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La famille comme lieu de transmission des langues minoritaires ou minorisées. Éléments de réflexion pour un cadrage politico-théorique


Insaniyat N°77-78 | 2017 |Pratiques plurilingues et mobilités : Maghreb - Europe|p. 27- 40 | Texte intégral


Marinette MATTHEY: Université Grenoble Alpes, laboratoire LIDILEM, 38400, Saint-Martin-d'Hères, France.


Cadrage: lorsque l'enfant parait... un choix à faire

On considèrera ici que la famille est le lieu privilégié de la socialisation première, comprise comme les liens qui s'instaurent entre un bébé et l'entourage immédiat (parents, fratrie, famille élargie...). L'enfant fait son apparition dans un milieu familial où l'utilisation de la ou des langues est relativement codifiée (qu'il y ait des usages mono, bi ou plurilingues, impliquant des dialectes et/ou des langues standard). Mais, au moment où ils vont devenir parents, les individus peuvent être confrontés à des questions qu'ils ne se posaient pas auparavant. Autrement dit, face au changement d'identité générationnelle qui se profile, les futurs parents peuvent se projeter dans une trajectoire intergénérationnelle et émettre des désirs quant à la/les langue(s) qu'ils imaginent que leurs enfants vont devoir apprendre et parler.

Pour rendre ce constat plus concret, voici quelques vignettes familiales qui illustrent ce type de question:

  • est gabonais, de l’ethnie fang. Il vit dans la capitale Libreville. S’il comprend le fang[1], il dit ne pas pouvoir parler cette langue au-delà des échanges rituels de la conversation. Ses parents ont jugé qu'il valait mieux parler français en famille que fang, puisque c'était la langue de la scolarisation et de la modernité. A la veille de devenir père à son tour, T. se rapproche de ses grands-parents pour revitaliser sa compétence en fang, il veut absolument que sa fille puisse parler la langue de ses ancêtres.
  • et Mme F. sont suisses, neuchâtelois[2], francophones tous les deux. Ils s'installent à Berne, la capitale helvétique, germanophone. Ils ont un enfant en bas âge et va bientôt se poser la question de la scolarisation. Vont-ils inscrire leur fille dans une école germanophone pour qu'elle s'intègre par la socialisation secondaire dans cette ville où ils imaginent rester ? Ou vont-ils choisir une école en français, comme ils en ont le droit en tant que membre d’une communauté linguistique minoritaire indigène? Interrogés à ce propos, les parents avouent que ce serait une souffrance pour eux si leur fille parlait français avec un accent allemand... « nous rentrerions immédiatement à Neuchâtel », dit le père. La mère, plus nuancée, constate : « je ne sais pas si je rentre immédiatement à Neuchâtel, mais c'est clair que notre identité familiale en prend un coup ».
  • Mme P. est enceinte de jumeaux, sa langue maternelle est l'italien, son mari est de langue maternelle française mais parle bien l'italien. Elle habite en Suisse romande depuis plus de 10 ans, toute sa famille vit en Italie, elle a donc le projet de parler en italien à ses enfants. Lorsque les petits naissent, elle se rend compte qu'elle a beaucoup de peine à le faire. Elle préfère le français, en fait, et ce constat l'entraine à se poser des questions sur sa propre enfance, sur ses rapports avec ses propres parents, notamment avec sa mère.

Ces trois vignettes nous montrent que c'est au moment où les enfants arrivent que la transmission linguistique devient une question vive, qui interpelle non seulement les parents mais leur lignée: l'éventuelle rupture linguistique d'avec les grands-parents devient une question cruciale.

La question se pose dès qu’il y a contact de langues, surtout dans une situation plurilingue où certaines langues sont des symboles de réussite
et des ressources permettant la mobilité sociale. Si les parents parlent une langue ancestrale à forte valeur identitaire et une langue exogène dont le statut est plus prestigieux dans la hiérarchie mondiale : quelle(s) langue(s) vont-ils essayer de transmettre avant tout à l'enfant? Et quel discours vont-ils tenir pour justifier leur action?

