Saffa OUFASKA: Université Sidi Mohammed Ben Abdellah, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 30 000, Saïs-Fès, Maroc.
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Étant un lieu téléologique[1], la littérature maghrébine d’expression française joue, de manière partielle à travers la fiction, un rôle positif dans le décryptage des sociétés arabes en mutation. L’histoire littéraire, étant nourrie pendant longtemps des différents discours de l’époque (discours religieux mystifié, discours politique, discours populaire à caractère mythologique), a révélé une certaine violence générique à l’égard de la femme du harem. Plusieurs voix féministes se sont mobilisées contre ce regard essentialiste sur le sexe féminin basé sur l’intériorisation des discours doxologiques et enlisant, lesquels sont le produit d’un imaginaire social qui cantonne la femme dans le figement. Khalid Zekri souligne, à cet égard, que « la construction sociale et anthropologique du corps devient déterminante dans la perception de soi ; perception surdéterminée par le ‘’corps prophétique’’ en tant que parangon qui structure l’imaginaire collectif du monde arabo-islamique en général » (Zekri, 2011 : p. 45). Or, les membres de la communauté semblent aussi omettre les préceptes de l’islam et se contentent d’un double discours : « exégétique (celui des théologiens et jurisconsultes) et culturel (celui des lettrés et de la vox populi) » (Ibid.,).
En effet, l’épanouissement corporel de la femme, pour aller au-delà des frontières bâties par les hommes détenteurs du pouvoir qui ne cessent d’avorter toute liberté à l’état fœtal, ne pouvait se faire qu’à travers une voix rebelle. C’est le cas de Fatima Mernissi, figure majeure de la littérature marocaine d’expression française, qui a pu faire entendre les cris des femmes dont la voix est tue. Selon elle, « toute séparation, toute ségrégation est porteuse de violence » (Mernissi, 2016 : p .4) et tout débat sur la démocratie passe foncièrement par la femme. Déconstruire les bâtisses de la société phallocratique demeure pour Mernissi une urgence.
Partant de l’idée maîtresse, selon laquelle les frontières érigées entre les deux sexes sont agaçantes, nous nous demandons, à travers un éclairage historique et une réflexion herméneutique, comment l’écriture de Fatima Mernissi ne se contente pas, dans Rêves de femmes, de déconstruire ces hudud (frontières) discriminatoires mais acquiert une dimension esthétique par l’effet qu’elle produit. Nous proposons d’articuler notre réflexion en deux temps. Dans un premier temps, nous verrons comment Fatima Mernissi redéfinit la notion des hudud à partir de deux visions antinomiques entre partisans et opposants sur la question de l’enfermement des femmes, avant de voir comment le corps rebelle des femmes, dans son agissement, produit une esthétique qui participe à la déconstruction des frontières idéologisées et du regard idéologisant porté sur la femme.
Les Hududs, entre l’Être et le Paraître
Rêves de femmes est un récit qui nous révèle l’exiguïté de l’univers féminin où la notion de droit reste creuse, et à travers lequel l’auteure réinterroge l’Histoire et la Mémoire marocaines et propose une relecture du texte religieux en le ramenant à son contexte. Toutefois, le terme de hudud, qui signifie préalablement les frontières, renvoie à maintes acceptions. Si nous nous référons au dictionnaire de « Al Maani Al Jamië », le mot had a plusieurs significations dont nous pouvons retenir principalement : « frontières géographiques entre deux peuples, frontières spatiales entre deux sexes pour empêcher la déviance et enfin, la limite ou la fin de quelque chose ». (Al Maani Al Jamië). En revanche, en droit canon, le mot renvoie à la loi pénale édictée par le Coran.
Il s’ensuit que les Hududs relèvent du haram dont la fonction est de marquer les territoires imposés entre les deux sexes, d’où la nomination du Harem qui n’est qu’« une variation du mot haram qui signifie interdit, proscrit. C’est le contraire de halal, ce qui est permis » (Mernissi, 1994 : p. 60). Cette problématique du sens du terme Hududs, entre ce qu’il révèle (Zahir) et ce qu’il cache (Batène)[2], nous renvoie au travail de Mohamed Shahrour[3], un spécialiste du texte coranique, qui a apporté une nouvelle lecture contemporaine et positive[4] du Coran qu’il oppose aux interprétations classiques.
