Insaniyat n° 97, juillet-septembre 2022, p. 97-111
Insaniyat : Depuis 1993, vous avez publié de nombreux travaux sur l’onomastique et la toponymie[1]. D’où vous est venu cet intérêt scientifique pour le nom propre?
Foudil CHERIGUEN : Du même lieu d’où m’est venu l’intérêt pour la linguistique, et plus particulièrement pour la lexicologie. En règle générale, un linguiste s’intéresse à l’ensemble des disciplines relevant de son domaine et à toutes les catégories de langue. Mais comme dans le meilleur des cas, on a de compétence que dans une discipline donnée, je suis amené à travailler beaucoup plus sur le lexique, et plus particulièrement sur les mots qui passent d’une langue à une autre, mais aussi d’une période historique à une autre. La toponymie est alors tout-à-fait indiquée par le fait qu’elle conserve des mots anciens ayant appartenu à telle ou telle autre langue. J’ai estimé que, dans le cas des langues d’Afrique du Nord et pour des objectifs de linguistique historique, de dialectologie, etc., c’est le vocabulaire des noms propres de lieux qui est le plus à même de compenser l’insuffisance et souvent l’inexistence de documents écrits. S’agissant de l’Afrique du Nord, les noms propres de lieux attestés à l’écrit durant l’Antiquité, puis le Moyen-Age sont en nombre restreint et de surcroît en langues qui ne sont pas vraiment enracinées telles que le phénicien, le grec, le latin, l’arabe classique, même si à des degrés divers, ces langues ont toutes laissé des dépôts, et bien plus que cela s’agissant de l’arabe classique. Le berbère, l’arabe parlé (comme son nom l’indique) ont évolué de façon orale à tel point qu’on est amené à chercher leurs états de langues et leurs vocabulaires anciens là où ils sont conservés, c’est-à-dire dans la toponymie, particulièrement.
L’autre raison a consisté en le fait que les contacts entre lexiques de plusieurs langues ont toujours attiré mon attention. Les deux thèses de doctorat (celle de troisième cycle et d’État) ont été consacrées à l’étude des emprunts et des xénismes. L’onomastique a été, en quelque sorte, un prolongement. Mais il n’y a pas que cela. En plus de l’intérêt pour l’histoire des vocabulaires des langues (qui n’évite pas la recherche étymologique), il y a aussi conséquemment un intérêt pour l’histoire tout court, celle de l’Afrique du Nord, et plus particulièrement de l’Algérie, car les toponymes sont des résidus d’histoire.
Insaniyat : En dehors de vos travaux sur les noms propres, vous avez publié une série d’articles, allant dans deux axes : la lexicologie (néologie et emprunt surtout) et l’onomastique. À quel point est cultivé l’intérêt pour l’étude des systèmes de dénomination en Algérie et même au Maghreb ?
Pour un lexicologue, les noms propres sont avant tout des mots, même si, par leurs usages, ils relèvent d’un autre statut que celui reconnu pour les mots « ordinaires » de la langue, notamment le nom commun dont le statut est le plus proche et auquel, pourtant, il s’oppose. Si le nom propre suscite un intérêt particulier pour les onomasticiens dont il est l’objet d’étude, il faut toujours se rappeler, dans la plupart des cas, que c’est en linguistes qu’ils l’appréhendent avant tout. Cependant, le nom propre est aussi un objet d’étude pour les géographes, les historiens, les généalogistes, les archéologues, etc.
Je me suis posé la question de savoir, comme mes collègues plus nombreux aujourd’hui : qu’en est-il du nom propre d’Algérie et, par extension, de celui d’Afrique du Nord ? C’est à ce genre d’interrogations que j’ai essayé d’apporter quelques réponses ou, à défaut, poser des hypothèses sur une base que j’espère être scientifique, avec les méthodes qui conviennent en pareil cas. J’ai fait de mon mieux avec les éléments dont je dispose. Il ne m’appartient pas de juger si un certain but a été quelque peu atteint ou non.
J’ai voulu initier ou contribuer à initier une prise en considération d’un champ d’études et de recherche dont chacun peut deviner qu’il concerne plusieurs plans, tout en me limitant à mon domaine de compétence. J’admets volontiers que l’on puisse s’intéresser à l’onomastique pour plusieurs raisons : depuis la recherche académique jusqu’aux applications sur le terrain dans le cadre des planifications nécessaires à la vie d’un pays. J’ai estimé que l’onomastique ne doit pas être le parent pauvre des études linguistiques, historiques, géographiques, etc. comme cela est encore souvent le cas dans plusieurs pays à travers le monde.