Précision définitionnelle à propos de diglossie

Ici, une petite précision terminologique s’impose autour de ce que j’entends par situation plurilingue, qui ne signifie pas pour moi diglossique.

En effet, je reste assez fidèle à la conception fergusonienne de la diglossie. À la suite de Berutto (1987), je considère en effet que l'évolution que lui fait subir Fishman (diglossie avec ou sans bilinguisme, quelles que soient les langues en présence) fait perdre de vue ce qu'il y a de plus original dans la réalité perçue par Ferguson (1959).

Ma réflexion se base avant tout sur ma perception de - et mes connaissances sur - la situation sociolinguistique de la Suisse alémanique, région germanophone qui connait une situation de diglossie entre les vernaculaires alémaniques (appelés généralement « le » suisse-allemand, malgré la multiplicité des dialectes identifiables) et le Schweizer Hochdeutsch, c’est-à-dire l’allemand suisse standard, appelé aussi « bon allemand », variété dont la codification est amorcée par la Bible de Luther (traduite du grec en allemand, parue en 1522).

Première remarque : dans cette situation de diglossie au sens restreint de Ferguson, les parents n'ont pas le choix de transmettre ou non le vernaculaire, que Ferguson appelle malheureusement la variété basse. Ce vernaculaire est la langue de socialisation première pour tout le monde, c’est la première langue de la société, elle se construit « par l’oreille ». L’allemand est massivement apporté par la socialisation secondaire, celle de l'école où l’écrit domine outrageusement. Ainsi, cette langue est avant tout médiatisée « par l’œil ». L’allemand standard suisse, transmis par l’école, utilisé dans les médias et l’administration, couvre l'ensemble des variétés parlées dans l'espace considéré, et permet l’intercompréhension avec les germanophones des pays adjacents (Allemagne, Autriche).

Deuxième remarque : la perméabilité entre le standard et les variétés dialectales apprises dans la socialisation première est très grande et bien souvent, les locuteurs vivant en situation de diglossie (toujours au sens restreint de Ferguson) répondent par le nom de ce standard lorsqu'on leur pose la question « quelle langue parlez-vous ? ». C’est le cas autant en Suisse alémanique qu’en Algérie : la première réponse qui fuse le plus souvent est « l'allemand » ou « l'arabe », et c'est seulement lorsque l'enquêteur ou l'enquêtrice relance par « oui mais quel allemand (ou quel arabe) ? » que la personne précise le suisse allemand (ou le « tütsch » ; l'arabe algérien (ou la darija). Voici un exemple typique de cette progression catégorielle en interaction. Il est extrait d'un entretien réalisé par Bilel Bouchetibat, dans le cadre de son mémoire de master en sciences du langage[3] :

E:    quelle langue parlez-vous?

T:    l'arabe et le français

E:    et quand vous dites l'arabe, c'est le fossha ou le dialecte parlé ?

T:    l'arabe euh les deux, mais j'utilise seulement la langue courante

Ainsi, il est important pour moi de préciser que je ne considère pas l'Algérie comme une tri ou une pluriglossie, comme on le lit beaucoup, mais qu'il y a en Algérie plusieurs situations sociolinguistiques superposées sur son territoire :

  • une diglossie avec un vernaculaire et un standard génétiquement apparentés quoique structurellement distants;
  • une situation de domination linguistique d'une langue majoritaire, l'arabe (avec les deux registres) qui crée des minorités linguistiques indigènes et allogènes;
  • une situation de plurilinguisme sociétal (français-arabe, français-tamazight[4]-arabe) dans les couches privilégiées de la société
  • Cette situation complexe a bien sûr des répercussions sur la transmission linguistique intergénérationnelle.

La notion de politique familiale

Mais revenons à la famille comme espace de transmission et posons-nous la question de la pertinence de la notion de politique linguistique familiale.

