’est certainement pas pour rien que l’anthropologie y a eu tendance à colmater la brèche, et que les travaux d’anthropologues fournissent souvent les meilleures introductions aux systèmes politiques d’une bonne partie de l’Asie et de l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord y compris.
Mais comment l’anthropologie contemporaine conçoit-elle le politique et l’étudie-t-elle? Ses conceptions sont-elles fondamentalement différentes de celles de la sociologie? Ou alors est-ce que les différences sont confinées à des questions secondaires ‑ par exemple, la substitution de la structure de parenté ou de caste au concept de classe ‑ dans une théorie de la politique qui reste par ailleurs sociologique en substance, qui suppose que la structure sociale soit le lieu de l’action principale, tout en gardant la possibilité de discuter de l’importance relative des concepts de «processus» et d’«acteur», mais sans pour cela reconnaître le «politique» en tant qu’une sphère autonome qui ne pourrait être appréhendée correctement qu’en ses propres termes?
Deux soucis particuliers m’ont incité à soulever ces questions. Je suis un chercheur qui s’intéresse aux systèmes politiques nord-africains et, plus particulièrement, algériens. Je suis, par conséquent, soucieux de ce qui est advenu des études politiques, et je suis encore plus soucieux de ce qui est advenu de l’Algérie. Plus de 100 000 personnes auraient péri par la violence qui a ravagé le pays depuis 1992, mais, pour la plupart du temps, il n’a pas du tout été clair qui tuait qui et pourquoi; comme se plaignent souvent beaucoup d’observateurs, la vie politique algérienne est exceptionnellement «opaque». Alors qu’il y a sans doute des raisons objectives à cela, relevant de la nature de l’Etat algérien, une partie du problème nous semble provenir des sciences sociales elles-mêmes et découle de la manière dont les anthropologues ont abordé l’étude de l’organisation politique de ce qu’on pourrait appeler l’«épine dorsale de la société maghrébine»: les Berbères des montagnes de l’Atlas. Ma thèse est que, durant les cent dernières années, l’anthropologie politique du Maghreb s’est égarée, avec des conséquences qui se font encore ressentir dans les études politiques en Afrique du Nord et au-delà.
Les études politiques berbères: l’énoncé du problème:
L’Algérie et le Maroc constituent le cœur et la plus grande partie du champ unifié des études berbères. Les études à l’ère moderne des systèmes politiques berbères ont commencé en Algérie au XIXe siècle, mais tout au long du XXe elles ont été dominées par les travaux faits au Maroc. Cet article est une esquisse du point de vue que j’ai développé, alors que je menais mes enquêtes sur le terrain en Algérie dans la région de Kabylie dans les années 1970 et 1980[1], sur un champ d’étude dans lequel des marocanistes ont longtemps tenu l’initiative théorique. Mais ce qui est en question ici n’est pas une opposition particulière, et encore moins intrinsèque, entre marocanistes et algérianistes, susceptible de n’intéresser personne d’autre. L’opposition en question est d’une nature différente et plus significative; elle est aussi à distinguer de l’opposition entre détracteurs et défenseurs contemporains de la théorie de la segmentarité. Alors que j’entre en désaccord avec feu Ernest Gellner, champion de cette théorie, sur un point cardinal, ma différence avec lui n’a rien à voir avec les objections visant sa théorie par les disciples de Clifford Geertz dans l’école «interprétativiste» ou «herméneutique-relativiste» d’études marocaines (Gellner, 1991), et est tout aussi différente de celles soulevées pour des raisons empiriques par Henry Munson (1989; 1993).
À la différence de certains «interprétativistes», je ne suis pas enclin à rejeter les travaux faits durant la période coloniale, au prétexte que leur association avec l’entreprise coloniale les a disqualifiés. Bien au contraire, je considère que le fait que l’enquête sur une société soit associée à un but politique important contribue, en soi, à même à procurer au travail en question plutôt plus que moins de perspicacité et d’objectivité, nonobstant le fait que cette objectivité soit limitée par quelques présupposés sous-jacents, généralement facilement repérables. Alors qu’une bonne partie, mais en aucune manière la totalité, des travaux réalisés durant la période coloniale peut être rejetée pour être propagandiste ou apologétique dans ses objectifs et mystificatrice dans ses effets, la première génération d’ethnographes coloniaux, précisément en raison de leurs liens politiques, étaient animés par un très fort besoin de savoir. C’est le travail de l’observateur étranger post-colonial, déconnecté de tout objectif politique intelligible, qui est apte à être incontrôlé par un point de vue solide quelconque et, par conséquent, auto-complaisant et fantaisiste.
De plus, quelles que puissent être les approches alternatives en vogue de l’étude de la culture marocaine, l’usage fait par Gellner de la théorie de la segmentarité avait le grand mérite d’offrir une perspective définie et cohérente sur les systèmes politiques berbères. Elle posa d’importantes questions et donna d’intéressantes réponses, et quiconque voudrait comprendre les systèmes politiques berbères peut s’y orienter à la manière dont un voyageur débrouillard peut s’orienter par rapport à un grand point de repère sur son chemin. À ce jour, aucun de ses détracteurs, «interprétativistes» ou «empiristes», n’a fourni une perspective alternative sur les systèmes politiques berbères qui soit cohérente ou claire.
La question qui se pose alors est de savoir si la théorie de la segmentarité est la seule perspective sérieuse disponible. La réponse, comme le proclame Gellner (1996: 649-51), est qu’elle a été la seule perspective sérieuse disponible dans le cadre de l’anthropologie académique le long du demi-siècle écoulé. Mais ce monopole a été le résultat, non pas d’un progrès scientifique absolu, mais de l’éclipse d’une vision antérieure.
En 1872-1873, un siècle avant la publication par Gellner de son exposé classique de la théorie segmentariste de l’organisation politique berbère dans Saints of the Atlas[2], les ethnographes français Hanoteau et Letourneux ont publié leur étude encyclopédique sur la géologie, la flore et la faune, la géographie humaine et physique, et l’organisation économique, religieuse et politique de la Grande Kabylie, la Kabylie et les coutumes kabyles[3]. L’oeuvre de Hanoteau et Letourneux a été suivie par, et a sans aucun doute inspiré, le livre d’Emile Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie (1886), et celui de Robert Montagne, les Berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc (1930).
Or, Gellner a maintes fois réaffirmé sa dette envers Montagne et Masqueray (1969: 64-5; 1985: 142-55; 1991: 3-4; 1996: 639-56), et son hommage appuyé à Masqueray en particulier implique que son travail et celui de Masqueray appartiendraient à la même tradition et seraient des étapes dans le développement de la même perspective. Mais est-ce le cas? Y a-t-il une seule tradition et perspective ici, ou deux?
Deux arguments ont été avancés pour dire qu’il n’y en a qu’une seule. Le premier est le fait que les œuvres de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray ont été citées par Emile Durkheim dans son De la division du travail social, en guise d’illustration de sa notion d’«organisation segmentaire de la société», à partir duquel le concept de segmentarité a été développé plus tard par Evans-Pritchard (1940; 1949) avant que Gellner ne le reprenne à son compte. Le second est la suggestion de Gellner que Masqueray a, en tout cas, certainement décrit des sociétés segmentaires et que, s’il n’a pas formulé les choses en ces termes, c’est parce qu’il était inhibé pour plusieurs raisons, notamment par le fait que le concept ne lui était pas encore disponible.
