Insaniyat N°47-48 | 2010 | Communautés, Identités et Histoire | p. 35-51 | Texte intégral
Beyond a civilization shock : The Other at the ego identity centre in the Mediterranean world Abstract: By using a geopolitical context like ours, still too marked by the frontal opposition idea between certain civilizations, this article hopes to go beyond fixed cultural conceptions. To do this we support the thesis that in all identity, there is a part of the Other which would be disastrous to suppress, because it is exactly suppressing these differences and pluralities which contributes towards purist, static, never changing conceptions of belonging often based on a pretended civilization shock. In this perspective, rethinking the identity notion by including an Other dimension, allows us to save this notion which reflects scientific use at the same time- its success in modern sociology can’t be denied- and morally one thinks of all sorts of freedom and emancipist movements. It is a question basically of doing justice, because nothing is more humanly urgent and necessary than an identity feeling, at the same time avoiding pernicious use, which is the case for all fixed identities produced by fundamentalists. Keywords : Identity - the Other - plurality - Mediterranean - civilization shock. |
Vincenzo CICCHELLI, Maître de conférences, Cerlis, Université Paris 5 – Descartes/CNRS, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de la Sorbonne
La lutte des civilisations, moteur de l’Histoire ?
Pour commencer est-il opportun de s’arrêter sur l’analyse d’un ouvrage qui a été considéré, à tort ou à raison, comme le paradigme des rapports entre les cultures contemporaine, le Choc des civilisations [2000]. Ce livre à la renommée planétaire, rédigé par l’un des meilleurs esprits de la science politique nord-américaine, Samuel Huntington, a connu un nombre incalculable de comptes rendus et d’articles, fait l’objet aussi bien des commentaires les plus élogieux que des critiques les plus acerbes. Il serait fastidieux de passer en revue ne serait-ce qu’un échantillon significatif des écrits de ses admirateurs ou ses détracteurs. Aussi souhaiterions-nous présenter quelques éléments fondamentaux de sa démonstration afin d’en montrer les limites. A proprement parler, nous sommes confrontés à une vision militaire et stratégique de la politique internationale, qui poursuit l’ambition de proposer les outils conceptuels nécessaires à assurer la paix dans un contexte géopolitique caractérisé par l’effondrement de l’ancien bloc soviétique et l’essor des puissances asiatiques – avec la transition d’un monde partagé entre deux superpuissances à une prolifération des dominations régionales. Nous sommes donc dans un monde multipolaire, nous dit Huntington, mais qui est loin d’avoir atteint son équilibre entre les nouvelles puissances, car le déclin relatif de l’Occident et la montée en puissance de certains pays du Tiers monde créent de nouveaux déséquilibres. Mais on oublierait l’essentiel du message véhiculé par cet ouvrage si l’on s’en tenait à une analyse somme toute classique des moyens pour obtenir et garder la suprématie – qui serait fonction de la force économique et du poids démographique du pays considéré – ou si l’on estimait que nous assistons à un simple remplacement de quelques acteurs majeurs de la politique internationale après la guerre froide et la chute du mur de Berlin. En effet, l’essentiel de la vision du monde proposée par Huntington renvoie à ce qu’il appelle le paradigme de l’identité civilisationnelle. Nous assisterions à la fin des luttes de classe comme moteur de l’histoire et à l’essor, ou mieux au retour, des luttes des civilisations [p. 380]. Mais qu’est-ce qu’une civilisation ? C’est le cercle ultime des appartenances d’un individu. La métaphore du proche parent est peut-être la plus utile pour la définir : les alliances entre les pays se font aujourd’hui par affinités civilisationnelles, ce qui veut dire que l’on fait alliance avec ceux qui sont déjà nos frères, une civilisation étant au fond un ensemble de frères.
Ce qui émerge de la lecture de cet ouvrage est une conception ethnique et communautaire fermée de l’identité dont le soubassement est l’appartenance religieuse[1], ce qui est fort éloigné de l’usage auquel la sociologie de Norbert Elias nous a familiarisés[2]. Si « la religion est la caractéristique identitaire des civilisations », c’est qu’elle « est la différence entre les peuples la plus grande qui soit » [p. 379]. On comprend alors que les conflits s’enracinent aujourd’hui dans la différence culturelle et religieuse.
Appliqué à la Méditerranée, le point de vue géopolitique d’Huntington se superpose à une réalité géologique. La Méditerranée serait un lieu où s’affrontent des plaques géologiques et où se manifestent les failles culturelles sur lesquelles prend appuie la thèse du choc des civilisations. Vue avec des cartes Nord-Atlantiques, la Méditerranée est traversée par l’opposition entre la rive sud et la rive nord, entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, entre l’Occident et l’Orient, entre le Catholicisme et l’Orthodoxie, entre le Christianisme et l’Islam. Bref, la Méditerranée serait l’un des lieux les plus pertinents pour soutenir la thèse d’Huntington : les pays s’allieraient entre eux par affinité civilisationnelle et s’affronteraient aux autres sur la base de cette appartenance commune et exclusive.