Cette notion a été (à ma connaissance) proposée la première fois par Christine Desprez en 1995 dans un colloque à Dakar. Sa communication est publiée dans les Actes de ce colloque, puis dans un article de 1996 du premier numéro d’Éducation et Sociétés Plurilingues. Voici le début de l’article :

« La plupart des États légifèrent sur le statut, les domaines d'emploi et la norme des langues parlées sur leur territoire. Ces actions politiques touchent les domaines de la vie publique, mais dès que l'on aborde la sphère de la vie privée, les décisions prises "d'en haut" perdent de leur impact. L'interdiction officielle qui frappait l'usage du catalan pendant le franquisme n'a jamais réussi à franchir les frontières de la maison : les Catalans ont continué, bon gré, mal gré, à parler le catalan en famille et à le transmettre à leurs enfants.

On peut donc poser, par comparaison, l'idée d'une « politique linguistique familiale » pour rendre compte de la façon dont les familles bilingues gèrent leurs langues. Cette politique linguistique familiale se concrétise dans les choix de langues et dans les pratiques langagières au quotidien, ainsi que dans les discours explicites qui sont tenus à leur propos, notamment par les parents ». Deprez (1996, p. 35)

Ainsi, à l'instar des États qui garantissent un certain ordre linguistique sur leur territoire (notons que la politique ne consiste pas forcément à faire quelque chose, bien souvent, au contraire, elle se caractérise par une non intervention (politique du laisser-faire). Il en irait de même pour les familles, mutatis mutandis. Les parents sont vus comme les détenteurs du pouvoir ; ils jouent le rôle de l'État ; les enfants, celui du peuple qui est censé se soumettre aux lois édictées par le pouvoir étatique. Et, comme les États, certaines familles seraient adeptes d'une politique de laisser-faire, d'autres auraient, en revanche, une politique explicite et les moyens de la mettre en œuvre par différentes actions, par exemple :

  • Le contrat de communication connu sous l'appellation « loi de Grammont » (une langue pour le père, une langue pour la mère) ;
  • Le principe « tu me réponds dans la langue que j'ai choisie pour te parler ». Cet autre extrait du mémoire de Bilel Bouchetibat illustre ce principe lié à la politesse :

E : vous avez obligé vos enfants à parler portugais ?

T : on peut pas dire obligé mais un peu ; on leur parlait portugais donc il fallait qu'ils parlent portugais

E : et ils peuvent répondre en français ?

T : ah bon\ si je leur parle en français oui sinon c'est pas le respect / nous sommes portugais/ et eux aussi/ mais français aussi/ les deux quoi.

  • Une démarche volontariste, très implicante pour les parents. Par exemple, cette famille indienne installée en France approchée par Haque (2012), qui décide de se scinder (la mère retourne en Inde avec les deux enfants alors que le père reste en France pour y travailler) de peur que les enfants perdent la langue hindi et la manière indienne de se comporter.
  • En Algérie, dans le cadre ou le sillage du projet MITIF[5], on a pu noter des stratégies parentales d'exposition à l'input en dehors de la famille par rapport au français. Mahieddine rapporte ainsi les propos d'une mère :

Je les ai inscrits [ses enfants] à des cours de soutien depuis le primaire ; en plus à la maison il n'y a que des chaines françaises, donc automatiquement ils regardent la télévision avec moi ; aussi je leur ai acheté des livres d'histoire et des dessins animés en français. Mahieddine (2013, p. 69)

Les parents disent explicitement que ces démarches sont effectuées pour assurer le futur de l'enfant : « je souhaite qu'ils apprennent le français parce que plus tard ils vont terminer leurs études à la fac et ils vont le faire en français ». Voyons encore les paroles de cette mère qui fait partie du corpus présenté par Ali-Bencherif (2013, p. 86) dans le même ouvrage coordonné par Chérif Sini :

J'utilise la langue française avec mes enfants car elle est très importante de nos jours. J'aimerais que mes enfants l'apprennent dès leur jeune âge comme ça ils n'auront pas de difficultés dans leurs études. 