Shahrour explique, à cet égard, que l’incompréhension du texte a produit un contre sens lourd de conséquences et a conduit à une certaine transgression des hududs. Pour lui, la notion de hudud implique deux paramètres : un had (frontière, seuil) maximal et un had minimal. Les deux frontières incluent à leurs tours des intervalles mobiles et d’autres fixes qui commandent toute interprétation du texte sacré sans enfreindre aux hududs d’Allah (Shahrour, 1990 : pp.453-454). Ce qui veut dire que les hududs marquent des intervalles de mobilité ou de fixité pour les deux sexes. Pour expliciter ses propos, il donne l’exemple des relations incestueuses qui sont interdites aussi bien pour l’homme que pour la femme (épouser sa mère, sa tante, sa sœur, etc.) et qui ne doivent en aucun cas franchir cette frontière minimale. Par contre, l’Ijtihad peut réagir dans l’intervalle maximal, c'est-à-dire, rechercher d’autres cas où le mariage serait interdit s’il s’avère que la liaison peut engendrer des handicaps, le cas du mariage des cousins germains. L’homme, dans ce cas précis, réagit à l’intérieur des hududs mais sans les transgresser.
Dans le cas qui nous intéresse, celui de l’inégalité entre les deux sexes en matière de droit telle qu’elle nous a été présentée par Mernissi, Shahrour cite les versets 11, 12, 13 et 14 de Sourate Les Femmes qui traitent de l’héritage pour démontrer que les deux hududs, maximal et minimal, opèrent, dans ce cas de figure, conjointement. Il en tire deux constats. Dans les deux énoncés « Telles sont les lois de Dieu » et « Celui qui désobéit à Dieu et à Son Prophète et qui transgresse Ses lois », nous réagissons à l’intérieure des hududs ou limites. Il s’ensuit qu’il y a plus qu’un had puisque le substantif « limites » est au pluriel. Et la transgression ici n’entend pas le mouvement dans la direction de la limite sans la dépasser. La dépasser serait, dans ce cas, une transgression de la loi divine car on empêche toute mobilité vers n’importe quelle direction. (Shahrour, 1990 : pp.453-454).
Outre ceci, le pronom démonstratif « ses » dans l’expression « ses lois » renvoie à Dieu, et non à Dieu et son prophète, sinon il aurait pu dire, toujours selon Shahrour, « leurs lois » ; ce qui veut dire que seul Dieu a le droit de prescrire les lois jusqu’au jour du Jugement Dernier et il ne l’a pas légué à son prophète. Toute législation provenant du prophète dans le cas qui nous intéresse est donc contextuel, sujette aux conditions historiques de la Péninsule Arabie.
Que ce soit à partir des propos avancés par Shahrour ou à travers ceux véhiculés et défendus par Mernissi à travers son récit, que nous ne tarderons pas à exposer, nous pouvons dire que la pluralité des intelligences interprétatives peut faire émerger une multitude d’interprétations valables pour chaque époque où les frontières peuvent être ajustées à partir d’un tiers-espace en perpétuel mouvement. Mais si on noie la diversité et on voit en elle une unicité, voire une Vérité absolue, on débouche sur une crise de sens.
Dans Rêves de Femmes, la notion de hududs est mise en avant dès le premier chapitre intitulé « Les frontières de mon Harem ». En effet, l’auteure use du mot hudud pour souligner, d’abord, les lignes de démarcation géographique qui séparent la Medina de la Ville Nouvelle, puis pour marquer à la fois l’espace qui sépare les femmes de l’extérieur et enfin les habitants du harem entre eux-mêmes. Selon elle, « la vie du harem rendant impossible tout contact entre les hommes et les femmes, tout le monde peut ainsi vaquer à ses occupations » (Mernissi, 1994 : p.49). Durant son enfance, elle assimilait les frontières à l’obéissance et ne cessait de s’interroger sur ce qui a pu donner lieu, voire légitimité à ces frontières spatiales : « Être musulman, écrit Mernissi, signifie respecter les hudud, et pour un enfant, respecter les hudud veut dire obéir (…) depuis, rechercher les frontières est devenu l’occupation de ma vie. L’anxiété me saisit dès que je ne réussis pas à situer la ligne géométrique qui organise mon impuissance » (Ibid., p. 7).