Du bon et du mauvais usage de la longue durée
Ce qui rend apparemment inattaquable cette thèse est le fait que les évènements qu’elle est censée expliquer reviennent dans le temps. Le recours à la longue durée du conflit entre les civilisations serait un gage de sa véracité. Songeons à la Méditerranée et à l’affrontement pluriséculaire entre monde chrétien et arabo-musulman. Qui pourrait oublier les croisades et les conversions forcées, les razzias et les actes de piraterie, le colonialisme et les protectorats, les invasions et les conquêtes, les épurations ethniques et les expulsions qui se sont manifestées depuis que l’Islam est apparu ? Certains islamologues reconnus [Lewis, 2002] vont jusqu’à résumer les treize derniers siècles d’histoire méditerranéenne par une suite d’affrontements entre ces deux religions monothéistes.
Les faits récurrents que ces auteurs convoquent ne peuvent être démentis. Toutefois, il est tout de même curieux que la perspective de la longue durée du choc des civilisations débute arbitrairement avec l’apparition de l’Islam sur les bords des rives orientale et méridionale de la Méditerranée pour illustrer la conflictualité qui oppose ses rivages, ses golfes, ses archipels. Or l’histoire de la discorde en terres méditerranéennes est bien plus ancienne. L’usage de la longue durée ressemble fort à l’usage de la comparaison dont nous avons discuté ailleurs [Cicchelli, 2007]. Dans ce cas-là aussi, il s’agit de bien saisir quel type de procédure on met en place et quelles conséquences cela induit sur la production des résultats. Aussi, afin de vérifier jusqu’où les faits que la théorie du choc des civilisations est censée prédire apportent une preuve à la démonstration huntingtonienne, est-il nécessaire de remonter aussi loin que possible, aussi loin que les hommes vivant sur les bords de cette mer ont eu la conscience d’une opposition (culturelle ou de civilisation).
Nous avons choisi de remonter jusqu’à la Grèce antique en regardant du côté de ces mythes et épopées du commencement qui racontent une suite d’enlèvements réciproques de jeunes filles et de guerres réparatrices entre l’Europe et l’Asie. Tout commencerait par les enlèvements d’Europe, prénom d’une jeune fille phénicienne, par le blanc taureau Zeus, riposte grecque au rapt précédent d’Io, femme asiatique. Ensuite l’enlèvement d’Hélène, par les Troyens, conduit à cette guerre sanglante, chantée par le premier poème homérique, qui déchire les deux continents [Calasso, 1991]. C’est donc une histoire de rapts croisés entre Grèce et Asie Mineure. « Comment tout cela avait-il commencé ? Si l’on veut de l’histoire, c’est une histoire de discorde. Et la discorde naît de l’enlèvement d’une jeune fille, ou du sacrifice d’une jeune fille. L’un ne cesse de se transformer en l’autre. Ce furent les « loups marchands » débarqués de Phénicie qui enlèvent à Argos la tauropárthenos, la « vierge dédiée au taureau », appelée Io. Comme un message transmis de montagne en montagne, cela alluma le feu de la haine entre les deux continents. Depuis lors, Europe et Asie se battent, et à chaque coup de l’une suit un coup de l’autre. Ainsi les Crétois, « sangliers de l’Ida », enlevèrent à Asie la jeune fille Europe. […] Et l’histoire est née de ces évènements : l’enlèvement d’Hélène et la guerre de Troie, et, bien avant, l’expédition du navire Argo et l’enlèvement de Médée sont les anneaux d’une même chaîne. Un appel oscillait entre l’Asie et l’Europe : à chaque oscillation, une femme, et, avec elles, une foule de pilleurs, passaient d’une rive à l’autre […] Depuis lors, la guerre entre l’Asie et l’Europe n’a pas cessé » [pp. 17-18]. Ces mythes nous parlent de l’origine asiatique de l’Europe sous le mode de la scission, de l’arrachement, du déracinement et de la discorde.
Les historiens ont par ailleurs souligné combien l’opposition à l’Asie a été l’un des éléments fondateurs de la conscience de soi de la civilisation grecque, tout au long des guerres victorieuses menées contre les Perses sur le sol grec d’abord, poussées ensuite jusqu’au cœur du territoire ennemi grâce aux conquêtes d’Alexandre le Grand. A en croire Federico Chabod [1961], la première forme de conscience de l’Europe même, en tant qu’entité géographique et culturelle distincte de l’Asie, serait née en Grèce. Cette histoire de discordes est aussi une histoire d’opposition de modèles culturels, de préjugés et malentendus. L’un des meilleurs ouvrages grecs d’ethnographie et de topographie de l’altérité que sont les Histoires d’Hérodote (littéralement : les enquêtes) nous rappelle combien les Grecs se rassuraient quant à leur propre civilité, en s’opposant à la barbarie de ce peuple dont les mœurs étaient aux antipodes : les Scythes asiatiques [Hartog, 1991].
