Insaniyat N°53| 2011 | La Montagne : populations et cultures | p.115-142 | Texte intégral
From saintly servitude : the Ben Ali Cherif family in Petite Kabylie (1841-1957) Abstract: The Petite Kabylie submission in the 18thcentury proceeded the reclassification of the main lineages. Only a fervent collaboration enabled negotiating the survival price in particular for the marabout Ben Ali Cherif family on which a division of the saintly group was imposed besides geographical decentralization. From the valley the religious capital was relegated to the wake of real estate decisions with new strategies to monopolize. The forming and putting into practice of a large agricultural exploitation operating by inveigling and the fixing of men, women and children for whom this forced labor sanctions a form of servitude. Keywords: Kabylie, Ben Ali Cherif, colonization, servitude, land. |
Fatima IBERRAKEN: Professeur certifiée, historienne, Paris, France.
« Ma tarwam, a yi-teǧǧem.
Ma telluẓem, a yi-teččem »
« Si vous êtes rassasiés, vous m’abandonnerez.
Si vous êtes affamés, vous me dévorerez.»
Mohamed Ben Ali Chérif 1893-1952[1]
Pour Daniel Rivet
La mise en servitude des hommes et des femmes en terre d’islam côtoie les permanences d’un continent où, l’esclavage s’inscrit dans une pratique pluriséculaire. Cette forme extrême de domination qui assimile l’homme à une marchandise, va inscrire, tour à tour, ses pratiques dans le commerce transsaharien, la conquête musulmane, la traite atlantique ou la course en mer afin de répondre aux demandes d’une économie-monde. Au cœur du trafic, la figure féminine de la servitude vient longtemps donner de l’éclat aux cours califales ou princières pour être pêle-mêle force de travail exclusive, concubine attitrée ou institutrice française échouée du monde colonial.
Porté par un souffle humaniste sinon par leurs rivalités, les Empires britanniques et français empressent Tunis en 1846 puis, Alger en 1848 de mettre fin à la traite. Sur le terrain, la pratique perdure. Et, dans le sillage des routes du colportage, les caravanes parviennent, à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux portes des capitales maghrébines. Afin de consolider le pouvoir monarchique, Tunis hisse ses mamelouks au pouvoir[2] pour neutraliser sa caste turque. Aux confins du Maghreb, le Maroc fait figure d’exception : ni le protectorat français ni même la royauté n’envisagent une quelconque abolition.
Tenu éloigné du récit national, l’esclavage à l’échelle maghrébine n’a pas fait l’objet des mêmes préoccupations que la traite des Noirs. Cet état lacunaire de la recherche s’explique en partie par d’autres préoccupations au sortir des indépendances. En négligeant et en sous-estimant le poids de cette institution, les chercheurs fermeront longtemps la voie du questionnement sur la nature du pouvoir des sociétés musulmanes.[3] Depuis deux décennies, les travaux tirent profit du modèle hégélien pour esquisser une grille de lecture permettant de construire d’autres schèmes nécessaires à l’analyse de la pratique de l’autorité et d’un pouvoir consolidé par la religion. Pour Hicham Scharabi,[4] la genèse de cette autorité s’exerce au sein même de la famille, du clan puis de la tribu. Sans introduire de rupture, l’Islam aurait transféré les valeurs tribales préexistantes à l’Umma pour valider une discrimination entre les Hommes en accord avec l’ordre divin sanctionnant, chemin faisant, des réalités et nécessités économiques par des avancées notables[5] quant au traitement ou à l’affranchissement des esclaves. En érigeant la soumission en valeur suprême, l’Islam aurait procuré au modèle patriarcal sultanien l’essentiel de ses fondements. Espace propitiatoire, la structure maraboutique impulse à partir du modèle maître-disciple[6] le cadre d’une soumission quasi-institutionnalisée.
Sur la longue durée, le sujet confronte le grand lignage saint Ben Ali Chérif aux récits biographiques de milliers de sans voix pris dans les rets de leur servitude. Aussi, la question, oriente plus généralement ses faisceaux dans l’arrière-cour de l’histoire des grandes familles s’illustrant dans le giron de l’Etat colonial où les logiques du capitalisme naissant viennent consolider les fondements indissociables d’un pouvoir despotique. Le spectre du siècle colonial trouve ici, un écho saisissant auprès d’un groupe élu de Dieu pour qui la mise sous tutelle des groupes paupérisés visait avant tout des stratégies et d’implacables logiques. Suspendus à leur appétit d’accaparement, ces hommes de Dieu scelleront avec la plèbe une alliance séculaire du pain de la faim, aɣrum n ccer.
A l’optimisme des tentatives d’histoire sociale maghrébine[7], les archives coloniales, reflet d’un système inique[8], réservent à la figure de l’enguenillé, une mémoire quasi silencieuse[9]. Ce mutisme entretenu mesure, en outre, toute la déférence à l’égard d’un lignage de l’aristocratie religieuse à l’arbitraire légendaire pesant de tout son poids dans l’échiquier colonial. Cautionné et renforcé par l’absence étatique, le despotisme de part et d’autre du Maghreb colonisé, orientera[10] aussi les administrés, dans leur ultime fuite, vers un rapport négocié au colon.[11] Il faut parvenir à la situation kafkaïenne des Ben Ali Chérif en fuite à Tunis, l’occupation de leurs terres par le Général Salan pour rompre le silence des scribes évoquant pour la première fois la liquidation physique des mauvais esprits tout comme le sort d’une population réduite à l’état de primitifs[12]. Consignés de manière récurrente par les récits de voyages et la tradition militaire, diplomatique du XIXe siècle, le domestique se signale comme une force économique qui compte, un familier démultiplié des lieux dont une poignée va pourvoir au décorum d’un magnifique bordj aux accents orientalisants d’alors. Palliant l’absence d’archive, ce sont bien ces récits qui à l’épreuve de la longue durée viendront orienter et aiguiser les réalités d’un terrain âpre.
