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Lahouari ADDI, (2019). La crise du discours religieux musulman, le nécessaire passage de Platon à Kant. Alger : Éditions Frantz Fanon, (première édition), Presses Universitaires de Louvain, 266 p.


Insaniyat n° 95, janvier-mars 2022, p. 55-61


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Disons-le d’emblée, cet ouvrage de Lahouari Addi, intitulé : La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant, plonge le lecteur dans les méandres de l’histoire intellectuelle de l’islam, apportant ainsi une contribution au débat sur la place du religieux dans les sociétés musulmanes.

La question principale, qui sous-tend, cet ouvrage peut être formulée, d’une manière simple, comme suit : qu’est-ce qui empêche la réforme du discours religieux ?

Pour l’édition algérienne de cet ouvrage, Addi attire l’attention des lecteurs sur la sensibilité de tout débat portant sur la réforme en islam. Afin que ce débat puisse être constructif et sincère, l’auteur souligne qu’il « convient de gagner la bataille épistémique, c’est-à-dire de faire accepter à l’opinion que la croyance est aussi un fait social analysé par la sociologie, l’histoire et la philosophie » (p. 9). Ce rappel est en soi un avertissement aux lecteurs sur la complexité des débats en lien avec la réforme en islam.  

L’auteur engage dans les différentes parties de ce livre une discussion serrée des principaux travaux sur le discours religieux « pris dans une fièvre idéologique depuis au moins deux siècles » (p. 17). Ce discours mérite donc, à bien des égards, une lecture critique, sereine et avertie. C’est à quoi s’engage Addi dans ce travail organisé autour de huit chapitres avec un découpage minutieux qui rend compte de la complexité du projet de réflexion qu’il a élaboré.

Par ses lectures riches et diversifiés, menées avec rigueur et finesse d’analyse, ce projet permet de situer le débat sur le discours religieux et d’aborder les idées que se posent les penseurs musulmans depuis plusieurs siècles.

  1. Pensée islamique, influence grecque

L’auteur consacre le premier chapitre à l’apport de la philosophie grecque à la théologie et au savoir religieux (abrahamique) et son influence sur eux.

Pour souligner où se situe la crise du discours religieux en islam, Addi met tout d’abord la lumière sur la conception réformiste de Luther qui va influencer les réformateurs de la Nahda et principalement Djamal Eddine Al Aghani et Muhammed Abdou. Mais en quoi la pensée de Luther serait-elle utile dans le cas de l’islam ? L’éclairage de Addi dans ce sens, ramène à l’idée des comportements moraux et leur rapport à la vie quotidienne des musulmans. 

Partant, Addi aborde l’héritage de Ibn Hanbal au début du deuxième chapitre pour rappeler les conséquences de l’opposition de sa doctrine aux philosophes et théologiens influencés par la pensée grecque. C’est ainsi que « la lecture littéraliste du Coran » va s’imposer comme une nouvelle doctrine menant au salafisme, mais sans monopole sur le discours religieux, puisque d’autres théologiens et penseurs comme al Ashari, al Ghazali et al Farabi vont apporter, chacun à sa manière, et selon ses méthodes, leur contribution au discours religieux. Mais c’est avec Ibn Roshd que la distinction entre la foi et la raison s’opère d’une façon plus claire. Il était, selon les mots de Addi « le dernier baroud d’honneur de la philosophie […] », car après sa mort « la philosophie-théologie, comme activité intellectuelle distincte du ‘ilm al-kalâm, a cessé d’exister et, avec elle, toutes les disciplines profanes qu’elle irriguait » (p.73-74) ; s’ensuit une sacralisation de ‘ilm al kalam.

Cela a conduit au « désert intellectuel » dans lequel prendra place le soufisme comme représentant d’un islam populaire en conflit avec les oulémas. Dans un nouveau contexte, c’est toute la philosophie islamique, « absorbée par ‘ilm al kalam », qui va disparaitre après le 12e siècle (p. 77). Il faut reconnaitre ici l’importance des paragraphes consacrés à Ibn Taymiyya qui, se basant sur une lecture littérale du Coran, selon Addi, a « cassé le compromis établi par al Ash’ari et al Ghazali entre raison et révélation ». Les résultantes de cette pensée se résument, selon l’auteur, dans « l’enfermement du discours religieux » devenu « coupé de la réalité humaine » (p. 103).

  1. Du soufisme à l’islamisme

De la pensée d’Ibn Taymiya, Addi aborde le courant soufi qui, bien que violemment critiqué par les salafistes, continue d’exercer une influence non négligeable sur les plans culturel, social et même politique. Les références faites à al Hallaj et Ibn Arabi, entre autres, renvoient à la richesse de la pensée mystique islamique.