Bref, afin de forger une conscience d’elle-même, l’Europe – où tout du moins cette entité que les historiens modernes ont essayé de cerner et cru retrouver en remontant à rebours jusqu’à des temps aussi reculés –, a dû bâtir une frontière pour disjoindre deux continents qui, d’un point de vue strictement géographique, sont séparés par peu de barrières (on parle d’ailleurs de continent eurasiatique). Et pendant des siècles l’histoire des rapports entre l’Europe et l’Asie a été marquée par ce souci de se séparer, de construire les frontières de l’Altérité [Said, 1997 ; Goody, 1999]. L’Asie a été alors affublée du stigmate de l’incomplétude, car bien qu’au Proche-Orient furent fondées les premières Cités-États, formulées les premiers codes, écrites les premières épopées [Kramer, 1994 ; Roux, 1995], le monde moderne aurait suivi le cours naturel du soleil, en déplaçant son centre de gravité toujours plus vers l’Occident [Cassano, 2001]. Hegel ne disait-il pas que l’Asie est une Europe à laquelle la mer fait défaut ?
La part d’Autrui dans la définition de soi
Ce recours à la très longue durée donnerait-il raison à Huntington ? La réponse nous paraît négative, pour deux raisons, car la longue durée, à l’instar de la comparaison [Breviglieri et Cicchelli, 2006], peut avoir des effets malencontreux dès lors que l’on ne la maîtrise pas entièrement. D’une part, nous l’avons déjà vu, on peut disjoindre les conflits qui ont jalonné l’histoire des sociétés méditerranéennes de la naissance des deux principales civilisations antagonistes. Aussi, à moins d’attribuer à ces territoires une propension essentialiste au conflit, la thèse de relier le choc à des traits des civilisations chrétienne et musulmane perd sa crédibilité. D’autre part, et cela nous paraît bien plus important, ces mythes nous parlent de choses dont Huntington ne peut nous parler, obnubilé qu’il est par la recherche d’appartenances fortes et loyales. Aussi dans sa théorie, aucune place ne peut être faite à la part d’altérité dans l’identité d’une population, d’une ville ou encore d’un groupe ethnique. Et pourtant, les mythes et les histoires grecs donnent une grande importance à cet aspect. On prendra comme exemple la lecture que donne Jean-Pierre Vernant [1999] du mythe de l’arrivée à Thèbes de Dionysos et des malheurs qui suivirent la mise au ban de la part des Thébains de ce dieu représentant à leurs yeux l’altérité radicale (il est déguisé en femme, « il a tout d’un métèque oriental », il est suivi d’un cortège de femmes ivres, les Bacchantes, c’est un dieu itinérant, errant et vagabond, un dieu de nulle part et de partout, nous dit Vernant). Les femmes de la ville de Thèbes sont ensorcelées par le dieu refusé, elles tuent les soldats ; Agavé la reine mère, en proie à un rêve hallucinatoire, abusée par Dionysos, dépièce son propre fils, le roi Penthée, arbore sa tête décapitée au bout du thyrse, la montre triomphante à son propre père Cadmos. Les Thébains découvrent dans la douleur, et au prix de souffrance inénarrables, que leur revendication de pureté se heurte à la monstruosité tant que l’Autre, leur différent, n’a pas été pensé et inclus dans leur identité. La morale du récit est claire pour cet illustre helléniste : ne pas accepter sa part d’altérité, la projeter sur les autres, choisis comme des boucs émissaires, finit par engendrer des identités monstrueuses. Citons ce beau passage : « Le retour de Dionysos chez lui, à Thèbes, s’est heurté à l’incompréhension et a suscité le drame aussi longtemps que la cité est demeuré incapable d’établir le lien entre les gens du pays et l’étranger, entre les sédentaires et les voyageurs, entre sa volonté d’être toujours la même, de demeurer identique à soi, de se refuser à changer, et, d’autre part, l’étranger, le différent, l’autre. Tant qu’il n’y a pas de possibilité d’ajuster ces contraires, une chose terrifiante se produit : ceux qui incarnaient l’attachement inconditionnel à l’immuable, qui proclamaient la nécessaire permanence de leurs valeurs traditionnelles face à ce qui est autre qu’eux, qui les mets en question, qui les oblige à porter sur eux-mêmes un regard différent, ce sont ceux-là mêmes, les identitaires, les citoyens grecs sûrs de leur supériorité, qui basculent dans l’altérité absolue, dans l’horreur et le monstrueux. […] L’horreur vient se projeter sur la face du même qui n’a pas su faire sa place à l’autre » [pp. 190-191].
Un deuxième élément est tout aussi important : de nombreux récits mythiques de fondations des villes grecques nous parlent de héros venant d’ailleurs, les archégètes [Detienne, 1998 ; Vernant, 1999]. Mise à part l’exception notable d’Athènes, dont les habitants se targuent d’être nés de la terre même de l’Attique, de ne pas venir d’ailleurs [Loraux, 1990 ; 1996], dans la plupart des autres cas, l’autochtonie et l’altérité entretiennent toujours chez les Grecs des rapports complexes[3].