Non seulement elle s’ingéniait à délimiter les lignes de démarcation entre les êtres mais elle dénonçait hautement l’inégalité territoriale entre les êtres en général et entre les deux sexes à l’intérieur du harem en particulier en ces termes: « Sur le côté droit de la cour se tient le plus grand et le plus élégant de tous les salons : celui des hommes (…) les hommes sont en principe les seuls à avoir accès à un énorme meuble contenant un poste de radio trônant dans le coin de leur salon » (Ibid.,). La réitération du superlatif « le plus » et l’usage des deux adjectifs mélioratifs « grand » et « élégant » témoignent de cette inégalité entre les deux sexes, laquelle inégalité est corroborée, d’ores et déjà, par l’emploi du substantif « les seuls » suivi d’un complément à l’infinitif qui indique la catégorie dont un individu se distingue des autres.
Le harem, cet espace clos, va se muer en un lieu propédeutique par excellence dans lequel Fatima s’imprégnera de certaines valeurs et forgera une certaine connaissance religieuse à propos des frontières et des interdits entre les deux sexes à travers deux visions antinomiques, l’une patriarcale et l’autre matriarcale. La première vision, corroborée par son père, est basée sur des motifs religieux. Il associe la présence des hududs à la volonté divine en stipulant que : « quand Allah a créé la terre, il avait de bonnes raisons pour séparer les hommes des femmes, et déployer toute une mer entre chrétiens et musulmans. L’ordre et l’harmonie n’existent que lorsque chaque groupe respecte les hudud. (Ce qui veut dire que) toute transgression entérine forcément anarchie et malheur » (Ibid., p. 5). La seconde vision est soutenue par sa mère qui assimile la libération de la femme, d’une part, au refus des ségrégations basées sur le genre, en l’initiant à l’exercice de la politique dans son sens aristotélicien, (c’est -à-dire, le passage du silence au cri) en lui disant qu’« il faut apprendre à crier et à protester, exactement comme on apprend à marcher et à parler » (Ibid.,p. 14), et d’autre part, au développement des performances de la sphère publique. Pour appuyer ses propos, elle cite l’exemple de Lala Tamou, figure emblématique de la femme charismatique, qui a détrôné les hommes en équitation : « Tu as vu Lalla Tamou à la ferme : avant de se lancer dans une course à cheval, elle passe des journées entières à réfléchir au trajet, alors que les autres femmes font la vaisselle et s’oublient dans des recettes de cuisine. Le jour de la course, c’est toujours elle qui gagne.» (Ibid., p. 59). À la voix de la mère succède celle de la grand-mère, Yasmina, qui, contrairement aux femmes pro-harem, refuse d’obéir à la loi du genre. Elle cultivera chez sa petite-fille le sens de la sensibilité et de la réflexion et forgera les principes de révolte et de résistance : « Je t’enseignerai comment on arrive à dépasser la peur » (Ibid., p. 27).
Ce tiraillement entre deux représentations paradoxales, auquel est confrontée Fatima au quotidien, va provoquer dans son esprit une dissonance cognitive qui devenait de plus en plus grande jusqu’au point d’être obsédée par cette notion des huddud car depuis, « rechercher les frontières est devenu l’occupation de (sa) vie ». (Ibid., p. 29).
Ayant cette anadipsie du savoir, Fatima ne cesse de parler à sa grand-mère Yasmina « de peur et de différence, (et) lui demand(er) les raisons de tout cela » (Ibid., p. 26). Mais cette dissonance cognitive qui l’intriguait va vite se dissiper car elle parviendra à comprendre par la suite que les frontières ne sont qu’une création des hommes de pouvoir et qu’elles n’existent que dans la tête de ceux qui veulent le maintenir.