En dépit de leurs antagonismes, les mémoires de la servitude viennent implacablement se heurter au plus visible de leurs dépossessions à travers les propriétés foncières Ben Ali Chérif. Depuis la vallée de la Soummam, les rivalités familiales réifiées[13] autour d’anciens ṣsef, (mais subtilement entretenues à distance), évincent leur assujettissement tout comme la mémoire de la Guerre d’Algérie, pour une gestion disputée des terres du lignage saint. Après une réappropriation bataillée (1962-1998)[14], l’étroite dépendance des hommes se perpétue dans la diachronie des carences étatiques de toujours. Posture mahdiste et cristallisation d’un passé révolu perpétuent leur fidélité au lignage saint tout comme la cohésion d’un groupe métissé depuis un azib maintenu dans la toponymie de sa servitude[15]. Manipulant à escient les signes de la sainteté, le groupe laïc de Chellata détenteur du mythe sidi Ouali Chérif, s’extirpe stratégiquement des griefs liés au partage des terres comme pour ne pas recouvrir un nouveau statut[16]. Rétif de toujours à la greffe matrimoniale, c’est vers le nomade des hautes plaines que convergent confusément toutes les stigmatisations d’un particularisme régional aiguisé à la fibre nationaliste. Isolément, l’homme à la peau noire, à l’issue tragique, jouit d’une condition nettement meilleure en occupant surtout des fonctions stratégiques. S’il cristallise dans la netteté de son appellation[17] les meurtrissures de sa condition, l’absence d’euphémisme linguistique[18] le désigne comme le véritable esclave : akli.
Evincé du berceau originel, le marabout Mohamed Ben Ali Chérif (1820-1897), depuis son bordj de la vallée, procède, stratégiquement, à la consolidation de sa puissance. Il opte pour une stratégie d’accumulation des hommes et de la terre provoquée par le chaos de 1871. Les tribus qui n’acquiescent pas au traitement spirituel[19] de leur paupérisation placent leur destin sous le signe de l’arbitraire du saint lignage : C'est le début de leur assujettissement dans l’enfermement avec le concours de semblables à la trajectoire dévoyée. Si la Grande Guerre voit partir le dernier grand colon, des figures politico-religieuses de premiers plans engagent une lutte qui parachève une infrastructure engagée depuis longtemps sur la voie de la paupérisation. Relayées par un puissant nationalisme, les consciences politisées optent pour un affrontement obvié multipliant dans la mobilité les premiers actes de résistance.
Hier encore en chevauchée pour la Sublime Porte, les grands lignages de l’aristocratie religieuse et militaire s’engagent pêle-mêle les premières heures de la conquête. D’une rivalité aiguisée à un zèle, Mohamed Saïd Ben Ali Chérif (1820-1897) poursuit son soutien logistique auprès du maréchal Bugeaud en prise à un hinterland en résistance. Cette collusion est condamnée, les affiliés de la Rahmânniyya tentent de l’éliminer (1851-1853).[20] Sauvé par la vaillance d’une mère mais, plus sûrement par un pouvoir un quête de loyalisme, l’armée coloniale lui construit un bordj dans la vallée de la Soummam. En 1853, l’architecture particulière[21] du Dâr Chérif, assure, désormais, la sécurité du saint de toutes ses compromissions. Pour Mac Mahon, cette installation ne fait que récompenser la position d'un personnage indigène qui nous a donné aux dépens de son prestige religieux des gages de son dévouement et des tendances éclairés de son esprit.[22] Adoubé, le marabout ancre définitivement son lignage sous l’étroit patronage de l’Etat colonial. Après plus d’un siècle consacré à l’épanouissement d’une structure religieuse et intellectuelle[23] procurant des retombées matérielles et symboliques inestimables, le très jeune Mohamed Saïd Ben Ali Chérif cède la direction de prestigieuse de la zâwiya à la branche féminine amorçant par la fission de son lignage, une stratégie de survie.[24]
Montagne et vallée participent d’un nouvel équilibre consolidant dans cette reterritorialisation, l’assise d’un lignage placé sous le signe de l’individualisme agraire qui va supplanter au lendemain de la révolte de Mokrani les communautés et les hommes de l’essentiel de leur terre. Dans une trajectoire autrement initiatique, le descendant du saint fondateur entend réaliser son ancrage sur cet autre territoire de la contingence.
Confortée par l’expérience de 1853, Lalla Aïcha, la mère du marabout retient dans son sillage toute la génération féminine[25] du lignage, infirmant là, une continuité généalogique en chaîne d’hommes.[26] Ces fines lettrées vont incarner un rigoureux modèle de sainteté féminine maghrébine, aux contours encore largement inexplorés. Aux renoncements multiples forgés dans le célibat, ces saintes tentent d’associer à leur sobriété des vertus viriles conquises dans l’ascèse féminine.[27] Un taleb à la zâwiya Ben Ali Chérif en 1917 dresse le portrait saisissant de l’une de ces recluses portée par l’ivresse de Dieu. « Ben Ali Chérif Fatma, leur grande tante paternelle avait toujours son chapelet. C’était elle la gestionnaire des lieux. Elle avait beaucoup étudié le ilm. Elle avait tellement étudié qu’elle ne sortait jamais. Elle était comme un ermite au service de Dieu, qui étudiait beaucoup la religion.»[28] Maintenue dans une grande exigence, la zâwiya Ben Ali Chérif, libre de toute affiliation, se préserve momentanément du fléau qui guette les grandes maisons saintes opulentes dérogeant à leur tariqa. A la lumière du nouveau contexte politique, l’institution religieuse placée à la remorque du bordj, est reléguée en espace de rapine chargée de capter les petites mains nécessaires à la fixation d’une main-d’œuvre servile masculine depuis l’azib de la vallée.
Au lendemain de la révolte de Mokrani, l’assise matérielle du marabout est une nouvelle fois assurée par son sauveur de toujours.[29] Une longue disgrâce commence pour le lignage Ben Ali Chérif qui, chemin faisant est dessaisi de son titre de bachagha. En votant l’octroi de 100.000 hectares pour les Alsaciens-Lorrains, le Régime Civil, aux aguets, ne renonce pas à l’idée de faire refluer le déchu vers ses terres originelles. Hier espace de la contingence, aujourd’hui vallée disputée, une lutte sans merci de près d’un demi-siècle s’ouvre contre l’Etat colonial. Une stratégie d’accaparation du foncier s’engage pour ne prendre fin qu’avec le début de la Grande Guerre (1871-1914). Appliqué dans le subterfuge après le remboursement du tribut de guerre de 1871, le Sénatus-consulte de 1897 parachève la dépossession de la tribu des Illoulen açammeur au profit des vainqueurs de toujours : les Ben Ali Chérif.