Le reflux du soufisme a-t-il conduit à l’émergence de l’islamisme ? Pour traiter cette question, Addi rappelle tout d’abord l’apport du discours critique de la Nahda qui, sous l’influence de la pensée des Lumières, a condamné les pratiques soufies.

Sur la montée et la « popularité » de l’islamisme, « ses espérances et sa vigueur », Addi développe une analyse pertinente. « Issu de la matrice culturelle et religieuse de la société musulmane en crise identitaire depuis le 19e siècle suite à la domination européenne » (p. 132-133), l’islamisme tire sa réussite en partie dans l’échec des penseurs de la Nahda à produire une « théologie qui dépolitise la religion et qui la protège des tendances millénaristes ». Parmi ces penseurs, Mohammed Abdou, qui s’est distingué par son audace. Selon Addi, ce dernier a « échoué dans la transition épistémique qu’il avait souhaitée pour la culture musulmane », bien qu’il incarne deux idéologies : le nationalisme et l’islamisme. Et pourtant, Abdou n’échappe ni aux critiques de l’islamisme l’accusant d’être trop influencé par la pensée occidentale, ni à celle des penseurs libéraux, pour qui, il est « un faux moderniste » (p. 168). Mais l’échec de la pensée moderniste peut être résumé, selon Addi, dans les conditions sociales qui ne semblent pas être prêtes à la réception d’un discours intellectuel libéral. Le refus de la « la sécularisation de la pensée sociale », malgré les efforts des penseurs de la Nahda, a également conduit à la montée de l’islamisme. Le discours religieux dans ce nouveau contexte « empêche le développement des sciences de l’homme ». L’échec du positivisme et le refus de la philosophie sont aussi, selon l’auteur, parmi les facteurs ayant contribué à la régression de ce discours, devenu incapable de faire face aux enjeux sociétaux et politiques, et de fait, rétif à toute évolution.

Toutefois, malgré l’hégémonie du discours religieux, cela n’a pas empêché la pensée sécularisée, rationaliste et moderne de prendre place. Addi consacre plusieurs pages aux débats intellectuels, parfois passionnés, animés par des penseurs comme Laroui, Arkoun et Djabiri sur la raison islamique. Il évoque également les « tentatives de reconstruction du discours religieux », menées par Mohammed Mahmoud Taha, Mohamed Shahrour, Nour-Eddine Boukrouh. Ce choix semble quelque peu surprenant puisque d’autres penseurs et intellectuels ne sont pas cités tels que Abdelmajid Charfi, Filali Ansari et Olfa Youssef. Quel que soit le motif de ce choix, Addi souligne la portée des tentatives de ces trois penseurs pour comprendre les raisons du déclin de la pensée islamique d’un côté, et leur engagement pour réformer le discours islamique, de l’autre.

III. La problématique juridique dans le contexte de l’islam

Ce débat amène à s’interroger sur la problématique juridique dans les sociétés musulmanes et l’émergence du droit musulman. Pour arriver à cette conclusion, Addi aborde quelques exemples des changements et mutations que connaissent les pays arabes malgré les résistances culturelles qui persistent, notamment dans le domaine des égalités entre les sexes. Il s’agit là de la difficile sécularisation des sociétés musulmanes. Pour Addi, expliquer cela renvoie nécessairement à l’évolution du discours islamique et à la compréhension de l’Averroïsme.

À lire Addi, le plus important dans l’analyse de la question de la sécularisation, c’est « le nécessaire passage de Platon à Kant ». L’insistance de l’auteur sur la pensée kantienne mérite une lecture attentive. À cet égard, l’effort pédagogique de Addi est louable, notamment pour les lecteurs qui ne sont pas familiers de la philosophie allemande. Kant met en exergue la raison et appel à construire « un édifice politico-juridique… par le bas » et la distinction à faire entre la morale et le droit. L’annexe consacrée au débat autour du « théorème de la sécularisation » aidera certainement le lecteur à mieux comprendre les enjeux de la modernisation et de la sécularisation dans le contexte européen.

En somme, cet ouvrage propose une réflexion profonde et lucide sur l’évolution du discours religieux. À ce titre, il est indispensable pour mieux comprendre les débats qui ont animé la vie intellectuelle musulmane durant plusieurs siècles. Les citations et les références tant aux penseurs et intellectuels occidentaux que musulmans en trois langues (l’arabe, le français et l’anglais) aident à saisir la profondeur et la complexité du débat actuel sur la place du religieux dans la vie des musulmans et surtout sur les rasions de l’échec du discours réformiste.

Le grand mérite de cet ouvrage est donc de donner aux lecteurs des clés pour mieux comprendre pourquoi la réforme de l’islam est plus que jamais nécessaire, voire urgente et salutaire.

Belkacem BENZENINE

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