Imagery and fantasy in Arabic Language novels Abstract: In this study, it’s a question for us to go back to the historical and ideological genesis of “face to face” between the West and the East, which in spite of its secularity has been assured a form since Napoleon’s expedition (1798-1801) by accepting the thematic of authenticity, “Me” and of modernity “the other”, as its own. Key words : Me – The other – Occident – Orient – Image – Anthropological – Make – Belief – Socio-ideological – Thought – Romantic Literature – Tayeb Salih – Souheil Idriss – Tewfik Al-Hakim. |
Mohamed DAOUD : Enseignant à la Faculté des Lettres, des Langues et des Arts, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
Le processus historique de la formation de l’image de l’Occident dans l’imaginaire arabo-musulman appartient à une époque éloignée dans le temps.
Dans ce sens, la géographie a été déterminante dans la genèse de cette image ; la culture, l’histoire et l’idéologie ont fait le reste.
Déjà, pour les anciens habitants de l’Arabie, le mot « Ghouroub » signifie le coucher du soleil et en même temps l’Ouest ou l’Occident « Gharb ».
Contrairement au « Ghouroub » et « Gharb » qui sont pour eux « l’Ailleurs », le « Chourouk » – lever du soleil – et le « Chark » – l’Orient, sont « I’Ici ».
Cet écart entre les deux espaces donnera naissance à deux catégories de perception imagée, celle du « Moi » et celle de l’« Autre », et compartimentera l’univers en deux entités culturelles qui vont s’affronter – en tant que telles – depuis le onzième siècle après J.C.
Car du mot « Gharb » dérivent aussi les mots « Gharib » et « Gharaba », c’est-à-dire étranger et étrangeté.
« L’étrangeté en arabe a une connotation spatiale très forte, car gharb est (non seulement) le lieu où le soleil se couche (mais aussi le lieu) où les ténèbres vous guettent »[1].
Mais c’est autour de l’appréhension de cette étrangeté – qui est évidemment séculaire – que se cristallisera, depuis l’expédition de Napoléon (1798-1801), toute la pensée socio-idéologique. Elle fait sienne un thème central : celui de l’authenticité, le « Moi » et la modernité, l’« Autre ». Alors tous les ingrédients de la vie culturelle et matérielle du « Moi » et de l’« Autre », sont passés au crible (religion, langue, histoire, régime alimentaire et vestimentaire, arts et surtout le comportement social de la femme…). C’est pour cela que malgré son bref passage, l’expédition de Napoléon a été reçue comme un choc civilisationnel et « marque de façon dramatique un tournant majeur des rapports Orient-Occident en Méditerranée. Elle est l’expression brusque d’un changement de longue durée »[2].
Ce « traumatisme culturel », dont les symptômes se manifestent jusqu’à présent dans le déchirement et l’angoisse, est diversement apprécié par les courants de pensée qui se sont exprimés depuis la seconde moitié du dix-neuvième.
Soucieux des questions que soulève cette situation inédite, ils ont essayé d’objectiver et de systématiser la problématique philosophique (l’authenticité et la modernité), qui en a découlé.
Mais en la renvoyant à sa plus simple expression : celle de l’Identité (en rapport avec un passé prestigieux et légendaire) et l’Altérité (en rapport avec un présent et un avenir incertain).
Dans les différentes approches qui s’inscrivent et s’orientent dans trois directions : le fondamentalisme religieux, le modernisme libéral, le scientisme séculaire et technophile[3] ; c’est la puissance matérielle et intellectuelle dont l’Occident est devenu le maître incontestable qui a posé et qui continue de poser de sérieux questionnements.
Le dépassement de l’impuissance du monde arabe face au monde occidental passe inéluctablement, par la réponse à la question devenue, dès lors, fondamentale pour la pensée arabe : celle du pourquoi ce retard et cette impuissance ; et du comment les dépasser ?
Derrière cette pensée, qui s’inscrit totalement dans un processus d’acculturation, c’est la puissance de l’Occident qui est convoitée. Ce désir d’accaparement est fondé consciemment ou inconsciemment par le rêve de négation de l’Autre.
Malgré les diversités intrinsèques à ces trois courants de pensée et parfois leurs contradictions extrinsèques, leurs adversaires idéologiques, leurs références et même leurs réponses se trouvent en Occident. Ce qui permet de dire que l’Orient ne réfléchit que par et dans l’Occident.