Pour finir, de nombreux hellénistes ont travaillé ces dernières années sur les moments de l’histoire grecque où le doute s’instaure sur l’origine de leur connaissance. La question est inquiétante : la sophia, ce qui était le propre par excellence des Grecs, ne pouvait-elle pas venir d’ailleurs ? Pour y répondre, François Hartog [1996] s’est intéressé aux récits des voyageurs grecs ; il a traqué les traces d’une dynamique de l’ouverture et de la fermeture à l’égard des autres peuples. « Ces voyageurs, qu’ils soient ambassadeurs de certitudes ou colporteurs de doutes, qu’ils tendent à réassurer ou qu’ils visent à déstabiliser, ces hommes-frontières, ne figurent-ils pas, lui donnant un visage et une expression, une inquiétude authentique mais aussi une réponse à cette inquiétude ? Le récit de leurs voyages n’est-il pas une manière de faire place à l’autre, ou de lui assigner une place, fût-ce en parlant (grec) à sa place ? Ce qui veut dire que la frontière est dans le même mouvement fermeture et ouverture, espace d’entre-deux, où les voyageurs-traducteurs peuvent œuvrer, pour le meilleur ou pour le pire » [p. 21]. Les voyages faits par les Grecs instillent le doute sur leurs propres accomplissements quand ils se confrontent à la sagesse barbare. En disant l’autre, en le visitant, les Grecs s’interrogent, s’affirment, se posent ou doutent d’eux-mêmes, tout en demeurant, jusque dans la comparaison, maîtres du jeu. Les voyageurs, expriment toujours l’inquiétude d’une identité tremblée avec, récurrente, la question : qui sommes-nous les Grecs ? Pourquoi avons-nous forgé mille récits qui situent l’origine de la sophia ailleurs ? Cette phrase célèbre rapportée par Platon dans le Timée est très significative. Solon se voit traiter en enfant par un prêtre égyptien : « Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants : un Grec n’est jamais vieux » [Hartog, 1996, p. 18]. Aussi, même une civilisation considérée comme indifférente aux autres et sûre d’elle-même, présente des lézards, des doutes, des incertitudes et se questionne sans cesse sur son identité et sur ses rapports avec les autres. C’est au cours des IIIème et IIème siècles Av. J.C., que les Grecs commencent à découvrir avec plus de force qu’auparavant l’existence d’une sagesse barbare : Romains, Juifs, Celtes, Egyptiens et Indiens « apportent leur contribution personnelle à la littérature grecque » [Momigliano, 1991, p. 18]. A cette époque, bien que les Grecs n’apprirent jamais la langue des autres, « le monde méditerranéen avait trouvé un langage commun et, avec lui, toute une littérature ouverte de façon exceptionnelle à toutes sortes de problèmes, de débats et de sentiments » [idem, p. 19]. Entre 600 Av. J.C. et 300 Av. J.C., se développent parallèlement plusieurs civilisations : la Chine de Confucius, l’Inde de Bouddha, l’Iran de Zoroastre, la Palestine des Prophètes et la Grèce des philosophes, poètes tragiques et historiens. Du fait de sa centralité dans la production de nouvelles idées, cette période a été nommée « époque axiale » (Achsenzeit) par Karl Jaspers. L’époque hellénistique suivante se caractérise alors bien plus par une circulation internationale des idées que par l’originalité[4].
Cette idée de traquer les indices – voire des preuves [Bernal, 1996 ; 1999] – des apports des autres civilisations aux identités les plus fermement revendiquées, comme c’était le cas pour la Grèce classique, peut s’appliquer à d’autres périodes historiques et notamment, ce qui est le plus intéressant pour notre propos, à l’émergence de l’Islam. Aussi, contre Huntington et Bernard Lewis [2002], on peut considérer que ces treize derniers siècles représentent aussi une période d’échanges entre Christianisme et Islam. Un récent ouvrage de Jack Goody le montre de façon incontestable. Tout d’abord, ces échanges entre les deux civilisations ont donné lieu dans le monde méditerranéen à des syncrétismes exceptionnels, si bien que ces dernières sont à la fois débitrices et créditrices. Les échanges d’hommes, marchandises, idées, découvertes scientifiques, livres, pèlerins, émissaires, voyageurs, diplomates ont été des plus riches. Mais surtout, et contrairement à ce que certains prétendent, « l’Islam n’a jamais été l’Autre de l’Europe, l’Orient, mais une composante des Européens, qui fait partie intégrante non seulement de notre passé, mais aussi de notre présent, dans la Méditerranée, dans les Balkans, à Chypre, en Russie » [p. 103]. Pour cet auteur, la civilisation islamique tient depuis sa naissance une place prépondérante en Europe, elle est une composante de l’identité européenne, mais les dettes culturelles contractées par les Européens à son égard ont été occultées par ces historiens chargés de forger une identité culturelle chrétienne et moderne de l’Europe, en la séparant de la matrice du Proche-Orient, de l’Asie et de la rive nord-africaine de la Méditerranée. En récusant cette conception isolationniste des cultures, Goody affirme que « l’Europe n’a jamais été totalement isolée, ni purement chrétienne » [p. 23]. Ceci est particulièrement vrai pour l’Europe méridionale, dont on oublie trop souvent qu’elle est bordée par une mer-frontière, une mer qui a toujours été un trait d’union entre des terres : la Méditerranée [Cassano, 2005].
