Avec Amine KOUIDER
Musique et Covid-19
Insaniyat : le confinement a limité l’accès aux espaces culturels et pratiquement supprimé les activités culturelles publiques (concert, théâtre) et dans un monde de compétition intense où l’excellence côtoie la performance, quelles répercussions la pandémie a-t-elle eu sur votre activité professionnelle ?
Amine KOUIDER :Pendant la pandémie de la Covid-19, il m’a été donné de vivre l’une des expériences les plus difficiles dans ma vie d’artiste en même temps des plus enrichissantes dans ma vie d’homme.
Si l’évolution du musicien se mesure en nombre de ses concerts, l’évolution de l’artiste, en revanche, se mesure en la force d’acceptation du vacarme assourdissant du silence de ses « non-concerts ».
Une quête vers un chemin d’introspection qui a changé la vision de ma symphonie d’existence ; où je suis devenu le maestro de ma vie, après avoir été le maestro de mon orchestre.
L’ignorance de ce qu’allait devenir le monde artistique au début de cette pause, forcée et non musicale, allait accentuer ma désillusion pendant cette période arythmique et dissonante, à cause de l’arrêt total de mes activités, de mes répétitions et concerts en présentiel, ce qui a induit une difficulté de planification et de programmation de mes évènements artistiques.
La fin de mon contrat à l’Opéra d’Alger en qualité de chef d’orchestre et de directeur artistique, au vu des difficultés financières induites par la Covid, a correspondu à la fin de cette pandémie, ce qui a créé en moi une frustration qui m’a appris à composer avec la fragilité de mon métier et à créer ma symphonie d’harmonie.
Insaniyat : La pratique artistique peut se décliner selon Dominique Château dans son ouvrage « L’Art autrement qu’art » (2022), en trois figures : de l’art personnel (fait chez soi ou en atelier) à l’art institutionnel (exposé ou présent dans des lieux dédiés), et l’art rebelle (fait dehors dans la rue…). Celle-ci s’hybride au fond selon le contexte et le public auquel il s’adresse. En quoi consiste précisément le métier qui est le vôtre aujourd’hui à l’intersection de diverses compétences (artistique, managerial…) ?
Mon métier de chef d’orchestre consiste en, l’organisation, la réalisation et la direction des répétitions et concerts, ainsi que la programmation et la création d’œuvres musicales et artistiques.
L’origine de mon métier de chef d’orchestre, remonte au compositeur ; Jean Baptiste Lully (1632-1687) qui, pour donner le tempo (vitesse de la musique) à ses musiciens, a utilisé un bâton. En le tapant sur le sol, il l’enfonça dans son pied par mégarde, provoquant ainsi une gangrène qui le tua !
Le métier de chef d’orchestre est né de la mort d’un chef d’orchestre!
Aujourd’hui, la Covid-19 a tué des chefs d’orchestres mais l’artiste renaît de ses cendres et la musique n’a jamais était aussi vivante et vibrante dans nos cœurs et esprits que depuis cette pandémie. La musique console ceux qui pleurent et donne la paix et l’espoir ! C’est aussi cela mon métier.
Insaniyat : Quels sont les genres musicaux que vous avez particulièrement pratiqués avant, pendant et après le confinement ?
Avant la crise, mon travail de chef d’orchestre s’organisait essentiellement autour de la musique universelle avec sa composante, symphonique, oratorio (œuvres sacrées) et opéra ainsi que la musique algérienne dans ses divers styles.
En revanche, pendant le confinement, j’ai eu du « TEMPS » pour découvrir d’autres genres musicaux différents, notamment la musique du khalij.
Ce même « temps » m’a permis également de rejouer de mon violon, piano et mandole (instrument typique de Chaâbi algérien).
À la sortie de crise j’ai repris mes activités normalement tout en développant mes connaissances de la musique du khalij, ce qui m’a conduit à y consacrer plusieurs programmes musicaux.
Insaniyat : Quels ont été les moments les plus pénibles vécus durant la crise sanitaire ? Quels en ont été les moments de plaisir, d’espoir ?
Le temps d’un concert est une douce assignation à résidence artistique pour y célébrer la vie et la beauté ! En revanche, le temps de la Covid a été pour les artistes une rude assignation à résidence pour y rencontrer la désillusion pour échapper à la mort !
Ce rapport à la mort diffère d’un artiste à un autre, mais nous a tous unis autour de l’amour et de la force de la musique qui symbolise le souffle de la vie.
Alors l’interdiction de sortir de chez soi est devenu une permission d’entrée chez les autres en visio-conférence, pour y cultiver l’espoir et la douceur à travers les sons des instruments quand les mots se meurent. Ce fut un plaisir essentiel pour nous musiciens d’avoir retrouvé notre dignité, d’être utile et d’être, par moment, les apprentis experts de la musique par ordinateur !
Faire sortir le monde de l’animalité de la Covid est devenu « un hymne de joie » pour les autres et une mission pour nous, afin de pousser les femmes et les hommes vers la pratique et l’écoute de la musique, à travers les concerts dématérialisés en directe en « LIVE » ou en « LIFE ».