Cette réflexion a été toujours régie par la dialectique du particulier (la religion et le colonialisme) et l’universel (la science et la démocratie). C’est à partir de cette dualité que s’opère la représentation double d’un Occident dont l’opulence permet la fantasmatisation, et dont l’hégémonie exacerbe les sentiments de répulsion.
Mais surtout c’est cette domination qui fait que l’Occident est devenu l’antithèse de l’Orient.
Représenter cette domination pour mieux la contester a supposé pour les penseurs-idéologues arabes, une analyse rétrospective et prospective de l’histoire culturelle des deux mondes.
Mais l’anachronisme de cette pensée arabe contemporaine, qui a été vérifié par le déséquilibre économique qui va grandissant entre les deux mondes ne peut être dépassé que par la reformulation critique de la problématique de l’authenticité et de la modernité.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que ces moments de la pensée ont contribué à la construction d’une image anthropologique de l’Occident dans l’imaginaire arabo-musulman.
Cette image, qui va s’insérer dans un système de représentations, influencera lourdement la littérature romanesque de langue arabe. L’Occident, à l’instar de l’Orient dans la littérature européenne, deviendra dans cette littérature le « lieu de tous les clichés, synonyme de tous les exotismes, catalyseur de toutes les contradictions et de tous les excès »[4].
Effectivement, la littérature romanesque de langue arabe s’est illustrée par la production de plusieurs textes traitant du rapport Orient/ Occident, dont les plus célèbres sont au nombre de trois. Il s’agit de « L’oiseau d’Orient » de l’Egyptien Tewfik El-Hakim (1938), du « Quartier Latin » du Libanais Souheil Idriss (1954) et de « Saison de la migration vers le Nord » du Soudanais Tayeb Salih (1969).
Les héros de cette littérature romanesque sont généralement des étudiants – de sexe masculin – venus de pays orientaux dans les métropoles pour acquérir des connaissances scientifiques ou littéraires. Ils s’intègrent dans un processus d’acculturation dont ils deviennent les récepteurs passifs.
Devant cette situation, où l’Autre se caractérise par un dynamisme actif, le Moi par le statisme passif, ils essaient d’inverser l’ordre des choses et le rapport des forces en sexualisant les conflits civilisationnels[5].
Et comme le domaine de la sexualité a été et restera, dans le monde arabe, toujours « propice aux fantasmes et aux exagérations »[6], son introduction dans la littérature prend valeur de symbole.
Si l’imagerie orientale dans les écrits socio-idéologiques fait appel à son passé prestigieux pour contrer un Occident méprisant et dévalorisant, la littérature renvoie pour cela aux archétypes fondateurs de l’imaginaire arabo-musulman.
Les valeurs qui ont régi les structures archaïques de la société bédouine deviennent incontournables pour ces étudiants dans leur confrontation à la nouvelle réalité qui s’est imposée à eux. D’où la prééminence de la virilité dans leur comportement quotidien en métropole.
La virilité comme négation de la féminité ; « vecteur le plus parlant de l’homme en tout lieu et tout temps »[7], est un mythe fondateur anthropologique et social dans le monde arabe. Même si au fond « la virilité n’est pas aux yeux des Arabes, limitée aux seules performances sexuelles. Elle est à la fois un code de savoir-vivre, une loi sociale de solidarité, une philosophie, bref, une éducation chevaleresque »[8].
Mais dans une société fondée essentiellement, selon les principes du patriarcat et du machisme, la domination de la femme par l’homme sur le plan sexuel ou social, a toujours été depuis la période anté-islamique, un signe de virilité, donc de puissance.
L’évocation de la puissance virile du héros romanesque agira, dans ces textes, pour créer l’effet compensatoire, dans une situation où le rapport de force est en faveur de l’Occident. Ainsi le rapport entre les civilisations devient aussi « comme le rapport établi en réalité entre l’homme et la femme : c’est un rapport de puissance, de maîtrise et de domination, donc c’est un rapport de soumission, sujétion et souffrance »[9]. La féminité devient l’image dominante de l’Occident dans ces romans, et le héros usera de tout pour confirmer sa virilité, sa suprématie.
Tewfik El Hakim a été le premier romancier arabe à avoir inauguré le thème du « conflit civilisationnel » dans sans son roman « L’oiseau d’Orient ».