Principale victime, le groupe féminin accablé en permanence par la faim martèle, à l’instar des conversions de la misère,[30] les maux du siècle colonial. Semi-délaissées sinon abandonnées, les petites filles de Chellata repérées puis interceptées par les saintes du lignage Ben Ali Chérif précipitent leur sort lors de chaque moussem. Déployé annuellement dans tous ses fastes, celui qui incarne résolument la dorsale maraboutique de son lignage (Mohamed Saïd Ben Ali Chérif, 1893-1952), s’élance, à l’instar de ses aïeuls, vers la zâwiya de ses ancêtres pour y exercer un pouvoir en itinérance, drainer subsides et êtres en déshérence. Délaissée rapidement par un oncle qui en avait la tutelle, L. C. née en 1929, fréquente assidument la zâwiya de Chellata où, le pain tel un appât, est octroyé dans une largesse intéressée. Dans un échange très subtil, le bachagha finalise les termes de la rapine : Au don réciproque préfigure alors l’abandon. «En été, ils venaient dans leur propriété qui était grande… Nous, nous étions petites, nous entrions dans leur propriété. Lorsque nous entrions, si l’une d’entre elles lui plaisait, les femmes maraboutiques disaient : Donne-la moi pour travailler ! Je vais l’éduquer et elle travaillera pour moi»[31]. Si la fréquentation du lieu mobilise les groupes en présence du dessaisissement, le choix sur laquelle se porte le lignage est vécu, à l’instar du taleb, comme une « relation enchantée » d’une vie peu amène selon l’expression de Pierre Bourdieu. Si l’abandon compense en partie sinon en totalité les attentes d’un groupe laïc dans ses incapacités[32] économiques, sociales et éducationnelles, l’éloignement, écrit, très justement, Claude Meillassoux, réalise l’un des premiers conditionnements de leur mise en servitude[33].
Alors que la famine des années 1930 livre sans compter des familles entières dans la déréliction au bordj Ben Ali Chérif, les jeunes femmes, en rupture de ban, cherchent aussi la même protection d’un grand. Celles qui viennent transgresser les normes de la shame society[34] finissent, aussi, leur course désespérée à même le bordj. Très avertie, une informatrice relate les conditions de leur bouleversante arrivée : « Ils les faisaient entrer drapées sous une couverture par la honte… Ils les protégeaient et les ramassaient. Ils les protégeaient et personne ne pouvait parvenir jusqu’à elles. Elles avaient peur de leurs parents. L’Etat ne pouvait même pas intervenir pour les emmener en prison. Ils les protégeaient en les faisant intégrer le bordj où elles pouvaient manger, travailler, boire, s’habiller. Cela, jusqu’à ce qu’ils les donnaient en mariage, jusqu’à ce qu’elles intégraient leur maison»[35]. Véritable relais d’un système despotique complexe[36], les familles liges participent de son efficience jusqu’à perpétuer les qualités d’une structure capable d’approcher et d’absorber sans craindre l’impureté[37]. La réinsertion des jeunes filles dans la contrition s’accompagne en réalité d’un impitoyable rachat évoquant à bien d'égard les logiques carcérales et éducatives du workhouse[38]. L’hospitalité prend aussitôt les formes d’un enfermement définitif et le don de leur personne déguise un lourd tribut à payer[39].
Principal bénéficiaire d’une société dont les instances de solidarités ont volé en éclat, l’espace clos du bordj Ben Ali Chérif capte, déracine puis insère par le travail, les êtres fragmentés du siècle colonial. C’est un groupe féminin fragilisé, culpabilisé et malléable à merci qui, pour leur survie, acquiescent aux implacables conditions de leur enfermement. L’accueil tout comme le dévoiement d’une élite religieuse ou de groupe spécifique procèdent, à bien d’égards, de mêmes stratagèmes.
Originaire des hautes plaines de Sétif, C. H., à l’instar de ses cousins germains, entretient une longue silssila tissée au XIXe siècle en venant parfaire sa formation intellectuelle et religieuse, à la zâwiya de Chellata. Agé de sept ans en 1917, ce taleb d'extraction maraboutique est vite pris en charge par les saintes. Fortement investi par la gestionnaire des lieux, Fatma Ben Ali Chérif lui prodigue par un truchement judicieux[40] l’affection généreuse d'une mère de substitution. « ‘Tu as laissé ta mère là-bas, je suis ta mère ici !’ disait-elle. Elle m’a nourri au miel. Elle m’a très bien éduqué… elle me donnait à manger. C’est la vérité. Il y avait d’autres petits tolbas mais c’est moi qu’elle avait choisi. Elle me disait maintenant que j’étais son fils »[41]. La prise en charge du taleb tout au long de sa formation au sein d’une infrastructure qui pense durablement les arcanes de son organisation ne peut se délester de son meilleur disciple à l’instar d’un Bachir al-Ibrahimi[42], quelques années auparavant. Aussi, l’usage d’armes redoutables, dont seul le lignage saint détient les rouages désarçonne l’élu du groupe élu impuissant devant des arguments teintés tantôt d’affection, de religion ou de paternalisme. Pouvait-il se défausser d’une éducation et du lien nourricier indéfectiblement puissants sans, restituer aux termes dupés de la réciprocité, une espèce de rétribution rehaussée d’intérêts[43] ? Souhaitait-il seulement s’attirer la réprobation de ces intercesseurs de Dieu ? C’est à ce disciple indéfectiblement intègre, imprégné des valeurs du bled lḥebs (pays des reclus), qu’est confié le nom, le rang, l’histoire du Dâr Chérif jusqu’à son ultime chute en 1957[44].
