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Entretien avec Mustapha HADDAB


Insaniyat n° 93, juillet-septembre 2021, p. 9-22


 


Mustapha HADDAB est enseignant-chercheur, expert algérien, spécialiste entre autres des questions d’éducation, d’enseignement et de formation. Ses différents travaux sur le système éducatif « scolaire et universitaire », sur les changements socio-culturels et les évolutions des processus de formation sont peu ou pas connus, notamment par nos collègues, jeunes enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation et en didactique des langues et cultures ; d’où l’objectif de cet entretien, qui à coup sûr ne peut pas en dévoiler toute la richesse. Aussi, compte tenu de l’ampleur de ses champs d’investigation, avons-nous articulé cet entretien autour de six grandes questions portant en particulier sur : le système scolaire, la famille, des langues, la culture, l’université et la formation.

Aïcha BENAMAR : À propos du système scolaire, nous lisons dans « Éducation et changements socio-culturels. Les moniteurs de l’enseignement élémentaire (1980) » : « Produit d'une longue interpénétration culturelle à la fois profonde et conflictuelle, le système culturel algérien actuel est particulièrement complexe» (1980).

Comment comprendre cette complexité ?  

Mustapha HADDAB : Durant les premières décennies de l’Indépendance, les clivages culturels et scolaires instaurés en grande partie par l’action fortement discriminante de la colonisation, marquaient d’une manière en quelque sorte directement observable la société algérienne. En grande partie seulement parce que l’acculturation due à la colonisation s’exerçait sur une société qui n’était pas elle-même homogène. En 1980, (date de parution de l’ouvrage que vous évoquez), les écarts  culturels entre les villes et les campagnes, entre les instruits et les non instruits, entre les lettrés en langue arabe et les illettrés, entre les élites fortement minoritaires issues du système éducatif colonial, et celles également minoritaires formées dans les institutions traditionnelles ou dans les établissements éducatifs de l’Association des Oulémas Musulmans Algériens, etc., étaient importants et influaient beaucoup sur les caractéristiques des compétitions qui s’ouvraient avec l’Indépendance.

Les enquêtes que j’ai menées dans le cadre de la préparation de l’ouvrage que vous mentionnez m’ont permis de repérer, à un niveau quasi microsociologique, les formes selon lesquelles ces différences culturelles et les compétitions qu’elles inspiraient étaient vécues par une catégorie de personnes particulièrement concernées par les dynamiques de changement socioculturel en quelque sorte déclenchée par l’Indépendance. Cette catégorie était celle de ceux qui avaient, malgré tous les obstacles une instruction en Arabe ou en Français de faible niveau n’ayant fait l’objet souvent d’aucune certification, avaient néanmoins été recrutés pour occuper des postes de « moniteurs » de l’enseignement élémentaire. Ces enquêtes permettaient de mettre au jour des différences dans les aspirations, dans la perception du monde social, dans la religiosité, dans les options politiques etc. Ces différences ont contribué à établir les conditions d’une lutte sociale visant à l’instauration d’un champ socioculturel favorable à la promotion d’un type déterminé de capital culturel et linguistique, et en opposition à la domination d’un autre type de capital : une culturelle hiérarchisée comme l’une des dimensions fondamentales de la société, pour pouvoir procéder à des analyses sociologiques qui ne soient pas purement descriptives et statiques, mais qui prennent en compte les aspects relationnels et agonistiques des rapports entre les groupes sociaux.

Il est ainsi important, quand on travaille sur des questions liées au système scolaire ou au champ éducatif, de prendre en compte la non homogénéité sociale et culturelle des différentes catégories d’élèves ou d’étudiants. Il faut ainsi par exemple que les enseignants aient la capacité d’adapter leur action pédagogique à la diversité des dispositions. On est ainsi conduit à penser que la transmission à des enseignants en cours de formation d’un ensemble de méthodes et de procédés didactiques, est peut-être nécessaire mais elle est loin d’être suffisante pour former un « bon enseignant ». Cette nécessité de prendre en compte les diversités socioculturelles et linguistiques présentes dans le groupe classe, s’impose fortement dans la mesure où la large démocratisation qu’a connue notre système éducatif donne accès à des catégories de population qui jusque-là, étaient, à des degrés divers, loin de la culture scolaire. La démocratisation de l’accès à l’école est certes un facteur d’homogénéisation culturelle, mais cette homogénéisation   laisse subsister d’importantes différences ».

