Insaniyat N°44-45 | 2009 | Alger : une métropole en devenir | p. 235-238 | Texte intégral
Vincent BISSON
La sédentarisation des nomades du Monde arabe est aujourd’hui achevée. Faut-il en conclure à la disparition des territoires de tribu ? La multiplication de villes d’anciens nomades, ou de quartiers d’anciens nomades en périphérie de villes, signifie que, désormais, l’analyse de l’articulation des populations « nomades » à l’espace ne se pose plus en terme de rapport à des territoires pastoraux ou à des routes caravanières, mais en terme d’insertion urbaine, d’appropriation foncière et de conquête d’une municipalité. Or, si le nomadisme et le tribalisme ont toujours été associés, plusieurs recherches récentes de sociologie politique ont remis en cause l’exclusivité de cette association. Elles ont montré que la sédentarisation des nomades du Monde arabe ne s’est pas accompagnée des processus de détribalisation que les experts avaient prédits dans les années 1970. Plus encore, ces recherches, dont plusieurs procèdent d’une relecture et d’une révision des analyses de l’historien médiéval arabe Ibn Khaldûn, à qui l’on doit la notion de ‘açabiyya tribale (solidarité de groupe) et l’opposition entre le Monde des villes et le Monde du « bédouin », ont souligné que des sociétés sédentaires anciennes avaient pu s’organiser sur un mode tribal.
Généralisation de l’urbanisation et multiplication des villes petites et moyennes dans le Monde arabe, y compris dans les régions arides et steppiques, achèvement de la sédentarisation des nomades, reproduction en milieu urbain récent et « réapparition » en milieu urbain ancien des organisations tribales, réaffirmation des identités et des solidarités tribales conjointement à l’émergence de nouvelles notabilités locales dans un contexte de crise des États arabes (le « retour du local »), remobilisation de la notion de ‘açabiyya dans le cadre d’une analyse restaurée des relations entre les pouvoirs centraux arabes et « leurs » tribus privilégiant désormais les apports mutuels, les confrontations, mais aussi les connivences : la « ville de tribu » est désormais le lieu privilégié où se joue, se noue et se cristallise l’interaction entre les ‘açabiyyât tribales et les pouvoirs centraux. Il en résulte des répercussions spatiales dont cette recherche de doctorat tente d’identifier la nature, le caractère singulier ou au contraire spécifique.
Pour ce faire, nous avons comparé quatre configurations urbaines/tribales prises dans deux contextes étatiques différents : les villes de Douz et de Kébili en Tunisie ; celles de Kiffa et de Tijikja en Mauritanie. Dans une perspective comparative visant autant à identifier des singularités nationales qu’à s’en affranchir pour tendre vers le général, nous avons estimé pertinent de retenir deux pays où la construction et les structures de l’État sont - et ont été - différemment liées aux organisations tribales, ainsi que des villes de tribus présentant des différences : mono-tribales ou multi-tribales, tribus d’anciens nomades ou de « vieux » sédentaires-oasiens, capitale de région ou ville secondaire. Avec la Tunisie, nous avons fait l’hypothèse d’un État « fort » imposant sa logique territoriale, politique et juridique à des tribus marginalisées sur la scène nationale, tandis qu’avec la Mauritanie, nous avons fait l’hypothèse d’un État « tribal » accompagnant le déploiement spatial et politique local de « ses » tribus. Chaque ville de tribu à d’abord été étudiée isolément, puis croisée dans le cadre de deux comparaisons nationales distinctes, avant de tenter un rapprochement inter-étatique et inter-urbain.
Trois thèmes de recherches ont guidé nos études de cas.
- La première porte sur l’inscription spatiale des communautés tribales dans l’espace urbain et sur les stratégies résidentielles mises en œuvre. L’analyse repose sur une collection de cartes - inédites - de répartition des communautés tribales dans la ville, présentées à différentes échelles d’emboîtement de la tribu. Outre l’identification des communautés, ces cartes ont permis de corriger le discours des acteurs locaux et nationaux, à l’heure où les identités tribales s’affichent sur la scène locale et se proclament les « propriétaires » de la ville. Nous avons ensuite cherché à montrer jusqu’à quel point ce type de représentation pouvait être un efficace outil d’analyse géographique, de décryptage des processus historiques d’urbanisation, d’identification des différentes phases d’édification de la ville à partir d’une lecture de la structuration sociale des quartiers.
- Le deuxième thème privilégié porte sur la représentation politique des communautés identifiées et sur l’articulation entre pouvoirs locaux et pouvoirs centraux, en particulier à travers l’étude de la conquête des institutions locales par les ‘açabiyyât tribales et l’analyse des derniers scrutins municipaux. Nous avons pu montrer sur quels critères est fondée la légitimité d’une communauté à « s’approprier » politiquement une ville, mais également quels modes de régulation politique les parties en présence établissent entre elles, au sein de chaque ville, sous le contrôle d’un pouvoir central ou des représentants du parti au pouvoir dans chacun des deux États. Le rôle joué par la notabilité locale, en tant qu’intermédiaire entre les communautés et les représentants de l’État ou du Parti, a été précisé, ainsi que les raisons de l’irruption de nouveaux leaders sur la scène politique locale.
- Le troisième thème s’est voulu un « retour à l’espace » : la ville en tant que projection des rapports sociaux et politiques. Il s’est agi de montrer de quelles manières le jeu des acteurs se traduit spatialement au sein de chaque ville, c’est-à-dire d’observer l’impact et l’empreinte du politique dans une ville de tribu. En nous intéressant plus particulièrement à l’accès à la propriété foncière, nous avons pu préciser les modalités actuelles de la croissance urbaine de ces villes. En associant ‘açabiyyât tribales et appropriations urbaines, nous avons ainsi pu montrer dans quelle mesure et à quelles conditions il est possible de considérer les villes étudiées en terme de territoire tribal.
La comparaison des quatre villes de tribus a permis, d’une part, d’affiner le décryptage des dynamiques urbaines propres à chacune et, d’autre part, de dégager les traits communs et de souligner les variantes. Ainsi avons-nous pu montrer qu’il n’y a pas lieu d’opposer les processus d’urbanisation ayant cours dans les nouveaux pôles de sédentarisation nomade et dans les vieilles cités oasiennes, que ces processus sont en réalité à considérer dans un rapport de similitude décalée dans le temps, que la différenciation entre les villes de tribus est avant tout d’ordre politique et qu’elle repose sur des modes de régulation qui sont fonction du nombre de communautés, de leurs rapports passés et présents aux pouvoirs centraux et des modalités historiques de leur inscription dans l’espace urbain. Nous sommes arrivé à cette conclusion que dans un État « fort » (la Tunisie), les ‘açabiyyât sont en partie détribalisées, mais le droit coutumier d’émanation tribale est instrumentalisé dans un face à face entre le pouvoir central et les populations locales. Nous assistons ainsi à un repli des communautés sur des enclaves foncières, et la ville de tribu est avant tout une ressource patrimoniale à se partager et à défendre à tout prix. À l’inverse, dans un État « tribal » (la Mauritanie), nous assistons à un processus d’ascension en direction de l’État, afin de bénéficier de ses faveurs, le pouvoir de la tribu étant sans impact spatial majeur au sein de l’espace urbain, tandis que la ville de tribu est érigée en étendard tribal, en tremplin politique d’un néo-tribalisme en quête d’État à ponctionner. Ces deux logiques opposées font ainsi de la ville de tribu le reflet de leurs spécificités locales et nationales respectives.