Forts de leurs propriétés éparses[45] et de leurs mandats politiques reconduits administrativement[46], une partie du lignage Ben Ali Chérif tournée vers les fonctions laïques puisera à même leur circonscription une main-d’œuvre nécessaire à la mise en valeur d’un azib[47] de près de 1.600 hectares. Déterritorialisées au milieu des années 1930, ces populations originaires de Sétif, Fedj-M’zala, de la Medjana ou de Bordj Bou Arrreridj s’embauchent, contrairement, au groupe local métissé, toujours en famille. Elles vont clore aussi, définitivement un cycle amorcé, il y a près d’un siècle. C’est non loin du bordj, à la lisière d’un périmètre[48] de moins de cinq ares dépourvu de biens collectifs que s’installent cette population originellement éprises de grands espaces. Une mise en rivalité savamment orchestrée va alors prendre immanquablement, dans l’engrenage les groupes en présence et profiter durablement aux Ben Ali Chérif. Effectué sur le tard, ce recrutement ne déploie plus les fastes d’une procession mais un essentialisme[49] flattant leur force travailleuse à la paresse des absents. Depuis leur dâr lɛezz[50], l’informateur tente, à posteriori, de faire valoir la force du groupe nomade face à un pouvoir arbitraire qui ne souhaite que les asservir. « Ces ouvriers célibataires, qui habitent l’azib sont commandés selon le bon vouloir des Ben Ali Chérif parce qu’ils leurs avaient donné une maison. Mais celui qui est venu avec sa tente, que pouvait-il lui faire ? S’il le rabrouait le nomade repliait ses effets et le voilà aussitôt reparti… Chez nous, les anciens ont transmis une sentence redoutable : Il n’y a pire humiliation (ddel) qu’un homme venant réclamer son dû ou vous demander de sortir de sa maison ».[51]
Pris dans le piège de la division, les nomades, dans le désir de se distinguer et d’être soi,[52] vont éluder toutes relations avec leurs congénères[53] pouvant faire émerger, une issue dans la solidarité ou une force en contre-pouvoir. Exploités, la cécité des nomades se perpétue dans leur hiérarchisation et le refus de contracter toutes alliances matrimoniales comme pour brouiller dans la confusion des stigmatisations subies des blessures réciproques. Placés en semi autonomie, leur docilité crescendo testée facilite in fine leur sédentarisation. « Les nomades étaient venus pour couper les blés puis ils voulaient repartir. Les Ben Ali Chérif ont refusé car ils avaient encore besoin d’eux. Ils sont donc restés pour la cueillette des olives puis, après avoir terminé ils les ont orientés vers la forêt près de la gare. Ils ont enlevé tous les arbres, les buissons, les cactées, ils ont tout nettoyé…et lorsque la saison des olives était revenue, ils sont restés pour la cueillette… Ils faisaient toutes sortes de travail mais, ils les payaient. »[54] Sédentarisation et monétarisation scellent un type de rapport nouveau basé sur le clientélisme où la concurrence économique se traduit par une exploitation (ssexdem) immédiate de ces hommes de peine. Déracinés, fixés arbitrairement selon le bon vouloir du régisseur, tributaires exclusifs des desiderata du groupe restreint, la servitude des populations nomades épousent des formes les plus sournoises de la dépendance pour les précipiter vers la mort. Assignés à occuper des activités dévalorisantes très peu lucratives[55] au sein d’un espace insalubre et marécageux, ils vivent çà et là d’expédients au sein d’une infrastructure téléologique où la ségrégation et l’antagonisme des groupes érigées en termes concurrentiels profitaient aux intéressés seuls.
Depuis la vallée, le lignage saint Ben Ali Chérif consolide son monopole par la dépossession-exploitation des hommes et des communautés. Leur longue disgrâce prend alors fin avec le départ du dernier colon suisse-allemand la veille de la Grande Guerre. Captés et déracinés, ce sont des êtres asservis, qui assurent par leur claustration au bordj le modèle général[56] de la sujétion au despote : le bachagha Mohamed Saïd Ben Ali Chérif (1893-1952). Dans une fulgurante ascension, il[57] usera du truchement pour assurer aux dépossédées du siècle colonial, la présence symbolique de l’absent pouvant extorquer d’autorité la plus-value de leur travail. Concomitamment, une très forte laïcisation gagne les membres du lignage saint arc-boutés, dès lors, au train de vie seigneurial qu’aux rigueurs sacerdotales[58]. Tenu fermement par l’un des rares serviteurs noirs au zèle tragique, le bordj intègre en son sein son cortège de violences autour d’une semblable hissée au rang de concubine.
L’ordonnancement du monde clos met quotidiennement à l’épreuve une main-d’œuvre croissant avec les exigences matérielles d’un lignage placé sous le régime de l’indivision[59]. Dès les premières lueurs du jour (tasebḥit), le monde domestique grouille jusqu’au crépuscule (lmeɣreb) cristallisant[60] l’aumône quotidienne auprès d’un membre exclusif du lignage saint. L’accueil pêle-mêle des domestiques au sein du bordj brasse une population féminine où l’enfant côtoie l’adulte parvenu dans ses implacables renoncements au grand âge de la vie. Le côtoiement intergénérationnel maintient l’unité du groupe dans une silssila ininterrompue où l’apprentissage s’accorde à la déférence langagière du Sidi, Lalla ou du plus nuancé Nana[61]. L’éducation à la docilité des petites filles alterne à la souplesse de leur initiation les jeux d’une enfance taquine. Soufflant l’air frais de leur présence juvénile, ces petites mains vont distraire, amuser, occuper un lignage frappé par des nombreux deuils qu’une domesticité inspirée excipe du silence. Les fillettes sont initiées par les porteuses de mémoire dont le grand âge et l’impotence les ont placées à la marge du lignage. La transmission de la domestique, au lendemain d’une disparition effectuée en lignée directe laisse, néanmoins, sourdre des rivalités entre les branches collatérales écorchant chemin faisant l’unité factice du lignage autour d’un même pot. Le monde de l’enfance s’achève définitivement lorsque les Ben Ali Chérif décident de l’éloignement des petits garçons[62] sanctionnant là un règne sans partage des femmes. Jouissant d’un pouvoir absolu, le bachagha Mohamed Ben Ali Chérif (1893-1952) exerce sa domination sur des êtres dont la claustration est rarement disputée. Aussi, à la lumière de leur déréliction, le sort des enfants abandonnés en Kabylie coloniale, mérite sans doute d’être davantage nuancé[63].