Insaniyat : Quel a été votre rapport avec les membres de votre famille durant la pandémie ?
Il est connu que les artistes ont une sensibilité aiguisée avec une perception émotive et peu rationnelle, par moment, de leur environnement spécifiquement familial. Avec la pandémie, cette perception s’est développée en une résonance émotionnelle amplifiée, presque insupportable pour les artistes, voire même pour les membres de leur famille, ce qui a provoqué, à mon sens, une rupture entre l’artiste et lui-même donnant naissance à un début d’une quête spirituelle pour certains et à l’examen autocritique de son ego pour d’autres.
Des ténèbres jaillit la lumière et des douleurs jaillit la musique. Le refuge dans l’art et la pratique de la musique devient la seule alternative à la paix avec soi et avec les autres.
Insaniyat : Quelles relations avez-vous tissé avec vos collègues ?
La pandémie a permis à tous les artistes, avec toutes leurs particularités, de se rendre compte de la fragilité du métier et ce malgré la force de notre passion. Il s’est créé naturellement, lors de cette période, un élan de solidarité impressionnant entre les musiciens. L’échange, la convivialité, l’entraide, le partage, le soutien et l’encouragement sont devenus les mouvements d’une même symphonie de fraternité. La Covid a permis à tous les musiciens de prendre conscience de l’importance de la solidarité dans le monde artistique ; plus qu’une valeur humaine, c’est une philosophie de vie.
Insaniyat : Quels rapports avez-vous construitavec votre public durant ces moments inédits ?
On dit que « l’artiste est comme une bougie, il fond pour éclairer les autres » faut-il encore garder la flamme allumée ! La Covid a failli éteindre cette flamme, car un chef d’orchestre sans orchestre est comme un violon sans cordes, sans sons, donc sans musique.
C’est alors, que j’ai décidé de reprendre mon violon et de réaliser des concerts en ligne pour mon public, ce qui m’a permis de partager avec lui, avec humilité et bonheur les merveilles des musiques au violon. Dans le même élan, j’avais également décidé de donner des conférences en ligne autour de la musique, dans le cadre du dialogue des cultures entre Orient et occident. Dès lors, mon rapport avec mon public était devenu plus amical et cordial.
Insaniyat : À quel point la crise a joué un rôle révélateur dans votre carrière personnelle d'un côté et dans vos rapports avec le monde artistique de l'autre ? la reprise a nécessité quels types d’investissement ?
Vers la fin de la pandémie, il m’a été demandé à l’Opéra d’Alger de diriger un concert en présentiel avec mes musiciens, mais sans public dans la salle, un concert virtuel qui allait être diffusé sur You Tube. C’était une expérience très particulière où se mêlait ma joie de revoir mes musiciens et le bonheur de diriger mon orchestre avec ma tristesse de faire un concert avec un masque dans une salle vidée de ses spectateurs ! De la musique à contre temps dans un évènement à contresens !
J’avais compris, après toutes ces péripéties de musique en Covid, qu’il fallait reconsidérer et repenser totalement mon métier d’artiste de chef d’orchestre et de musicien. J’ai investi du temps et des moyens matériels sur mon repositionnement en qualité de conseiller en stratégie de développement et de création des évènements et structures culturelles dans divers pays différents.
Cette expérience m’a démontré, également l’importance de la modernité technologique, donc je me suis formé dans la pratique et la diffusion de la musique sur la toile, nouveau temple des arts dans des salles qui ont oublié de construire leurs murs. Le renforcement de la précarité et la fragilité des métiers de la musique m’ont contraint à m’investir et à créer un espace d’expression artistique privé indépendant des institutions publiques, en l’occurrence, une académie de musique intitulée ACIMA.
Insaniyat : Y a-t-il un impact particulier de la crise sur la musique en comparaison avec d'autres champs artistiques ?
L’impact, à priori positif sur la pratique des arts chez soi durant la pandémie, a complètement occulté une nouvelle difficulté qu’allait vivre le monde de la musique : la massification, sans précédent, des métiers de musicien pour les amateurs au détriment des professionnels, ce qui a fragilisé encore plus la profession.
Cette difficulté, particulière, est propre à la musique et ne s’est pas fait ressentir, à mon sens, d’une manière significative sur les autres champs artistiques.
Avant la pandémie, le monde de la musique se maintenait dans un équilibre fragile, entre professionnels et amateurs, musique pour la culture et musique pour le divertissement et entre le spectacle vivant et le concert virtuel.
La pandémie aura été un catalyseur pour le redimensionnement de la pratique de la musique.
L’après Covid a montré l’émergence d’une nouvelle vision de la pratique de la musique, orientée plus vers la déprofessionnalisation du métier et le développement de l’axe industriel commercial de cette pratique, notamment grâce au monde virtuel.