Peur, différence et pouvoir sont des termes majeurs dont le lien commun est une sorte de violence qui obéit, selon Acharfi, à « des constructions identitaires dont le ferment est un ensemble de thèmes éthiques découlant d’une souche mentale islamique » (Acharfi, 2003 : p. 20) qui structure aussi bien le rapport entre les êtres que celui entre femme et homme. D’ailleurs, nos peurs et nos angoisses ne sont autres que le produit des schémas fondateurs de notre imaginaire social nourri de l’hyper-normativité, qui nous poussent à revenir immédiatement à des éléments qui permettent, de manière saillante, de dire ce que nous sommes et qui nous imposent notre-comment-être-au-monde. Les hommes au pouvoir ou tout corps regardant ayant la hantise de la Norme se livrent au quotidien à une ritualisation de l’Interdit et du permis en jugeant tout ce qui traverse leur champ de vision selon un raisonnement qui mystifie la parole divine et faisant du texte un prétexte pour justifier un comportement, un jugement ou pour légitimer l’ostracisme générique. Ce faisant, on s’écarte progressivement de la dimension spirituelle et civilisationnelle de l’Islam jusqu’au point de réduire l’Être de l’Islam à des étants[5] mystifiés. Ceux-ci s’inscrivent dans une dimension identitaire instrumentalisant le référentiel normatif qui engendre, de sa part, une frustration plurielle dans les sociétés musulmanes d’aujourd’hui car plus la pratique de la religion est ostensible avec sa litanie d’interdits moins elle est synonyme de rectitude et plus elle est symptomatique d’une « névrose obsessionnelle » : « Le portail de notre maison, écrit Fatima Mernissi, était une arche gigantesque, avec de monumentales portes de bois sculpté. Il séparait le harem des femmes des étrangers de la rue. L’honneur de mon père et de mon oncle dépendait de cette séparation » (Mernissi, 1994 : p. 23). En effet, la menace porte en grande partie sur le sexe féminin dont le mâle a la charge quasi-totale. Ce qui le pousse à se sentir alerté en permanence et par conséquent l’oblige à écarter la femme du regard de l’autre pour protéger son honneur. Ainsi, vit-il incessamment cette violence représentationnelle comme une entité indissociable de son être. Mais cette menace semble ne pas toucher exclusivement au corps individuel de l’homme, elle peut aussi entrainer la destruction du corps collectif, c’est pourquoi les membres de la Oumma s’ingénient à mettre en place plusieurs dispositifs de contrôle et de manipulation sous forme de rituels ou de schémas de conduite susceptibles de garantir une vie paisible au sein de la famille ou de la communauté. Ces schémas qui sont restitués de la tradition marocaine et de la religion musulmane, dans un mouvement de réciprocité et d’interaction perpétuelle entre les différentes composantes de la Oumma, sitôt qu’ils sont intériorisés par les deux parties (dominants/ dominés), engendrent une obéissance mécanique à la reconnaissance de l’autorité et à l’obéissance parce que « l’obéissance aux règles du rituel manifeste la soumission du peuple au pouvoir. Et le rituel assure, par sa médiation, l’apprentissage politique, car en imposant le respect des formes, les individus sont amenés à incorporer les formes du respect » (Mercier, 2005 : p. 32) au point de faire Corps collectivement. Parmi ces rituels, il y a ceux dits de passage[6].
Le hammam, la norme coercitive incarnée
Outre les frontières spatiales incarnées dans le Harem qui séparent les femmes de l’extérieur, le hammam est un lieu de marquage qui fonctionne comme une sorte de norme coercitive puisqu’il inscrit publiquement le garçon dans le registre de la virilité et la fille dans celui de la féminité en mettant en valeur leur hétérosexualité. D’ailleurs, « tout un pan de la vie sexuelle s’organise, en effet, autour du hammam, le réel et le refus du réel, l’enfance et la puberté, le passage et l’initiation s’intègrent dans une espèce de constellation de sens que cristallise le hammam ». (Bouhdiba, 1975 : p. 207).
Dans le passage suivant, Mernissi nous rapporte l’expulsion de son cousin Samir du hammam des femmes en ces termes : « Il a peut-être quatre ans, s’exclame l’une des femmes… mais je peux vous affirmer qu’il regardait ma poitrine de la même manière que le fait mon mari » (Mernissi, 1994 : p. 230). L’éviction de Samir du hammam fonctionne triplement. D’abord, elle déclenche chez les deux sexes la prise de conscience de leur différence, ensuite, elle confirme pour les deux leur identité sexuelle non-négociable qui fonctionne comme une norme coercitive porteuse d’un sens commun et finalement, elle initie Fatima aux rôles qu’elle doit assumer en tant que femme.
À travers ces quelques passages, Mernissi interroge les principes auxquels nous croyons et les lois fondamentales qui ordonnent nos comportements. Car s’il est vrai que le corps en général est sujet aux restrictions imposées par la loi divine, il n’en demeure pas moins que celui de la femme subit une double restriction : d’abord en tant que corps individuel, indépendant, assujetti à la loi au même titre que le corps masculin, puis en tant que corps dépendant d’un autre corps qui est celui du mâle et qui peut être source de honte et d’humiliation. Et c’est à partir de ce dernier corps, en tant que constituante identitaire dans l’univers maghrébin, que s’effectue le regard du moi par rapport à la perception du monde social. En ce sens, l’espace corporel du sexe féminin se situe à la limite de son moi individuel et le moi du mâle, encore que ce corps féminin obéisse d’ores et déjà à un troisième corps : celui du corps collectif qui constitue l’élément pertinent de l’identité originelle et son rapport social traditionnel. Seul un lieu clos, tel le Harem, semble garantir l’honneur des hommes.