Un troisième argument ‑ que Gellner ne présenta pas ‑ peut être avancé en renfort des deux premiers. C’est le fait que la théorie de la segmentarité a été, en réalité, cautionnée à un moment ou un autre par la plupart des auteurs de travaux anthropologiques sur la Kabylie pendant les quatre dernières décennies, notamment par Pierre Bourdieu (1962: 1-24), Jeanne Favret (1966), Mohand Khellil (1979 ; 1984), et Tassadit Yacine (1987).
Aussi impressionnants que puissent paraître ces arguments, ils sont à rejeter[4]. Car il existe en réalité deux perspectives radicalement différentes sur les systèmes politiques berbères dans la littérature existante, et le plus extraordinaire en la matière est que personne n’en a relevé la présence avant.
Les deux perspectives
La première perspective (ci-après, perspective A) est celle de Hanoteau et Letourneux, Masqueray et Montagne. En affirmant cela, je ne suis guère en train de caser arbitrairement ces auteurs, mais bel et bien d’avaliser leurs propres vues. Masqueray s’est lui-même décrit (1983 [1886]:19) comme un disciple de Hanoteau et Letourneux, et Montagne s’est également clairement présenté comme un disciple de Masqueray (1930: 8). Que ces auteurs aient eu des raisons de suggérer qu’ils appartenaient à la même tradition intellectuelle est clair du fait que leurs analyses des systèmes politiques berbères étaient concernées par les mêmes traits de l’organisation politique berbère. Ces derniers étaient:
1)le rôle de la jema‘a (conseil ou assemblée) du village ou du «canton» ou de la tribu;
2)le rôle de l’homme qui la préside, connu habituellement sous le nom de amin en Algérie, et de moqaddem ou amghar au Maroc;
3)le rôle des autres hommes qui la composent, diversement connus sous les noms de temman ou l ‘uqqâl en Algérie, et aït arba‘in ou inflas au Maroc;
4)le corpus du droit berbère, appelé qanun en Algérie, et qanun ou izerf au Maroc;
5)la nature et l’action des partis ou factions ou alliances connues sous le nom de saff (pl. sfuf) en Algérie et liff (pl. lfuf) au Maroc;
6)la question «quelle est l’unité principale de gouvernement?», à laquelle la réponse donnée par Hanoteau et Letourneux pour la Kabylie était le village (thaddarth) et celle donnée par Montagne au Maroc était le «canton» (taqbilt).
La seconde perspective (ci-après, perspective B) est celle de Gellner et les autres auteurs qui se sont alignés sur la théorie de la segmentarité, tel David Hart (1967; 1972; 1976); Ross E. Dunn (1972; 1977), Amal Rassam Vinogradov (1972), et Mohand Khellil et Tassadit Yacine en Algérie. La perspective B met en exergue une série de traits entièrement différents de l’organisation sociale berbère, nommément:
1)les groupes de parenté qui sont des «segments» de groupes plus grands au niveau supérieur immédiat et sont eux-mêmes composés de segments au niveau inférieur immédiat, et ainsi de suite;
2)la dynamique de fission et de fusion par laquelle les groupes de parenté se divisent et s’unissent;
3)à quel point le pouvoir, et à l’intérieur des segments et entre eux, est diffus, où prévaut un égalitarisme approximatif, articulé en termes du code de l’honneur;
4)la manière par laquelle les segments s’opposent et s’équilibrent mutuellement au même niveau, illustrée sur le registre légal par la pratique du serment collectif et sur celui de la violence par la vendetta;
5)les fonctions de médiation et d’arbitrage réalisées par les «saints» – les membres, dotés de la baraka (charisme), de lignages saints, appelés igurramen au Maroc central et mrabtin ou, en berbère, imrabdhen en Algérie;
6)l’absence d’une unité de gouvernement cruciale à un niveau particulier de l’organisation sociale.
Les deux perspectives soulignent, évidemment, des éléments différents et chacune minimise les traits soulignés par l’autre. La perspective A minimise le code de l’honneur, la vendetta, le serment collectif et l’importance politique des mrabtin ou igurramen. La perspective B minimise, quant à elle, la jema‘a, les temman ou inflas, les sfuf ou lfuf, et le droit berbère. Bref, la perspective A met en exergue le rôle des institutions politiques berbères et minimise la signification politique de la parenté, alors que la perspective B non seulement minimise ces institutions mais va jusqu’à présupposer leur absence quasi totale (Gellner 1969: 41-2; 1985: 143,146; 1996: 649-51) et met en exergue la structure sociale et le charisme de sainteté: le système de parenté et la baraka ainsi que les diverses modalités de leur expression et de leur utilisation sont tout ce qui existe ou, en tout cas, tout ce qui compte.
La différence entre A et B provient du fait qu’elles posent en réalité des questions significativement différentes. La question que pose A est: «Comment ces populations, indépendantes du pouvoir central, s’arrangent-elles pour se gouverner?»[5] La question que pose B est: «Comment, en l’absence d’institutions spécialisées de maintien de l’ordre, celui-ci est-il maintenu?» Mais leur différence tient aussi de celle de leurs conceptions respectives du champ politique. A suggère ou décrit un champ politique doté d’un important degré d’autonomie par rapport à la structure sociale, alors que pour B le champ politique est le simple reflet – en réalité, un simple aspect ‑ de la structure sociale. Sur ce point particulier, B est très claire: la structure sociale, c’est-à-dire, le système segmentaire, est le mécanisme de maintien de l’ordre. A, en revanche, est à la fois moins explicite et moins cohérente; seul Masqueray semble avoir eu une compréhension définie du degré d’autonomie du champ politique par rapport à la structure sociale dans les sociétés berbères, mais il ne réussit pas à la formuler de manière efficace.
Cette dichotomie entre deux perspectives bien définies ne rend pas compte de tous les auteurs qui ont réalisé des travaux sérieux sur les systèmes politiques berbères. En premier lieu, elle ne tient pas compte des travaux antérieurs à Hanoteau et Letourneux, qu’on peut raisonnablement considérer, pour l’essentiel, comme précurseurs de la perspective A[6]. Plus sérieusement, elle ne rend pas compte à la fois des critiques marxisants de la théorie de la segmentarité et de ceux dont les travaux sont un mélange des deux perspectives.
L’omission des critiques marxisants est justifiée ici du fait que, n’étant pas intéressés aux questions de maintien de l’ordre ou de self-government chez les Berbères, ils n’ont pas réellement essayé d’établir une alternative marxiste convaincante aux perspectives A et B[7]. Celle de ces derniers, parmi lesquels on peut compter Bourdieu et Favret (1968) pour l’Algérie et Raymond Jamous (1981) ‑ et aussi David Hart dans une certaine mesure ‑ pour le Maroc, est une affaire plus complexe. En effet, ces auteurs sont fortement influencés par la théorie de la segmentarité mais ne donnent pas une analyse segmentariste systématique de l’organisation politique berbère, en partie parce qu’ils sont incapables de minimiser les rôles des sfuf ou des lfuf comme l’exigerait la perspective B pour être cohérente (Munson, 1989). Ils appartiennent alors à ce qu’on pourrait appeler l’école «quasi-ségmentariste», qui est plus une catégorie résiduelle qu’une école au plein sens du terme, et, alors que l’espace manque pour développer ce point, je pense que leur travail, en dépit de ses grands mérites (particulièrement celui de Hart), ne constitue pas une alternative théorique cohérente à aucune des deux perspectives en discussion. On pourrait dire la même chose à propos du travail, plus récent, de Wolfgang Kraus (1998), dont la formulation d’une version modifiée de l’analyse segmentariste abandonne les prétentions originelles de la théorie pour expliquer l’organisation politique des sociétés berbères[8].
