Insaniyat N°3 | 1997 | Mémoire et histoire | p. 141-150 | Texte intégral
Améziane FERGUENE : Maître de conférence à l'Université Pierre Mendès France, Grenoble II.
A Priori, mais a priori seulement, il semble que le rapport entre nationalisme et recherche identitaire aille de soi. En réalité il n'en est rien. Si l'on refuse la confusion intellectuelle et politique actuelle, et si l'on s'en tient aux définitions rigoureuses des concepts de nation et de nationalisme -celles héritées de la philosophie politique du siècle des lumières- force est de reconnaître que les quêtes identitaires d'aujourd'hui s'écartent largement du projet nationaliste. Plus, dans la majorité des cas, elles peuvent s'analyser comme une réaction contre lui. C'est ce point de vue qui est exposé dans cet article, développé en trois temps.
Dans un premier temps, sont brièvement évoqués les problèmes que pose la terminologie. Car tout au long de ce XXème siècle - et singulièrement depuis le début des années 80 - les concepts de nation et de nationalisme ont été souvent dévoyés et vidés de leur substance originelle. Aussi, de nos jours, la confusion est-elle totale dans ce domaine : on invoque la nation et le nationalisme à tort et à travers, la même idée nationaliste recouvrant des réalités différentes voire diamétralement opposées. A cet égard, il est plus juste à l'heure actuelle de parler de nationalismes (au pluriel) que de nationalisme (au singulier).
Dans un deuxième temps, sont abordés la question de la nation - ou plus exactement de l'Etat-nation - et, surtout les problèmes posés par l'extension planétaire du concept d'Etat-nation. Dans de nombreux cas, en effet, l'Etat-nation s'est révélé d'être d'une greffe artificielle sans véritables liens avec les formations sociales concernées. Résultat: la greffe étatique n'ayant pas pris, s'en est suivi ce que la sociologue tunisienne. Hélé BEJI, a appelé le "désenchantement national"[1]. Ce désenchantement profond, engendré également par l'échec du projet de développement économique, constitue une des sources principales du phénomène de recherche identitaire qui se développe partout ou presque aujourd'hui.
Dans un troisième temps, sont envisagés précisément ces mouvements identitaires et leurs significations. La proposition faite dans ce cadre est de distinguer ces mouvements en les classant selon trois grandes tendances : les mouvements d'essence religieuse-fondamentaliste, les mouvements à revendication nationale ou nationaliste et les mouvements plus ou moins informels de reconstruction de socialités détruites ou déstructurées. Comme on le voit, sur les trois tendances seule une correspond peu ou prou au projet nationaliste tel qu'il est communément appréhendé, En fait, suivant divers auteurs[2], plutôt que de nationalisme, il semble plus judicieux de parler de "nationalitarisme", ce néologisme recouvrant un contenu moins positif qu'il convient de préciser.
1- LES PROBLÈMES DE TERMINOLOGIE : LES AMBIGUITÉS DE LA NOTION DE NATIONALISME
Le nationalisme, comme la nation dont il est issu, est une notion glissante qui est loin d'être rigoureusement fixée. La preuve: qu'y a-t-il de véritablement commun entre le nationalisme des Vietnamiens des années 50 et 60, luttant pour retrouver leur indépendance et leur dignité, et le nationalisme des Serbes qui se sont livrés au cours de ces dernières années, à la "purification ethnique" en Bosnie-Herzégovine ? Et entre le nationalisme libérateur des militants algériens de naguère et celui, xénophobe voir raciste, des lepénistes d'aujourd'hui? Pourtant, dans tous ces cas, comme dans bien d'autres encore, c'est le même terme de nationalisme qui est employé.
D'un autre côté, sait-on ce que recouvre exactement le concept de notion? Dans ce concept, chacun le sait, il y a évidemment la nation de peuple, celle-ci se définissant par un sentiment - largement subjectif - d'appartenance commune. Il y a également les notions de territoire, de langues, de coutumes ou traditions, assez souvent aussi de religion, etc.
Le problème est que le concept moderne de nation, c'est à dire en gros celui qui s'est imposé à l'échelle planétaire depuis la fin de la première guerre mondiale, est hérité d'une histoire particulière, l'histoire de l'Europe occidentale dans laquelle la nation est indissociable de son attribut politique, l'Etat.
Concrètement, l'hégémonie occidentale sur le monde et les institutions mondiales étant ce quelle est, l'organisation étatique - dans laquelle l'Etat est censé incarner la nation - est la seule forme d'organisation sociale et politique reconnue internationalement (on peut s'en réjouir ou le déplorer mais c'est ainsi).