L’écriture du corps féminin, un ethos de contestation à travers une rhétorique rebelle
Le corps écrivant quand il écrit, sa production est loin s’en faut vierge. Dans ce cas, la ‘’représentance’’ du « corps en papier » qui participe de la présentification du corps écrivant, devient un moment de conjuration à travers laquelle le « je » écrivant s’exprime en tant que corps dérangé par un mal enfoui qu’il tente de liquider par le biais de l’écriture. Aussi le faire de l’œuvre, c’est-à-dire, sa construction, son évolution et son agissement, se constitue non seulement à travers la machine narratologique mais aussi à travers la mise en psychologisation des différents corps qui la composent. Dans cette même lancée, l’écriture devient le lieu du déplacement du Moi vers l’Autre. Or, ce déplacement ne se fait pas non plus de manière vierge, c’est-à-dire indépendamment de toute considération ou appartenance, mais devient l’espace propice de la représentance du corps aussi bien au niveau physique que psychologique. Le corps écrivant, quand il écrit ou s’écrit, véhicule une vision des choses et exprime une façon d’être au monde à travers un/ des ethos[7] donné(s).
Par ethos nous entendons, une manière d’être, de penser et de se comporter suivant des valeurs. Il s’agit ici d’une mise en œuvre discursive à travers laquelle l’auteure tente de servir deux maitres : le pathos et le logos. Autrement dit, l’ethos discursif de Fatima Mernissi est fondé sur une construction argumentative qui s’adresse à la raison tout en jouant sur la sensibilité du lecteur. Ce faisant, elle parvient à entrer dans la dynamique d’un échange à double destinations : d’abord entre les différents personnages du récit, puis, entre elle et le lecteur. Ainsi, l’énonciateur, lors de ce processus de représentation et de représentance des corps écrits et/ou du corps écrivant, produit un certain discours dans la trame narrative émanant d’un moi souffrant d’où le choix du genre autobiographique qui a une valeur assertive. Plusieurs indices plaident en faveur du récit autobiographique : Le titre Une Enfance au harem, la phrase inaugurale de la page 5 : « Je suis née en 1940 dans un harem de Fès, ville marocaine du IXe siècle (…) », la présence du nom de l’auteure à la page 84 : « il faut respecter tes ancêtres Fatima Mernissi », l’usage du « je » et les différentes réminiscences évoquées dans le récit. Mais au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture, nous remarquons que l’écriture de Mernissi s’éloigne progressivement du récit autobiographique pour embrasser la fiction. D’ailleurs, l’auteure l’affirme elle-même dans une note que voici : « Ce livre n’est pas une autobiographie, mais une fiction qui se présente sous forme de contes racontés par un enfant de sept ans, la version des faits concernant janvier 1944, rapportés ici, est celle qui traînait dans mes souvenirs. Souvenirs de ce que se racontaient les femmes illettrées dans la cour et sur les terrasses » (Mernissi, 1994 : note 2, p. 234).
Fatima transgresse la loi de la démonstration à travers un discours de vérité analytique teinté de discours fictionnel. L’écriture du corps rebelle de Mernissi ne cesse ainsi de poser les fondements de sa propre esthétique qui est aussi rebelle dans son agissement et son foisonnement. En effet, le harem ne se présente plus comme un espace clos où la notion de mobilité est sujette à une codification du harem suivant la volonté des hommes comme la seule force, mais il devient un espace de théâtralisation de l’écriture favorable à un savoir en construction et lieu de présentification d’un corps qui se libère des chaines aliénantes qui l’empêchent d’embrasser sa liberté. Celle-ci est adossée directement à l’impératif d’être en action. L’action de Fatima se conjuguait, dans le textus narratif, en de multiples interrogations rhétoriques sur la question des frontières à travers une polyphonie énonciative qui participe au renforcement de l’autonomie critique et propose de penser la vérité dans son relativisme. D’ailleurs, la prise de parole est beaucoup plus éloquente dans une société où les opprimés en général et les femmes en particulier sont privés de ce droit.