Il ne nous reste donc que deux perspectives cohérentes que nous pourrons maintenant aussi bien dénommer:
-A est ce que je propose d’appeler la «perspective institutionnelle-historique» sur le système politique berbère: elle reconnaît et affirme l’existence d’institutions politiques parmi les populations qu’elle étudie[9]; elle met ces institutions au centre de ses analyses de la manière dont ils se gouvernent; elle est amenée naturellement à considérer comment ces institutions évoluent, comment elles sont venues au jour; et elle perçoit, en conséquence, les populations en question et leur vie politique dans une perspective historique[10];
-B sera la «perspective structurale-sociologique: elle affirme l’absence radicale d’institutions politiques parmi les populations en question et, en conséquence, considère la structure sociale comme le trait central de la vie politique, la source du problème du maintien de l’ordre et, simultanément, la source de sa solution; mais, puisqu’elle conçoit la structure sociale essentiellement comme une structure de parenté qui existe en vertu simplement des liens de sang qui unissent et divisent les populations en question, elle n’est pas amenée à chercher en dehors de cette structure pour connaître le secret de son existence et, en particulier, n’est pas encline à s’engager dans une investigation historique; dépourvues d’institutions politiques, les populations en question sont dépourvues d’histoire à proprement parler, et ne possèdent que des légendes et des généalogies qu’elles interprètent et manipulent selon les besoins du présent. Pour cette raison, il est hors de question d’expliquer la vie politique berbère en termes de chaîne historique de causes et d’effets, mais plutôt en termes de logique essentiellement statique, circulaire ou, au mieux, cyclique des relations constitutives de la structure et de la fonctionnalité des diverses procédures, arrangements et modes de comportement élaborés selon cette logique.
Étant donné que ce sont là les deux seules perspectives sérieuses dans la littérature relatives aux systèmes politiques berbères, nous sommes immédiatement confrontés à deux autres questions: pourquoi B a-t-elle supplanté A, et pourquoi B, en dépit de tant de preuves du contraire, se croit être la continuation ou le développement de A?
De A à B
Il y a trois éléments de réponse à notre première question. La première est que la perspective institutionnelle-historique était déjà épuisée dans les années 1930. Elle n’était pas devenue obsolète, et encore moins discréditée, comme point de vue; bien qu’elle ne fût pas dépourvue de points faibles comme nous le verrons, elle n’avait pas été réfutée de manière décisive, ni sur la base de la logique ni sur celle des faits empiriques. Mais les perspectives intellectuelles, et particulièrement celles académiques, ne survivent pas uniquement parce qu’elles n’ont pas été réfutées ou supplantées: elles survivent dans la mesure où les conditions sociales de leur reproduction continuent d’être satisfaites. La perspective institutionnelle-historique était épuisée comme tradition au sein de la vie académique française à défaut de sang frais.[11]
Hanoteau/Letourneux et Masqueray, auxquels cela ne dérangeait pas des auteurs du XIXe siècle comme Jules Liorel (1893) de faire écho sans réserve, n’avaient eu aucun successeur dans le courant dominant des études algériennes françaises du XXe siècle. Le travail de René Maunier (1926) et, plus tard, celui de Jean Morizot (1962; 1985; 1991) ne représentent qu’un fil ténu renvoyant aux travaux des auteurs principaux du XIXe siècle. Mais le courant académique dominant était une autre histoire. Son représentant de premier plan était, dans les années 1920 et 1930, Louis Milliot, qui était impressionné par les travaux réalisés par la première génération d’ethnographes du Protectorat au Maroc sur les Berbères transhumants du Moyen-Atlas, et était en conséquence enclin à abandonner d’importants éléments de la vision du XIXe siècle de l’organisation politique kabyle sur la base de ces travaux (Milliot, 1922).
En d’autres termes, les sciences sociales françaises concernant l’Algérie vers la fin de la période coloniale étaient entrées en décadence. Cette promptitude à abandonner les découvertes des enquêtes sérieuses de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray, sur la base des découvertes préliminaires de chercheurs travaillant sur le Maroc, exprimait l’ascendance croissante de la mode académique sur la curiosité et la rigueur intellectuelles. À partir de 1930, la production française sur la Kabylie n’est qu’un mélange de folklore et d’apologétique, et, dans d’autres régions de l’Algérie, ce n’est que là où le travail réalisé était incité par un sérieux besoin de savoir ‑ comme, avant tout, sur le terrain largement vierge du Sahara ‑ que l’esprit scientifique a survécu et porté des fruits[12]. C’est probablement parce que Jean Morizot se trouvait en dehors de l’ornière académique qu’il était capable de préserver et de donner une si puissante expression à l’attitude scientifique relative à la question intéressante de savoir ce qui était advenu des Kabyles quatre-vingt-dix ans après l’enquête de Hanoteau et Letourneux. Mais le prix qu’il paya pour cette indépendance était que, le long des années 1960 et 1970, son travail était presque totalement ignoré.
Ainsi la perspective A s’est-elle tarie en Algérie. Mais elle semble s’être tarie au Maroc aussi. Le véritable successeur, au XXe siècle, de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray était Robert Montagne. Si les deux premiers avaient établi la perspective institutionnelle-historique au regard de la Kabylie, et que le troisième l’avait affinée et étendue pour embrasser les Berbères Chaouïas de l’Aurès et des Mozabites du nord du Sahara dans une vision comparative et évolutionniste unifiée, Montagne, quant à lui, va élargir la portée de cette même perspective pour comprendre les Berbères Chleuhs du Haut-Atlas occidental et de l’Anti-Atlas, dans le sud du Maroc, et des Rifains, au nord. Mais la chose remarquable est que Montagne n’a eu aucun successeur français significatif dans les études berbères marocaines : sans doute que la brièveté du Protectorat en est une raison importante, mais, quelle que puisse en être la raison, le fait demeure que la perspective A, comme tradition académique, a disparu avec lui. Autrement dit, au moment où la perspective B commença à être avancée, elle prospectait un vide et il n’y avait là aucun adhérent de A pour la contredire.
Le second élément d’explication est théorique plutôt qu’historique. Les points faibles des travaux réalisés dans la perspective institutionnelle-historique ont rendu cette perspective très vulnérable à des attaques. Ces points faibles sont nombreux et l’espace ne me permet ici de les citer que sommairement:
1)A n’équivaut pas réellement à une théorie satisfaisante des systèmes politiques berbères; en particulier:
-Hanoteau et Letourneux n’ont pas réellement expliqué ce qu’ils avaient décrit;
-Masqueray a laissé des questions cruciales sans réponse, notamment celles concernant la relation entre les antagonismes des liens de parenté et le modus operandi de la forme de gouvernement de la cité kabyle;
-la thèse centrale de Montagne relative au rôle de lfuf n’était pas convaincante;
2)aucun de ces trois auteurs n’a rendu compte de manière satisfaisante du rapport entre religion et politique.
En revanche, B possède un très grand pouvoir explicatif[13]. Dans la formulation qu’en a faite Gellner à propos des Berraber ou Imazighen du Haut-Atlas central du Maroc, B fournit une explication complète et intellectuellement satisfaisante de tous les traits saillants de la société qu’elle mentionne, et particulièrement de la relation entre l’organisation et la vie politique et religieuse. Que cette explication soit la bonne est une autre affaire, mais elle est certainement une explication, très vigoureuse de surcroît, qui n’a pas encore été, à ma connaissance, surpassée.