Cette reconnaissance de la diversité des dimensions de l’identité d’Ego doit avoir son symétrique du côté d’Autrui, ce qui est à nos yeux le meilleur moyen pour sortir de l’essentialisme que ces catégories pourraient impliquer si elles étaient au singulier. Les auteurs que nous mobiliserons dans les lignes qui suivent, tels Amartya Sen [2006], sont convaincus qu’à l’origine de la thèse néfaste des chocs entre les civilisations, il y a précisément cette propension à ne pas vouloir regarder la diversité des traits d’une culture, de la simplifier à l’excès, en l’isolant de tout apport extérieur. Des spécialistes de l’islam appellent à prendre en compte la grande diversité qui se cache derrière cette expression. Renoncer à l’unité et à la spécificité de l’islam serait alors un pas essentiel pour que cette civilisation sorte de l’altérité radicale à laquelle elle a été condamnée, pour que soient abattues les barrières culturelles bâties tout au long des derniers siècles. Du côté de la prétendue unité de l’islam, Jocelyne Dakhlia [2005] a attiré avec force l’attention sur le fait qu’elle est perçue en France comme une religion totalitaire, inapte à toute déclinaison partielle, fragmentaire. Pourtant, aussi bien la consommation de la viande ou d’alcool, ou le jeûne sont des pratiques individuelles diversement déclinées ou négociées. Au nom de quoi l’Islam devrait-il être un monde unifié ? Par ailleurs, le monde musulman est pluriel non seulement en France, mais aussi dans l’étendue des territoires qui se réclament de cette religion. Les enquêtes de Clifford Geertz au Maroc et en Indonésie [1992] avaient mis l’accent, déjà dans les années 1960, sur les capacités d’adaptation de cette religion au contexte social. En questionnant l’idée que la religion serait le facteur prédominant de la dynamique sociale caractérisant les sociétés musulmanes, les terrains présents dans l’ouvrage collectif dirigé par Kilani montrent que « derrière l’unité apparente d’un modèle de référence se trouveraient une pluralité d’univers sociaux et culturels, une discontinuité des comportements et des attitudes de la vie quotidienne » [Kilani, 1998, p. 8]. L’islam n’est nullement une « entité substantielle qui se génère à partir de ses textes et impose ses marques sur les sociétés et les cultures qui l’ont reçu » [Arkoun, 1998, p. 52]. Si l’islam est aussi hétérogène que d’autres civilisations, si son étude doit également prendre en compte les contextes socio-historiques où il est apparu, la conclusion s’impose de le dé-spécifier pour nombre de ses aspects. En effet, l’un des leitmotivs de son histoire est le lent et inéluctable déclin après un passé glorieux. Certains s’appuient sur cette historiographie établie pour conclure à une impossible adéquation de cette civilisation à la modernité. Pourtant, cette vision est critiquable [Arkoun et Maïla, 2002]. D’une part, elle oublie d’explorer le réformisme islamique. Ce que les spécialistes appellent Nahdha a pourtant marqué entre 1830 et 1940 une partie du monde arabo-musulman qui a essayé de répondre, sans toujours y parvenir, à une question essentielle : quelle est la réceptivité de ce monde à la modernité ? D’autre part, ce qui est encore plus dangereux, elle est devenue la voie d’accès aux thèses sur un nécessaire retour à un prétendu Islam pur, authentique, vrai, originel, entièrement défini dès le stade coranique et l’expérience de Médine. Cette tentation est à la base de toute tentative de fondation de sectes radicales et fondamentalismes. Se fait jour alors la nécessité d’introduire une pensée subversive qui ne diabolise pas l’Islam sans pour autant le victimiser ou l’exempter de sa propre autocritique.
Éloge des appartenances multiples
Cet appel à la prise en compte de la diversité aussi bien chez Ego que chez Autrui, à la reconnaissance de ce que son identité doit à l’apport des autres, signifie fondamentalement une reconnaissance de la multiplicité des appartenances. C’est à nos yeux le point aveugle de l’analyse d’Huntington. La vision monolithique des civilisations proposée par cet auteur est largement fondée sur le postulat qu’une seule appartenance est possible. Certes dans son ouvrage, l’auteur admet qu’un individu peut avoir une identité complexe, qu’on peut représenter graphiquement par des cercles concentriques[5]. Mais cet emboitement d’appartenances (familiale, nationale, civilisationnelle etc.) n’est possible qu’à la condition que soit préservée une loyauté verticale à ces cercles par hypothèse culturellement homogènes. Nous sommes devant une définition exclusiviste de l’inscription de l’individu dans les sphères sociales. A quelque niveau que ce soit, l’identité est coupée de tout apport extérieur latéral, elle se ressource d’elle-même, de ses racines et des rapports verticaux entre ses dimensions. Ceci est fort cohérent au fond avec le fait qu’Ego et Autrui sont exclusivement pensés dans un rapport polémique et guerrier. Pour que l’individu sorte victorieux de cette confrontation, n’ait pas à choisir entre des loyautés conflictuelles, Huntington n’admet qu’un seul emboitement possible. On comprend alors son net refus du multiculturalisme, qualifié comme négation de la nation et signe du déclin de l’Occident [pp. 459-462] et que les variations à l’intérieur d’une civilisation ne soient pas prises en compte. Maintenant que nous disposons de tous les éléments de critique de la proposition d’Huntington, on peut résumer avec Marc Crépon [2002] les trois postulats qui autorisent un usage aussi délétère de la notion de civilisation : l’originalité fondatrice de cette forme d’appartenance, sa cohérence interne et, finalement, son inscription dans un schème historique qui la conduit d’un âge des ténèbres à un âge d’or avant d’entamer son déclin et désintégration. Aussi ce schème du devenir est-il lié à l’idée « qu’une civilisation cesse d’exister ou de prospérer quand elle n’est plus identique à l’idée qu’on s’en fait. C’est lier son existence au maintien de l’originalité et de la cohérence […] sans admettre d’autre forme de devenir que la préservation de ces fictions (l’identité à soi, l’homogénéité, quand ce n’est pas la pureté ou l’intégrité) » [p. 56].