Résultat: la nation n'ayant pas d'existence juridique sur le plan international en dehors de l'Etat, on a assisté tout au long de ce siècle - à la faveur notamment de la création de la Société des Nations (S.D.N.) en 1920, puis de l'organisation des Nations Unies (O.N.U.) en 1946 - au triomphe planétaire du modèle national-étatique, modèle purement occidental à l'origine.
Or, l'Etat suppose une société civile de citoyens, avec ce que cela implique en termes de démocratie politique, de droits de l'homme, d'affranchissement de l'individu par rapport à la communauté dans le cadre d'un nouveau contrat social, etc. D'où la question: peut-on parler rigoureusement de l'Etat en tant qu'émanation de la Nation, là ou n'a pas - ou pas encore - émergé une société civile composée d'individus-citoyens?
Cette question se pose de façon cruciale car sans une telle émergence - qui relève proprement du politique - la société définit son identité en référence à des repères infra-étatiques (le village, la tribu,...) ou supra-étatiques (l'appartenance à une communauté religieuse plus vaste par exemple).
Enfin, pour illustrer de façon plus concrète ces problèmes de terminologie et d'ambiguïtés conceptuelles, notons que le terme français de "nation" trouve dans la langue arabe trois correspondants distincts : "el watan" qui signifie en gros la patrie ; "el quawmiya", terme utilisé abondamment par les mouvements baasistes pour désigner ce qui est au coeur de leur projet politique, à savoir la nation arabe ; et "el oumma", qui recouvre chez les mouvements islamistes la communauté des croyants qu'il convient de restaurer.
2- L'ETAT-NATION : LES PROBLÈMES POSÉS PAR SON EXTENSION PLANÉTAIRE
La décolonisation politique qui a suivi la fin de la seconde guerre mondiale s'est traduite partout, ou quasiment partout dans ce que l'on a appelé le Tiers-Monde, par la mise en oeuvre d'un projet de société d'une triple dimension:
- le développement et l'industrialisation sur le plan économique;
- l'urbanisation et modernisation sur le plan social ;
- et la construction nationale-étatique sur le plan politique.
Ce projet, on le voit, s'inscrit non pas contre l'Occident qui a colonisé, mais en conformité avec lui. Il s'agit d'un processus d'occidentalisation, c'est à dire de mise en place d'un mode d'organisation économique, sociale et politique par imitation de l'Occident. Cette imitation de l'Occident, vraie pour les trois dimensions du projet, est poussée jusqu'à la caricature au niveau de la troisième, la construction nationale-étatique. Ici, le travers mimétique atteint son paroxysme.
Albert TEVOEDJRE, ancien ministre de l'Information de la République du Bénin, tourne en dérision ce mimétisme politique excessif de façon savoureuse. Dans "La pauvreté richesse des peuples", il écrit ceci :
"Tous les Etats indépendants du monde entier ont à leur tête un président qui dirige un gouvernement de vingt à trente ministres. Tous disposent d'ambassades à l'étranger, occupent un siège à l'ONU, s'appuient sur une police rigoureuse, une armée équipées de tanks et de "mirages". Tous établissent des universités nationales, des compagnies nationales d'aviation. Tous expriment leurs souverainetés par un drapeau et un hymne national. Or, la République démocratique du Kilimandjaro vient d'être proclamée Etat souverain et indépendant. Donc, la République démocratique du Kilimandjaro doit avoir un drapeau, une armée, une université, etc.
Je poursuis le raisonnement :
"Tous les dirigeants politiques de tous les Etats indépendants du monde habitent des palais bien gardés, circulent en limousine noire précédée et suivie de motards, disposent de fonds secrets, de nombreuses résidences secondaires à travers le monde, etc.
Or le suffrage populaire vient de désigner les dirigeants politiques du Kilimandjaro.
Donc, les dirigeants politiques du Kilimandjaro doivent circuler en limousine noire précédée et suivie de motards, etc.
On peut poursuivre le raisonnement et nous avons:
"Tous les ambassadeurs, tous les parlementaires, les généraux, les directeurs généraux, les chefs religieux, les idéologues, toutes les premières dames de tous tes pays indépendants, sont, disent, font...
Or, le Kilimandjaro..
Donc le Kilimandjaro. .."[3]
On sait aujourd'hui ce qu'il en est de ce mimétisme et des résultats auxquels il a conduit dans les pays concernés. A quelques exceptions près, le développement et la modernisation ont débouché sur une impasse industrielle doublée d'une impasse sociale. Quant à l'Etat-nation, de nombreuses analyses, à l'instar de celle d'Albert TEVOEDJRE, montrent qu'il a dégénéré, dans bien des cas, en Etat nationalitaire : chaque collectivité ethnique, chaque minorité culturelle, voire chaque tribu se sent fondée à revendiquer son Etat et à s'organiser sous forme national-étatique, seul moyen d'accéder à la reconnaissance des autres et à l'existence juridique.