Insaniyat : Peut-on parler d'une stratégie « autonome » à proprement parlé que vous avez adoptée pour faire face durant la crise sanitaire ? (Nous pensons à la pratique de la musique qu'à son apprentissage). Qu'en est-il des milieux modestes dans de pareilles situations ?
En général, le musicien n’est pas formé pour faire face à ce genre de crise. Cependant, le contexte l’a contraint à élaborer des stratégies improvisées autonomes, basées sur son redéploiement dans d’autres activités musicales, notamment l’enseignement ou le changement total de métier.
En revanche, après cette crise, il est apparu important au-delà de ces stratégies « autonomes », de réaliser des stratégies à un niveau globale et étatique pour préserver et transformer le métier de musicien à travers le monde, même si celles-ci différent entre les pays du nord et du sud.
En occident, par exemple, il y a eu la mise en place d’une politique de déprofessionnalisation du métier de musicien pour sauvegarder le nombre déjà très élevé d’orchestres et d’ensembles musicaux professionnels, ce qui a favorisé la logique de rentabilité économique dans le domaine musical, propre à certains pays du nord, tout en préservant les acquis en terme d’excellence professionnelle et de prestige des pratiques musicales actuellement.
Dans le même temps, des pays du Monde arabe vivent une révolution musicale, par la mise en place d’une politique active de création d’orchestres et d’ensembles, qui vise à l’affirmation et le renforcement de leur identité nationale et leur repositionnement sur la scène musicale internationale.
C’est le cas par exemple de l’Arabie Saoudite où il y a eu la création d’un chœur et orchestre national, un moyen efficace de préserver le statut de près de 150 musiciens en les salariant officiellement à plein temps dans l’orchestre, ou le Bahreïn qui vient de se doter d’un orchestre symphonique, constitué de 100 musiciens nationaux et étrangers pour un dialogue des cultures à travers la musique.
Cette politique d’implémentation et de création d’orchestres, dans nos pays du sud, gagneraient à se généraliser et se développer autour notamment de l’officialisation du métier de musicien, au-delà de l’affirmation d’un statut de l’artiste.
Il est certain, que la création d’orchestres nationaux constitue une priorité musicale pour l’évolution socio-culturelle de nos pays du sud actuellement.
Cette politique permettrait également, la revalorisation du métier de musicien, de pallier à la précarité des artistes et de répondre à leurs attentes et préoccupations actuelles.
Insaniyat : En tant que discipline artistique, en quoi l’éducation musicale à l’école, pourrait participer à la socialisation des élèves ? Avez-vous déjà mené des expériences dans ce domaine ?
Il y a plusieurs études internationales réalisées, notamment par l’UNESCO, sur ce sujet et qui ont démontré que l’apprentissage de la musique par les enfants, participent à leur développement personnel.
La pratique de la musique par les enfants, notamment, au sein d’un orchestre ou d’un ensemble musical (type chorale), permet leur sociabilisation et la prise de conscience de leur propre rôle dans une société.
Ce type d’expérience facilite aussi la coopération entre les enfants et entre les enfants et les adultes dans un cadre éducatif, qui favorise l’apprentissage et l’épanouissement.
Cette pratique semble être pour les enfants l’occasion de partager avec les autres des moments exceptionnels de richesse humaine, sociale et artistique. Ce qui contribue à leur construction personnelle autant que l’acte de bien jouer de leur instrument, participe à stimuler leur créativité et l’approfondissement de leur vocabulaire musical.
Les enfants sont les musiciens et le public de demain.
À ce titre j’ai eu le grand bonheur et le plaisir d’avoir participé à l’Opéra d’Alger à l’élaboration et la réalisation du projet « Enfance et Musique » en partenariat avec le Ministre de l’Éducation nationale en étroite collaboration avec Madame la Ministre Benghebrit, qui a soutenu, lancé et suivi la réalisation de ce beau projet.
Ce projet, inédit en Algérie, avait permis à près de 6000 enfants, venant de 25 wilayat, d’assister à des concerts éducatifs à l’Opéra d’Alger (6 concerts dans l’année 2019), animés par l’Orchestre de l’Opéra d’Alger.
Le concert final a vu le rassemblement d’une chorale d’enfant de 100 élèves, venant de 4 régions d’Algérie, représentant divers styles musicaux, accompagnés par l’orchestre de l’opéra, en présence de toutes les autorités du Ministère de l’Éducation Nationale.
Ce fut un moment musical, magique et plein d’espoir.
Mon rêve est que cette initiative puisse se développer autour d’une programmation musicale pérenne, avec la création de chorales et d’orchestres pour les enfants sur l’ensemble du territoire national.
Aujourd’hui, je suis convaincu que la place de la musique est devenue centrale pour la réussite socio-culturelle d’une nation, de son développement et de l’affirmation de son identité nationale.
C’est ce que je souhaite à notre pays : une Symphonie d’Harmonie pour l’Algérie
« Sans la musique, la vie serait une erreur ! » Friedrich Nietzsche
Musicalement Vôtre
Entretien réalisé par le comité de rédaction