Le dernier élément d’explication est que A n’a pas traité effectivement des transhumants. Elle est plus forte quand elle traite des Kabyles et Chleuhs entièrement sédentaires, mais le chapitre sur les Chaouïas semi-nomades de l’Aurès était sans doute le plus faible du livre de Masqueray, et Montagne, au-delà de certaines remarques perspicaces et réfléchies, n’en est jamais réellement venu aux prises avec les pasteurs du Haut-Atlas central et oriental et du Moyen-Atlas. B, par ailleurs, étant une élaboration particulière d’un modèle général développé pour rendre compte des pasteurs Nuers du sud du Soudan et des bédouins de la Cyrénaïque, était capable de traiter des Berbères transhumants de manière extrêmement plausible, et se développa dans ce vide de manière si impressionnante que, en l’absence de théoriciens vivants de l’organisation politique des Berbères sédentaires suffisamment équipés et disposés à lui résister, son élan la conduisit rapidement au-delà du contexte transhumant et l’encouragea à prétendre au statut de théorie générale de l’organisation politique berbère en tout lieu.[14]
Étant donné ce succès remarquable, pourquoi la perspective B s’est-elle posée comme une continuation ou un développement de A? Pourquoi prétendre à une filiation à celle-là même qu’elle a déplacée? L’explication, ou, en tout cas, la partie intellectuellement intéressante de l’explication, est, elle aussi, la combinaison de trois éléments.
De B à A
«Comment une chose peut-elle être issue de son antithèse?» (Nietzsche, Au-delà du bien et du mal)[15]
En suggérant que B a prétendu être issue de A, j’ai, bien entendu, formulé la chose de manière délibérément provocante afin de faire ressortir clairement le problème. En fait, B n’a pas consciemment prétendu être issue de A en tant que telle, car Gellner n’a pas traité les trois auteurs de la perspective A comme un groupe cohérent, et savait bien distinguer les uns des autres en concevant son rapport intellectuel à eux. Il exprimait un grand respect pour Montagne mais écartait la pièce maîtresse de son analyse: la conception des systèmes de liff comme une paire de deux alliances stables et opposées couvrant la région à la manière d’un échiquier, pour être soit une réponse incohérente à la question de savoir comment l’ordre était maintenu dans une société segmentaire en gros, ou pour être simplement la description d’une aberration dans un système par ailleurs parfaitement segmentaire (Gellner, 1969: 65-7; 1985: 146; 1991: 4). Et il fit bon usage du fait que Hanoteau et Letourneux étaient cités par Durkheim à propos de l’«organisation sociale segmentaire», sinon il en faisait peu de cas, sous prétexte qu’ils n’étaient que de «simples compilateurs des lois coutumières kabyles» ‑ avec lesquels, insinue-t-il, c’était plutôt indigne pour Masqueray d’avoir à partager la note infra paginale de Durkheim (1991: 3). En vérité, ce n’était que de Masqueray que Gellner s’est revendiqué positivement. C’était Masqueray qui, dans son étude des trois groupes berbères algériens (avec un coup d’œil oblique sur le Maroc), réunit la matière qui mena à la théorie de la «segmentation» (1991: 3).
Mais Gellner était très conscient que, si l’on peut dire de Masqueray qu’il a fait cela, il l’a fait malgré lui: «Il est à souligner que ce que Masqueray a aidé à découvrir c’était le fait, et non pas la théorie, de la segmentation.» (Gellner, 1985: 153). Et conscient de – quoique disposé à rejeter ‑ l’avertissement prescient de Fanny Colonna que Masqueray ne devait pas être lu en termes segmentaristes[16], il postula une dichotomie à l’intérieur du travail de Masqueray entre le bon grain et l’ivraie, le noyau rationnel et la coquille mystique, l’observateur objectif et perspicace de la société segmentaire et le prisonnier subjectif et confus des préoccupations théoriques du XIXe siècle: «Je ne veux pas dire que Masqueray était lui-même assez clair à ce propos: la matière qu’il a réunie, plutôt que toutes ses interprétations (tiraillées entre des exigences contradictoires), est superbement claire.» (1985: 147).
En d’autres termes, Gellner ne pouvait présenter B comme un descendant linéal et successeur légitime de A qu’en ignorant totalement le fait que A constituait effectivement une perspective distincte, chose qu’il pouvait faire: 1) en minimisant l’importance intellectuelle de Hanoteau et Letourneux; 2) en mettant en relief la matière empirique dans le travail de Masqueray aux dépens de ses perspectives théoriques; 3) en approuvant les éléments de l’analyse de Montagne, à savoir son traitement des rapports des Berbères avec le pouvoir central, qui n’étaient pas nécessairement en contradiction avec la théorie de la segmentarité, tout en rejetant la théorie du liff qui l’était (Gellner, 1969: 22-3,26-7,64-5; 1985: 146).
En bref, Gellner pouvait croire que sa perspective était issue de ce qui se trouve être l’élément central de son antithèse en vertu du fait qu’il ne reconnaissait pas son antithèse comme telle.
Or, bien que je sois en désaccord total avec Gellner à propos de sa lecture de chacun de ces trois auteurs, il faut reconnaître que son vigoureux exposé d’une lecture cohérente de leurs œuvres du point de vue de la théorie de la segmentarité revient à lancer un défi indispensable aux autres points de vue dans le champ des études politiques berbères, en sommant ces derniers de prendre aux sérieux ces auteurs et de clarifier leurs propres idées les concernant. Alors que l’espace manque ici pour le développement complet d’une lecture alternative, je peux, à tout au moins, identifier les deux éléments majeurs de la lecture que je voudrais proposer: le fait, tout d’abord, que les analyses des trois auteurs ont effectivement constitué une perspective cohérente et distincte, comme je l’ai démontré; et, deuxièmement, que les points faibles dans leurs arguments peuvent être corrigés dans le cadre même de la perspective institutionnelle-historique qu’ils développèrent, et n’ont point exigé des successeurs de ces auteurs d’abandonner ce cadre pour adopter celui de l’alternative structurale-sociologique. La seconde proposition sera développée en une autre occasion. Ce qu’il est nécessaire d’expliquer, c’est pourquoi Gellner avait-il de bonnes raisons (ou des raisons plausibles, tout au moins) d’adopter une opinion que je crois en fait profondément erronée.
La première raison est que les prémisses et les présupposés de la perspective A, surtout concernant l’importance centrale des institutions politiques, n’étaient pas elles-mêmes théorisées ou formulées explicitement, encore moins mises en exergue, par aucun des auteurs en question. Ceux-ci semblent plutôt les avoir tout simplement prises pour évidentes. L’un des rares lieux où elles on été mentionnées, c’est dans la remarque de Masqueray que «ce que nous voyons dans l’Afrique n’est ni merveilleux ni rare; […] J’irai jusqu’à dire que la Politique d’Aristote ne convient pas moins à ses bourgs de moëllon et de boue qu’aux cités éclatantes du monde grec» (1983 [1886]: 49-50). Cette brève invocation d’Aristote ne fut pas élaborée en l’énoncé complet d’un point de départ théorique général, peut-être parce que, à l’ère pré-marxiste et pré-durkheimienne, il ne vint à l’esprit de personne que cela fût nécessaire. La montée du déterminisme économique et du réductionnisme sociologique, ainsi que la relégation concomitante du politique à un statut d’épiphénomène, n’étaient, apparemment, pas encore même une volute d’un nuage à l’horizon mental de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray.
De plus, dans la mesure où ces auteurs se permirent de rendre leurs suppositions aristotéliciennes explicites, cela prit surtout la forme, peut-être déconcertante, d’une argumentation par analogie avec, par exemple, la France (les Kabyles comme des Auvergnats transméditerranéens), la Suisse (la Kabylie encore une fois, mais peut-être aussi l’utilisation par Montagne du terme «canton»), et plus particulièrement l’Antiquité classique (notamment dans la comparaison de Masqueray de l’organisation politique kabyle et mozabite avec les vici et les pagi de la Rome primitive). Le problème avec ces analogies n’est pas qu’il n’y avait rien de vrai là-dedans, mais qu’elles étaient affirmées plutôt que démontrées et justifiées en profondeur. Elles étaient, en conséquence, loin d’être convaincantes et se prêtaient à être rejetées parce que fantaisistes.