Aïcha BENAMAR : Dans « les jeunes ruraux et l’école, mythes et réalités » (Ed. CREA, 1982), (co-publication avec Tayeb Khennouche et Idir Khenniche), la principale question soulevée est inhérente à la reproduction des inégalités de statut social, par l’école, dans le contexte rural. L’enquête menée a permis d’appréhender le déterminisme opérant de l’institution scolaire sur les processus de différenciation culturelle.

Quelles sont les grandes tendances mises en évidence ?

Mustapha HADDAB : « L’ouvrage que vous mentionnez, à savoir « Les jeunes ruraux et l’école », est le produit d’une vaste enquête réalisée grâce aux moyens fournis par le Centre de Recherche en Économie Appliquée ; elle a porté sur un important échantillon d’élèves du cycle moyen, fréquentant des établissements scolaires situés dans des zones rurales. Cette enquête avait pour ambition de déterminer le degré d’efficacité auquel la culture et l’idéologie scolaires parvenaient à influer la culture paysanne, ou plus précisément sur le mixte de culture paysanne et de culture urbaine dont les jeunes ruraux étaient porteurs ; il convient de rappeler que, au début des années  soixante-dix, moment où cette enquête a été réalisée, la proportion de personnes vivant en milieu rural était bien plus élevée qu’aujourd’hui. Cette enquête nous faisait découvrir en particulier que la culture véhiculée par l’école, contribuait à stimuler les aspirations des jeunes ruraux à s’éloigner du monde rural et à rejoindre les grandes villes.

Liée à la politique économique, la politique scolaire visait à faire prévaloir auprès des jeunes de tout le pays des dispositions modernistes et des savoirs préparant à occuper les emplois qui allaient être engendrés par le développement  économique. Les résultats de cette politique scolaire ont été, comme on le sait remarquables, ainsi que le montrent des indicateurs comme le taux de scolarisation, la très forte diminution du taux d’analphabétisme, la forte augmentation du taux de féminisation, ou encore la croissance très importante du nombre de diplômés de l’enseignement supérieur ; toutefois un décalage important du nombre de sortants du système éducatif, aux différents niveaux de celui-ci, et les capacités d’absorption de ces derniers par les  instances productives de l’économie s’est constitué. Il ne semble pas non plus que le système éducatif, d’où sortent des diplômés en nombre considérable ait réussi à inculquer des besoins de consommation culturelle et artistique à l’ensemble des élèves et des étudiants.

Vous avez raison d’observer que ces enquêtes ont permis d’établir que même dans un milieu qui se caractérise par une homogénéité apparemment importante, sont à l’œuvre des différences qui déterminent des inégalités dans les chances de promotion sociale. Ces inégalités sont liées à des distinctions dans les différentes espèces de capital (capital économique, capital de relations sociales, et d’ « expérience » sociale, capital scolaire et culturel), dont jouissent les apprenants selon leur groupe d’appartenance. Ces enquêtes confirment que les chances de réussite scolaire et sociale sont plus importantes lorsqu’on appartient à une famille de propriétaires terriens que lorsqu’on appartient à une famille d’ouvriers agricoles.

La politique éducative dans un État centralisé est naturellement unitaire ; elle ne peut que subsidiairement tenir compte dans ses programmes, des différences d’ordre économique et culturel qui distinguent les catégories et groupes sociaux qui composent la société. Toutefois ces différences peuvent et doivent faire l’objet de mesures visant à favoriser autant que possible l’accès du plus grand nombre à des ressources culturelles diversifiées, comme la littérature nationale et universelle, les arts, les informations sur l’évolution des sciences, etc. ; ces mesures doivent aussi viser à intégrer à la culture des élèves les produits les plus aboutis de la culture populaire et des arts traditionnels. Pour y parvenir il faut que dans l’habitus des enseignants eux-mêmes, le besoin de faire accéder tous les élèves, y compris les plus démunis en matière de capital culturel, à ces ressources. Ce qui nous ramène au très difficile problème de la formation des enseignants ».