Insaniyat : Si nous considérons le stock actuel des toponymes, la pratique onomastique fait ressortir des caractéristiques liées à des situations de contact et de brassage de langues. Du point de vue linguistique, comment qualifier la configuration actuelle : toponymie berbère / toponymie de souche berbère, toponymie arabe / toponymie de souche arabe, toponymie française / toponymie de souche française, etc. ?
S’agissant de l’Afrique du Nord, il conviendrait le plus souvent de parler de souche. Les plus prégnantes, pour ne citer que celles-là, sont, dans l’ordre de leur apparition dans l’histoire, les souches suivantes : berbère, arabe dialectale et française. L’immense majorité des toponymes relève aujourd’hui de l’une de ces souches, le critère étant la morphologie du toponyme en question. Même s’il y a parfois hybridation, le nom en question s’assimile à telle morphologie de telle langue plutôt que de telle autre. La toponymie nord-africaine a subi fortement l’influence de l’arabe depuis le Moyen-âge, sans que cette langue parvienne pour autant à faire disparaître la toponymie de souche berbère, loin s’en faut. Aucune langue, conséquente à toute colonisation si réussie soit-elle, si durable soit-elle, si enracinée soit-elle, n’a été en mesure d’effacer la langue berbère et, par conséquent, la toponymie qui lui est attenante. Quand on désigne la toponymie d’un pays donné par un adjectif dérivé du nom de ce pays correspondant au même nom de langue, cela ne veut pas dire que cette toponymie ne relève pas de cette langue. Il serait donc plus justifié de parler de souche.
Quand on parle de toponymie algérienne, par exemple, on fait référence à un territoire et non à une langue donnée. Est-ce pour cela que, pour identifier un nom propre donné, il convient mieux de se référer à la langue qui l’a formé plutôt qu’au territoire dont il relève. C’est la langue qui produit les noms propres de lieux et non les territoires où ils s’appliquent à désigner divers lieux. Les trois souches toponymiques principales (berbère, arabe, française) sont attestées aujourd’hui en Algérie. Un toponyme donné est français, arabe ou berbère s’il est formé dans une de ces langues et demeure tel quel. Mais s’il est formé initialement dans l’une de ces langues et se retrouve adapté dans une autre (allant parfois jusqu’à perdre la forme originelle), il est alors, selon le cas, berbérisé, arabisé ou francisé. Cela n’exclut pas pour autant que puisse subsister un toponyme ou seulement un de ses composants (partie d’un toponyme) provenant d’une langue beaucoup plus ancienne et déjà intégré et mis en morphologie de très longue date.
Insaniyat : Peut-on circonscrire la recherche onomastique, ne serait-ce que pour des besoins de documentation de recherche, à un seul pays ? S’agit-il d’une même matrice ethnolinguistique d’un ensemble onomastique, du moins toponymique, qu’on appelle le Maghreb ou l’Afrique du nord ?
Oui, on peut travailler sur des noms propres anciens ou encore en usage dans un pays, ou dans une région, une sous-région, une ville, un village, … mais on ne peut pas affirmer que tous les noms propres qui y seront attestés sont circonscrits à seulement ce pays, cette région, etc. Car certains d’entre eux peuvent être aussi attestés dans un autre pays.
