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Religions en terre de mission : le cas des pentecôtistes et des néo-pentecôtistes africains entre les deux rives de la Méditerranée


Insaniyat n° 96, avril-juin 2022, p. 61-77


 


Enzo PACE: Université de Padoue, Padoue, Italie.


Les religions qui bougent dans le monde font bouger le monde : un jeu de mots pour dire combien sont nombreuses les sociétés qui ne réussissent pas à se soustraire à la confrontation face à des formes de croyance religieuse inédites et différentes qui circulent à travers les frontières nationales. Il s’agit tout particulièrement de toutes ces sociétés qui, au cours des trente dernières années, ont connu le phénomène des migrations. Des millions de personnes qui quittent leur lieu de naissance pour chercher fortune ailleurs. L’impact, qu’un tel mouvement d’individus produit sur la composition socioreligieuse d’une nation, peut être mesuré aussi bien sur la base d’indicateurs statistiques, qui nous renseignent sur la géographie religieuse d’une population déterminée à changer.

Ce n’est donc pas un hasard si le mot-clé hyper-diversité religieuse (Vertovec, 2007) finit par composer une sorte de lexique de l’imaginaire collectif uni à d’autres termes comme identité, mémoire, défenses de ses propres racines, relation entre le pouvoir symbolique d’une religion dominante et les nouvelles minorités religieuses. 

Hyper-diversité signifie, en même temps, un fait social et des sentiments collectifs. Le fait social : chaque diversité religieuse, où les femmes et les hommes migrants, en mouvement, apportent avec eux; révèle bientôt posséder plus de diversité à l'intérieur. Les sentiments collectifs : un vécu de désorientation, qui concerne non seulement ceux qui arrivent avec l’espoir de s’enraciner dans une société nouvelle, mais aussi les autochtones. C’est le défi d’une solidarité entre personnes étrangères les unes aux autres. La solidarité organique forgée Durkheim n’est plus valable pour décrire la mutation en cours.

Les sociétés contemporaines sont de plus en plus interconnectées. La sémantique de nous et des eux, ainsi que la configuration spatiale ici et d’ailleurs, ne nous permettent plus de comprendre comment l'environnement social dans lequel nous vivons est en train de changer rapidement. Cela oblige aussi ceux qui étudient les phénomènes sociaux et religieux à changer leurs lentilles pour observer la réalité.

Les considérations qui viennent d’être faites serviront de cadre à l’objet de recherche présenté dans les pages suivantes. Il s’agit de la circulation transnationale des prédicateurs évangéliques en mission en Europe, laquelle découle des mouvements migratoires qui concernent et touchent le Vieux Continent. On se propose, en particulier, d’analyser l’action des pasteurs néo-pentecôtistes des nouvelles églises d’Afrique subsaharienne. Ils sont arrivés les premiers pour apporter une assistance spirituelle et guider les communautés de leurs compatriotes expatriés, puis ils ont découvert que l'Europe pouvait être également une terre de mission pour eux. Une Europe sécularisée et déchristianisée (Roy, 2019) est apparue alors, non seulement comme une terre où des églises plus dynamiques et effervescentes se transplantent en devenant des communautés ethno-religieuse presque homogènes, mais aussi l’occasion providentielle de procéder à la ré-évangélisation de l’Europe. Elle est vue comme une terre d'où l'Évangile est arrivée sur la lancée de conquête menée au cours des siècles passés à la suite des conquérants des empires coloniaux européens et de leurs missionnaires (catholiques et protestants) venus à la recherche d'âmes à convertir, lorsqu'ils découvrirent dans leur ingénue bonté que les populations soumises pouvaient, elles aussi, avoir une âme.