Aïcha BENAMAR : Dans un article consacré au baccalauréat et la mobilité sociale, publié en 1998, dans le numéro 6 d’Insaniyat « L’École : approches plurielles », la question soulevée est celle de cet examen et ses implications dans la dynamique de la sphère familiale.

À l’issue des analyses effectuées, pouvons-nous savoir ce qu’il est possible de changer dans ce type d’évaluation de fin de cycle secondaire ? Autrement dit, quelle formule à moindre coût énergétique et financier, d’une part pour les familles et d’autre part pour le système scolaire, pourriez-vous proposer ?   

Mustapha HADDAB : « Ce n’est que dans une vision utopique de l’éducation que l’on peut imaginer pouvoir écarter de la progression des apprenants toute forme d’évaluation. Comme le notait Max Weber l’homologie de plus en plus accentuée du système éducatif avec l’extension de l’organisation bureaucratique, se traduit par des hiérarchisations aussi bien dans l’éducation que dans l’ensemble de la société, qui contraignent à généraliser la pratique de l’évaluation.

Le baccalauréat est une des instances qui répondent à cette incontournable nécessité de l’évaluation. Ainsi dans les choix et les itinéraires qui conduisent les élèves vers telle ou telle filière puis vers telle ou telle série, nous voyons agir tout un ensemble de facteurs sociaux qui tendent à orienter, le plus souvent sans qu’ils en aient conscience les « choix » des élèves et aussi de leurs parents. Le choix des filières et les chances de réussite et en particulier de réussite avec un bon classement, sont l’aboutissement d’un cheminement scolaire sur lequel jouent des déterminismes divers, comme le niveau socio-économique des familles d’appartenance, les traditions culturelles et scolaires caractéristiques de ces dernières et aussi, le rapport aux langues qui s’est établi dans ces familles. Il faut ajouter que les stratégies familiales vis-à-vis du baccalauréat sont influencées par l’évolution de la valeur sociale du baccalauréat et par les changements qui ont affecté la hiérarchie sociale des disciplines ces dernières années. (On sait par exemple que la position des sciences médicales qui demeure en tête de cette hiérarchie, influe beaucoup sur le choix des filières et des séries par les élèves et leurs parents.).

La réflexion, en cours depuis plusieurs années, sur les changements qui pourraient être introduits dans la structure de l’examen du baccalauréat, vise principalement à écarter ou à amoindrir les inconvénients organisationnels qu’il présente comme sa trop longue durée de son coût, le confort et la sécurité dans les locaux affectés à cet examen, les conditions de correction des copies des candidats , le degré auquel on peut tenir compte du dossier scolaire des élèves, etc. Quant aux fonctions fondamentales de sélection et d’orientation, elles peuvent difficilement être réformées, car elles dépendent de faits et mécanismes objectifs, comme les inégalités socioéconomiques, la hiérarchie des disciplines, la pertinence des informations dont disposent les familles, etc. ».

Aïcha BENAMAR : Dans « le système éducatif algérien et ses fonctions dans les processus interculturels » co-écrit  avec Mahmoud Boussenna, nous lisons : « Il y a urgence à mettre en œuvre un ensemble d'actions éducatives pour réduire les écarts, non seulement, entre les individus mais aussi entre les sociétés dites développées ou en voie de développement ».

Pourrions-nous avoir quelques idées en matière d’actions éducatives que les gestionnaires du système d’une part et les enseignants d’autre part pourraient mettre en œuvre progressivement, à leurs niveaux respectifs ?