Pour des raisons pratiques donc, le chercheur doit circonscrire son terrain, délimiter son champ d’étude et de recherche. Il travaille sur tel objet (nécessairement fini) et non sur tel autre, usant de telle méthode et non de telle autre, etc. Quand une recherche est circonscrite à un pays donné, cela ne veut pas dire que les frontières territoriales correspondent à une délimitation scientifique quelconque. Tel toponyme, tel patronyme ou prénom, tel oronyme, tel hydronyme… peut être attesté aussi bien dans tel pays voisin que dans tel autre pays plus ou moins lointain. Autant dire que les frontières géographiques ne coïncident pas avec les attestations ou les usages onomastiques. Les déplacements de population en tout genre, les colonisations, les décolonisations… s’accompagnent toujours de changements onomastiques de grande ou de petite ampleur. Et des noms propres venus d’un pays, proche ou lointain, peuvent essaimer dans le pays d’accueil. On voit donc à quel point les différences géographiques ne vont pas de pair avec les changements onomastiques. Il faut se poser aussi la question de l’exhaustivité et de la représentativité d’une étude onomastique donnée. On ne peut parler d’une même matrice que si les langues qui ont fourni les noms propres sont les mêmes dans deux ou plusieurs pays différents. Cela suppose au moins un certain recoupement historique, et au plus une même histoire linguistique comme cela est le cas pour l’Afrique du Nord. Si vous prenez, par exemple, un ensemble de noms propres les moins connus possibles que vous proposez à un interlocuteur à qui vous demandez d’identifier le pays d’origine, il ne saurait vous dire avec certitude de quel pays du Maghreb ils sont originaires. Leur mode de formation, les langues qui les ont fournis, leur morphologie sont tellement ressemblants, pour ne pas dire identiques, que même un onomasticien spécialiste du domaine nord-africain pourrait se tromper. En ce sens, il y a non seulement une matrice ethnolinguistique, mais une matrice linguistique tout court. À quelques différences près, l’ensemble maghrébin relève d’un fonds onomastique commun.
Insaniyat : Au-delà de la « fragmentation dialectale » qui caractérise le domaine amazigh, l’onomastique semble-t-elle présenter une meilleure unité linguistique ? Si oui, quelles sont les raisons ? Précisément, quels sont les fondamentaux linguistiques et anthropologiques de cette toponymie et quels sont les mécanismes sous-jacents à ces faits de dénomination dans un contexte permanent de contact des langues, générant des processus d’hybridation, dont il est parfois difficile de démêler les écheveaux du point de vue étymologique : latinisation, arabisation, francisation, mais aussi berbérisation et arabisation dialectale ?
Si le berbère est un domaine linguistique, vous sous-entendez qu’il y a en lui plusieurs langues et que donc il ne s’agit pas que de « fragmentation dialectale », mais bien plus. Le problème que vous soulevez est, en effet, complexe, car personne n’a défini où s’arrête une langue et où commence une autre, surtout quand les deux présentent une même syntaxe, et d’infinis recoupements morphologiques et lexicaux.
Pour que le berbère puisse être considéré à terme comme une seule langue, il est nécessaire et suffisant que prédomine une de ce qu’on peut appeler dans ce cas « ses variantes » et pour cela, il faut un aménagement où sera inévitablement favorisée une « variante », celle qui s’impose le plus autant dans la pratique quotidienne, que dans la diffusion par toutes sortes de supports livresques, médiatiques, etc. et qui jouit d’un plus grand prestige. Cela ne peut se faire que par l’école dans le cadre d’un pays donné. Faute de cela, ces variantes évolueront, sont déjà en train d’évoluer, chacune en langue distincte. Il y aura autant de langues que de « variantes » qu’elles ne seront plus alors.
Dans le cas où ce domaine auquel vous faites allusion serait dévalorisé autant que défavorisé par la concurrence d’une autre langue (ou de plusieurs) au statut bien mieux reconnu et valorisé et déjà généralisée à l’école, dans l’administration, etc., il n’est pas sûr qu’à plus ou moins long terme toutes ces variantes continuent de survivre. Autant dire que la question ne relève pas du linguistique, elle est éminemment politique. Il est bien connu qu’un dialecte défendu et promu par un État finit toujours par devenir une langue et que, à l’inverse, une grande langue de culture abandonnée à elle-même finit par devenir un dialecte avant de s’éteindre avec le temps et la concurrence subie pour ne laisser que quelques dépôts dont un certain nombre est recueilli par les noms propres. Il est sûr que, par-delà les variantes, l’onomasticien du domaine amazigh, qui est un dialectologue/lexicologue de ce même domaine, reconnaît ou redécouvre cette unité par recoupement et explication d’éventuelles différences. Cela n’est pas spécifique au seul domaine amazigh. C’est l’un des résultats des travaux de dialectologie quels que soient la langue et les substrats (dépôts) reçus en héritage, autrement dit, quels que soient le territoire et les couches linguistiques qui s’y sont succédées. Un nom propre quelconque est dit hybride si, pour être formé, il y a eu recours à, au moins, deux langues différentes. C’est donc le critère étymologique qui lui confère la qualité d’hybridation. Mais pour le classer dans telle ou telle langue, il faut nécessairement recourir au critère morphologique.