C’est la socialisation secondaire qui préoccupe avant tout les parents. Je dirais dans ce cas qu'il y a une politique linguistique familiale qui vise à soutenir, voire à renforcer la socialisation secondaire qui implique toujours un standard. Il est remarquable d'ailleurs de constater que les parents visent plutôt un plurilinguisme, tel ce père interviewé dans le cadre de l'analyse de cas proposé par Mahieddine, qui pense que les enfants devraient apprendre « toutes les langues », mais il enchaine tout de suite en restreignant drastiquement les membres de la catégorie qu’il vient d’énoncer : « surtout les langues universelles comme l'anglais, l'allemand, l'espagnol, le français ».

Il semble donc bien qu'il ne soit pas déraisonnable de parler de politique linguistique familiale, par analogie avec la politique linguistique d'un État, dans la mesure où il y a à la fois une planification pour le futur des enfants (c'est un des buts de la politique de planifier l'avenir), et un discours qui légitime les choix et les actions entreprises.

Les langues héritées comme langues minorisées

Venons-en maintenant à un autre aspect qui est évoqué dans le titre de cette contribution : la notion de langue minoritaire (ou minorisée),
et voyons les problèmes qu’elle pose.

Si je mets dans la même catégorie de « langue minorisée » des langues comme le tamazight au Maroc et en Algérie, le français en Algérie, le franco-provençal en Suisse et le chinois en France, je rencontre un problème de catégorisation car les situations envisagées ont des paramètres qui ne sont guère comparables :

  • Le tamazight est une langue substratique d'avant l’avènement de l’Islam au Maghrebarabe ;
  • Le français en Algérie est une langue héritée de la colonisation, qui n'est pas présente de façon égale dans toutes les couches de la société (contrairement à l'arabe algérien), et qui est aussi une langue de compétition mondiale.
  • Le franco-provençal est considéré comme quasi mort par les dialectologues depuis plus d'un siècle, mais il est encore la langue transmise par une dizaine de familles dans une commune alpine suisse (Matthey 2012), et il bénéficie depuis une dizaine d'années d'un regain d’intérêt. La valorisation du patrimoine immatériel par l'Unesco, renforcé peut-être par les mouvements de repli nationaliste des peuples européens, a redonné de la valeur aux petites langues régionales ;
  • Enfin, le mandarin en France est une langue de la diaspora migrante, elle est minoritaire dans ce pays mais majoritaire dans le monde en termes de nombre de locuteurs natifs et elle symbolise aussi la montée en puissance de la Chine.

Le seul point commun de ces langues est celui de pouvoir être « héritées » dans la mesure où des parents se trouvent dans une situation où la question de la transmission ne va pas de soi. Toute langue est susceptible de connaître cette situation. Je parle de langue héritée seulement lorsque la question du choix de langue à transmettre se pose. Va-t-on transmettre la langue des ancêtres ou celle apparue dans le répertoire des parents ou des grands parents et qui a pris de plus en plus de place dans ce répertoire ? Dans le premier cas, on transmet la fidélité du lien à la lignée, dans l'autre un nouveau répertoire langagier mieux adapté aux conditions sociohistoriques du moment.

Dans le cas du français en Algérie, je vois bien ce qu'il y a de dérangeant à affirmer que le français est une langue héritée. Mahieddine (2013, p. 65) fait d’ailleurs une mise au point sur cette question. Citant une définition de « langue héritée » comme « une (variété de) langue apprise dans l’entourage familial, généralement dans la socialisation primaire, qui est différentes de la (variété de) langue locale » (Matthey 2010, p. 238)[6], Mahieddine remarque que

« Le français ne peut être considéré en Algérie comme une langue « héritée » au sens où elle ne serait acquise que grâce à la communication familiale.