Mustapha HADDAB : « Il est certain que l’une des fins que doit viser le système éducatif, est de réduire les inégalités de chances de réussite, qui pèsent sur l’ensemble des élèves et des étudiants. C’est un idéal qui ne peut être atteint du jour au lendemain, mais qui doit constituer une sorte d’idée régulatrice au sens kantien de cette formule, qui doit conduire à améliorer l’ensemble des conditions de scolarisation afin de s’en approcher. Des actions comme un travail constant sur les contenus et la structure des  programmes la mise en place de dispositifs facilitant l’accès aux livres et à toutes formes de documentation, une bonne initiation à une utilisation pertinente des nouvelles technologies de l’information, « une prise au sérieux » d’activités trop souvent considérées comme marginales ou superfétatoires comme le sport scolaire et l’éducation artistique, etc., sont susceptibles d’aider les élèves les moins pourvus en capital social et culturel, à accroître leur chances de réussite. Il faut toutefois rappeler que la qualité de ces dispositions et leur efficacité dépendent largement du niveau de culture, de motivation et de savoir-faire de l’ensemble du personnel pédagogique officiant dans les différentes structures du système éducatif. On pourrait ainsi parler d’une dialectique positive qui doit s’établir entre d’une part l’élévation du niveau culturel et scientifique des sortants des différents niveaux du système éducatif et le capital scientifique et culturel s’accumulant dans l’ensemble de la société.

Aïcha BENAMAR : Dans Les familles et l’école en Algérie : état de la question et pistes de recherche (2019), vous avez posé la question des relations entre ces deux institutions éducatives que sont « l’école et la famille », dans ces termes : « On a tendance, à considérer que le système éducatif constitue l’espace exclusif dans lequel s’effectuent les opérations éducatives, (…) on omet de parler de l’action éducative qui s’accomplit au sein des familles. ».

Comment souligner l’importance de ces relations, dans la prise en charge éducative, quand on sait que la « Loi d’orientation sur l’éducation, dans son titre II « De la communauté éducative » les occulte complètement. Pas un mot sur le rôle des familles au sein de la communauté éducative !

Mustapha HADDAB : « C’est sans doute un truisme que de dire que les différents types de familles qui composent la société algérienne ne constituent pas toutes des milieux qui favorisent d’une manière équivalente l’acquisition par l’enfant de dispositions mentales et corporelles qui les préparent à la vie scolaire et les aident à progresser aisément dans leur cursus. On ne peut demander à l’école et aux personnels pédagogiques d’agir sur la famille de sorte à réduire significativement les distances socioculturelles qui éloignent certaines d’entre elles des logiques implicites régissant l’institution scolaire. Il ne faut toutefois pas négliger toutes les mesures qui peuvent améliorer la communication entre l’institution scolaire, ses enseignants, et les parents d’élèves, soit directement soit par l’intermédiaire des Associations de parents d’élèves. Cette communication a pour vocation d’être à double sens, en informant les parents sur ce qui est attendu de l’élève et sur les difficultés que celui-ci rencontre pour s’adapter à cette attente, et en recevant des parents des informations sur les conditions de vie des élèves. Pour assumer ces fonctions de communication il faut que les enseignants soient suffisamment disponibles formés et motivés ».

Aïcha BENAMAR : Vous rappeliez au cours d’un débat sur l’enseignement des langues (reporters, 6 octobre 2021) que : « la langue et la culture familiale «préscolaires» n’ont pas pour vocation d’être chassées de l’esprit de l’enfant afin que la culture scolaire y soit implantée exclusivement. ».

Comment faire admettre que la société algérienne est une société plurilingue et que dire le contraire serait allé à l’encontre des réalités du temps et de l’espace, tant son paysage langagier est le produit de sa géographie et de son histoire ! 

Quelles idées pourriez-vous insuffler aux concepteurs de la politique linguistique en Algérie pour la prise en charge de ce plurilinguisme et quelles orientations pourriez-vous donner à nos jeunes collègues qui ne cessent de se lamenter à la fois devant les différentes contraintes pédagogiques et les contre-performances linguistiques de leurs élèves ?  