Insaniyat : Comme dans toute société humaine, le rapport à l’eau, au relief, à la végétation, au monde animal, aux trames routières, au peuplement, à l’habitat, aux parcours pour le bétail est projeté dans la dénomination de l’espace. Quel est le traitement accordé par chaque couche historique aux noms propres de tribus ?
La même désignation dure, au moins, aussi longtemps que ne survient un bouleversement historique profond. Avant l’avènement d’une colonisation de peuplement, et par conséquent, l’installation d’une nouvelle langue sur un territoire donné, les anciens noms de tribus continuent à être usités et les changements, quand il y en a, se font sur le long terme et s’inscrivent dans l’évolution naturelle du vocabulaire de la langue qui les a formés conséquemment à une circonstance plus ou moins marquante qui nécessite un changement de référent. Mais dès qu’une nouvelle langue s’installe définitivement ou durablement par suite d’un peuplement (de type colonial) bouleversant les sociétés indigènes, les données s’inversent : les anciennes désignations tendent à se faire de plus en plus rares pendant que les nouvelles sont de plus en plus en usage. Mais quand la langue ancienne ne disparaît pas, ce qui reste des noms anciens entre en concurrence, ou plutôt en résistance face au nouveau nom et au changement de statut qu’il apporte.
Dans les sociétés autochtones à organisation tribale, il arrive souvent qu’un même nom propre désigne à la fois un lieu et la population qui l’habite et qu’un dérivé de ce nom, désigne un individu issu de ce lieu. Si At Weghlis, pour prendre un exemple, désigne à la fois une portion de territoire et la population qui y vit ; Aweghlis/Taweghlist désigne un habitant/une habitante de cette même tribu. Et Aweghlis, s’il est devenu un patronyme, est significatif d’un nouveau modèle d’organisation patronymique, celle qui impose un même patronyme sur plusieurs générations. Cependant, cela laisse transparaître en filigrane que malgré le changement, le nouveau mode de dénomination ne naît pas du néant ou n’est pas un apport complètement extérieur à la désignation autochtone puisque l’étymon n’est pas effacé. Le nouveau mode dans ce genre de casse satisfait d’une adaptation d’une désignation trouvée sur place et dont il modifie seulement le statut. C’est en cela aussi que réside la résistance des noms propres, car malgré le changement survenu, il subsiste toujours quelque chose du nom ancien qui n’est pas sans rappeler, voire sans perpétuer l’organisation socio-culturelle originelle qui fait qu’on n’oublie pas ce qu’on a été. Avec la tribu, et grâce à l’ethnonyme qui la désigne, le territoire, l’ethnie, le groupe généalogique et parfois l’individu sont en relation étroite. Il n’est point de catégorie qui ne rappelle une autre par le moyen d’un même étymon. C’est aussi à ce genre de questionnement que sont effectivement consacrés les deux articles « Barbaros ou Amazigh… » et « Anthropo-toponymie et désignation de l’environnement politique ».
De l’antiquité au Moyen-Age, on peut considérer que les noms de tribus n’ont pas beaucoup changé, du moins pour un grand nombre d’entre eux. C’est depuis l’invasion arabe que sont apparus des noms nouveaux, ceux des tribus conquérantes. Puis, peu à peu, avec la langue arabe, quelques noms de tribus berbères se sont mis à subir un changement apporté par un désignateur arabophone. Puis, l’administration française, pour fixer les noms de tribus par l’écrit, a emprunté la forme arabe : c’est ainsi que les bases At, Kel, etc. sont traduits par leurs équivalents arabe Beni, Ulad, etc. d’une part ; d’autre part, les noms sans bases ont subi une morphologie arabe : Idjissen devient Adjissa, Imghilen devient Meghila, etc.
Mais en dépit de cela, beaucoup de noms de tribus berbérophones ont gardé les formes originelles transmises oralement de génération en génération.
Insaniyat : La détermination des formes linguistiques de ces noms propres de tribus, cristallisés en toponymie et en anthroponymie (noms formés avec Ath, Beni, Ouled, Ahl, Doui, Kel, Bou, Ben, Bel…) sont issues d’un fonds linguistique berbère, identifiable depuis l’antiquité, en passant par la période médiévale. Quelles conclusions tirez–vous en termes de dynamique transformationnelle ?