La formule provocatrice qui a été utilisée et critiquée pour décrire brièvement ce nouveau processus est la mission renversée (Freston, 2008 ; Fancello, 2008). Deux arguments critiques affaiblissent la force suggestive de cette image :

Le premier : la formule décrit un rêve plutôt que la réalité. Le rêve des nombreux pasteurs, tant ceux, liés aux grandes églises néo-pentecôtistes africaines, latino-américaines et sud-coréennes que ceux qui ont créé leurs propres églises, de pouvoir gagner de nouveaux croyants parmi les Blancs d'Europe, ce qui ne semble pas s'être réalisé jusqu'à présent. Les églises néo-pentecôtistes transplantées en Europe sont toujours principalement fréquentées par des groupes de personnes d'origine immigrée et leurs descendants (les deuxième et troisième générations). Il s’agit souvent d’églises ethniques, segmentées par origine nationale et appartenant à des groupes sociolinguistiques similaires. Le seul cas réussi jusqu’à présent est celui d'un jeune pasteur noir, le nigérian Sunday Adelaja, qui a fondé une église néo-pentecôtiste à Kiev et dans d'autres villes ukrainiennes, dont la plupart des fidèles sont des Blancs censés être nés et avoir grandi dans un environnement orthodoxe. Ceci constitue, cependant, l'exception qui confirme la règle. L'idée de la mission renversée renvoie, en effet, à l'histoire de l'évangélisation chrétienne dans l'hémisphère sud au cours de la première et de la deuxième phase de l'expansion impériale menée par certains États européens. L'Ukraine ne fait pas partie de ces pays, puisque n’ayant pas de tradition coloniale.

Le deuxième : C’est la surestimation de l'effet Pentecôte. Le phénomène dans le christianisme contemporain des mouvements charismatiques (dans toutes leurs expressions multiformes et ses chevauchements historiques) a été pertinent dans l’hémisphère sud, où ils se sont montrés capables de déplacer une part substantielle de croyants des églises historiques (catholiques et protestantes). Rien ne peut, cependant, faire prendre pour acquis que cette force (de l'Esprit?) peut provoquer un changement aussi important dans le Vieux Continent (Butticci, 2018). Ceci non seulement parce que les sociétés semblent beaucoup plus désenchantées que dans d'autres pays (y compris les États-Unis) mais ; aussi et surtout, parce que la tendance émergente est la désinstitutionalisation de l’appartenance religieuse.

Il est vrai que la part de ceux qui se déclarent non-religieux mais qui s'intéressent à la spiritualité augmente ; mais il n’est pas aussi certain que les diverses formes par lesquelles le besoin ou la demande de spiritualité sont exprimés puissent être interceptées et satisfaites par l’offre des nouvelles églises pentecôtistes venues en mission en Europe.

Cependant, malgré les critiques que nous venons de mentionner, le rêve des pasteurs de l’Europe Pays de mission, devrait être pris au sérieux. Non pas par la faible correspondance avec la réalité mais pour l'impact non intentionnel de leur monde imaginé, partagé (même si en concurrence) avec d'autres mouvements pentecôtistes et charismatiques qui se sont répandus dans les sociétés européennes grâce à l'émigration latino-américaine et asiatique, d’une part, et au réveil charismatique développé au sein des églises historiques (catholiques et protestantes), de l’autre.

La formule, alors, peut avoir un autre sens. Il décrit la formation d’un espace religieux transnational charismatique, où les biens de salut et les produits religieux promus par des entrepreneurs du charisme circulent plus librement que par le passé. Un espace qui laisse imaginer un autre modèle d’église possible, différent de ce que, historiquement, les Européens ont appris à identifier dans l’Eglise catholique ou ceux de la Réforme. Tout cela implique aussi un changement de l’image traditionnelle du prêtre et du pasteur. Ils étaient et continuent d’être encore des cadres religieux et professionnels, ancrés dans un territoire spécifique et dans un environnement social et culturel précis ; et ce, en dépit des difficultés croissantes dues au vieillissement de ce personnel et au déclin de la participation des fidèles à la vie des églises locales. Les nouveaux pasteurs néo-pentecôtistes animent des églises en Europe mais, représentent un monde du sud chrétien beaucoup plus effervescent du point de vue religieux du Vieux continent. Ils voyagent fréquemment en Europe et de là vers leurs pays d’origine. De plus, grâce aux réseaux construits par les méga-églises nées dans la partie sud de la planète, ces nouveaux leaders peuvent également circuler d'un pays à l'autre ou tel continent.