Sans évaluation objective, les contre-performances des élèves sont souvent attribuées au manque de formation des enseignants. Que pourriez-vous nous dire à ce sujet ?

Mustapha HADDAB : « Il me semble qu’il y a comme une contradiction dans la thématique développée principalement par des linguistes, sur la question de savoir quelle langue doit être enseignée dans le système scolaire, et sur l’argumentation qu’ils proposent pour justifier la thèse selon laquelle les élèves gagneraient à recevoir l’ensemble des enseignements scolaires et en particulier l’enseignement de la langue, dans leur langue maternelle. Or, il apparaît que pour que cela soit possible il faudrait que soit réalisé un énorme travail de « scripturalisation » et de régularisation de ces langues. (Il s’agit essentiellement des variantes de l’arabe dialectal et de thamazight) : il faudrait aussi que ces langues puissent être adossées à une littérature rendue accessible par un travail de recueil, de transcription et de publication des œuvres de la littérature orale ; ce travail est en cours ; il évolue selon un rythme encore trop lent ; il doit être en outre adapté aux exigences de la transmission pédagogique.

Il semble bien ainsi qu’il faille pour très longtemps encore utiliser l’arabe classique comme langue scolaire. Pratiquée depuis des siècles comme langue d’enseignement, ayant fait l’objet d’une multitude de recherches grammaticales, lexicologiques, stylistiques etc., et portée par une littérature d’une très grande richesse la langue arabe constitue un instrument d’éducation linguistique, intellectuelle et esthétique , qui est, potentiellement, d’une grande efficacité. Bien entendu l’actualisation de cette efficacité dépend largement des aptitudes, de la motivation et de la conviction et de la culture et de la formation des enseignants. Bien entendu encore l’adoption de l’arabe classique comme langue scolaire principale, n’empêche en rien que les élèves acquièrent, une ou plusieurs langues étrangères, et surtout qu’ils continuent à pratiquer et à étudier leurs langues maternelles dont l’enseignement doit tirer parti des recherches et des enrichissements dont celles-ci font l’objet. Tout donne à penser en outre qu’un solide apprentissage de l’arabe classique, peut faciliter l’acquisition à un bon niveau d’autres langues.  

Il me semble que ces phénomènes de contre-performance dont vous parlez tiennent à la perplexité qui continue à affecter les élèves et leurs parents, quant à la possibilité d’apprendre à un niveau opératoire une ou plusieurs langues étrangères, quand on a eu durant sa scolarité comme langue principale d’enseignement l’arabe classique.

Aïcha BENAMAR : Dans « Évolution morphologique et institutionnelle de l’enseignement supérieur en Algérie et ses effets sur la qualité des formations et les stratégies des étudiants », vous analysez de nombreux indicateurs mettant en évidence les principales inégalités du système universitaire.

Quelles sont les perspectives et les pistes de recherches que vous avez dégagées ?

La professionnalisation des formations initiales à l’université est-elle garante de l’employabilité et de l’égalité, selon vous ?

Mustapha HADDAB : L’accroissement continu du nombre d’étudiants inscrits dans les différentes structures de l’enseignement supérieur est un fait assurément positif, source pour la société, de nombreux avantages. Il en résulte en particulier qu’aujourd’hui, une proportion importante de la population algérienne possède à des degrés divers, et malgré des entraves d’ordre idéologique ou pédagogique,  les outils intellectuels nécessaires à l’acquisition, et à la mise en application d’une information scientifique, technologique, et culturelle etc. moderne et aussi la possibilité d’acquérir l’aptitude de relier des méthodes ou des savoirs universels à des situations particulières produits de l’histoire de la société algérienne. En multipliant par exemple le nombre de diplômés en histoire, l’Université a rendu possible qu’une meilleure connaissance du passé de la société algérienne soit plus largement acquise, consignée dans des ouvrages multiples (mémoires, études universitaires, articles, etc.). Les langues utilisées en Algérie ont toutes connu un renforcement dû en grande partie, à la croissance numérique importante des effectifs des institutions universitaires. On peut noter aussi que plusieurs zones du territoire algérien auparavant démunies de tout encadrement de niveau universitaire, voient s’installer plusieurs catégories de diplômés (médecins, pharmaciens, avocats magistrats, entrepreneurs etc.) Bien d’autres effets bénéfiques de l’extension de l’enseignement supérieur pourraient être évoqués, analysés et évalués.