En effet, faisant partie des langues locales [l’auteur précise dans une note que les langues locales en Algérie sont principalement l'arabe algérien, le berbère (dans toutes ses variétés), l'arabe standard et le français]. Cette langue bénéficie de nombreux canaux de transmission,
et son acquisition ne peut pas s’expliquer uniquement par des stratégies familiales ou selon Deprez (1996) une « politique linguistique familiale ».
Mahieddine (2013)

Reconnaître que la langue transmise est différente de la langue locale, et qu’elle est apprise généralement dans la socialisation primaire, n’exclut pas que son apprentissage soit consolidé par des apprentissages formels, institutionnels (c’est le cas d’ailleurs pour les descendants des migrants qui suivent des cours d’Enseignement Langue et Culture d’Origine ELCO/EILE, cf. point 6). De plus, l'essentiel n'est pas là. Le nœud de la question est dans la volonté de transmission d'un « héritage », et je persiste à penser que la question de la transmission du français concerne en premier lieu les familles dont les parents ou les grands parents ont été scolarisés en français du temps de la colonisation ou juste après dans des systèmes bilingues, avant la politique d'arabisation du système scolaire. On ne peut pas dire qu'il s'agissait de toute la population algérienne, me semble-t-il, mais bien d’une minorité. C’est pour cela que le français en Algérie est, selon nous, une langue minoritaire allogène, cf. point 2.

Penchons-nous donc un peu plus sur la notion de « langue héritée », directement calquée sur l’expression Heritage Language, diffusée à l’origine par des publications américaines et canadiennes.

What is a « heritage language » (HL) ?

Ce terme est traduit en français, selon les contextes, par langue patrimoniale, langue d'origine, langue ancestrale. Pour une première approximation, on peut se fier à Wikipédia qui regroupe sous HL les langues indigènes et les langues de la migration. Leur caractéristique commune est d’être dominées.

Si langue indigène et langue de la migration peuvent être considérées comme des catégorisations neutres, langue patrimoniale est en revanche porteuse d'un jugement axiologique, qui induit une valorisation de la langue considérée. En effet, le patrimoine, c'est positif. On peut ainsi parler d’un lourd héritage pour évoquer une maladie génétique ou l'alcoolisme des parents, par exemple, mais l’expression lourd patrimoine est un peu étrange[7], comme si les valeurs positives du nom entraient en contradiction avec les valeurs négatives de l’adjectif.

On comprend alors pourquoi il est difficile de dire que le français est une langue patrimoniale en Algérie car ses connotations positives entrent en conflit avec les valeurs négatives de la colonisation. Une langue héritée de la colonisation peut-elle être considérée comme un patrimoine ? Un trésor de guerre, d'accord, mais un patrimoine ?

Afin de nourrir cette réflexion, je citerai encore un texte de Fishman (2001), publié dans un ouvrage au titre axiologiquement positif : Heritage Language in America: Preserving a national resource[8]. Dans sa contribution intitulée« 300-plus years of heritage language education in the US », Fishman (2001) distingue trois types de HL:

  • Les langues de la migration ;
  • les langues indigènes ;
  • Les langues héritées de la colonisation ;

Quelles langues place-t-il dans cette dernière catégorie? Il mentionne le hollandais, le suédois, le finnois, mais aussi le français (en Louisiane) et l'allemand (en Pennsylvanie), soit les langues qui étaient parlées par les colons avant que s'impose celle parlée par les colons anglais et qui est devenue celle des États Unis d'Amérique (avec le mythe fondateur des pilgrims débarqués du Mayflower en 1620).

Quand Fishman parle de langue héritée de la colonisation, il faut donc entendre les langues de la colonisation de l’Amérique du nord qui n'ont pas réussi à devenir dominantes et qui ont toutes reculé face à l’anglais. Cette manière de voir les choses est bien américaine, mais il faut reconnaitre que rien n’empêche de considérer le français et l'espagnol en Algérie comme des langues coloniales qui ont reculé (et qui reculent encore) face à l’arabe. Certes, pour adopter ce point de vue, il faut s’inscrire dans le temps long de l’histoire et ne pas prendre en compte les évènements politiques des deux cents dernières années. Selon ce même point de vue, l'arabe peut être considéré comme une langue coloniale qui a réussi puisqu'elle arrive au Maghreb au VIIe siècle et qu'elle est sans conteste la langue dominante de cet espace aujourd'hui. Selon la catégorisation tripartite de Fishman, on peut voir en Algérie des langues de la migration, en premier lieu me semble-t-il le mandarin. Mais je ne connais pas de travaux qui porteraient sur les langues des communautés migrantes installées en Algérie. Le tamazight entre dans les langues indigènes ; le français (et l'espagnol) dans les langues héritées de la colonisation.