On assiste alors à un phénomène de transnationalisation qui implique le double mouvement, bien décrit par Appadurai (1997) : de déterritorialisation d’un produit culturel et de sa reterritorialisation. L’adaptation à un nouvel environnement socio-religieux ne comporte pas évidemment la perte de mémoire et des racines religieuses originelles. Les acteurs religieux, alors bougent entre les deux espaces dans un effort de générer une sémantique religieuse qui sert de médiation entre les codes interprétatifs de la réalité laissée et ceux qu’ils trouvent dans les pays d’acceptation ou de destin. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un produit religieux resémantisé qui peut circuler dans un espace transnational. Il peut devenir alors un nouveau produit qu’un entrepreneur évangélique charismatique africain ou latino-américain peut réimporter chez lui. Nous sommes confrontés, donc, à un processus de transaction symbolique qui recompose des éléments de la tradition chrétienne européenne avec ceux des nouvelles traditions des christianismes de l’hémisphère sud.

Tout cela, enfin, implique un mouvement, non pas dans une seule direction : du Sud du monde vers l'Europe, mais aussi dans le sens inverse. Les pasteurs néo-pentecôtistes ou les entrepreneurs de charisme acquièrent une connaissance, résultat de l'adaptation de leurs codes sociaux et religieux antérieurs dans un environnement différent de celui où il a pris naissance. Ils accumulent un savoir qu'ils peuvent investir dans leurs pays d'origine respectifs.

Le monde imaginé par ces pasteurs ne connaît plus de frontières symboliques (et territoriales précises), car leur sémantique religieuse est en mouvement, mentalement transfrontalière. Dans le même temps, la circulation des leaders-producteurs de tels biens du salut dans des sociétés historiquement caractérisées par un régime de monopole religieux de portée également politique (par exemple comme dans les pays catholiques de la rive Nord de la Méditerranée ou dans les pays musulmans de la rive Sud) peut inaugurer un processus à long terme. Il peut produire une façon de croire différente qui entre lentement en concurrence avec les formes hégémoniques garanties par les régimes de monopole religieux et qui crée des formes communautaires (donc socialement visibles) alternatives à celles consolidées par une tradition religieuse hégémonique. La capacité d'un pasteur néo-pentecôtiste ou charismatique à même de convertir ou de gagner de nouveaux croyants dans les rangs d'une population autochtone peut également dépendre de la nouvelle sémantique qu'il a apprise en se déplaçant entre les frontières, dans un espace précisément transnational.

  1. Données et méthodologie

L'espace transnational est plus fluide et ouvert et les nouveaux missionnaires de religions, des spiritualités liquides souvent postchrétiennes, de charismes impétueux et de nouvelles religions nées sur le Web se déplacent discrètement.

On se concentrant avant tout sur un espace limité géographiquement, la Méditerranée constitue historiquement une véritable couche de différentes civilisations religieuses à la fois profondément liées et reliées de façon généalogique. C’est l'espace euro-méditerranéen, encore une fois, une mer qui se trouve au milieu de terres d'harmonie différentes mais toujours interconnectées.

L’analyse ci-dessous fait partie d’un projet de recherche coordonné par Katia Boissevain (Université d’Aix-en-Provence), intitulée Circulation religieuses et ancrages méditerranéens (CIRELANMED) menée par une équipe de chercheurs affiliés à diverses universités: En Europe, au Maghreb et au Moyen- entre 2013 et 2016. On a exploré la circulation des personnalités religieuses entre les deux rives de la Méditerranée. Dans le cadre de cette recherche, je me suis davantage intéressé aux missionnaires africains néo-pentecôtistes qui, de certains pays d'Afrique sub-saharienne, arrivent en Afrique du Nord, où ils essaient de répandre, non sans hésitation ni obstacles, leur verbe dans un environnement musulman (Dirèche, 2019) et plus précisément en Europe, considérée par eux comme une terre de mission à reconquérir par le christianisme, autrement dit par le souffle de l’Esprit Divin. Le domaine spécifique de mon enquête portait sur la circulation des leaders (pasteurs et entrepreneurs charismatiques) entre l’Italie, le Ghana et le Nigéria.