Plusieurs inconvénients de cette croissance quantitative de l’enseignement supérieur, inconvénients sans doute transitoires, peuvent toutefois être rappelés ; certains sont bien connus, comme la tendance à la hausse du taux de chômage parmi les sortants de l’enseignement supérieur, la relative dévalorisation sociale de certains diplômes universitaires ou le phénomène d’expatriation d’un nombre important de diplômés, en particulier dans certaines disciplines, etc.  

Plus difficile à analyser est la question de la nature, de l’importance quantitative et pourrait-on dire de l’efficacité sociale, des élites générées par les institutions universitaires algériennes. Ce processus de constitution d’élites est d’abord ralenti par le phénomène d’expatriation des diplômés évoqué ci-dessus. Et de même que l’argent appelle l’argent, de même pourrait-on dire la présence dans une société d’un champ d’élites dynamique et productif, constitue une stimulation pour la formation d’élites et le renforcement du champ des élites. Pour que ce cercle vertueux s’instaure, il faut du temps, et l’application d’un ensemble de mesures destinées à réunir les conditions d’une telle instauration. À titre d’exemple, on peut évoquer celui des lettres et des sciences humaines, où n’émerge encore qu’un nombre réduit de « maîtres à penser », c’est -à- dire de personnes dont l’œuvre, la pensée, l’érudition et la personnalité constituent des guides, et donnent aux aspirations des étudiants et des chercheurs des modèles concrets.

Aïcha BENAMAR : Dans « Évolution morphologique et institutionnelle de l’enseignement supérieur en Algérie et ses effets sur la qualité des formations et les stratégies des étudiants », vous dites : Le système éducatif peut créer les conditions favorables à une inter-culturalité active et positive, sans le choc de la civilisation scientifique et technique ».

Comment réduire l’aggravation des fractures cognitive et numérique entre certains pays du Nord et ceux du Sud, dont l’Algérie qui est au centre de notre propos ?

Vous dites « sans le choc de la civilisation scientifique et technique », notre question est de savoir quels sont les facteurs qui peuvent réduire l’effet de ce choc ?

Mustapha HADDAB : Plutôt que de choc, peut- être faut-il parler d’écarts importants entre des pays qui ont accumulé des savoirs et des savoir-faire impressionnants dans plusieurs domaines : écarts dans l’accumulation, des sciences et des technologies, dans les méthodes de gestion des administrations et des entreprises et des pays que des circonstances historiques déterminées, en particulier le colonialisme, ont empêché de prendre part pleinement à ces dynamiques scientifiques et technologiques. Malgré les inconvénients et même les dangers que les incessants progrès dans ces différents domaines peuvent induire, il y a consensus parmi de nombreux pays, à considérer qu’il faut se mobiliser, pour réduire le plus possible et le plus vite possible ces écarts. Dans cette mobilisation, le système d’enseignement tient une place essentielle. Il doit constituer  le lieu où s’acquièrent l’esprit de rationalité, qui est la condition des progrès dans tous les domaines évoqués ci-dessus ; cette éducation à la rationalité et à la « conduite rationnelle », pour reprendre une expression de Max Weber,  peut s’appuyer aussi bien sur les contenus des enseignements, que sur l’organisation même du système éducatif , qui par structure hiérarchisée, sa gestion du temps, la fixation d’échéances, ses systèmes d’évaluation, etc. contribue à introduire les élèves dans l’univers de la rationalité. D’où l’importance pédagogique, d’une bonne gestion du système scolaire. Une dialectique positive doit ainsi s’instaurer entre la rationalité scolaire et la rationalité dans l’organisation et la pratique administratives, dans le système judiciaire, dans les entreprises, etc. On peut sans doute penser que le développement d’institutions compétitives et efficaces de recherche scientifique et technologique, implique aussi un environnement social suffisamment rationalisé. On peut considérer aussi que cette rationalisation de l’environnement social suppose également   que les biens culturels et artistiques y soient aussi bien diffusés, et assimilés par une large part de la population.