En bref, nos trois auteurs n’ont pas fait un très bon travail d’explication et de justification de leur approche essentiellement politique et historique des études sur le self government berbère, et il est donc compréhensible que Gellner n’ait pas été disposé à prendre leurs perspectives et interprétations théoriques très au sérieux.
La seconde raison qui encouragea Gellner à avoir cette vision de la question était, bien sûr, le fait que, pendant longtemps, les travaux ultérieurs sur l’Algérie, et en particulier sur la Kabylie, n’étaient pas à même de remettre en question la vision que la perspective B avait d’elle-même comme un descendant linéal de l’école algérienne du XIXe siècle. Vu que Milliot s’est détourné de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray, et que Bourdieu ‑ au début, au moins ‑ a adopté la théorie de la segmentarité et Favret a fait de même, sans parler de la première génération de chercheurs algériens post-indépendance comme Khellil et Yacine, ce n’est sans doute pas étonnant qu’un spécialiste des Berbères marocains ait manqué de comprendre qu’il devait tenir sérieusement compte de l’avertissement de Fanny Colonna qu’une lecture segmentariste de Masqueray équivaudrait à la négation d’une vision distincte, cohérente et, sur l’essentiel, factuellement précise (même que imparfaitement formulée).
Par-dessus tout, cependant, c’est l’invocation et l’appropriation par Durkheim de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray, à l’appui de sa propre grande théorie, qui forgèrent le lien crucial dans la chaîne menant de A vers B que Gellner célébra. C’est un fait intéressant, que Gellner lui-même a noté, que Montagne, écrivant bien après l’intervention de Durkheim dans les études berbères, n’y avait fait aucune référence (Gellner, 1985:146). Montagne l’ignorait-il tout simplement? Ou bien alors la vérité est-elle que Montagne, en spécialiste du Maroc, n’avait lui-même pas complètement saisi la société kabyle et était, de ce fait, peu enclin à réfuter l’interprétation faite par Durkheim des conclusions des ancêtres intellectuels de Montagne?
Quelle que puisse être la raison du silence de Montagne, il ne peut y avoir le moindre doute quant à l’influence ultérieure sur les études berbères de l’usage fait par Durkheim de Hanoteau et Letourneux et de Masqueray, ni quant à sa nature fatale.
L’erreur de Durkheim
La critique que je voudrais adresser à Durkheim, dès lors, n’est pas radicale. Elle ne s’élève pas en elle-même à une critique de sa théorie générale ou de son concept d’«organisation sociale segmentaire», même si elle n’exclut pas une telle critique radicale non plus. C’est tout simplement que son invocation du cas kabyle comme illustration de sa thèse était entièrement erronée, et équivalait à une très mauvaise lecture de ses sources ethnographiques.
En développant sa notion de solidarité mécanique, Durkheim distingue entre le véritable type primitif, celui du regroupement totalement homogène qu’il appela la «horde», du type plus développé, celui des «sociétés segmentaires à base de clan». Il expliqua ce qu’il entendait par là comme suit:
«Nous disons de ces sociétés qu’elles sont segmentaires, pour indiquer qu’elles sont formées par la répétition d’agrégats semblables entre eux, analogues aux anneaux de l’annelé, et de cet agrégat élémentaire qu’il est un clan, parce que ce mot en exprime bien la nature mixte, à la fois familiale et politique. C’est une famille, en ce sens que tous les membres qui la composent se considèrent comme parents les uns des autres, et qu’en fait ils sont, pour la plupart, consanguins. Les affinités qu’engendre la communauté du sang sont principalement celles qui les tiennent unis. De plus, ils soutiennent les uns avec les autres des relations que l’on peut qualifier de domestiques, puisqu’on les retrouve ailleurs dans des sociétés dont le caractère familial n’est pas contesté : je veux parler de la vindicte collective, de la responsabilité collective, et, dès que la propriété individuelle commence à faire son apparition, de l’hérédité mutuelle. Mais, d’un autre côté, ce n’est pas une famille au sens propre du mot ; car, pour en faire partie, il n’est pas nécessaire d’avoir avec les autres membres du clan des rapports de consanguinité définis. Il suffit de présenter un critère externe qui consiste généralement dans le fait de porter un même nom. Quoique ce signe soit censé dénoter une commune origine, un pareil état civil constitue en réalité une preuve très peu démonstrative et très facile à imiter. Aussi, le clan compte-t-il beaucoup d’étrangers, c’est ce qui lui permet d’atteindre des dimensions que n’a jamais une famille proprement dite : il comprend très souvent plusieurs milliers de personnes. D’ailleurs, c’est l’unité politique fondamentale les chefs de clans sont les seules autorités sociales.
«On pourrait donc aussi qualifier cette organisation de politico-familiale. Non seulement le clan a pour base la consanguinité, mais les différents clans d’un même peuple se considèrent très souvent comme parents les uns des autres. Chez les Iroquois, ils se traitent, suivant les cas, de frères ou de cousins. […]
Mais, de quelque manière qu’on la dénomme, cette organisation […] ne comporte évidemment pas d’autre solidarité que celle qui dérive des similitudes, puisque la société est formée de segments similaires et que ceux-ci, à leur tour, ne renferment que des éléments homogènes. […]
Cette fois, nous sommes sortis du domaine de la préhistoire et des conjectures. Non seulement ce type social n’a rien d’hypothétique, mais il est presque le plus répandu parmi les sociétés inférieures ; et on sait qu’elles sont les plus nombreuses. Nous avons déjà vu qu’il était général en Amérique et en Australie. Post le signale comme très fréquent chez les Nègres de l’Afrique; les Hébreux s’y sont attardés, et les Kabyles ne l’ont pas dépassé.». (Durkheim, De la division du travail social, 1964: 175-7; 1994: 150-2)
C’est ici que la fameuse note de bas de page fait son apparition:«Voir Hanoteau et Letourneux, la Kabylie et les coutumes kabyles, II; et Masqueray, Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie, 1886, ch. V» (Durkheim, 1964: 177; 1994: 152).
Ces références sont remarquablement vagues. Mais l’on chercherait en vain dans le cinquième chapitre de Masqueray pour trouver une quelconque affirmation qui soutiendrait l’inclusion par Durkheim des Kabyles dans la catégorie conceptuelle en question. Et en citant le deuxième des trois volumes de Hanoteau et Letourneux, en plus de Masqueray, comme les autorités sur lesquelles il se fonde pour ses conclusions, Durkheim tout simplement ignore, ne fait aucune mention, traite comme non existantes, la plupart de leurs descriptions détaillées de l’organisation politique kabyle.