Outre l'observation que j’ai effectuée en participant aux cérémonies de libération des esprits et de prières des principales églises néo-pentecôtistes, soit en Italie ou dans les deux pays africains, où j'ai recueilli seize entretiens semi-structurés avec des pasteurs des majeures églises nées au Nigeria et au Ghana et transplantées en Italie (voir figures 1 et 2 ; notamment, les églises étudiées suivantes:

  • The Mountain of Fire and Miracles (fondée en 1989 par David Olukoya).
  • The Redeemed Christian Church of God (fondée en 1990 par Enoch Adeboye).
  • The Deeper Christian Life Ministry (fondée en 1982 par William Kumuyi).
  • The Church of Pentecost (fondée en 1962 par James McKeown)

La question de recherche que je me suis posée est la suivante : le champ pentecôtiste (dans toutes ses articulations : pentecôtisme historique ; néo-pentecôtisme ; entreprise charismatique) constitue-t-il un espace religieux transnational dans lequel les leaders se déplacent en reliant des points géographiquement distants mais également proches, entre les deux rives de la méditerranée ?

Figure 1 : Les 365 églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes nigérianes en Italie (2012)

 

Figure 2 : Les 283 églises pentecôtistes et néo-pentecôtistes ghanéennes en Italie (2012)

 

  1. Dieu n'a pas besoin d'un passeport[1]

L’immigration africaine dans les pays du Maghreb est devenue un phénomène de masse au début des années 1990 (Belguidoum, 2015). Bensaad (2001) évalue à un million par an les émigrants sub-sahariens qui transitent par le Maghreb, dont 80 % en direction de la Libye et 20% vers l’Algérie et le Maroc. La présence migratoire subsaharienne est devenue très forte à partir des années 1997-1998 à la suite des événements qui se sont déroulés dans des pays comme la République Démocratique du Congo, la République du Congo, la région des Grands Lacs, la Sierra Leone, le Nigeria, le Libéria et La Côte d’Ivoire. Les principaux pays d’origine des candidats à l’immigration irrégulière sont la Guinée- Bissau, le Mali, le Libéria, la Sierra Leone, le Nigeria, la Guinée et le Sénégal (Rodriguez Pizarro, 2004). Fargues (2013) a estimé qu’en 2010, le nombre des émigrés sub-sahariens vers le Nord de l’Afrique aurait atteint 2.067.068 personnes, dont 927.068 en situation régulière.

Les émigrés africains, en Europe en 2018, sont plus de neuf millions, dont plus de cinq sont originaires de l’Afrique du Nord. Entre 2010 et 2015, 1.300.00 ont émigré vers un autre pays de l’Afrique chaque année. Seulement 400.000 à 500.000 se sont installés en Europe. Jusqu’en 2012, la plupart étaient des émigrés réguliers. Après cette date, les voies d’accès se sont restreintes et le pourcentage des irréguliers a augmenté.

En Italie, la population d’origine africaine s’est presque stabilisée au cours des dix dernières années. En 2018, elle représentait environ un million et demi de personnes, soit un cinquième de la population d'origine étrangère (environ cinq millions et demi de personnes, soit 8,7% de la population italienne totale). Parmi les immigrés venus d’Afrique, six sur dix sont originaires de la région d'Afrique du Nord. Les quarante pour cent restants sont principalement représentés par des migrants de l’Afrique de l'Ouest (31,7%). Dans le tableau ci-dessous, nous avons répertorié les 10 pays les plus représentés sur les 54 pays africains d’où proviennent les émigrants.

Tableau 1 : Les émigrés de l’Afrique en Italie (les Pays les plus représentés) en 2018

Pays

Valeur absolue

% par rapport  au 2017

Maroc

420.651

- 3,8

Egypte

112.765

2,6

Senegal

101.207

3,1

Tunisie

94.064

- 1,7

Nigeria

88.533

14,6

Ghana

48.138

- 1,0

Cote d'Ivoire

26.153

4,4

Algérie

20.437

- 6,1

Mali

14.768

42,4

Burkina Faso

14.306

- 2,4

Source : Dossier Statistico Immigrazione 2018, Roma : IDOS.

III. En Italie : les deux acteurs de l’espace religieux transnational

En Italie, l'espace religieux transnational est composé de deux acteurs religieux différents. Le premier concerne le réseau des dahiras soufis sénégalais (surtout la Muridiyya), l’autre est représenté par la multiplication de nombreuses églises néo-pentecôtistes (surtout d'origine nigériane et ghanéenne) répandues sur tout le territoire national.