Aïcha BENAMAR : En conclusion de notre entretien, pourriez-vous confier à la revue, quels sont les auteurs,  philosophes, historiens, sociologues ou autres, d’hier ou d’aujourd’hui, qui ont inspiré vos grilles d’analyse tout au long de votre parcours de recherche ?

Mustapha HADDAB : J’ai commencé mon parcours universitaire par des études de philosophie qui m’ont permis de rencontrer d’excellents professeurs  comme Clémence Ramnoux ou Alexandre Matheron, et aussi Jeanne Favret avec qui nous avons pu lire de près, plusieurs ouvrages de Levi-strauss en particulier son « Anthropologie Structurale ». Durkheim, Merton, Mauss, etc., étaient également au programme. Après mes études de philosophie, pendant lesquelles j’ai eu la chance de suivre pendant deux ans les cours de Georges Canguilhem, je me suis inscrit à un « troisième cycle de sociologie », sous la direction de Pierre Bourdieu, dont j’avais lu auparavant plusieurs de ses livres  en particulier « Le Déracinement » (écrit avec Abdelmalek Sayad), «Travail et Travailleurs en Algérie », et plus tard, « Esquisse d’une  théorie de la pratique », ouvrage  dans lequel il expose d’une manière convaincante et stimulante sa conception des rapports de la théorie et de l’enquête empirique. Je suis resté en contact avec lui jusqu’à sa mort en 2002, et je lisais ses ouvrages au fur et à mesure qu’ils étaient publiés. Sans avoir été le directeur de ma thèse d’État intitulée « Les intellectuels et le statut des langues en Algérie », il m’a néanmoins, tout le temps qu’a duré ce travail de recherche, éclairé de ses conseils.

Ayant longtemps enseigné la philosophie des sciences à l’Université d’Alger, avant d’y enseigner la psychologie sociale et les sciences de l’éducation, j’ai eu à étudier l’ensemble de l’œuvre de Bachelard et celle de plusieurs philosophes en particulier celle Emmanuel Kant. J’ai beaucoup lu aussi les travaux de Freud.

Mon intérêt pour l’histoire et l’anthropologie de la société algérienne et de l’ensemble du Maghreb m’a conduit à lire de près les travaux d’Ibn Khaldoun, de Jacques Berque, de Charles Robert Ageron, et bien entendu de Mustapha Lacheraf et de bien d’autres encore, relevant de plusieurs disciplines comme la linguistique, la littérature ou la philosophie. Mais tout ceci n’a rien d’original, car comme chacun sait lorsqu’on s’engage dans la recherche en sciences sociales on est amené à lire un très grand nombre de livres et d’articles. Les objets sociologiques que l’on est amené à construire et à analyser conduisent le plus souvent à puiser des concepts et des méthodes dans plusieurs disciplines.

Bibliographie

Haddab, M. (1980). Éducation et changements socioculturels. Les moniteurs de l’enseignement élémentaire en Algérie. Éditions OPU/CNRS.

Haddab, M. (1982). (Co-publication avec Kennouche, T. et Khenniche, I.,). Les jeunes ruraux et l’école. Mythes et réalités. Alger : CREA.

Haddab, M. (1994). Quelques facteurs sociaux agissant sur la formation permanente. Revue internationale de l’éducation XL, (3-5), 235-243.

Haddab, M. (2014). Dimensions du champ éducatif algérien. Analyses et évaluations. Alger : Éditions Arak.

Haddab, M. (2019). Les familles et l’école en Algérie : état de la question et pistes de recherche. Sud/Nord. Éditions Erès

Haddab, M. (2020). (Co-publication avec Mahmoud Boussenna). Le système éducatif algérien et ses fonctions dans les processus interculturels. Études en Sciences humaines et sociales, (1)3, 210-221.

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