Je reviendrai bientôt sur ce point. Pour le moment, gardons à l’esprit l’importance centrale que Durkheim accorde au concept de clan, et voyons comment il le développa en relation avec la Kabylie:
«La disposition des clans à l’intérieur de la société et, par suite, la configuration de celle-ci peuvent, il est vrai, varier. Tantôt ils sont simplement juxtaposés de manière à former comme une série linéaire : c’est le cas dans beaucoup de tribus indiennes de l’Amérique du Nord. Tantôt ‑ et c’est la marque d’une organisation plus élevée ‑ chacun d’eux est emboîté dans un groupe plus vaste qui, formé par la réunion de plusieurs clans, a une vie propre et un nom spécial ; chacun de ces groupes, à son tour, peut être emboîté avec plusieurs autres dans un autre agrégat encore plus étendu, et c’est de cette série d’emboîtements successifs que résulte l’unité de la société totale. Ainsi, chez les Kabyles, l’unité politique est le clan, fixé sous forme de village (djemmaa ou thaddart) ; plusieurs djemmaa forment une tribu (‘arch), et plusieurs tribus forment la confédération (thak’ebilt), la plus haute société politique que connaissent les Kabyles.» (Durkheim, 1964: 178; 1994: 153)
Voici le point essentiel: le village kabyle, que Hanoteau et Letourneux aussi bien que Masqueray considéraient comme l’unité cruciale de l’organisation politique kabyle, est présenté par Durkheim comme la forme dans laquelle le clan est constitué dans la société kabyle. Le village est composé d’un clan; sa population appartient en totalité à un seul clan. Si nous mettions cette proposition à côté des autres propositions générales concernant la nature des «sociétés segmentaires à base de clan», nous pourrions logiquement déduire les propositions suivantes concernant le village kabyle:
1)le village est «l’agrégat élémentaire» de la société kabyle;
2)les habitants d’un village «se considèrent comme parents les uns des autres et [..], en fait, ils sont, pour la plupart, consanguins»;
3)les relations qu’ils soutiennent entre eux peuvent être qualifiées de «domestiques», car typifiées par des principes comme la «vindicte collective» et la «responsabilité collective»;
4)même si «des rapports de consanguinité définis» ne tiennent pas nécessairement entre tous les membres du même village, un «critère externe», c’est-à-dire «le fait de porter un même nom», sera employé;
5)les chefs du village «sont les seules autorités sociales»;
6)les habitants de différents villages «du même peuple se considèrent très souvent comme parents les uns des autres»;
7)parmi les habitants du même village ‑ sans parler de plusieurs villages ‑, il n’existe aucune autre solidarité «que celle qui dérive des similitudes», car
8)les villages kabyles «ne renferment que des éléments homogènes’».
Toutes ces propositions sont fausses. Et aucune d’elles n’est corroborée ni par Hanoteau et Letourneux ni par Masqueray.
Il existe deux termes pour désigner deux types de village dans les montagnes de Kabylie: thaddarth (plur. thiddar), qui désigne une agglomération très compacte, aux constructions serrées et très densément habitée; et tufiq (plur. tuwafeq), qui consiste en un certain nombre de hameaux séparés qui, bien que dispersés sur le terrain, forment une seule unité d’organisation politique. (Le terme djemmaa ‑ c’est-à-dire jema‘a ‑ signifie assemblée ou conseil et ne signifie absolument pas village.) À travers la majeure partie de la Kabylie, ni la thaddarth ni le tufiq ne consistaient en un seul clan. Les habitants du village kabyle ne se considéraient pas tous parents les uns des autres, ils n’étaient pas consanguins, ils ne prétendaient pas à une consanguinité fictive exprimée par l’usage d’un même nom, les relations entre eux n’étaient pas de caractère domestique, la vindicte collective n’était pas la règle, les chefs de village n’étaient pas les seules autorités sociales, les habitants de différents villages ne se considéraient pas comme parents, la solidarité n’était pas une fonction principalement, et encore moins exclusivement, de «similitudes», et les villages ne contenaient pas que des éléments homogènes.
Le village kabyle typique, qu’il soit une thaddarth ou un tufiq, était toujours constitué d’au moins deux «clans». Que le terme usité localement pour désigner le groupe de parenté que les observateurs extérieurs ont (peut-être trop rapidement) identifié comme un «clan» soit akherrub ou adhrum, il y aurait toujours une pluralité de ikherban ou idherman. Dans le tufiq, il y aurait toujours au moins autant d’ikherban qu’il n’y avait de hameaux constitutifs. Dans les grandes thiddar il y aurait souvent autant qu’une douzaine ou même une vingtaine d’ikherban différents, auquel cas ceux-ci étaient habituellement regroupés en des unités plus larges pour lesquels le terme de adhrum était utilisé ; mais il y aurait invariablement au moins deux idherman, souvent trois ou quatre et parfois plus.
Certes, les membres du même akherrub se considéraient comme parents. Et là où plusieurs ikherban étaient regroupés en un adhrum, la notion et le sentiment de consanguinité existeraient entre eux (même si l’emploi du même nom était normalement limité aux membres du même akherrub). Mais le sentiment de consanguinité n’allait jamais au-delà de la limite du adhrum. Dans la grande majorité des thiddar et tuwafeq, il y aurait toujours plus d’un adhrum, et donc le village kabyle était rarement, sinon jamais, la forme constituée d’un clan. Il était rarement, sinon jamais, une unité de parenté. Et puisque les habitants d’un même village ne se considéraient pas tous comme parents, ils ne se reconnaissaient certainement pas comme parents avec les habitants des autres villages. Ce qui les liait à, et fondait leur solidarité avec, les populations des autres villages de la tribu (‘arch) n’était pas la parenté, mais autre chose[17].
Mais le point le plus important est que ce qui fondait la solidarité des membres du même village – à plus forte raison, de plusieurs ‑ était, lui aussi, quelque chose d’autre que la parenté. La parenté divisait le village aux niveaux inférieurs, comme le voudrait la théorie de la segmentarité, mais elle ne l’unissait pas au plus haut niveau comme la théorie exigerait qu’elle le fasse. On pourrait dire que la parenté unissait des familles différentes en un seul et même akherrub, et différents ikherban en un seul et même adhrum, mais elle n’unissait pas différents idherman en un seul et même village. Le village n’était pas une unité de parenté et ses habitants ne le croyait pas comme tel. Le plafond de la parenté commune était atteint en dessous du niveau du village, et l’organisation politique du village présupposait ce fait.
Que cela soit ainsi est confirmé par des observations relativement récentes; l’ironie, c’est qu’il s’agit de Pierre Bourdieu. Bourdieu, lui aussi, pensait que «l’unité fondamentale» de la société kabyle était le clan (1962: 18), mais sa vision ne doit pas être confondue avec celle de Durkheim, car il ne pensait pas que le clan coïncidait avec le village. Il trouva que le village qu’il avait étudié, Aït Hichem, était constitué de deux idherman (ou trois, si un hameau satellite était pris en compte). Et parce qu’il était conscient que l’unité d’Aït Hichem n’était pas celle d’un seul groupe de parenté subsumant deux ou trois clans, il était en peine de concevoir en quoi cette unité devait consister, et supposa donc que le village ne devait pas avoir eu d’unité réelle dans le passé et que son actuelle unité était le résultat de changements impulsés par la présence française et était principalement une affaire administrative (1962 : 19). Je suis en désaccord avec Bourdieu sur ce dernier point, mais la preuve qu’il nous donne d’Aït Hichem, que je peux confirmer à partir d’au moins sept autres villages dans différentes tribus[18], fait voler en éclats l’affirmation de Durkheim.
La cohésion du village kabyle était assurée par ses arrangements politiques. Ces arrangements ‑ le rôle de la jema‘a, le temman, les sfuf, et le système de droit villageois et tribal ‑ étaient décrits en détail par Hanoteau et Letourneux et par Masqueray. Je trouve, en l’occurrence, ces descriptions déficientes à certains égards, et je tenterai d’y remédier dans un ouvrage à venir[19]. Mais quelles que puissent être les insuffisances de ces descriptions n’excusent pas le traitement que leur réserve Durkheim, c’est-à-dire de les ignorer complètement.