Un auteur comme Amin Maalouf [1998] qualifierait fort probablement les conséquences éventuelles de ces positions théoriques par l’expression d’« identités meurtrières », titre d’un de ses ouvrages consacrés à la critique de la conception fixiste des civilisations. A une identité qui se confond avec une appartenance unique, cet auteur oppose une théorie des appartenances multiples. Réduire l’identité à une seule appartenance, « installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs » [p. 39]. Par conséquent, est-il urgent d’éduquer au respect de la multiplicité, car « si nos contemporains ne sont pas encouragés à assumer leurs appartenances multiples, s’ils ne peuvent concilier leur besoin d’identité avec une ouverture franche et décomplexée aux cultures différentes, s’ils se sentent contraints de choisir entre la négation de soi-même et la négation de l’autre, nous serons en train de former des légions de fous sanguinaire, des légions d’égarés » [p. 44]. L’écrivain Maalouf a fourni les meilleurs exemples à l’essayiste : les protagonistes de ses romans sont dans la plupart des cas des personnages-frontières, des individus vivant leurs conditions d’exilés, écartelés entre différents mondes, souffrant souvent de cette condition, mais ayant acquis de par leurs voyages et péripéties la conscience de la nécessité d’une mise à distance de la revendication de l’autochtonie, et surtout le rejet sans appel de la supériorité d’une culture sur l’autre – ce qui ne les empêche évidemment pas d’aimer leur propre terre. Parmi tous les exemples issus de sa production littéraire (ayant toujours une base documentaire historique solide), rappelons tout d’abord la figure de Léon l’Africain[6]. De son vrai nom Hassan al-Wazzan, il naît à Grenade dans les dernières années de l’indépendance de ce royaume arabo-andalou, fuit avec sa famille l’Espagne à cause de l’intolérance qui y sévit après la Reconquête catholique, devient un riche marchand au cours de ses voyages en Afrique du Nord, assiste à la conquête de l’Égypte par les Ottomans. Mais l’histoire exceptionnelle de cet homme connaît un tournant lorsqu’en revenant de la Mecque, il est capturé par des pirates siciliens ; vendu à la cour pontificale il devient le fils adoptif du pape Léon X, étudie le latin, se convertit au christianisme, est reconnu vite par les meilleurs savants de l’époque comme leur pair. Confortablement installé à Rome, il doit fuir cette ville à cause de l’invasion des lansquenets de Charles Quint en 1527 et très probablement revient en Tunisie. Homme d’Orient et d’Occident, d’Afrique et d’Europe, voici ce que Maalouf lui fait dire : « De ma bouche tu entendras l’arabe, le turc, le castillan, le berbère, l’hébreu, le latin et l’italien vulgaire, car toutes les langues et les prières m’appartiennent. Mais je n’appartiens à aucune. Je ne suis qu’à Dieu et à la terre […]. Ma sagesse a vécu à Rome, ma passion au Caire, mon angoisse à Fès, et à Grenade vit encore mon innocence ». Un autre personnage, cette fois-ci entièrement créé par Maalouf, témoigne bien de ces appartenances multiples. Baldassare Embriaco[7] est génois d’origine, sa famille vit depuis plusieurs générations au Liban ; elle y est arrivée au temps des croisades avant de s’adonner à l’activité plus profane, et plus lucrative, du commerce en antiquités, en restant depuis dans ce pays. Baldassare est très attaché à sa ville d’origine, il parle génois, s’habille en génois est reconnu comme génois par ses amis et voisins. Mais il parle aussi le turc, l’arabe, connaît très bien le monde oriental, est un sujet du sultan ottoman. Son périple à la recherche d’un livre magique, celui qui dévoilerait le centième nom de dieu, est un voyage dans un monde composite, multiculturel : la Méditerranée.