« Mohsen » le héros de ce roman est venu d’Egypte pour étudier à la Sorbonne, sera épris d’une jeune française – Suzy Dupont, vendeuse de tickets dans un théâtre parisien – d’un amour profond, platonique même. Il en sera déçu peu après avoir fait sa connaissance. Automatiquement le sentiment d’hostilité s’exacerbe, et le parallélisme entre son ancienne amie et l’Europe devient évident. Celle-ci est blonde comme Suzy Dupont, son ambition la pousse à asservir le monde, y compris ses parents : l’Afrique et l’Asie.
Dans cette analogie, le héros insiste sur le matérialisme considéré comme l’aspect le plus saillant de l’Occident et sur son substitut la féminité.
L’image de l’Occident est, dans ce roman, celle d’une femme matérialiste, immorale et sans valeurs, dont la fin serait incontestablement la déchéance.
Dans son dénigrement de l’Occident, le romancier prend la précaution de donner la parole à Ivan, le rêveur d’un Orient exotique et mystique, qui s’est exilé de la Russie communiste vers la France. Celui-ci confirme la vision de Mohsen et fait l’apologie de l’idéalisme oriental.
Le conflit entre les deux entités culturelles, comme exposé dans « L’oiseau d’Orient » est éternel. C’est le conflit même « entre la virilité et la féminité ainsi qu’entre l’idéalisme et le matérialisme »[10].
C’est par cette image que le roman engage la polémique, déjà mise en évidence par la pensée socio-idéologique arabe, celle de l’impossibilité de dialogue entre les deux mondes.
Cette image de l’Occident reviendra avec plus de vigueur seize ans plus tard dans le « Quartier Latin ». Paris, qui était pour Mohsen la capitale de la lumière et de la culture, devient pour le héros de ce roman la capitale de la femme. Le premier souci de celui-ci était, dès sa venue à Paris, de connaître une femme, n’importe laquelle. Et après plusieurs aventures malheureuses, il arrive à nouer une relation avec Janine Montreau qui l’aime profondément. Mais celui-ci n’arrive pas, malgré son admiration pour l’existentialisme sartrien à se libérer de sa culture orientale. Surtout celle qui considère l’honneur sexuel de la femme – dont la virginité en est le symbole – comme une valeur suprême. D’où l’ambivalence qu’il entretient envers la femme orientale, qui malgré son arriération sexuelle, elle restera comme même vierge jusqu’à son mariage, donc honorable par rapport à la femme occidentale. C’est la raison même qui le pousse à quitter son amie, avant même qu’elle lui annonce sa grossesse, fait qu’il nie plus tard.
Janine Montreau ressent cette rupture comme un abandon, et devient par la force des choses « une fille perdue » qui s’enlise dans la débauche. Le héros, au contraire, reprend avec détermination ses études, s’engage dans le militantisme et retourne à son pays pour d’autres objectifs plus nobles.
Ce qui se lit en filigrane, à travers la mise en texte des deux destins contradictoires, c’est la vision d’un Occident qui va vers sa chute, et d’un Orient qui se réveille subitement. Comme si le réveil du Moi est déterminé par la négation de l’Autre. C’est l’inconscient revanchard du héros qui agit comme un non-dit dans ce roman, en insistant sur l’image féminisante de l’Occident.
Celle-ci va resurgir dans le roman de Tayeb Salih, qui, contrairement aux deux précédents romans dont la linéarité du récit est nette, est envoûtant par sa technique moderne, son télescopage des situations et des personnages.
Il l’est aussi par son contenu qui pose la problématique du conflit Orient/Occident dans sa densité la plus dramatique, et qui atteint son niveau de paroxysme jamais égalé. Violence du texte, violence de la technique romanesque et du récit font de cette œuvre, le roman le plus déroutant dans la littérature arabe.
Ce n’est plus l’Orient et l’Occident qui sont désignés par Tayeb Salih, mais le Sud et le Nord, comme pour nous rappeler cette partie intégrante de l’Orient, qui est l’Afrique représentée ici par le Soudan et le Nil.
Le Nil doit traverser l’Egypte pour se déverser dans la Méditerranée, un voyage inéluctable vers le Nord, c’est la périphérie qui – comme une fatalité – migre vers le Nord.
La migration concerne aussi les deux personnages du roman : le narrateur et Moustafa Saïd. Et si le premier a passé son séjour à Londres qui a duré sept années, comme une absence, le séjour du deuxième demeure une énigme que le narrateur va s’efforcer de déchiffrer.