La présence d'une importante communauté des Mourides établie depuis une trentaine d'années en Italie est clairement représentée par la création de Touba-Italia près de Brescia, une copie à petite échelle du grand mausolée et mosquée de Touba au Sénégal. Le réseau sénégalais s’étend à d’autres pays européens et assure toujours, en plus, un système de solidarité sociale aux nouveaux arrivants du Sénégal, un nœud dense entre les deux rives de la Méditerranée. Tout cela aussi grâce à l’activité missionnaire récurrente de nombreux Marabouts en provenance du Sénégal. Ils peuvent s'arrêter dans les pays du Maghreb où se trouvent des diasporas de migrants sénégalais ou  arriver dans les principales villes italiennes et européennes où résident les disciples fidèles à l'enseignement d'Ahmadu Bamba. La confrérie est certes toujours à majorité sénégalaise, mais grâce aux mariages mixtes et aux conversions individuelles, elle compte sur un bon nombre d'Italiens qui ont adopté le credo islamique via le soufisme mouride (voir image suivante).

Comme l’ont montré Bava et Capone (2010), l’espace religieux transnational musulman (confréries, associations religieuses, universités islamiques), qui se déploie sur les routes migratoires, offre soit un système de support matériel (logement, premier accueil, soutien économique) soit spirituel. Dans le parcours migratoire – de Dakar en passant par Niamey ou Rabat et après par Marseille ou Brescia et Milan, le système de croyance mouride est exporté et réinventé pour s’adapter aux différents contextes migratoires.

Le second acteur en mission est représenté par les pasteurs pentecôtistes. Le champ pentecôtiste devient, en effet, un espace des circulations migratoires transnationales pour des pasteurs et des entrepreneurs charismatiques entre l’Afrique et l’Europe et vice-versa. Ils n’ont pas simplement traversé des frontières nationales. En paraphrasant Alioua (2005 : 56): « pour passer d’un pays à un autre, ils ont dû passer du dehors au dedans pour s’introduire à l’intérieur des ensembles qui constituent une nation dans sa diversité, faisant à chaque fois, la problématique expérience de l’altérité. Ils ont dû filtrer, à travers différentes cultures, diverses mœurs et modes de vie, différents types d’organisations sociales et politiques ».

Ils apprennent donc un savoir-circuler qui se forme dans le passage d’un pays d’Afrique à un autre et enfin, dans la traversée vers l’Europe. Il s’agit d’un savoir social à plusieurs dimensions. Un transmigrant acquiert l'art de s’adapter à des environnements culturels et sociaux, multiples et différents. Le seul fil qui reste parfois à cet immigrant de renouveler la mémoire est la religion, celle de sa terre natale, de ses ancêtres dont le culte persiste au-delà des différentes affiliations confessionnelles. Celui qui arrive en Europe, et qui est à Castelvolturno[2] (Naples) ou à Calais, reconstitue avec ses compatriotes une petite et précaire communauté pentecôtiste. Parfois, petits terminaux religieux de grandes églises, née entre 1980 et 1990 en Afrique subsaharienne. Parfois, bien que plus rarement, un migrant devient pasteur d'une église parmi et pour les migrants. Il ou elle ouvre sa propre église, installant donc une nouvelle entreprise charismatique en terre d’immigration qui devient ainsi terre de mission. Un pasteur à temps partiel, car il doit travailler pour gagner sa vie, s’invente un rôle religieux et social de guide spirituel, car il sait comment rassurer ceux qui sont souvent dans des conditions épouvantables de la vie, traités comme un esclave travaillant comme ouvrier agricole.

Dans le contexte italien, les seize pasteurs rencontrés et interviewés s'inscrivent dans une typologie plus articulée que nous avons dû vérifier au cours des mois de recherches menées au Nigeria et au Ghana. Dans le diagramme suivant, j'ai résumé les traits fondamentaux des trois types les plus courants à la fois dans le contexte d'origine et dans le contexte italien :

Figure 3 : Une typologie des pasteurs pentecôtistes et néo-pentecôtistes

 

 

Le premier, le pasteur professionnel, est cohérent avec toutes les églises ou dénominations qui appartiennent au pentecôtisme classique, celui qui, historiquement, s’affirme dans le milieu protestant au début du siècle, et qui connaît un grand succès à travers, par exemple, la Church of God in Christ et par la suite les Assemblées de Dieu (AD). Les dons de l'esprit sont nourris par la connaissance de la Bible, que les pasteurs étudient et font étudier aux disciples. Le rite s'exprime dans la prière communautaire pour invoquer la manifestation des dons de l'Esprit.