C’est à partir du silence des unes et la rébellion des autres quant à la violence symbolique qui prédomine que se construit le récit. Étant convaincue que le pouvoir de la plume, une fois associé à une conscience, peut changer le cours des choses, l’urgence est donc à une parole schéhérazadienne (qui puisse exhumer les consciences) que l’auteure investit pour démontrer le pouvoir poétique du verbe car « le langage c’est toujours la puissance, parler, c’est exercer une volonté de pouvoir dans l’espace de la parole, aucune importance, aucune sécurité » (Barthes, 1997).
D’ailleurs, nous avons décelé une certaine similitude entre la stratégie narrative adoptée par Schéhérazade et celle de Fatima Mernissi qui construit son récit à la fois à partir d’une anadiplose narrative[8] (et ceci est l’apanage de la narration épisodique chez Schéhérazade) repérée dans le dernier passage des chapitres 3 et 14 et le début des passages des chapitres 14 et 15 : « Le problème, c’est que le mur et le reste correspondent bien à la définition du harem de Fès, mais pas du tout au harem de la ferme. » (Chapitre 3 : p.47). « Le harem de la ferme est logé dans une gigantesque bâtisse d’un seul étage, en forme de T, environnée de jardins et d’étangs. » (Chapitre 4 : p. 48). « C’est exactement ce qu’a fait la princesse Budur. » (Chapitre 14 : p.129). « Si vous cherchez la princesse Budur dans les Mille et une Nuits, vous aurez du mal à la trouver. (Chapitre 15 : p. 130). » et au niveau même de la fin infinie comme stratégie de durée narrative ayant pour but d’éviter d’amener le récit à sa fin. Autrement dit, chaque fin des chapitres susmentionnés constitue un début pour celui qui le suit, mais si le début implique pour le sultan des Mille et une Nuit une fin, il implique pour Schéhérazade/ Mernissi une continuité, comme le prouve notamment les séquences des parties écrites en gras qui qualifient les reprises de parole par Mernissi.
De la même manière que Schéhérazade, dans Mille et une nuit, qui mène une lutte de survie en se ressourçant des histoires imaginaires pour différer le plus possible sa fin imminente, Mernissi, dans Rêves de Femmes , s’ingénie à faire échapper les cris de vie à l’achèvement brutal en permettant aux rêves des femmes de subsister.
Et cette subsistance ne peut se garantir que grâce à une parole subversive que Mernissi lègue à ses personnages féminins qu’elle rehausse au rang de personnes légendaires par le biais d’un discours argumentatif afin de démontrer l’injustice que peuvent engendrer les ségrégations sociales qu’elles soient entre femme et homme ou entre les femmes elles-mêmes. Nous citons à titre d’exemple, Tante Habiba, femme répudiée, qui s’exprime sur sa condition en associant toute injustice à la violation des hududs. Selon elle : « Faire du mal à une femme c’est violer les hududs » (Mernissi, 1994 : p. 7).
La figure de Lalla Mani est par contre la consécration de la pensée traditionaliste soutenue par le père et Lalla Thor. Lalla Mani véhicule cette pensée séparatiste et ségrégationniste entre les deux univers masculin et féminin et cautionne l’enfermement des femmes. Elle stipule que les frontières sont salvatrices parce qu’elles empêchent toute démesure : « Si les femmes étaient libres de courir les rues, explique-t-elle, les hommes s’arrêteraient de travailler car ils ne penseraient qu’à s’amuser » (Ibid., p. 39).
Derrière les propos de Lalla Mani, que l’auteure cite mais ne s’y identifie pas, affleure une certaine ironie discrète de Mernissi qui met en dérision les arguments avancés par les hommes et certaines femmes pour ériger les harems. Idée à laquelle s’oppose la mère de Fatima qui présente de contre-arguments de même nature, d’une part à Lalla Mani, puis à travers elle, aux traditionalistes qui justifient l’enfermement de la femme comme protection contre soi ou contre l’Autre : « Les Français, ma chère belle-mère, ne gardent pas leurs femmes prisonnières derrière des murs. Ils les laissent courir à leur guise dans les souks, tout le monde s’amuse et pourtant le travail est fait. En réalité, il est même si bien fait qu’ils peuvent se permettre d’équiper une puissante armée et venir nous tirer dessus dans la Médina » (Ibid., p. 42). Non seulement la mère de Fatima revendique l’émancipation des femmes mais elle critique quelques valeurs de la tradition marocaine basées sur le triomphalisme masculin. La narratrice décrit, à ce propos, comment sa mère a exigé, lors de la naissance de sa fille, un baptême hautement célébré comme ce fut le cas pour le baptême de Samir : « Malgré son épuisement, ma mère a insisté pour que mes tantes et mes cousines lancent les mêmes youyous et célèbrent le même rituel que pour Samir. Elle a toujours rejeté la supériorité masculine comme absurdité, en contradiction totale avec l’islam. Allah nous a fait tous égaux, dit-elle » (Ibid., p. 13).