Est-ce que cette catégorisation tripartite est opérante pour la France ?

Les langues de la migration sont très nombreuses, dont l'arabe, langue la plus parlée après le français[9].

On peut mentionner les langues indigènes que sont le provençal, le gascon, le picard, le franco-provençal, le basque, le breton, l'alsacien....

Et il n'y a plus d'anciennes langues coloniales minoritaires, les langues germaniques des Francs et des Burgondes ne se sont jamais imposées face au latin dit vulgaire, langue coloniale dominante... dont le français est l’aboutissement. Puisque nous voici arrivé à la France, il reste un dernier point à évoquer, celui de la transmission de l’arabe en France, heritage language car langue de migration pour rester dans la typologie proposée par Fishman.

À propos de la transmission de l'arabe en France

L'arabe, je l’ai déjà mentionné, est la deuxième langue la plus parlée sur le territoire français et des actions de politique linguistique éducatives en faveur de l'enseignement des langues de la migration, en partenariat avec les pays d’origine des migrants, sont menées depuis le dernier tiers du XXe siècle. Les traditionnels cours ELCO (« Enseignement langue
et culture d'origine ») ont été remplacés par des cours EILE (« Enseignement international de langue étrangères »), mais il s'agit toujours d'établir une convention avec les pays partenaires. Les enseignants EILE sont toujours nommés par ceux-ci. Mais désormais, ils sont intégrés à l'équipe pédagogique de l'école et se font inspecter au même titre que leurs collègues enseignants. Ces cours, comme les ELCO, restent facultatifs et sont proposés dès le CE1.

Cette possibilité pour les enfants de parents migrants de recevoir un enseignement de la langue d’origine de leur père et ou de leur mère est donc ancienne. Mais à l’occasion des nouvelles conventions passées avec les pays partenaires, les médias se sont fait l’écho d’une séance de signatures réunissant la ministre de l’Education de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem et son homologue tunisien Néji Jalloul en avril 2017.

Comme le raconte sur son site la chaine de télévision LCI[10], cette séance de signature a donné lieu à un article dans le journal local Business News, titré « Néji Jalloul et Najat Vallaud-Belkacem signent un accord pour enseigner l’arabe dans les écoles françaises ». Cet article a été repris, en France, par le site d’extrême droite Valeurs Actuelles. D’autres sites marqués très à droite reprennent l’information, sans la contextualiser, et le commentaire ci-dessous est repris par la chaine LCI pour dénoncer les amalgames :

« Mais bien sûr quelle bonne idée !! Enseigner une langue étrangère

Eh ben voilà !!! Ils y sont arrivés...

L’arabe avant le Français dès le primaire... La colonisation de la France par les maghrébins est officielle...Ce qu’ils rêvaient de faire depuis la guerre d’Algérie est devenue réalité et merci aux veaux de Français qui sous couvert d’égalité républicaine, de vivre ensemble et de communautarismes ont abandonné la France, sa culture, sa langue, ses valeurs, ses coutumes
et traditions pour celles du Maghreb... ».

Une réaction aussi violente, même si elle n’est pas représentative de l’opinion de la majorité des Français, constitue un indice d'un rapport conflictuel entre la société d’accueil et les communautés migrantes du Maghreb. La dimension symbolique prime sur toute autres considérations éducatives. Il faut noter que le positionnement politique qui consiste à dire que favoriser l'enseignement des langues de la migration revient à favoriser le communautarisme, se retrouve en Allemagne. Ainsi, en 2006, un rapport d’un institut sur la prévention des conflits interculturels (Esser, 2006) concluait de même à l’existence d’une sèche alternative : où les migrants investissent leur temps et leur énergie dans l’acquisition de la langue du pays d’accueil, ou ils cherchent à préserver leur langue maternelle. Partant du postulat selon lequel le bilinguisme compétent est rare chez les locuteurs, l’auteur du rapport conclut qu’il n’est pas rentable socialement pour les migrants de vouloir conserver leur langue d’origine, vaut mieux qu’ils maitrisent au plus vite l’idiome du pays plutôt que de courir les risques semilinguismes. Quant aux institutions, à commencer par l’école, elles ne devraient pas soutenir les langues de la migration de peur que les migrants ne comprennent cette action politique comme un encouragement au communautarisme.