La mise au travail au sein du bordj s’organise depuis un quadrillage extrême des activités et des individus assignant, à chacun, sa place au sein d’une infrastructure qui facilite écrit Michel Foucauld, le contrôle et travail simultané de tous[64]. La parcellisation des activités multiplie une présence surveillée où chaque domestique pressent de sa nécessité dans l’accomplissement de la tâche assignée dans une conscience scrupuleuse, presque religieuse. La fabrication quotidienne du couscous et pain des pauvres vient cimenter durablement les récits non pas d’une charité dénaturée écrit Giovanni Lévi, mais d’une structure à la remorque des miséreux. A l’instar du propre et du sale, la distribution du pain par la concubine du bachagha et le travail de la lingère balisent l’échelle de la domesticité et tout autant les consciences que la place de chacune. C’est de manière toute aussi lucide que la lingère, entérine sa condition hier de « garçonne » à tout faire (tagarsunt) qu’elle justifie par son grand dénuement et l’absence de parenté. Devenue une frêle septuagénaire, son récit passe sous silence toute acrimonie comme si la comptabilité du donné et du reçu[65] restitue l’intégralité de l’échange où le nnif vient in fine la préserver du reniement.
Usage courant des sociétés pratiquant l’esclavage, l’entrée en domesticité s’accompagne d’une véritable perte identitaire, par ceux qui précisément, viennent en 1883 à détenir le registre d’Etat-civil de la tribu. A la filiation tronquée, se substitue donc, un sobriquet, une origine ethnique ou tribale mais sanctionne, de manière plus évidente, une activité au sein d’un bordj où le langage du travail devenait envahissant.[66] Loin d’être une figure fictive, Aïcha lqahwa a été spécialisée dans la préparation du café au bordj. Aussi, le prénom de la domestique est systématiquement modifié s’il vient se confondre à celui d’un membre du lignage. Dépouillés de ce qui constitue avec le visage, un porteur d’identité,[67] les domestiques, écrit très justement, Nathalie Heinich, ne pourront rester identiques en se continuant dans le temps. Les signes imparables de la servitude surgissent lorsqu’une mère donne un prénom à son enfant se confondant à la généalogie de ses maîtres. Baya, une ancienne domestique à qui déjà l’on avait déjà substituer l’identité, songe donner le prénom du bachagha à son fils tout en sachant qu’en parfait despote, il en avait interdit l’usage. En usant d’un prénom double, l’informatrice ne veut léser personne. « Je m’appelle Baya mais, ils me l’ont changé en Louiza. C’est lorsque, je suis revenue dans mon village que j’ai retrouvé mon véritable prénom. Mon fils, mon fils, je l’ai appelé, on l’a appelé Idir. Je l’ai appelé Mohamed. Et puis, je venais de me souvenir qu’il y avait déjà Sidi Mohamed Ben Ali Chérif alors, je l’ai changé en Idir. Je lui ai donc changé de prénom. Je craignais la maison du cheikh, car, ils n’aimaient pas que l’on empreinte leurs prénoms. Non ! Nous ne pouvons pas les réincarner ! Alors, je l’ai changé en Idir. Sur les papiers c’est Idir, mais c’est Mohamed. » En la désignant d’un prénom autre, les Ben Ali Chérif neutralisent toute confusion compétitive[68] avec une des leurs : la jeune Baya veuve de son cousin Ahmed Ben Ali Chérif, (1880-1923), un caïd à la carrière fugace dont la branche s’éteint faute de descendance. La position affaiblie du père[69] et l’absence symbolique de l’époux rattachent de facto les enfants du monde servile à leur maître. Ultime dépositaire de la mémoire sinon de l’âme de la famille,[70] n’est-ce pas les anciens domestiques qui procèdent à ce jour encore à l’inhumation des Ben Ali Chérif[71] depuis leur cimetière privé de Chellata ?
Depuis un double front de parenté, la distribution stratégique des activités s’organise. Les C. de Chellata et les I. de Fethoune en principaux bénéficiaires excipent à l’alliance mythique, l’union avec la favorite. Véritable cénacle fermé, ces hommes investis des postes politiques locaux (mezzouar, akel…) sont les yeux et le corps du bachagha qui mobilisent, surveillent, terrorisent et gèrent l’intendance pratique des bras et des esprits. Ces précieux appuis où la délation et l’arbitraire entretenus sont érigés en système leur assurent l’accaparement de toutes les activités stratégiques qui, les éloignent durablement du spectre de la faim. Très prisé pour leur savoir-faire les domestiques vont bénéficier d’une plus grande liberté de mouvement tout comme s’assurer une sécurité alimentaire dont elles ne tirent pas profit en raison de la très forte mortalité sévissant au sein du groupe servile. Plongé dans un sordide matérialisme[72], le surplus en nature d’une rétribution durement acquise ne trouvera pas de bouche à nourrir. « Ma grand-mère travaillait et allait à Akbou faire les courses pour les femmes maraboutiques. Elle était spécialisée dans l’affinage de la semoule qui était fabriquée au moulin… A force d’affiner, ses mains étaient devenues méconnaissables…En fin d’après-midi le régisseur lui remplissait un panier. Elle rapportait jusqu’à vingt kilos (lgelba) de semoule par jour. Mais nous ne la mangions pas entièrement, nous la vendions car il n’y avait personne pour manger »[73]. Abandonnée à la zâwiya de Chellata à la fin du XIXe siècle, cette affineuse originaire de la tribu des Fenaia, non loin de Bougie, travaille seule sans pouvoir transmettre son savoir-faire à sa fille et deux petites-filles qui s’échinent isolément dans le bordj. Dans une économie où seuls les Ben Ali Chérif thésaurisent, consomment et gaspillent, l’exploitation tout comme le cloisonnement des savoir-faire conduisent à un appauvrissement généralisé de l’infrastructure et annihiler tout individu ou classe émergeante.[74] Plus misérable que la génération précédente, cette dépossession renforce un peu plus la dépendance des asservies réduites à une force brute de travail. Au visage généreux de l’affineuse succède la figure aliénée de sa petite-fille domestique.