La réaction de la mère traduit, en effet, le refus du statut d’assujettissement de la femme qui étant hypothéquée par la coutume ancestrale qui ne reconnaît sa maternité qu’en ayant un sexe mâle, s’auto flagelle. Il n’est pas étonnant donc de voir la mère ainsi réagir puisqu’elle a été élevée par sa mère Yasmina, femme intransigeante à fort caractère, qui refuse catégoriquement ces traditions ostracisantes. Lors d’un passage, elle évoque, à travers un discours ironique, la figure du roi Farouk qui a répudié sa femme parce qu’elle était incapable de lui donner un enfant mâle, pour remettre en cause cette pensée patriarcale qui instaure un affect persécutionnel devant cette construction de l’humiliation (‘ar) : « il semble, dit-elle en parlant de Farouk, ne pas être très au courant de la manière dont on fait les enfants » (Ibid., p. 33). La maternité de l’épouse de Farouk ne peut donc être reconnue qu’en ayant un sexe « mâle ».
L’abondance des dialogues entre les différents personnages du récit et des indications scéniques, jonchent le récit de Rêves de femmes et rendent la scène plus vivante, notamment tous les passages qui cadrent des situations dialogiques opposant deux ou plusieurs personnages sur la notion du « harem » (chapitre 7), le débat sur la Tradition et la Modernité (chapitre 9) ou encore la scène du bain maure du chapitre 22. En effet, ces deux modalisateurs débouchent sur une vaste peroratio tout en faisant du récit un tableau d’écriture théâtrale. En revanche, le système énonciatif est marqué par des oppositions binaires qui épousent en profondeur la thématique des hududs[9]. D’ailleurs, la présence de ces oppositions n’est pas anodine, mais elle participe justement au déplacement des frontières : langage hautement soigné/oralité, poésie/conte, style essayistique marqué par l’argumentation/récit fictionnel marqué par l’imagination et confère par là-même au récit un aspect du roman itinéraire[10] qui tente d’expérimenter presque toutes les techniques d’écriture. Le but est de libérer des voix, une pensée et l’inscrire dans une action politique subversive.
Conclusion
Eu égard à ce qui précède, nous pouvons dire que Fatima Mernissi a fait de ce cri de la vie, incarnée dans les rêves de femmes, une écriture du démantèlement des croyances archaïques et figées sur les deux sexes. Lesquelles croyances ont été pendant longtemps soutenues par cette pensée essentialiste qui dépourvoit l’Être de l’Islam de son essence. Il s’agit, pour Mernissi, de redonner sens au Texte fondateur à partir de cette notion de hudud, en se réappropriant le référentiel dans lequel s’appuie ce discours, en vue de dévoiler l’essence du Coran et permettre une certaine lisibilité et visibilité de l’Être de la religion puisque ses étants, sa praxis, voire sa réalité sociale n’ont fait qu’augmenter les écarts entre les êtres humains de manière générale et entre les deux sexes de manière particulière. Il s’agit surtout de remettre en question cette soumission fondée sur une perception réflexive et idéalisante qui impose un sens fixe en assujettissant le moi de la femme à des repères symboliques sans remise en question aucune. Lequel sens est fondé sur « un prêt-à-penser » qui semble garantir une vie paisible au sein de la communauté musulmane. Or, ce même sens fixe donne lieu à une tension identitaire.
À travers ce cri qui s’écrit, l’auteure ne cherchait pas à mettre sur le même pied d’égalité les deux sexes, loin s’en faut car toute égalité n’est pas forcément justice, mais elle tentait surtout de redéfinir les frontières entre eux à travers un regard rationnel et contemporain certes mais qui n’écarte pas non plus la dimension éthique dans sa gestion des rôles entre homme et femme dans leur faire social. La contemporanéité promue par l’entreprise de Mernissi est une contemporanéité qui interroge fondamentalement et anthropologiquement l’humain dans son rapport à l’autre dans un monde qui subit un délitement des frontières génériques et culturelles.