Le deuxième type de leadership (charismatique) se réfère à tous ces mouvements religieux qui sont nés entre 1960 et 1980, aussi bien au sein des principales églises chrétiennes (orthodoxes, protestantes et catholiques) qu’en dehors, et même en conflit ouvert avec certaines d’entre elles. Il s’agit, en d’autres termes, de groupes de croyants qui pratiquent des rites et qui font des expériences spirituelles semblables à celles des églises pentecôtistes historiques mais qui ne s’identifient avec aucune d’elles. Le point de rupture avec les autorités constituées est déterminé précisément par le fait que ces groupes se reconnaissent en une personne, retenue porteuse de dons extraordinaires, en particulier le pouvoir de guérir et le pouvoir de faire entrer les fidèles en communication avec l’Esprit. La Bible n’est plus au centre de la vie spirituelle, car la parole de Dieu est dominée par la parole tonitruante et oraculaire du chef charismatique.

La troisième figure de leader, l’entrepreneur du charisme, fait partie d’un mouvement intervenu récemment, au début des années 1980 et pendant toutes les années 1990. Il se caractérise par un trait dominant : transformer le discours sur les dons de l’esprit en ressource morale pour le succès dans le monde. Le succès économique où le bien-être matériel dirige le message religieux vers le marché des biens de salut. La Bible devient un livre absent et la théologie prêche la prospérité pour tous.

L'Europe peut être perçue comme un pays de mission, surtout par les leaders religieux qui se déplacent entre l'Afrique, l'Amérique latine et l'Europe. Ils s’imaginent pouvoir transformer les migrants autant de missionnaires à ré-évangéliser dans une société sécularisée comme c’est le cas de la société européenne.

Quelles sont les implications théoriques et méthodologiques du phénomène décrit jusqu'à présent en particulier dans les sociétés entre les deux rives de la Méditerranée ? Elles sont toutes bouleversées par une mobilité humaine qui favorise au moins trois grandes mutations du point de vue socio-religieux.

En premier lieu, la crise de la représentation de la référence à une seule religion (historique) comme fondement de la mémoire collective et source ou racine de l’identité culturelle d’une nation.

Deuxièmement, devient visible la présence de la diversité religieuse et par conséquent des luttes socio-culturelles pour leur reconnaissance dans l’espace publique, dans un marché de bien de salut concurrentiel.

Enfin, en troisième lieu, les frontières entre les systèmes de croyance religieuse ne sont plus en dehors du périmètre du territoire d'une nation. Les religions ne sont plus éloignées les unes des autres, mais se côtoient. Elles ne sont plus exotiques, mais deviennent domestiques ; imaginées pour des étrangers qui se familiarisent progressivement avec l’espace public. Les frontières religieuses se croisent maintenant sur le même territoire. Ainsi, elles établissent les confins d'un grand nombre des nouveaux villages globaux dont la rive Nord de la Méditerranée peuplée depuis de nombreuses années et qui peut être observée aussi sur la rive Sud (Corten, 2007).

Conclusion

Tout cela implique un examen des outils d'analyse théoriques et de paradigmes conceptuels dans les sciences sociales des religions. En sortant du paradigme de la sécularisation et du déclin inévitable de la religion dans la modernité, la sociologie des religions est dans une période de transition plutôt qu’en crise.    

Cette sociologie est appelée à recentrer ses concepts dans un monde qui nous oblige à faire face à un processus de décentralisation ou de perte de centralité de la part de la pensée hégémonique occidentale dans le domaine des religions. Cela signifie, avant tout, un effort pour de-provincialiser les notions et concepts nés dans la culture occidentale et à s’engager dans des paramètres universels. Les mouvements religieux transnationaux gagnent du terrain et produisent des formes de croyances et des pratiques religieuses qui ne peuvent plus être comprises avec les catégories et les outils méthodologiques traditionnels. En particulier, et deuxièmement, il implique de surmonter toutes leurs limites d'une compréhension religieuse ethnocentrique.