Exemple extrême de ce dévoiement de l'idée nationale -ou nationaliste- rapporté par Serge LATOUCHE[4]. On trouve dans le Pacifique une petite île de sept mille habitants, du nom de Mauru, cette île a le statut d'Etat-nation quand bien même l'aéroport international occupe, à lui seul, la moitié de son territoire.
D'un autre côté, il faut souligner que l'édification de ces Etats-nations s'est faite, trop fréquemment, en dehors des populations concernées, quand ce n'est pas à l'encontre de leur volonté et de leurs souhaits. De ce fait, loin d'être l'émanation des sociétés civiles qu'ils prétendent représenter, ces Etats se sont révélés n'être que des greffes artificielles qui ne sont pas en osmose avec le corps social. Etats le plus souvent autoritaires - voire totalitaires dans certains cas - ils existent surtout pour les peuples concernés en tant que machines de répression et d'oppression.
Au total, on observe donc, dans la grande majorité des cas, l'échec massif du projet mis en oeuvre: l'échec économique se conjugue à une destruction de l'identité culturelle, sanction de la prétendue modernisation sociale. Quant à l'Etat nationalitaire, construit à marche forcée, il s'avère au bout du compte tout simplement en inadéquation avec les réalités des formations sociales concernées ainsi qu'avec leurs aspirations.
De là résultent le phénomène de "désenchantement national" que ressentent les sociétés déstructurées et leur désarroi. Ce désenchantement et ce désarroi traduisent les frustrations éprouvées dans le cadre de l'ordre national-étatique post-colonial, qui détruit les valeurs culturelles ancestrales sans tenir ses promesses de modernité et d'accès au bien-être matériel et social. En réaction, on assiste aux quatre coins de la planète au surgissement de mouvements identitaires dont les formes phénoménales varient selon les trajectoires et les contextes.
3- LA QUÊTE IDENTITAIRE : LES PRINCIPALES FORMES DE MANIFESTATION
Avant d'examiner les différentes formes phénoménales que prend la recherche identitaire, il convient d'abord de faire une remarque complémentaire à ce qui précède.
Ayant sa souche originelle en Occident, le projet national-étatique a montré son inadéquation ailleurs, là où on est passé du nationalisme à ce que l'on appelle, avec une connotation péjorative, le nationalitarisme. Toutefois, en Occident même, il semble que l'ordre national-étatique soit également, et de plus en plus sérieusement, remis en cause.
Il est contesté vers le bas par les mouvements régionalistes, mus par des aspirations autonomistes voire indépendantistes: cas de la Corse en France, du Pays basque en Espagne, etc. Il est contesté également vers le haut du fait du processus de transnationalisation économique et des regroupements supra-nationaux qui l'accompagnent sur le plan politique: le meilleur exemple à citer à ce niveau est celui de l'Union Européenne telle que programmée dans le traité de Maastricht.
De ce point de vue, on ne peut que souligner le contraste saisissant entre ce processus de construction supra-nationale en Occident et la poussée nationaliste partout ailleurs dans le monde, avec la multiplication induite de micro Etats-nations : éclatement de l'empire soviétique, démembrement de l'ancienne Yougoslavie, indépendance de l'Erythrée dans la corne de l'Afrique...
Cela étant, qu'en est-il de la recherche identitaire? Cette recherche on l'a dit, prend des formes diverses, variables d'un contexte à l'autre. Cependant, par-delà cette diversité, elles peuvent être ramenées à trois formes principales[5] : l'intégrisme religieux ; la revendication nationaliste ; et la recomposition sociale sur des bases informelles.
S'agissant de l'intégrisme religieux, on pense inévitablement à la montée du fondamentalisme dans les pays d'islam: Algérie, Egypte, Tunisie, Pakistan,... Mais en réalité, l'intégrisme s'observe aussi chez les Chrétiens, les Juifs, les Hindouistes, etc. La seule différence est que dans certains pays musulmans, fortement éprouvés par une modernisation forcenée et brutale (Algérie, Iran,...), le phénomène a pris une ampleur spectaculaire ; si spectaculaire que désormais, il est au coeur des débats et des discussions concernant l'avenir des sociétés concernées.
Dans tous les cas, l'intégrisme religieux est une forme d'affirmation identitaire qui, pour atteindre ses objectifs, n'exclut pas une certaine dose d'agressivité et de violence (Algérie, Inde, Egypte,...). Sans doute cette violence s'explique-t-elle -en partie- par les frustrations engendrées par l'échec du projet moderniste-développementaliste. Elle est cependant porteuse d'une dérive totalitaire qui, là où elle se concrétise, constitue une effroyable régression historique.