Rêves de femmes est aussi un possible parmi des possibles, une revendication d’un tiers-espace qui permet la négociation des différents différends auxquels sont/seront confrontés les membres de la Oumma, une ouverture à l’autre, via l’ek-stase[11], celle qui n’entraine pas une rupture d’un point de vue de la cohérence éthique, mais qui s’opère à l’intérieur même de ces hududs qu’il ne faut cesser d’interroger.
Bibliographie
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Mernissi, F. (2016). La Femme dans l’inconscient musulman. Casablanca : Poche.
Shahrour, M. (1990). Le Livre et le Coran, Damas : Al Ahali. (Les passages cités sont traduits par nos soins).
Zekri, K. (2006). Fictions du réel : Modernité romanesque et écriture du réel au Maroc 1990-2006. Paris : L’Harmattan.
Zekri, K. (2011). Le sujet et son corps dans le roman marocain. Récit du corps au Maroc et au Japon, Paris : L’Harmattan.
Notes
[1] Le texte littéraire nous livre des matériaux qui nous permettent de comprendre notre imaginaire social, une mentalité ou une identité tout en provoquant chez nous des réactions esthétiques ou émotionnelles
[2] الظاهر والباطن
[3] Mohamed Shahrour est connu par son ouvrage Le livre et le coran publié en 1990. Ses livres ont suscité un large intérêt dans le monde musulman et ont créé une polémique au sein des sociétés musulmanes, notamment au sein de l’université égyptienne d’Al-Azhar, d’où leur interdiction en Arabie saoudite parce qu’ils sont perçus comme hérétiques.
[4] D’abord en l’inscrivant dans son contexte, puis en éclairant certaines questions qui touchent aux femmes, tels, le port du voile, l’héritage et la polygamie.
[5] Être et étant sont deux concepts forgés par Martin Heidegger. Sans vouloir entrer dans une gymnastique philosophique sur les deux concepts, nous nous limitons à désigner l’Etre en tant que vérité de l’étant, tandis que le terme étant (le substantif de l’Être) renvoie à ce qui se montre, c’est-dire- les différents modes par lesquels l’Être à pouvoir être au monde, les différentes manières de pratiquer l’Être. Autrement dit, l’étant est la manière d’être de l’Être dans le monde.
[6] Les rites de passage, expression brevetée par Van Gennep en 1909, sont des rites qui rythment le déroulement de la vie humaine du berceau à la tombe. Ils accompagnent les changements de lieu, d'état, d'occupation, de situation sociale et d'âge. Les rites comportent toujours trois stades successifs : de séparation, de marge et d'agrégation. Dans leur Essai De quelques formes primitives de classification, Durkheim et Mauss montrent que dans toutes les sociétés, les gens ressentent le besoin de créer des schémas de classification et d’ordonnancement dans leur environnement naturel et social, lequel ordre est concrétisé dans les rites à travers lesquels les membres d'une société donnée expriment leur désir de maîtriser la vie, la mort et les forces naturelles. Voir à ce propos le travail de Émile Durkheim et Marcel Mauss, « De quelques formes primitives de classification », Année sociologique, VI, 1901-1902, Rubrique « Mémoires originaux, Les Presses universitaires de France, p. 6.
[7] Il existe, toutefois, plusieurs ethos : l’ethos culturel qui n’est jamais stable, l’ethos discursif, lié à un orateur qui s’exprime devant un public précis et l’ethos résiduel dormant qui opère comme ré-édificateur des ethos anciens.
[8] L’anadiplose, (substantif féminin) est une figure de style consistant en la reprise du dernier mot d'une proposition à l'initiale de la proposition qui suit, afin de marquer la liaison entre les deux. La répétition du mot forme un enchaînement qui permet d'accentuer l'idée ou le mot.
[9] Homme/ femme, tradition/modernité, liberté/ enfermement, extérieur/intérieur etc.
[10] L’itinéraire est la traversée inscrite dans le langage de l’écriture, dans un champ socio-culturel soumis à la violence.
[11] L’ek-stase, tel que les philosophes allemands l’entendent, notamment Heidegger, est une délivrance des chaines de la subjectivité, du sujet, bref, de tout ce qui conditionne l’égalité du sujet.