Les entrepreneurs religieux deviennent des figures modernes qui complètent avec les figures traditionnelles de prêtres, pasteurs, rabbins, ‘ulama et imam. Ce que j’ai appelé « entrepreneur du charisme » (Pace, 2017), fait partie d’un mouvement intervenu récemment, au début des années 1980 et pendant toutes les années 1990. Il se caractérise par un trait dominant : transformer le savoir et le pouvoir religieux fixés sur des figures idéal-typiques comme celles des prêtres, les pasteurs, experts en sciences religieuses ou les ministres de culte agissant de manière plus ou moins monopolistique (dans le sens de Bourdieu) sur la ressource morale pour le succès dans le monde.

Quand on parle de succès, on l’entend au sens large : du succès économique au bien-être matériel, conséquence d’un équilibre spirituel et intérieur retrouvé, de la capacité à influencer y compris les choix politiques.

Le mot mouvement doit être compris dans un sens sociologique : il s’agit des nouveaux leaders charismatiques qui s’affirment en dehors et quelques fois contre les figures traditionnelles du christianisme des églises, et des autorités religieuses musulmanes. Le charisme commence avec une personne et autour de son don personnel reconnu comme extraordinaire. Il se crée progressivement et au fur et à mesure que la communauté des premiers adeptes s’agrandit, donne naissance, dans de nombreux cas, à une véritable organisation, parfois pyramidale, parfois légère et polycentrique, ou encore soutenue par un appareil bureaucratique et administratif imposant ou seulement virtuel, confié aux vertus d’internet, aux moyens de communication de masse dont elle se dote.

Les téléprédicateurs évangéliques ou musulmans créent, en effet, et avant tout une église ou une umma virtuelle, électronique, et c’est seulement dans un second temps, quand l’audience est devenue assez consistante, qu’ils favorisent la constitution éventuelle d’un lieu physique et réel de rencontre, en construisant, par exemple, une méga-église (dans le cas surtout de l’évangélisme néo-pentecôtiste contemporaine), d’imposantes structures architecturales où est offert un service le dimanche à la façon d’un mégastore, d’un mall de l’esprit.

La masse est déjà un signe rassurant de succès pour celui qui gère ces nouvelles églises. Guérir l’âme et le corps, d’un côté, et réussir dans la vie, de l’autre, semblent être les deux ingrédients efficaces pour accroître le nombre et décupler l’intensité de ces nouvelles églises charismatiques de type intramondain. Le slogan – nothing too hard for God (rien n’est impossible pour Dieu) – résume bien la théologie qui fonde ces églises. Il s’agit donc d’un nouvel idéal-type d’organisation socio-religieuse.

Après l’Église et la secte, que le christianisme a connues durant toute son histoire jusqu’à aujourd’hui, nous sommes face à un troisième type d’agrégation, que l’on peut appeler « entreprise charismatique » : une forme d’organisation qui exalte les talents individuels plus que les appareils ecclésiastiques et qui, en même temps, permet à chaque individu d’expérimenter personnellement les dons de l’Esprit pour réussir dans la vie. De la même manière, on peut parler d’un mouvement de création de communautés virtuelles musulmanes qui se forment via la télévision ou les nouveaux média.

Le premier investissement en capital symbolique est représenté par la figure du leader, start-up d’une entreprise ciblant nécessairement les masses, qui vise à conquérir des croyants pouvant appartenir à différents contextes culturels et religieux. Une production de masse a besoin d’une classe de fonctionnaires capables d’organiser le charisme en une œuvre collective, en exploitant tous les moyens modernes afin de communiquer, transmettre des images, établir des liens transnationaux entre maison-mère et filiales éparpillées à travers le monde, avoir des produits en série, différencier les produits à vendre, former les promoteurs, etc. Mobiliser une nouvelle génération instruite et urbanisée, qui veut croire pour avoir du succès, pour être moderne et compétitive : tout ceci semble convaincant pour une partie non négligeable des chrétiens et des musulmans du troisième millénaire, qui sortent des églises ou des communautés d’origine, pour devenir des « actionnaires majoritaires » des nouvelles entreprises charismatiques.