Et c’est peut-être justement l’histoire pluriséculaire de la Méditerranée, la meilleure source d’inspiration de Maalouf et la matière même de sa création littéraire. Seulement un espace aussi hétéroclite qui, en dépit de grandes forces historiques l’ayant façonné, n’est jamais devenu un creuset, un lieu de fusion des cultures donnant lieu à une identité, pouvait être l’arrière fond qui rend crédible ses personnages. La Méditerranée a toujours été un lieu de mixité, de brassages, de recherche de pureté et de production d’impuretés, d’oppositions et affrontements, mais aussi d’enrichissements et fécondations réciproques, de création de vastes syncrétismes – des empires aux aspirations universelles y sont nés tels ceux helléniste, romain ou ottoman – et aux cohabitations de cultures hétérogènes depuis les temps les plus reculés [Braudel, 1986][8]. Des cohabitations pacifiques ont pu voir le jour, des tolérances et fascinations réciproques ont pu être dites.
En quittant le domaine de la fiction littéraire, aussi historiquement documentée soit-elle, la recherche sociologique la plus récente fait une plus grande place à une conception plurielle et dynamique des dimensions de l’identité individuelle et sociale[9].
Considérations conclusives
Cet article voulait rappeler les dangers auxquels s’expose un usage peu précautionneux de la notion d’identité, dès lors qu’elle ne se décline pas au pluriel, qu’elle ne s’ouvre pas à la diversité, qu’elle n’accepte pas la part d’altérité susceptible de la définir. Surtout, pour sortir d’une appréhension solipsiste des identités, cet article a voulu défendre une vision dynamique et fluide des faits de culture en rappelant l’un des acquis les plus récents de la recherche qui insiste sur la façon dont se dressent des frontières culturelles, au lieu de considérer ces dernières comme un point de départ de l’analyse [de Certeau, 1990 ; Groupe Frontière, 2004]. La notion de frontière est fort utile : en raison du fait qu’elle est à la fois une ligne de démarcation et de contact [Cassano, 2005], elle articule une vision ouverte et fluide des identités culturelles avec le fait qu’elles sont rigidifiées sans cesse par toute sorte de créations et réinventions des traditions [Hobsbawm et Granger, 2006]. Traquer le fluide sous ce qui est cristallisé, le « signifié flottant » des productions culturelles [Amselle, 2001] là même où elles se prétendent pures et intemporelles, introduit une plus grande sensibilité à la prise en compte de métissages, créolisations, syncrétismes [Amselle, 1990].
Or, dans l’étude de l’espace méditerranéen, grande est la tentation de pencher pour une unité culturelle ou pour une extrême diversité des formes identitaires, comme s’il s’agissait de deux options inconciliables. Compte tenu de l’histoire de cet espace, il est en revanche à notre avis plus fructueux d’étudier à la fois ce qui unit et sépare les groupes humains qui le peuplent. Jack Goody [1999] insiste bien sur cette méthode qui consiste, dans le cadre du continent eurasiatique, à mettre en avant l’héritage commun depuis la révolution urbaine de l’âge du bronze et l’introduction, à cette époque-là, de nouveaux moyens de production (une agriculture et un artisanat évolués, avec une métallurgie, l’usage de la charrue, de la roue, etc.) et de nouveaux champs de savoir. Cela ne doit bien évidemment pas conduire à nier les spécificités culturelles de l’Occident ou de l’Orient, mais plutôt à proposer une autre appréhension du changement social. A la lumière de données pluriséculaires, cet auteur constate que loin de conclure à une histoire linéaire où l’Occident progresserait et l’Orient déclinerait, les avancées d’une civilisation sur l’autre sont temporaires. A la fin du Moyen Âge, la Chine était significativement plus développée que l’Europe. La suprématie occidentale a pris son essor avec la Renaissance, mais personne ne sait si elle se poursuivra au XXIème siècle. L’avance de l’Occident sur l’Orient alterne avec l’avance de l’Orient sur l’Occident, en fonction des freins et des coups d’accélérateur de chacun. Ainsi est-il proprement impossible d’expliquer une supériorité temporaire par des avantages permanents (comme le manque d’une certaine rationalité ou d’un certain modèle familial chez les Orientaux). Mohamed Arkoun et Joseph Maïla [2002] ne disent pas autre chose quand ils estiment que pour mieux saisir les rapports entre le monde arabo-musulman et le monde occidental, il est nécessaire de sortir de la logique « coups donnés, coups reçus » due à un mauvais usage de la longue durée de l’affrontement. Pour cette raison est-il nécessaire de : a) redécouvrir un socle anthropologique commun aux sociétés méditerranéennes, construit sur des mémoires collectives trans-religieuses et organisé autour de grands récits tels la légende de Gilgamesh, les sept dormants d’Ephèse, le Roman d’Alexandre et l’Odyssée ; b) se rappeler du fait que cet espace géographique a vu l’épanouissement de trois grandes religions monothéistes nées au Proche-Orient et issues de textes sacrés et d’une mythologie communs. Nier ces deux éléments serait néfaste, conduirait à considérer des groupes humains proches entre eux comme très éloignés et empêcherait de voir que celui que nous considérons aujourd’hui comme un Autrui hostile et dangereux accompagne notre histoire depuis fort longtemps. Ces oublis instaurent alors des rivalités mimétiques pouvant même devenir meurtrières. Si l’histoire culturelle de l’occident a fini par scinder l’Est de l’Ouest, le Nord du Sud, l’histoire des deux rives de la Méditerranée doit nous rappeler que ni le Christianisme ni l’Islam ne sont les attributs d’un point cardinal. Les deux religions ont essaimé aussi bien en Europe qu’au Proche-Orient et elles y ont laissé des legs durables [Goody, 2004]. Pourtant, l’Islam a été renvoyé à l’autre de l’Europe, tenu à distance dans une position ambiguë de repoussoir et d’attrait irrésistible [Said, 1997]. Pour ne pas essentialiser l’Islam, il est alors nécessaire de ne pas l’isoler ni de la modernité intellectuelle, ni de ses références classiques en se rappelant encore une fois que son histoire dans le pourtour méditerranéen est faite d’interactions avec plusieurs cultures environnantes.