Même si elles sont aussi organisées en tribus, les quelques populations arabes qui ont envahi l’Afrique du Nord relèvent originellement d’une organisation sociale, politique, culturelle, etc. différente de celles trouvées sur place. Avec le temps, l’élément ethnique arabe s’est fondu dans les nombreuses populations berbères. Il s’est produit alors une sorte de symbiose dans les tribus ayant fini par devenir arabophones où tout semble s’être passé comme si la langue arabe a apporté un désignant par substitution/traduction et les populations berbères, le référent. L’apport arabe a bien plus consisté en la traduction du signifiant berbère vers celui de la langue arabe et bien moins en un changement des référents berbères. Un certain nombre de tribus autochtones continuent à vivre en berbères, mais s’expriment en arabe. La désignation se fait en langue arabe dialectale mais le référent demeure le même. En définitive, c’est la langue qui a changé et non le référent. Tout s’est passé comme si l’arabe donne le nom et le berbère l’ethnie. C’est pour cela que les déterminants (ou les bases) des ethnonymes sont des substituts de ceux d’une langue à une autre, tout en désignant les mêmes référents.
Je me limite à l’exemple des dialectes arabes des tribus conquérantes de l’époque médiévale, parce que ce sont ceux-là qui ont le plus imprégné le territoire nord-africain, et, avec le temps et au contact du berbère, ont abouti à l’arabe dialectal qu’on connaît de nos jours.
Les tribus sont toutes ethniquement berbères, mais la langue de beaucoup d’entre elles est arabe. Et cet arabe s’est bien adapté parce que lui-même s’est constitué au contact du berbère (voir pour cela notre article de 1997, Politique linguistique en Algérie paru dans la Revue Mots) lequel a reçu un grand nombre d’emprunts et auquel, à son tour, il en a fourni. Si c’est ce que vous désignez par « interpénétration », la réponse est évidemment oui.
Cependant, on ne peut pas, pour autant, opposer systématiquement « interpénétration » à « substitution », car il arrive parfois qu’il y ait un peu de l’une là où prédomine l’autre. Il s’agit plutôt pour l’onomasticien de déterminer dans les cas étudiés s’il s’agit de l’une (interpénétration) ou de l’autre (substitution), en partant, par exemple, de la dichotomie saussurienne de signifiant/signifié et de la polysémie pour savoir sur quoi porte l’influence.
S’il existe « des représentations mentales onomastiques parfois différentes », cela relève plus de l’identification des populations que de la langue qui l’exprime, et le nom de langue « arabe » n’est pas étranger à cela. Tout se passe comme si le fait d’avoir comme langue l’arabe, même s’il s’agit, bien sûr, d’une autre langue que celle du Moyen-Orient, vous identifie tout de même à l’Arabe. Le résultat est qu’il y a une sorte de dés-identification.
Insaniyat : Vous avez développé des hypothèses explicatives quant à une « description générale du modèle anthroponymique algérien ». Vous avez évoqué en premier « le modèle anthroponymique maghrébin », puis inséré les « caractéristiques du modèle anthroponymique algérien ». Quels sont les invariants ou régularités de ce système, mais aussi les variables ?
Pour nous limiter qu’aux faits les plus saillants, disons que ce qui est commun à l’anthroponymie maghrébine est le fait que l’état-civil issu de la colonisation française a eu pour résultat l’insertion de celle-ci dans le modèle binaire devenu aujourd’hui universel et se caractérisant, pour tout individu, par un nom patronymique transcendant les générations et un prénom. L’autre aspect qui est aussi commun à l’anthroponymie maghrébine est le fait que les noms sont issus des trois langues (berbère, arabe et français), et les quelques rares exceptions pouvant être issues d’autres langues sont, du fait de leur enregistrement, ramenées à l’une des trois langues citées ci-dessus. Il y a enfin le fait que beaucoup d’anthroponymes ont été arabisés dans les trois pays. Cela pour les régularités.