Assister à un rite de trois ou quatre heures dans une city-prayer d’une grande église charismatique à Lagos ou à Accra permet précisément de voir émerger un christianisme postcolonial, non plus redevable des églises historiques européennes ou américaines, mais un christianisme transformé en bien de consommation de masse, à la portée d’une multitude d’individus qui se sent finalement libérée, explosée. Par conséquent, l’aspect stratégique de ce type de consommation de masse du christianisme réside justement dans l’offre spécifique de l’entrepreneur du charisme.

Il peut promettre, en premier lieu, de faire toucher réellement l’au-delà, ici et maintenant, à travers le combat que physiquement et psychologiquement, chaque fidèle peut potentiellement engager contre Satan et ses dérivés toxiques grâce à la protection que la masse lui offre, pour le triomphe de l’Esprit (du bien), et évidemment toujours in the name of Jesus ici et maintenant. En second lieu, il peut ainsi démontrer que les rites ne sont pas de simples répétitions d’un ordre préétabli mais une série d’improvisations, du moment que le leader se montre capable de susciter, à chaque fois, de nouvelles émotions, passions et croyances qui semblent toujours renouvelées, même si la trame est savamment construite et hétéro-dirigée.

Dans le cas du charisme comme entreprise, le pouvoir de communication du leader exploite la capacité à laisser imaginer aux individus un autre monde de signes et de significations possibles, ce qui explique l’attention et le soin mis à la dimension esthétique de l’événement rituel. En troisième lieu enfin, l’entrepreneur peut transformer l’énergie spirituelle en motivation à l’action sociale pour le succès : si j’ai pu écraser, devant tout le monde, l’ennemi qui m’empêche d’être moi-même, je pourrai cette fois utiliser la force que j’ai en moi pour me mesurer avec les adversités de la vie et vaincre tous ces obstacles qui, jusqu’ici, m’ont empêché de réussir économiquement et socialement. Ce type d’entrepreneur du charisme qui vient d’être décrit arrive à travers les mouvements migratoires de l’Afrique subsaharienne jusqu’à l’Europe en passant par le Maghreb, peut franchir les frontières des religions historiques (christianisme des églises et Islam sunnite), convertir n’importe qui, car il a déjà appris à circuler sans frontières.

La recherche nous apprend que la circulation des figures des entrepreneurs charismatiques marche aussi bien soit dans le milieu néo-évangélique soit dans le milieu musulman. Il devient alors important d’étudier les nouveaux styles de communication inventés par ces nouveaux acteurs du religieux transnational, qui se sentent très à l’aise à l’exploitation du potentiel des nouveaux médias, en particulier. Leur image ainsi que leur message circulent avec une plus grande intensité et étendue, attirant pieux et non pieux, encourageant une mobilité intra-religieuse et d'une religion à l’autre, perturbant les « troupes » déployées d'un côté comme de l’autre.

Le converti et le pèlerin, figures de la modernité religieuse proposées par Danièle Hervieu-Léger (1999) supposent un type d'entrepreneur de la communication religieuse, un virtuoso de l’improvisation, capable d'utiliser le nouveau langage des médias qui donne une apparence moderne à ce qui est ancien, de l'originalité à ce qui relève du traditionnel. Tous ces concepts sont réglés par une socio-logique dichotomique qui, sans circulation transnationale du religieux, semblent n’avoir plus de sens.

La dernière conséquence théorique et méthodologique que nous pouvons déceler face à ce paysage religieux et que l'évolution rapide concerne le regard qui a toujours conduit les chercheurs à observer le phénomène religieux dans son enceinte sacrée. Le mouvement des religions mondiales nous oblige plutôt à prêter beaucoup plus d'attention dans tous les lieux des sociétés qui semblaient généralement des lieux de production de sens religieux. Les sociétés à forte diversité religieuse, cependant, multiplient les endroits où cela se produit, en dehors des églises ou des mosquées, dans les prisons, dans les hôpitaux, dans le système éducatif, l’espace du droit, et même sur le marché, les styles de vie liés à la consommation d’un brand qui intègre symboles et valeurs religieuses.

Bibliographie

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Notes 

[1] C’est le titre du livre di Levitt (2007).

[2] Nous avons trouvé plus de quarante petites et différentes églises pentecôtistes africaines dans la recherche sur la nouvelle géographie religieuse en Italie (Pace, 2013).

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