Ce que les majoritaires appellent « communautarisme » relève plutôt d’une certaine continuité identitaire pour les premières générations de migrants. Toujours extraits du mémoire de Bilal Bouchetibat, ces deux énoncés prononcés dans des entretiens différents ont une forme très semblables :

  • On voulait avec ma femme que tout le monde parle arabe, c'est normal on est arabes
  • C'était normal de parler portugais j'étais et je suis portugaise

Dans l’Europe actuelle, marquée par la fermeture des frontières et le repli identitaire, on observe un retour vivace de l’idéologie unilingue, qui pose un choix binaire (la langue d’origine OU la langue locale), alors que dans leur quotidien, l’immense majorité des migrants vivent en termes de ET (la langue d’origine ET la langue locale, ET d’autres langues). Néanmoins, et pour finir sur une note plutôt optimiste, les cours EILE sont possibles grâce à la volonté politique des états, et cette action va dans le même sens que la politique linguistique d’un certain nombre de parents migrants qui désirent transmettre une langue patrimoniale. Il s’agit d’une forme d’acquiescement à une société multiculturelle.

Conclusion

Dans cette contribution, j'ai proposé un certain point de vue sur la famille comme lieu de socialisation première mais aussi comme espace de projection du futur, celui que les parents imaginent pour l'enfant. Face aux politiques linguistiques familiales se dressent celles de l’État qui peuvent entrer en conflit avec les premières lorsque les rapports intergroupes entre les gens installés sur un territoire et les nouveaux arrivants sont tendus. Mais l’État et les familles se rejoignent tout de même, tant pour les langues de la migration que pour celles héritées de la colonisation : ils préfèrent les standards, les seules langues dotées de prestige dans la compétition mondiale. Ce n'est pas une très bonne nouvelle pour toutes les langues essentiellement orales et ne disposant pas d'une tradition écrite, c'est-à-dire les vernaculaires, souvent des variétés très mélangées dans les situations de contact de langues. Les pratiques non standard sont très bien attestées sur Internet, mais elles se développent parallèlement aux standards, sans remettre en cause la valeur et la pérennité de ceux-ci.

Bibliographie

Ali-Bencherif, M.-Z. (2013). La transmission du français en milieu familial algérien. Modalités et indicateurs. In Sini, Ch., op. cit,. p. 79-94.

Berruto, G. (1987). Lingua, dialetto, diglossia, dilalìa. In Holtus, G. & Kramer, J.(hrsg), Romania et Slaviaadriatica. Festschriftfür Zarko Muljačić, Hamburg: Buske, p. 57-81.

Deprez, Ch. (1996). Une « politique linguistique familiale » : le rôle des femmes. Éducation et sociétés plurilingues, 1, p. 35-42.

Esser, H. (2006). Migration, Language and integration. AKI Research Review 4. Arbeitsstelle Inter kulturelle Konflikt eundgeses chaftliche Integration. Wissenschaftszentrum Berlin fürSozialforschung (WZB). www.wzb.eu/alt/aki/files/aki_research_review_4.pdf (rapport également disponible en anglais).

Ferguson, Ch. (1959). Diglossia. Word, 15, p. 325-340.

Fibbi, R. ; Matthey, M. (éds), (2010), La transmission intergénérationnelle des langues minoritaires. In TRANEL, n° 52. (en ligne).