Pour les variables et sans rentrer dans les détails, il y a lieu de constater qu’il y a plus de noms de souche berbère dans l’anthroponymie marocaine que dans celle de l’Algérie où il y en a plus que dans celle de la Tunisie. Cette décroissance des anthroponymes berbères correspond proportionnellement à celle du nombre de locuteurs berbérophones qui se réduit au fur et à mesure qu’on va dans le sens est-ouest de l’Afrique du Nord. On peut relever aussi que, s’agissant des noms de souche arabe, l’anthroponymie algérienne les a plus francisés que ne l’ont fait les anthroponymies marocaine ou tunisienne. Citons seulement la base Abd-et l’article el-qui sont bien moins conservés dans les anthroponymes algériens que dans ceux du Maroc ou de la Tunisie.
Insaniyat : L’établissement des listes des noms propres algériens n’est pas suffisant pour une compréhension de la motivation des faits de nomination et des faits de culture en Algérie. Cette production, cet imaginaire onomastique local n’est présent, vous le dites, que pour soutenir « un rapport, un processus et un questionnement ». Pouvez-vous nous expliquer cette détermination qui sous-tend les rapports de nomination / dénomination de tel ou tel territoire ou autre entité onomastique, à tel ou tel nom propre?
Derrière la question de méthodologie, se pose aussi la question de l’idéologie dans les études et recherches onomastiques. Il convient, pour tout chercheur en la matière, de se tenir au mieux à distance l’une de l’autre. Il va de soi que seuls l’objet onomastique, le nom propre en question, quel qu’il soit, est à prendre en considération dans tous les cas et dans tous les procédés d’analyse ou de description. J’insiste sur cela parce que le glissement à caractère plus idéologique que scientifique n’est pas rare. Il est important pour le chercheur de toujours se questionner sur le choix, le but visé et les motivations d’ordre personnel qui le mènent à retenir telle matière ou telle méthode. Il se doit aussi d’éviter au mieux de ramener un nom à telle étymologie ou signification parce qu’il souhaite trouver a fortiori ce qu’il recherche au détriment du principe d’objectivité qu’exige toute étude scientifique. Par exemple, dans un pays où les langues sont en situation de conflit les unes par rapport aux autres, il convient de faire attention à tout parti pris dans le positionnement politique. Une recherche aboutie est celle qui, tout en tenant compte de l’influence de l’histoire politique, de l’actualité politique et de l’histoire des nominations, ne cède rien à la rigueur de l’analyse linguistique et de la linguistique historique. Les noms propres, en général, et les toponymes, en particulier, sont de véritables résidus d’histoire qu’il convient d’étudier comme tels après analyse linguistique. Et, en dépit de quelques certitudes, il est nécessaire de supposer que les résultats sont relativement hypothétiques et que certains peuvent être remis en question. En ce sens et faute d’un résultat certain et vérifié, il s’agit au mieux de poser avec rigueur les hypothèses les plus plausibles.
Dans les applications (créations onomastiques, choix pour baptiser, etc.), c’est plutôt l’inverse qui se produit. L’idéologie politique se manifeste au grand jour. On baptise ou on débaptise parce qu’on veut, et de façon souvent consciente, promouvoir telle mémoire, telle histoire, tel héros, tel personnage plutôt que tels autres. On peut aussi, par exemple, faire en sorte de promouvoir ou effacer tels noms propres issus de telle langue plutôt que de telle autre à une période donnée de l’histoire d’un pays, de ses conquêtes, de ses résistances, etc. Il existe bien une lutte au moyen des noms propres. Il est évident, dans de tels cas, que le nom propre subit un traitement idéologique tout en perpétuant, à son tour, telle mémoire, telle idéologie. Ce genre d’applications, de préoccupations ne saurait, en aucun cas, concerner le chercheur en tant que tel.
Cependant, ce à quoi n’échappe pas toujours une recherche en onomastique ou en sciences humaines et sociales, c’est à un type d’étude ou de méthode qui pourrait prédominer dans une période historique donnée, mais aussi dans un pays donné, voire même dans l’esprit d’un domaine de recherche, c’est l’influence d’une philosophie de la recherche du seul fait qu’elle est en vogue alors même qu’elle s’avère inappropriée. On connaît dans l’histoire des sciences, et à titre d’exemple, la prédominance de la méthode historique en vigueur au dix-neuvième siècle dans les sciences (évolutionnisme ou darwinisme, linguistique historique, histoire événementielle, histoire de l’économie, généalogie, etc.).C’est là un exemple de la philosophie des sciences qui indique une orientation générale à une époque donnée.