Souffrante du peu d’estime de la famille maraboutique et de l’absence d’une parenté prise elle aussi dans les rets de la servitude, l’informatrice victime empêtrée d’une mise en rivalité aiguisée est réduite à l’état de forçat du travail. Volontiers frondeuse, sa colère jamais excipée, livre, dans la cacophonie des souffrances, l’impitoyable exploitation d’alors. « Je travaillais dans la ferme, je secouais le lait pour en faire du beurre. Je lavais les pièces dans lesquelles ils entreposaient le lait et le lait caillé alors que ma sœur travaillait auprès de l’institutrice française qu’elle aidait… Je devais dépoussiérer les pièces et les nettoyer et dès que je revenais, Kaïssa m’avait déjà préparé une baratte pleine de lait que je devais secouer pour en extraire du beurre. L’après-midi, je devais aller travailler à la ferme… située entre l’azib et la ferme, il y avait trois kilomètres, c’était beaucoup. De retour, je devais rapporter des braises (tirgit) nécessaires à la cuisine préparées auparavant par les imstuǧar, ces hommes spécialisés qui secouaient les oliviers… Je remplissais alors deux récipients auxquels je rajoutais du fil de fer pour les emporter »[75]. Pour redresser un esprit retord, le corps est abruti de toutes parts de tâches harassantes, répétitives et repoussantes. Leurs multiplications quadrillées dans un espace-temps brouillent l’indocilité de la domestique réduite alors à une force de travail mécanisé.[76] Happée par la nuit tombante, c’est l’obscurité qui vient surprendre la domestique dans son ultime effort. Afin de l’éloigner de toute contamination séditieuse, les Ben Ali Chérif envisagent en dernier lieu un mariage très précoce auquel s’oppose la domestique. En vain. Ce bref mariage ponctué par l’autre violence de l’époux et la mort d’un nouveau-né est suspendu unilatéralement par la famille maraboutique qui récupère à nouveau leur domestique. Nettement moins frondeuse, la sœur aujourd’hui disparue se voit placer au service de l’institutrice française dont la trajectoire à l’instar du régisseur, fait l’objet d’un semblable dévoiement.
Sans doute d’origine italienne, l’institutrice française surnommée, cheikha par la population locale réside depuis les années 1910 à l’azib Ben Ali Chérif pour dispenser d’un enseignement les enfants du lignage saint. Sa présence éloigne davantage les héritiers de leur enracinement local pour accentuer un peu plus leur distinction dans l’identité culturelle[77]. Intermédiaire culturel de choix, les travaux[78] de Daniel Roche montrent l’importance du précepteur comme signe ostentatoire mais nécessaire au train de vie nobiliaire. Secondée dans sa tâche par une domestique au profil gratifiant, c’est l’exploitation d’un chagrin affectif qui va lier définitivement son sort aux Ben Ali Chérif. Dans son désordre affectif, l’institutrice va confondre[79] sa vocation aux recluses de Chellata. Bénéficiant de son enseignement, un membre direct du lignage saint[80] met en exergue les tourments d’un être déchiré prêtant dévotement fidélité à son défunt amour comme pour mieux se dévouer à sa famille de substitution. « Elle est restée célibataire. Elle nous racontait qu’elle avait aimé un ingénieur dans une mine où elle avait enseigné je crois. Et puis, cet ingénieur est mort dans la mine et puis elle s’est juré de ne plus jamais se marier »[81]. Si l’institutrice tient une place de choix, sa situation au sein d’une infrastructure usant d’une très nombreuse domesticité[82], s’avère humiliante sitôt que son rôle décline. L’après certificat d’études relègue cette médiatrice culturelle à la cohorte silencieusement soumise des tiqeddacin, domestiques à tout faire. Inhumée au cimetière chrétien d’Akbou, la trajectoire de l’institutrice au-cœur-simple imite le sort des milliers de domestiques et petits colons exploités sans vergogne à partir des bouleversements de leur vie sinon de la vulnérabilité de leur être.
Hissée dès le XIXe siècle, au sommet de la hiérarchie servile[83], c’est à la domestique-concubine qu’est dévolue la fabrication et distribution du pain et couscous des nécessiteux. Chargée de toute l’intendance du bordj, les Ben Ali Chérif sauront tirer profit d’une main-d’œuvre affectivement acquise ne menaçant en rien les fondements du lignage. Indifférence feinte, beauté louée intelligemment fructifiée, fourvoiement et trahison de sa première condition viennent animer les prises de position encore passionnées des mémoires.
Originaire du village de Fethoune non loin de Chellata, c’est une fillette de 5 ou 6 ans qui intègre le bordj avec sa mère dans les années 1910. Dans la force de l’âge, le bachagha auréolé de titres s’éprend d’une domestique qu’il voit grandir dans son bordj pour la propulser affectivement et matériellement au rang de concubine. Domestiques, demeure attitrée et retombées matérielles gratifiantes d’un amour ancillaire délivrent la concubine et ses proches de l’ingratitude des tâches sinon, de l’emprise féminine maraboutique tant redoutée. Hissée de manière inespérée, l’élue conforte sa position non pas de sa seule beauté unanimement louée mais de l’appui d’une mère audacieuse, valorisant à dessein sa progéniture. Une véritable mise en scène n’échappant à personne transforme la domestique-maîtresse en véritable pôle d’attraction[84]. C’est une cour balayée des jets rafraîchissants de sa fontaine et tapissée de magnifiques mosaïques qui s’illuminent de ses gestes gracieux. « Elle était habillée de vêtements merveilleux. Que faisait-elle alors ? Elle s’installait sur une couverture de laine tissée (tagartilt)…Par-dessus, sa mère déposait une peau de mouton (tahidult)…Alors, celle-ci s’asseyait et enduisait le couscous d’huile d’olive »[85]. Véritable exhibition, concubine et mère confondues s’extirpent de la scène de l’anonymat des sans-voix. Dans l’effort déployé, générosité et abondance suggèrent une volupté à peine voilée où la stratégie participe tant de la ruse du jeu des actrices que d’une joute à l’adresse de chaque regard. A la complicité maternelle, la concubine compte-t-elle aussi sur une domesticité soucieuse de flatter son ego avec celles, qui partageaient, hier encore, sa condition. Bien qu’élevée au rang de concubine, l’intéressée valide son infériorité en optant pour une attitude déférente. C’est pourquoi, sont sollicitées l’aide et la discrétion de domestiques afin de neutraliser toutes animosités lignagères dans ses capacités[86] et ses succès auprès du bachagha Mohamed Ben Ali Chérif (1893-1952). En véritable maîtresse, la nombreuse domesticité oscille entre d’une vision téléologique, d’une société immuablement figée à ses ordonnancements et le pragmatisme d’une gardienne disposant à son entière guise des clés de la réserve (lmexzen).