Fishman, J. (2001). 300-plus years of heritage language education in the United States. In Peyton, J.-K. ; Ranard, D. A. & Mc Ginnis, S. (éds), Heritage languages in America: Preserving a national resource, Washington DC & Mc Henry, IL, Center for Applied Linguistics & Delta Systems, p. 81-89 (en ligne).

Haque, Sh. (2012). Étude de cas sociolinguistique et ethnographique de quatre familles indiennes immigrantes en Europe : pratiques langagières et politiques linguistiques nationales & familiales. Thèse Université de Grenoble (disponible sur HAL Archives ouvertes).

Mahieddine, A. (2013). La transmission intergénérationnelle du français en Algérie. Quelques résultats d’une enquête auprès de quatre familles de la région de Tlemcen. In Sini, Ch., op. cit., p. 65-78.

Matthey, M. (2010). Transmission d'une langue minoritaire en situation de migration : aspects linguistiques et sociolinguistiques. Bulletin suisse de linguistique appliquée, Numéro spécial 2010/1, p. 239-254.

Matthey, M. (2012). « Quand ça a besoin de place, ça pousse ». Discours familial intergénérationnel sur la (non) transmission du patois d'Évolène. In Meune, M. & Matthey, M. (éds), Le franco-provençal en Suisse : entre silence et renaissance. Revue transatlantique d’études suisses, 2/2012, Université de Montréal, revue en ligne.

Sini, Ch. (coord.), (2013). Les langues dans l’espace familial algérien, Oran: CRASC.

Notes

[1] Le fang est une langue bantoue parlée au Cameroun, au Congo-Brazzaville, au Gabon,
et en Guinée équatoriale. 

[2] Neuchâtel est un des 26 cantons suisses ; un des quatre de la Suisse romande dont le français est la seule langue officielle. En 2015, 63% des résidents en Suisse déclarent l’allemand comme langue principale, 22,7% le français, 8,1 l’italien et 0,5 le romanche (Statistiques de l’Office fédéral).

[3] « La transmission intergénérationnelle de la langue à la troisième génération de migrants. Enjeux et stratégies », mémoire M1 FLE, Grenoble, 2010.

[4] J’utilise le terme tamazight pour désigner la catégorie englobant toutes les variétés berbères.

[5] Le projet Modalités Informelles de Transmission Intergénérationnelle du Français (Appel d’offre PCSI 2010) a été mené par une équipe de recherche réunissant les universités d’Annaba, El Jadida, Grenoble et Tlemcen.

[6] Cette définition était celle que nous posions à cette époque-là pour étudier la transmission de l’italien et de l’espagnol dans des familles d’origine italienne et espagnole en Suisse (cf. Fibbi & Matthey 2010).

[7] Une recherche dans Google Scholar fait apparaitre l’expression « lourd patrimoine » 28 fois, celle de « lourd héritage » 2480 fois (recherche effectuée en Suisse le 05.02.2018)

[8] Notons au passage que ce texte de Fishman montre, une fois de plus, à quel point la trajectoire de vie des sociolinguistes et de leurs ancêtres, ainsi que le contexte national dans lequel ils ont été socialisés, influencent la perception et la construction de leur objet scientifique. Je n'ai pas trouvé de renseignements sur les parents de Fishman, né en 1926, mais une anecdote est récurrente sur les sites qui parlent de la vie du sociolinguiste américain : le père de Fishman avait coutume de demander à ses enfants « eh bien qu'avez-vous fait pour le yiddish aujourd’hui? » On peut en déduire que le père de Fishman, ou son grand père, était un migrant ashkénaze venu d'Europe.

[9] Plus de 3 millions de locuteurs selon le Bulletin de l’observatoire français des pratiques linguistiques (N° 15, 2009), langue régionale de France depuis 1999. Une enquête de l’INSEE de 2002 mentionne 660 000 locuteurs de l'arabe algérien.

[10] https://www.lci.fr/societe/najat-vallaud-belkacem-a-t-elle-signe-un-accord-pour-permettre-l-enseignement-de-l-arabe-en-primaire-2044187.html (consulté le 20 février 2018).

 

 

 

 

 

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