Moustafa Saïd est un personnage complexe, énigmatique, il représente l’union paradoxale de la passion et de la haine envers l’Occident. Symbole de la cassure coloniale et l’élève rebelle de son école, il s’exprime en s’appropriant la langue anglaise et sa civilisation en un temps record, et en prenant sa revanche sur l’histoire par la séduction des femmes anglaises.
Le récit de son séjour à Londres est enchâssé dans le tissu romanesque, il se superpose au présent du narrateur.
Les péripéties de la « Saison de la migration vers le Nord », contrairement aux deux précédents romans, ne se passent pas entièrement en Europe.
C’est pratiquement le récit du narrateur au Soudan qui est le plus mis en évidence. Mais celui-ci est tellement obsédé par le secret de Moustafa Saïd qu’il lui arrive de se métamorphoser, de se dédoubler comme saisi d’une névrose d’angoisse. De destinataire d’un récit, il en devient l’acteur. Le récit de Moustafa Saïd marque deux temps, le premier raconté par lui-même au narrateur, le deuxième – après sa disparition énigmatique – est fragmenté dans la mémoire du narrateur, disséminé dans le texte.
Ce qui nous intéresse ici, c’est ce télescopage des personnages, des temps, des espaces et leurs fonctions au niveau du texte romanesque.
Cette construction romanesque s’opère comme un jeu énigmatique, une feinte, entraînant le lecteur dans une illusion qui ne dit pas son nom ; manœuvre dilatoire qui entretient l’ambiguïté. Beaucoup de lectures critiques, ont subi l’illusion, en se focalisant sur le récit de Moustafa Saïd*.
Ce dernier est un pur produit de la cassure coloniale ; il est né le 16 août 1898, date symbole, exactement le jour de l’annexion du Soudan par les Anglais, à leur tête Lord Kitchner qui amena Mahmoud Wad Ahmed, le vaincu de la bataille d’Atbara. Le vainqueur lui dira : « Pourquoi es-tu venu dévaster et piller mon pays? ». C’est ainsi que l’intrus disait au possesseur de la terre qui baissa la tête et ne dit rien »[11].
C’était le début des renversements des valeurs, des situations et des attribus. Le possesseur de la terre en devient étranger, et l’étranger en devient le propriétaire. Ce renversement va pousser M. Saïd à s’exprimer, pendant son séjour à Londres d’une manière tordue.
Plus que « Mohsen » héros de « L’oiseau d’Orient » qui se contente de dénigrer l’Occident en le féminisant et le héros du « Quartier Latin » qui pense, dans son for intérieur, prendre sa revanche sur l’Occident en abandonnant son amie française dans une situation dégradante ; M. Saïd a pris conscience dès le départ que cette démarche le mènera inévitablement dans l’impasse. N’empêche qu’il emprunte le même chemin des deux héros en le parodiant dramatiquement.
Dans sa confrontation avec le monde occidental c’est l’image du bédouin, extrêmement viril et conquérant, qui domine et régente ses rapports avec les femmes anglaises.
« Je viens à vous en conquérant » aime-t-il à répéter à chaque occasion.
Sa stratégie est le mensonge, sa logistique (l’arc, l’épée, la lance et les flèches), son champ de bataille était sa chambre, décorée pour l’occasion à l’orientale, ses victimes étaient des anglaises, son langage était plein de résonances sexuelles. A l’Université il enseignait pendant la journée les théories de Keynes et Tawney et de nuit il faisait la guerre. Sa chambre à coucher est devenue « source de deuil, virus ravageur »[12]. Violence millénaire.
Il choisissait ses victimes-femmes parmi son public qui est généralement en relation avec l’Orient soit par la fonction ou par les études[13].
Dans les liens qu’il tissait, M. Saïd faisait un amalgame extraordinaire entre la réalité et l’imagination. Après chaque conquête, il installait sa tente, symbole de l’occupation d’un espace qu’il faut sauvegarder et défendre. C’est un acte de razzia qui mêle la sexualité à l’histoire.
La razzia, pour le bédouin qu’il représente, est « entendue comme un raid surprise mené contre une position ennemie en vue de détruire son campement et de lui enlever tous les biens qu’il possède »[14].
Ainsi nous sommes en présence d’un retour du refoulé, le défoulement physique du héros sur la femme anglaise, image de l’Occident, prend la signification d’une action politique. Moustafa Saïd veut « libérer l’Afrique avec sa verge »[15].
L'imaginaire politique de cet héros collectif est redevable aux structures archaïques de la société bédouine"16, et de ses valeurs. En féminisant l'image de l'Occident, il opère une projection psychologique qui y devient "un mécanisme de défense"17.