Ce souvenir d’un socle commun n’exprime nullement un désintérêt pour la diversité, une négation des spécificités. Sur ce fond commun – admis par les plus fins connaisseurs de la Méditerranée, tels Arkoun, Braudel, Cassano – se détachent des différences qui renvoient à cette architecture plurielle des sociétés méditerranéennes sur laquelle nous avons tant insisté [Breviglieri et Cicchelli, 2007]. Aussi ce souvenir est-il un encouragement à cultiver une forme d’espoir nécessaire à bâtir une éthique de la rencontre et de la reconnaissance de chacun dans une commune appartenance. Loin de continuer d’opposer les peuples en fonction des paramètres comme la tradition et la modernité, l’obscurantisme et les lumières, le fondamentalisme et l’émancipation, il est nécessaire que chaque culture puisse se reconnaître dans la modernité sans forcément épouser les valeurs occidentales et avoir le sentiment que la première soit une émanation de l’Occident. Seulement de cette façon, il sera possible de reconnaître des cultures particulières tout en garantissant les aspirations à l’appartenance à une humanité commune : « Chacun devrait pouvoir s’approprier la modernité au lieu d’avoir constamment l’impression de l’emprunter aux autres » nous dit Maalouf [1998, p. 160]. Et encore, d’après cet auteur : « il faudrait faire en sorte que personne ne se sente exclu de la civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine » [p. 189].
Pour conclure, nous avons résolument opté pour une conception des identités ouvertes et multiples, ce qui nous a permis d’abandonner la thèse de Huntington qui confond trop facilement à notre avis l’affrontement civilisationnel avec la confrontation. Or, il nous semble qu’il est possible de sortir définitivement de la logique du choc sans toutefois relayer une vision iréniste (et tout simplement fausse) des rapports entre les peuples. Se désolidariser du choc entre les civilisations signifie renoncer tout d’abord à adhérer à l’idée que celles-ci seraient des blocs cohérents et les considérer comme éventuellement soumises à toute sorte de conflits intérieurs, car la logique de la confrontation renvoie au pluralisme et à la démocratie, alors que le choc renvoie à celle de l’affrontement militaire et identitaire.
Bibliographie
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Notes
[1] Citons l’auteur : « Une civilisation représente l’entité culturelle la plus large. […] Une civilisation est ainsi le mode le plus élevé de regroupement et le niveau le plus haut d’identité culturelle dont les humains ont besoin pour se distinguer des autres espèces. […] Les civilisations sont le plus gros " nous " et elles s’opposent à tous les autres " eux " », pp. 47-48.
[2] D’ailleurs Norbert Elias n’est pas cité, Huntington s’appuyant principalement sur les apports d’auteurs comme Oswald Spengler, Arnold Toynbee et Fernand Braudel. Pour une reconstruction des affiliations d’Huntington à ces auteurs, voir Crépon, 2002.
[3] On aurait pu faire référence au monde romain, en particulier au mythe de fondation de Rome, par le rapt de femmes, les Sabines, venant d’un peuple certes proche, mais tout de même extérieur aux romains eux-mêmes, ou alors à la présence, typiquement romaine, d’un bande de territoire (le pomerium) distinguant le dehors du dedans de la Cité dont le franchissement dûment ritualisé devait permettre à l’individu souhaitant devenir membre de la Cité de se transformer d’ennemi potentiel (hostis) en hôte (hospes). Sur ce point, voir l’éclairant ouvrage de Rossi, 2000.
[4] « Comparée avec l’époque axiale qui la précédait, l’époque hellénistique paraît bien sage et conservatrice. Jusqu’à l’entrée sur scène de Saint Paul, l’atmosphère générale est à la respectabilité », Momigliano, 1991, p. 21.
[5] Cette phrase est significative : « L’identité comporte des niveaux : un habitant de Rome peut se définir de façon plus ou moins forte comme Romain, Italien, catholique, chrétien, Européen, Occidental », p. 48.
[6] Léon l’Africain, Paris, Grasset, 1986.
[7] Le périple de Baldassare, Paris, Grasset, 2000.
[8] Pour l’apport de la civilisation romaine à l’Occident, voir Brague, 1999 et Veyne, 2005.
[9] On pourrait citer pour la France les ouvrages de François de Singly, 2003, Bernard Lahire, 2005, Jean-Claude Kaufmann, 2001.