Dan son ouvrage pénétrant sur l’Algérie post-coloniale, Bruno Étienne remarque, au sujet de la réaction algérienne à l’impact du colonialisme, qu’«toute une partie de la société colonisée va passer dans la clandestinité […]. Seuls les liens de parenté vont apparaître importants aux yeux des autorités coloniales, des ethnologues et des officiers des affaires indigènes» (Étienne, 1977: 93). Il se peut bien que ce jugement s’applique à beaucoup des administrateurs et ethnologues coloniaux, mais il n’en demeure pas moins qu’il ne s’applique pas à Hanoteau et Letourneux ni à Masqueray, bien au contraire. Ce fut Durkheim, le théoricien de salon, qui commit l’erreur dont parle Étienne et que les hommes de terrain qu’il cite ne commirent jamais.
Durkheim prit de Hanoteau et Letourneux ou de Masqueray ce dont il avait besoin pour sa grande théorie, et ce dont il avait besoin, il prétendait l’avoir trouvé chez eux. Son affirmation que «chez les Kabyles, l’unité politique est le clan, fixé sous forme de village» ne possède aucune justification dans aucun des deux auteurs qu’il cite. C’est son invention personnelle. L’essentiel de ce qu’il avait réellement trouvé chez eux, il n’en avait pas besoin et il l’ignora. Dans la mesure où la thèse que l’on peut faire remonter l’idée de la segmentarité à la pensée ethnographique française du XIXe siècle sur la Kabylie trouve ses origines dans Durkheim, c’est une idée née de l’ignorance et, dans le cas de Durkheim, cette ignorance était volontaire. Loin de naître d’un besoin de savoir, cette découverte de Durkheim provenait d’un besoin de ne pas savoir.
Ainsi, cet épisode dans l’histoire des idées ne réfute pas le dictum de Nietzsche mais le confirme: B ne provient pas de A, son antithèse, mais du mauvais usage de A par Durkheim [20].
Tout au long de cet article, j’ai essayé d’établir le fait qu’il y avait deux perspectives distinctes sur les systèmes politiques berbères, de les démêler l’une de l’autre, et de décrire leurs traits principaux, sans évaluer leurs mérites respectifs. Alors que j’ai davantage de sympathie pour l’une plutôt que pour l’autre, je me suis retenu d’émettre un jugement partisan; au contraire, j’ai mis en évidence les points faibles de la perspective que je partage, et les points forts de la perspective avec laquelle je suis en désaccord. Mais l’abnégation a atteint ses limites, et je me permettrai un jugement de valeur à ce point.
Je n’aime pas ce que Durkheim a fait de ses sources ethnographiques sur la Kabylie. Je ne considère pas ce qu’il fit de nature ou d’esprit scientifique. Et j’estime que le mot «erreur» est trop généreux pour lui.
Aristote
Il est entièrement possible que la théorie de la segmentarité survive à la réfutation de l’usage tendancieux que fait Durkheim du cas kabyle pour illustrer la notion de «société segmentaire à base de clan». Cette notion ne dépendait pas du faux exemple kabyle seulement : aussi ne doit-elle pas tenir ou tomber avec lui. Mais il est sûr que, pour comprendre la société kabyle et son organisation politique remarquable, il est nécessaire d’ignorer Durkheim et d’apprécier la vision de Masqueray, et non pas de l’expurger.
L’on pouvait, je suppose, décrire la solidarité de la maisonnée familiale (akham), de l’akherrub et de l’adhrum en Kabylie comme mécanique dans sa nature, en cela que les menaces sur l’une quelconque de ces unités parentales provoquaient d’habitude des réponses collectives promptes, exprimées dans les termes du code de l’honneur, bien que, comme Bourdieu (1979) l’a admirablement expliqué, l’homme d’honneur kabyle pouvait toujours choisir la stratégie et le moment de sa réponse à un quelconque défi. Mais il n’y avait rien de mécanique dans la cohésion du village kabyle. Ce n’était pas une fonction des liens de parenté, ni de similitudes, ni de ce que la théorie contemporaine de la segmentarité a trouvé comme substitut des «similitudes», à savoir les menaces extérieures provenant des «équilibres et des oppositions de segments». Les menaces les plus sérieuses à la survie du village kabyle n’émanaient pas des villages voisins, mais de ses lignages constitutifs. Et la cité kabyle était constituée de telle manière qu’elle puisse contenir et atténuer ces menaces en établissant et en conservant ‑ à travers les fonctions délibératives (prise de décisions politiques, législation et procédure judiciaire) de l’assemblée (jema‘a), l’activité représentative des porte-parole des lignages (temman), l’activité de formation d’opinion des partis (sfuf), et l’application, menant au maintien de l’ordre, du corpus local de lois (qanun) ‑ un cadre politique pour la cohésion sociale qui transcendait les solidarités fondées sur la parenté et bridait leurs antagonismes concomitants.
C’est cela que Hanoteau/Letourneux et Masqueray avaient vu et décrit. Le tableau qu’ils nous ont légué de la cité kabyle était celle d’un cadre remarquable d’institutions politiques dont la société s’était dotée pour se gouverner et maintenir son propre ordre. À mon avis, ils ne comprirent pas totalement ce qu’ils avaient vu, et ils n’expliquèrent pas de manière satisfaisante ce qu’ils décrirent. Mais eux, au moins, n’ont pas fait violence aux preuves et les ont conservées pour que d’autres puissent les examiner à leur tour.
Ce qu’ils observèrent, comme le disent clairement les propres mots de Masqueray, c’est le fait que les Kabyles étaient ce qu’Aristote nous dit que nous sommes tous: par nature, des animaux politiques (anthrôpos phusei politikon zôön). Qu’est-il arrivé à l’anthropologie pour qu’il soit aujourd’hui nécessaire de réaffirmer et de défendre cette proposition contre les doctrines anthropologiques contemporaines?
Il y a peut-être une ironie, si ce n’est un mystère, à ce que je réaffirme Aristote contre Durkheim puisqu’il arrive que le travail classique ‑ d’où la citation figurant sur la page de titre des premières éditions françaises de la Division sociale du travail a été tirée ‑ n’est autre que le livre d’Aristote, le Politique. Mais cette sorte d’invocation fallacieuse d’ancêtres putatifs se fait tout le temps. L’invocation d’Aristote par Durkheim est du même genre ‑ mais elle est moins défendable ‑ que celle de Masqueray par Gellner. Un disciple authentique d’Aristote aurait été intéressé par la description des institutions politiques kabyles chez Hanoteau et Letourneux et chez Masqueray, et les aurait traitées avec respect.
Inhérente à la conception de l’homme comme animal politique est la thèse selon laquelle le politique n’est pas qu’une émanation épiphénomènale de processus sociaux autonomes, mais le cadre dans lequel des processus sociaux réguliers ont lieu, leur préalable. Pour Aristote, le politique est constitutif de la société, et non pas son simple dérivatif ou reflet. Et c’est la survie ‑ ou la renaissance ‑ de la conception de l’homme comme animal politique qui est en jeu dans l’opposition des deux perspectives cohérentes sur les systèmes politiques berbères que j’ai décrites dans cet article: la perspective institutionnelle, historique, humaine et politique, d’un côté, et la perspective structurale, anhistorique, mécanique et anti-politique, de l’autre côté.
Mais alors, c’est ce qui est bien en jeu dans tant des controverses de ce monde brutal dans lequel nous vivons maintenant, à un moment de l’histoire humaine où la suggestion de l’idée que l’histoire elle-même est finie a été sérieusement entretenue dans les capitales occidentales et au moment où, pays après pays, et en Algérie en particulier, ayant dissocié le «maintien de l’ordre» de l’idée de gouvernement, on ne sait plus distinguer le premier du déferlement de l’anarchie.
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Notes
* Traduction de l’article faite par Abderrezak Dourari (Université d’Alger) et revue par l’auteur.