Dans ses aventures avec les femmes, M. Saïd utilise la fabulation. Mais le désir sexuel chez lui est toujours mêlé à un désir profond du meurtre.
Il arrive à séduire (Ann Hammond, Sheïla Greenwood, Isabella Seymour), des anglaises en mal d'exotisme, en leur présentant par la fabulation des paysages imaginaires et mythiques de l'Orient. Ces trois femmes se suicidèrent juste après avoir connu M. Saïd.
Et ce n'est pas un hasard si « la ville se métamorphosa en femme étrange dont les appels mystérieux provoquaient mon désir à mort. Ma chambre à coucher était source de deuil, virus ravageur. Telles femmes en étaient contaminées depuis mille ans »18.
Mais le lien le plus dramatique qu'établira M. Saïd ce sera avec son épouse Jean Morris. Il la harcelait durant trois ans. De jour en jour la corde de l'arc plus tendue. Ses caravanes assoiffées à la poursuite du mirage dans le désert du désir. Inévitable était la cible. Et la tragédie arriva19. Mais malheureusement pour lui elle était le « griffon qui dévora l'ogre »20. Il était chasseur, il est devenu proie21. Cette femme était sa quête, il la rejoindra – quoiqu’il en faut – jusqu'en enfer.
Il vivait, avec elle, le calvaire. Elle s'est même permis de détruire – avec son malheureux consentement – à un moment de défi séducteur, de précieux objets, qui symbolisaient pour lui sa culture, sa religion et son Histoire. La destruction des documents, comme pour effacer sa mémoire, « était son arme redoutable »22.
Ils passèrent la plupart de leur temps à s’entretuer dans une guerre féroce sans répit ni merci. Une guerre dont il sortait toujours défait23. Ils se haïssaient jusqu’à la mort.
Contrairement, aux autres femmes anglaises qui se soumettaient à lui facilement, le prenant tantôt pour un Dieu africain, tantôt un sultan arabe, celle-ci, Jean Morris, représentait à ses yeux l’image de l'Occident dans toute sa différence et son égocentrisme.
Lorsqu’elle décida de se donner à lui, ce fût le drame, il l’assassine dans une scène d'amour à l’aide d'un couteau qu’il lui plante entre les seins. Mais paradoxalement, c'est au moment du meurtre qu’elle consent, elle lui déclare son amour, comme si la rencontre entre ces êtres ne finira que dans la violence, le crime et la négation.
Cette scène confirme l’impossibilité de compréhension, de dialogue entre les deux entités culturelles.
En prenant sa revanche historique et en se vengeant sur l’Occident de cette manière tordue, c’est-à-dire en mettant en avant sa puissance sexuelle et en tuant des femmes anglaises, Moustafa Saïd conforte inconsciemment ou consciemment sa barbarie. Et par conséquent la nécessité d’être soumis à la civilisation occidentale. « Cela veut dire que la continuité de Moustafa Saïd dans comportement est une nécessité pour la continuité de l’Occident dans sa mission civilisatrice »24.
A l’issue de ce meurtre Moustafa Saïd est jugé. Son professeur d’Oxford M. Maxwell Foster-Keen, qui participait à sa défense, et qui était un des fondateurs du Réarmement moral à Oxford, franc-maçon, membre du comité-directeur de la Conférence des associations évangéliques en Afrique, qui ne cachait pas son aversion pour M. Saïd, lui disait avec une lassitude visible : « Monsieur Saïd, vous êtes le meilleur exemple de l’échec de notre mission civilisatrice en Afrique. Malgré tous les efforts que nous avons fournis à vous éduquer, vous avez continuellement l’air de sortir pour la première fois de la forêt vierge »25.
C'est l'échec de la civilisation, comme acte culturel, qui cache implicitement le politique dans son déploiement. C'est l’illusion même.
« Je ne suis pas Othello, Othello est une fabulation, condamner la fabulation », a failli dire M. Saïd aux juges.
C’est la condamnation définitive de l’illusion que cherchait M. Saïd, mais le tribunal a été clément, il l’a sanctionné de sept ans de prison. Le tribunal lui refuse la fin du vaincu et par-delà assure la continuité de l’illusion qui n'est que l’image erronée qu’ont les deux mondes d'eux- mêmes.
C’est, aussi, la clémence du puissant qui ne veut pas s'abaisser au niveau du faible. Telle était la règle du jeu.