Au sein d’un bordj mêlant à ses intentions charitables la cruauté d’un régime coercitif,[87] les domestiques nourries au pain de leur condition, éclairent le rôle de cette intermédiaire au sein d’un espace intentionnellement carencé : [88]
Ur ntett a naṛwu Nulle, ne mangeait à satiété,
Ur nettlus a naɛyu Nulle, n’était vêtue à en être lassée.
Loin de les avoir quitté, la faim continue de hanter des corps contentés des restes non consommés. «Lorsque la concubine finissait sa distribution aux pauvres, nous allions la voir car nous avions faim. Nous allions la voir pour lui demander un peu de couscous d’orge ».[89] Ces largesses n’incarnent en rien un acte miséricordieux, mais une stratégie tendant à rendre les conditions de réclusion et d’exploitation plus acceptable, d’en perpétuer le système. Le jugement d’une ancienne domestique vient cependant nuancer la générosité de celle pour qui la faim ne tenait plus lieu de mesure (iqeyes ccer). « Si elle a été généreuse avec vous, elle vous donnera une moitié d’une galette (taḥbult). Si elle vous aimait bien, elle ne vous fera pas manger de nourriture à base d’orge (timẓin). C’est tout »[90]. Dans une charité ajustée, la concubine incarnant à ce jour la dorsale du ṣsef rival ne manque pas de sanctionner une domesticité ou tout groupe restreint qui ne lui était pas acquis. Jugeant des intérêts qui la guident à la proximité d’avec les puissants,[91] une domestique jauge de sa générosité lors de la distribution du couscous à partir du positionnement de ses mains : Disjoindre ses doigts, c’est exprimer sa largesse, les refermer, c’est donner dans la retenue. Figure hybride[92] de la domesticité, la concubine dissimule dans l’érotisation d’une soumission[93] un rapport de force, qui la mène à sa perte. En bridant systématiquement les fruits de leur relation ancillaire à l’intérêt du lignage, la favorite ne pourra jamais, écrit le sociologue égyptien Mansour Fahmi,[94] se greffer à la prestigieuse généalogie ni accéder à une situation d’héritière. Disparaissent aussi ses privilèges avec celle du bachagha en 1952. Abandonnée à la masse anonyme lors du départ précipité des Ben Ali Chérif vers Tunis en 1957, ses compromissions ne lui permettront pas d’affronter avec les siens l’épreuve de la guerre d’Algérie.
Dans son implacable dureté, l’univers clos du bordj Ben Ali Chérif organise l’exploitation des recluses tirant impitoyablement profit des exclues du système colonial. Malmenées et réduites à des forces vives, ces dernières sont remerciées au terme d’années d’enfermement arbitraire d’une dot misérable, reflet de leur condition. Déployé sous toutes ses formes, le spectre de la servitude réoriente ses faisceaux autour des dispositifs fondateurs de la tribu. Les mécanismes de la tiwizi réactivés par une cascade de commandement parviennent à puiser à grande échelle une main-d’œuvre nécessaire à la mise en valeur de l’azib Ben Ali Chérif.
A l’épreuve de la longue durée, les travaux de Jacques Berque ont montré qu’au contact de l’administration coloniale, les détenteurs de titres de commandements détournent la coutume pour l’ériger en droit exclusif sinon en contrainte. C’est l’équilibre rompu de 1871 qui autorise et libère les Ben Ali Chérif tout autant que les colons de leurs appétences. Fondatrice de solidarités et de l’unité tribale, la tiwizi convertie en instrument de coercition devient l’euphémisme du « travail de droit », (lxedma s lḥeqq). Tous sont indistinctement convoqués aux corvées et, à l’instar des forces closes du bordj, les tolbas constituent le pendant d’une main-d’œuvre à demeure mobilisable et corvéable à merci. Un taleb dont le perfectionnement s’est effectué dans le berceau de Chellata, se souvient de ceux qui arpentaient les magnifiques oliveraies spoliées du Cheikh el Haddad sous le caïdat Saïd Ben Ali Chérif (1900-1961). « Les tolba de Chellata étaient divisés en deux niveaux. Il y avait des tolba[95] qui étudiaient le ilm qui n’allaient pas ramasser les olives. Ceux qui partaient ramasser, les olives, c’étaient les petits qui étudiaient seulement le Coran car ils n’étaient pas encore parvenus à lire le doros. Ce sont eux, qui partaient à la cueillette. Ils partaient 15 jours, 20 jours à Bou Hamza car les Ben Ali Chérif avaient des champs d’oliviers là-bas »[96].