Contrairement au discours développé par leurs adeptes, ces mouvements idéologiques n'ont pas en effet pour vocation de restaurer une prétendue cité ancestrale idéale, caractérisée par l'harmonie et la félicité: une telle restauration est-elle d'ailleurs possible? Leur vocation est, au contraire, d'imposer - nécessairement par le recours à la force brutale - la religion comme l'instance structurant l'ensemble de la vie sociale et régissant la totalité de ses aspects.
Deuxième forme de recherche identitaire, la revendication nationaliste ou nationalitaire s'observe surtout à où existent des minorités culturelles dont la singularité se fonde sur une appartenance ethnique, religieuse, linguistique, etc., ou sur tous ces éléments à la fois.
Le problème qui se pose généralement dans ce cas est celui d'une oppression culturelle dont font les frais ces minorités, oppression qui suscite chez elle le sentiment -légitime- d'être niées dans leur existence: exemples des Tamouls au Sri-Lanka, des Sikhs dans le Pendjab indien, des Touaregs au Mali, des Chrétiens et des Animistes au Soudan, des Musulmans aux Philippines... Sans parler des Kurdes disséminés à travers plusieurs pays et qui vivent très mal cette dissémination.
Face aux Etats-nations qui les oppriment, toutes ces communautés réagissent en développant une revendication nationale ou nationaliste, qu'elles font valoir en recourant, ici et là, à la violence. Cette revendication, pour paradoxale qu'elle soit, s'explique cependant par le fait que la constitution en Etat-nation reste la seule façon d'accéder à l'existence juridique et à la reconnaissance des autres sur le plan international.
La recomposition sociale sur des bases informelles. envisagée ici comme troisième forme de quête identitaire, n'est en fait pas formulée explicitement en tant qu'affirmation identitaire, Il s'agit plutôt de l'émergence concrète de nouvelles formes de vie communautaire partout où le projet de modernisation mimétique, conduit autoritairement par l'Etat-nation, a abouti à des impasses.
Dans les grandes villes des pays du Sud, en effet -et singulièrement dans les bidonvilles des périphéries de ces grandes villes- les exclus de la modernisation et du développement inventent de nouvelles façons de vivre. Celles-ci, qui concernent autant l'acte de produire et de consommer que le reste des relations sociales, sont fondées essentiellement sur l'entraide, la coopération et la convivialité.
A la marge de la société officielle, se créent ainsi des réseaux de solidarité informels qui tout en empruntant à la tradition ancestrale, répondent aux exigences du monde d'aujourd'hui. Cette socialité nouvelle, qui se construit progressivement, de manière souterraine, et le plus souvent hors de toute violence, exprime tout à la fois un attachement à des formes de vie communautaire et un rejet du projet moderniste - individualiste inopérant économiquement et excluant socialement. Sous cet angle, elle paraît bien -cette société nouvelle- traduire quelque chose qui s'apparente à une recherche d'alternative et, partant, d'identité.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
ARKOUN. Mohammed - Penser l'islam aujourd'hui.- Alger, Laphonic/ENAL, 1993.
BEJI, Hélé.- Désenchantement national. Essai sur la décolonisation. - Paris. F. Maspero, 1982.
CASTORIADIS, Cornelius.- L'institution imaginaire de la société.- Paris. Editions du Seuil, coll. Esprit. 1975.
LACHERAF, Mostefa.- L'Algérie : nation et société.- Paris, F. Maspero, 1976.
LATOUCHE, Serge.- L'occidentalisation du monde.- Paris. La Découverte. 1989.
LATOUCHE, Serge. - L'irruption des identités et le retour des aspirations communautaires.- Université de Laval, Québec. Etudes Internationales, vol. XXI, no4, décembre 1990.
TEVOEDJRE, Albert.- La pauvreté richesse des peuples. - Paris, Editions ouvrières. 1978.
Notes
[1] BÉJI, Hélé - "Désenchantement national, Essai sur la décolonisation",- Paris, R. Maspéro, 1982.
[2] Entre autres, LATOUCHE, Serge - "L'occidentalisation du monde".- Paris. La découverte, 1989.
[3] TEVOEDJRE, Albert - «La pauvreté, richesse des peuples».- Paris, Editions Ouvrières, 1978.- pp. 44 et 45.
[4] LATOUCHE, Serge - «L'irruption des identités et le retour des aspirations communautaires», Etudes Internationales, Volume XXI, n° 4, Québec, Université Laval, décembre 1990.
[5] Cf. LATOUCHE, Serge - «L'irruption des identités et le retour des aspirations communautaires», op. cité.