[1] Le travail de terrain sur lequel ma perception de l’organisation politique kabyle a été bâtie a été réalisé lors de visites étendues en Kabylie en 1972, 1973-1974, 1975, 1976 et 1983; depuis lors, je suis retourné dans la région en 1992, 1997, 1999 et 2003. La population principale étudiée était celle des villages de la daïra d’Aïn-el-Hammam, dans le massif du Djurdjura. Des enquêtes ont aussi été faites dans d’autres daïras de la région (Bouira et Tizi-Ouzou).
[2] L’importance de la théorie de Gellner a déjà été mise en exergue dans un compte rendu de sa thèse de doctorat par Jeanne Favret (1966), qui a aussi lu et commenté son Saints of the Atlas en projet (Gellner, 1969: XII).
[3] Hanoteau et Letourneux avaient en réalité terminé leur travail en 1868.
[4] Ainsi, le point de vue développé dans cet article est en désaccord avec la caution que Dale Eickelman semble apporter (Eickelman 1998: 128 n.12) à la lecture que fait Gellner de Masqueray.
[5] Voir Hanoteau et Letourneux (1872-3: 2, 1), où ils remarquent à propos de l’organisation politique kabyle que «jamais peut-être le système de self government n’a été mis en pratique de manière plus complète et plus radicale».
[6] Notamment Daumas et Fabar (1847), Carette (1848) et Devaux (1859).
[7] Les travaux de René Gallissot et Yves Lacoste ont eu pour objectifs plutôt de développer une analyse matérialiste historique de la formation sociale algérienne précoloniale (Gallissot, 1971) et des déterminants économiques des conflits politiques en Grande-Kabylie (Lacoste, 1984). Seul le travail de David Seddon essaie réellement d’employer les catégories de classe pour expliquer l’ordre d’une tribu maghrébine (Seddon, 1979), mais c’est là un effort solitaire et, en dépit de son intérêt considérable, il n’est pas entièrement convaincant.
[8] Dans la construction de sa défense de la théorie de Gellner contre la critique empiriste, Kraus soutient que l’explication de Gellner «ne doit pas être lue comme une description ethnographique excessivement abstraite mais comme un modèle formel de relations logiques qui ne prétend pas décrire la réalité sociale» (Kraus, 1998: 16; notre traduction). Cependant, ayant appliqué le modèle à la tribu des Ayt Hdiddu du Haut-Atlas central et trouvant que les catégories segmentaristes s’appliquaient à leur structure sociale, Kraus admet que «ces identités [segmentaires] et les idéologies y afférentes sont en elles-mêmes insuffisantes pour expliquer les actions» (1998: 18) et ne donne aucune explication alternative des arrangements politiques des Ayt Hdiddu. L’argument de Kraus sonne la retraite de la théorie segmentariste de son ambition d’expliquer l’ordre politique parmi les tribus berbères pour aller vers un objectif plus modeste, celui de contribuer à l’analyse de leurs structures sociales comme, apparemment, une fin en soi.
[9] En témoigne le titre du chapitre IV de la seconde partie du travail classique de Montagne (1930): «L’organisation républicaine: les institutions politiques».
[10] Comme l’observe Gellner lui-même, Montagne ‘ne sentit aucune obligation de quelque nature que ce soit d’être anhistorique. Au contraire, il fait … un usage remarquable de l’histoire» (Gellner 1981: 187; notre traduction).
[11] Ceci doit beaucoup au fait que les générations suivantes de chercheurs français spécialistes du Maroc avaient un agenda différent, particulièrement Jacques Berque qui, explicitement, localisa son étude des Seksawa du Haut-Atlas occidental en dehors du domaine de la sociologie politique (Berque, 1978 [1955]: 92-4); cependant, dans la mesure où Berque discutait de l’organisation politique des Seksawa, il le faisait clairement sous l’influence de la tradition institutionnelle-historique et n’était guère convaincu par l’approche segmentariste (1978 : 323-452, 480-2).
[12] Notamment le travail de Lhote (1955) et Marceau Gast sur les Touaregs, mais voir aussi l’étude remarquable de Cauneille (1968), basée sur des recherches effectuées avant l’indépendance de l’Algérie.
[13] Je ne suis pas entièrement d’accord avec la critique présentée par René Gallissot et Gilbert Badia (1976 : 238), où ils rejettent la théorie de la segmentarité pour être «purement descriptive». S’agissant du travail de Gellner, ce reproche me semble tout simplement erroné, quoique justifié sans doute dans d’autres cas.
[14] Gellner avait initialement décrit comment l’ordre était maintenu sous l’égide des saints dans le pays Ihansalen (la région de Zawiya-Ahansal) comme une exception à la règle (1969: 65), la règle étant définie par lui en termes de l’analyse de Montagne de l’organisation politique berbère ailleurs au Maroc; il avait souligné aussi, comme une des prémisses à cette exception, la prééminence de la transhumance de longue distance dans l’écologie et la vie politique de la région (1969: 29-34, 169-72). Au moment où il écrivit son article sur Masqueray, cependant, si ce n’était pas longtemps avant cela, il en était clairement venu à considérer sa théorie comme valide en général pour toutes, ou presque toutes, les populations berbères, qu’elles soient transhumantes ou non.
[15] Nietzsche, A propos des préjugés des philosophes (1973: 15;notre traduction).
[16] Voir la Présentation de Colonna du livre de Masqueray (1983: I-XXV, XV-XVI); Gellner (1985: 146-7). Les écrits de Masqueray sur des Berbères Chaouïas de l’Aurès sont discutés en profondeur dans le dernier ouvrage de Colonna (1995).
[17] C’est là une raison pour douter de la traduction conventionnelle de ‘arch par «tribu». Le sens précis du terme est «communauté souveraine»; cet usage, confiné à l’Algérie et à une partie de la Tunisie, est une dérivé du sens standard du terme utilisé ailleurs dans le monde arabe, à savoir «trône».
[18] Pendant mon travail de terrain, j’ai trouvé quatre idherman à Aït-Ouabane et Darna (les deux villages étant de la tribu des Aït-Boudrar) et à Akaoudj (Aqbil) et trois à Tigzirt (Aït-Yenni). H. Genevois (1962; 1972) a documenté l’existence de quatre idherman dans les villages de Taguemount-Azouz (Aït-Mahmoud) et Taourirt (Aït-Menguellat), alors que Basagana et Sayad (1974: 51) ont noté la présence de deux idherman à Aït-Larbaa (Aït-Yenni).
[19] Roberts (à venir): j’ai donné une esquisse de ma vision de l’organisation politique traditionnelle kabyle et de la signification de la compréhension de Masqueray de cette question dans ma thèse de doctorat (Roberts: 1980); un compte rendu plus développé de la tradition politique kabyle et de sa pertinence pour la compréhension de la politique algérienne moderne peut être trouvé dans Roberts (1993: 118-24).
[20] Une année avant la publication de l’article de Gellner sur Masqueray, Lucette Valensi défendit en substance le même point de vue que celui de Gellner aussi bien sur l’histoire de la théorie de la segmentarité que sur la place de Masqueray dans cette histoire et cita les mêmes passages de Durkheim que j’ai cités en défense de ce point de vue. En sa qualité de spécialiste de la Tunisie, cependant, elle n’était pas armée pour fournir une lecture critique de l’usage pervers que fait Durkheim de ses sources sur la Kabylie, même si, ailleurs dans son article, elle fournit des preuves fascinantes des diverses techniques peu scrupuleuses employées par Durkheim et ses épigones pour construire leur empire académique dans les sciences sociales françaises (Valensi, 1984: 227-36).