Cela peut aussi concerner les pays, s’agissant des grandes orientations. Citons quelques exemples : une motivation de type recherche identitaire, ou celle visant à l’installation d’un peuplement toujours plus nombreux sur un vaste territoire et provenant de pays étrangers dans le cadre des immigrations, ou encore celle dont l’objectif est l’approfondissement des connaissances en microtoponymie, etc.
Quels que soient les objectifs visés quant aux éventuelles applications des résultats d’une recherche, rien ne saurait justifier de déroger aux qualités requises par une bonne recherche.
Insaniyat : Pour un pays comme l’Algérie, toute la difficulté est de gérer à la fois la patrimonialisation d’un passif colonial, le caractère plurilingue et multilingue de la société et les impératifs de normalisation dans le cadre de son développement et aussi, dans les transactions induites par la modernité et la mondialisation. Qu’en pensez-vous ?
Si on tient compte du fait que, comparativement, les langues ont, en général, des systèmes phonologiques au moins partiellement différents par le nombre inégal de phonèmes et/ou par la nature même de ces phonèmes, il en résulte que, au mieux, seule une partie d’entre eux peut être partagée entre deux ou plusieurs langues, d’une part ; d’autre part, les langues écrites ont des caractères différents ou des valeurs différentes pour un même caractère, la translittération ne saurait convenir à l’écriture de l’ensemble des toponymes, sauf à consentir à l’altération d’un grand nombre d’entre eux.
J’ai proposé pour les noms (d’Algérie et du Maghreb) l’adoption sinon des caractères, du moins de l’esprit d’une façon de faire. C’est le tableau de transcription qui se trouve dans les introductions du Dictionnaire de toponymie et de celui d’hydronymie pour les caractères dits latins.
S’agissant de l’alphabet arabe, il est nécessaire d’ajouter d’autres caractères aux vingt-huit déjà existants pour mieux transcrire les toponymes algériens et/ou maghrébins.
La solution de la transcription est bien plus efficace que celle de la translittération. J’aurais souhaité faire la démonstration de ce point de vue, mais cela demanderait un long développement qu’il n’est pas possible de faire dans le cadre de cet entretien.
Insaniyat : De nombreux travaux académiques sont réalisés actuellement dans les différents domaines de l’onomastique. Que pensez-vous de la qualité de ces travaux ? Quelles perspectives voyez-vous pour la recherche onomastique en Algérie et même au Maghreb ?
On ne peut que se réjouir de l’intérêt évident porté à l’onomastique dans ses différentes branches et du nombre des travaux effectués dans ce domaine. Parmi ces productions, beaucoup sont de qualité et donc très utiles à la plupart des chercheurs et à tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, s’intéressent au domaine du nom propre.
Cependant, certains jeunes chercheurs nécessitent peut-être d’être suivis un peu plus rigoureusement par les plus anciens. Certes, ces jeunes chercheurs ne manquent ni de motivation, ni de volonté, mais il y en a parmi eux qui devraient faire plus d’effort pour mieux maîtriser les théories du nom propre (définitions, propriétés générales, domaines d’application, etc.).
Quelques journées de plus pour un complément de formation me semblent nécessaires et seraient très bénéfiques pour certains jeunes chercheurs responsables d’équipe, d’une part. D’autre part, l’intégration de toutes les compétences, comme cela est déjà en bonne voie, contribuera sans aucun doute à rehausser davantage encore le succès et l’aboutissement de l’ensemble des recherches actuellement en cours. Cela servira à mieux éclairer, outre la connaissance théorique fondamentale, les usages dans les différents domaines d’application.
Entretien réalisé par
Ouerdia YERMECHE et Farid BENRAMDANE
Notes
[1] Toponymie algérienne des lieux habités (les noms composés), Epigraphe, à Alger. En 2021, le HCA édite votre ouvrage : Dictionnaire de toponymie algérienne des lieux habités. Entre ces deux dates, vous avez publié, pour ne parler que des ouvrages, Les mots des uns, les mots des autres, le français au contact de l'arabe et du berbère (Casbah éditions, 2002), Les enjeux de la nomination des langues dans l'Algérie contemporaine (L'Harmattan, 2007), Essais de sémiotique du nom propre et du texte (OPU, 2008), Dictionnaire d'hydronymie générale de l'Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie), (Editions Achab, 2012).