Moustafa Saïd aussi était un mensonge comme Othello. Le mensonge était omniprésent. Mensonge était la vengeance du Sud sur le Nord, car « le moment où les mensonges se transforment en vérités, où l'Histoire se fait complaisante, où le bouffon devient roi »26, a reçu le coup de la sentence.
Mensonge aussi est l’équation qu’établit M.Saïd entre la puissance et l’impuissance, entre la sexualité et la civilisation. La virilité remplace la civilisation quand celle-ci est absente en Orient, et le contraire se fait aussi en Occident. D’où l’équilibre, et ainsi l’Orient s’auto-satisfait dans sa quête de puissance. C’est le donquichotisme de l’Orient qui est mis en évidence. Et c’est avec cela que M.Saïd – en tant qu’intellectuel ayant subi profondément l’acculturation et compris les véritables enjeux – veut en finir en confiant au narrateur – qui était lui aussi, atteint du virus contagieux – la mission de continuer son œuvre.
Il lui demande aussi d'éviter à ses enfants « l’exil »27 et de mettre en garde « ceux qui voient d’un regard net, à ceux qui parlent d’une voix catégorique, à ceux pour qui les choses sont blanches ou noires, orientales ou occidentales »28.
Le narrateur qui a vécu superficiellement à Londres, comme absence, se métamorphose profondément en essayant de résoudre l’énigme M.Saïd.
Il décide – lui n'a jamais choisi – de choisir en prenant le risque de se jeter à l’eau du Nil, comme pour annoncer le début d’un combat qui doit se faire autrement.
Il s’agit de corriger l’image qu’a l’Orient de l’Occident et vice-versa, car les représentations créent un idéal, mais dans la mesure où elles le créent s’éloigne de la logique29. Car aussi, enfin, la réponse à un centrisme spéculatif – fût-il marginal – par un autre centrisme n’a jamais été productif.
Notes
* Présenté au colloque organisé par le laboratoire : « Texte et histoire » à l’Université de Cergy Pontoise (France) le 15/05/1996.
[1]- Mernissi, Fatima : La peur - modernité – Albin Michel.- Paris, 1992.- p.21.
[2]- Hentsch, Thierry : L’Orient imaginaire.- Ed. de Minuit, 1988.- p. 167.
[3]- Laroui, Abdallah : L’idéologie arabe contemporaine.- Centre culturel arabe (version en arabe), 1995.
- Abdelmalek, Anouar : Anthologie de la littérature arabe contemporaine.- Les essais, Ed. du seuil, 1965.
- Hanafi, Hassan : In Peuples méditerranéens, Janvier-Mars 1990.
[4]- Hentsch, Thierry : Op. cité.- p. 7.
[5]- Voir Tarabichi, Georges : Orient et Occident : virilité et féminité.- Beyrouth, Dar-Et-talia, (en langue arabe), 1979.
[6]- Chebel, Malek : L’imaginaire arabo-musulman.- Paris, P.U.F., 1993.- p. 331.
[7]- Ibid.- p. 331.
[8]- Chebel, Malek : Op. cité.- p. 331.
[9]- Tarabichi, Georges : Op. cité.- p. 16.
[10]- Tarabichi, Georges : Op. cité.- p.p. 28-29.
* Exception faite de la lecture de Youmna Laïd (critique libanaise). Voir « Connaître le texte » Dar El Afak Eldjadida – Beyrouth, 1984 (en langue arabe).
[11]- Salih, Tayeb : Saison de la migration vers le Nord.- Sindbad, 1972.- p.p. 89-90.
[12]- La « Saison… ».- p. 38.
[13]- Ibid.- p. 39.
[14]- Chebel, Malek : Op.cité.- p. 94.
[15]- La « Saison… ».- p. 111.
16- Chebel, Malek : Op.cité.- p. 97.
17- Wieder, Catherine : Eléments de psychanalyse pour le texte littéraire.- Bordas, 1988.- p. 97.
18- La « Saison… ».- p. 39.
19- Ibid.- p. 38.
20- Ibid.- p. 14.
21- Ibid.- p. 145.
22- Ibid.- p. 146.
23- Ibid.- p. 146.
24- Laïd, Youmna : Op. cité.- p. 263
25- La « Saison… ».- p. 89.
26- La « Saison… ».- p. 131.
27- « La Saison… ».- p. 84.
28- Ibid.- p. 137.
29- Les représentations sociales (collectif s/d de Denise Jodelet).- Paris, P.U.F., 1989.- p. 66.