A la masse flottante des tolbas, des voix rétives se font entendre. S’engage, aussitôt, une épreuve de force inégale où l’arbitraire vient en écho aux forces coercitives. Amende (lexṭiya), exploitation (ssexdem), coups de cravache, prison et transfert extrême vers le bureau arabe d’Akbou viennent à bout de la contestation. Le fils d’un modeste fellah évoque le sort d’un père pris dans les fourches caudines des Ben Ali Chérif. Ses résistances lui valent humiliation, travail forcé et la prison personnelle du lignage saint désignée à ce jour de chaudière. « Mon père, ils l’ont emmené en prison. Il avait beaucoup d’enfants. Il travaillait chez les gens ; il piochait leurs terres. Les Ben Ali Chérif s’accaparent les hommes. Il faut que tu travailles chez eux à l’époque des labours, à l’époque des olives. Mon père leur avait pourtant dit qu’il avait des enfants et qu’il voulait travailler pour les siens. Ils l’ont emmené dans leur prison. Ce sont des travaux forcés. De l’aube jusqu’au coucher du soleil sans manger. Mon père n’en voulait pas. Ils ont donc rétrocédé mon père au commissaire d’Akbou qui avait besoin de main-d’œuvre pour son étable. Durant 15 jours, il nettoyait l’étable des vaches… Cela se passait en 1945-1946. A l’époque, lorsque les Français avaient besoin de main-d’œuvre ils demandaient aux Ben Ali Chérif »[97]. Titre de commandement et accaparement du foncier mené à son terme au lendemain de la Grande Guerre finalisent la mainmise des hommes faisant voler en éclat des solidarités séculaires. Ce que le capital symbolique ne peut plus drainer est commué progressivement en droit exclusif, à sa traîne, sa force coercitive renforcée d’appui réciproque[98]. Dans les tribus de la commune mixte d’Akbou, les premières des salves ne seront-elles pas dirigées vers ces intermédiaires appelant précisément aux corvées en tout genre et précipiter dès 1955, le départ des Ben Ali Chérif vers Tunis ?
Depuis des trajectoires dévoyées, le monde de la servitude s’organise autour d’un puissant bordj confisquant pêle-mêle et à dessein les ressources, le devenir d’une institution religieuse tout comme le destin des hommes. Autour de figures atypiques acquises, l’exploitation des forces s’organise dans le détournement des valeurs tribales allant jusqu’à brandir sa force coercitive. Confronté aux premières contingences d’un 20e siècle dorénavant politisé, le maintien tout comme la reproduction des assujettis s’avère un exercice de plus en plus laborieux.
En conservant la mainmise sur la population asservie, les Ben Ali Chérif élaborent des stratégies matrimoniales complexes alternant au célibat prorogé, l’union matrimoniale comme un mal nécessaire. Un savant machiavélisme projette, retarde, annule voire avalise l’union de semblables à partir desquelles les femmes s’affranchissent définitivement de leur condition. Evinçant tout groupe de parenté, le lignage saint, renforce l’isolement du groupe et leur métissage alimentera longtemps l’opprobre des populations locales. Alors que le spectre de la faim entérine la claustration d’êtres esseulés, les ravages de l’enfermement s’avèrent tout aussi effroyables. S’impose, alors, le retour de la servitude sainte volontaire.[99] « Ma tante paternelle a travaillé chez les Ben Ali Chérif jusqu’à ce que sa ‘verdoyante jeunesse ne se mue en herbe séchée’. Elle est restée chez eux toute son existence sans jamais se remarier. Lorsque j’étais née mes parents avaient fait une fête. Elle était venue nous rendre visite, mes parents l’avaient invitée. Elle venait tout juste de se marier. Elle est restée trois jours chez nous, sa belle-famille s’en est inquiétée et lui reproché sa trop longue absence. Elle s’est contentée de leur dire qu’elle renonçait à son mariage et demanda aussitôt le divorce. Depuis ce jour, elle ne s’est plus jamais remariée, elle n’a fait que travailler dans la maison des Ben Ali Chérif jusqu’à ce qu’elle atteigne les 85 ans et mourir»[100]. Ce qui menace l’ombre de chaque domestique soulignent, de concert les travaux d’Albert Memmi[101] et d’Anne Martin-Fugier, c’est l’identification au maître jusqu’à croire faire partie véritablement de leur famille, de les suivre dans l’exil même. L’incapacité d’adaptation se solde par un célibat et une réclusion définitive profitant au terme de leur validité à l’infrastructure Ben Ali Chérif.
Si la durée de l’enfermement des domestiques au sein du bordj est à corréler étroitement à l’allégeance des familles, le maintien en célibat des meilleurs d’entre eux s’avère être à terme une gageure. L’opacité d’un pouvoir discrétionnaire est explicitement déplorée tout comme cette mise en attente ad vitam æternam, évoquant celle même du taleb- régisseur en épousailles le soir de ses quarante ans. « Lorsque, les prétendants se présentaient un à un, les Ben Ali Chérif faisaient toujours les difficiles. Ils disaient à chaque fois que ce n’était pas celui-ci, que ce n’était pas celui-là, que l’autre ne leur convenait pas encore. En laissant filer le temps, la personne se retrouvait happée par son grand âge. En refusant à chaque fois, les Ben Ali Chérif justifiaient toujours leur exigence par leur bon choix »[102]. Prise dans les rets d’une autre temporalité, les considérations bienveillantes, n’ébranlent en rien la détermination la domestique souhaitant, elle, mettre un terme à dix-sept années de servitude entre 8 et 25 ans. Anodine en apparence, l’union de cette domestique s’effectue dans des conditions pour le moins particulières. Bénéficiant de l’abnégation paternelle[103], le prétendant, fréquente assidûment le bordj allant jusqu’à ravir une de ses locataires. Aimant sinon endurant, ce dernier se saisit de la métis des grands lignages pour réitérer sa requête. En acquiesçant plus d’une année après, les Ben Ali Chérif s’assurent de ne pas perdre[104] un homme lige en réalité, c’est dans l’étroitesse du bordj que se trame leur déclin qui met à sac l’écho immuablement figé des moussems où le bachagha venant, soustrayait qui bon lui semblait parmi l’assistance féminine. Sur la longue durée, le pragmatisme des Ben Ali Chérif vise autant l’exploitation que la reproduction des forces vives nécessaires à la valorisation de leur latifundium. Né du chaos colonial, le monde clos de la servitude secrètera au terme de ses violences ses implacables exclusions et indélébiles traumatismes que le terrain excipe toujours. Inséré dans un espace régional hostile, le groupe hier asservi[105] affronte isolément à ce jour, les enjeux ravageurs d’une mémoire encore trop parcellaire.
L’après crise économique mondiale amorcent une paupérisation quasi-continue de l’infrastructure Ben Ali Chérif :[106] La famine qui enfermait libère à nouveau les Hommes. Les crises frumentaires à répétition, le recours au crédit et la vigueur politico-religieuse de l’un de ses meilleurs tolbas sont relayés par l’offensive des partis politiques naissant qui opèrent, de concert, un véritable travail de sape auprès des asservis. L’air de la liberté souffle sur ces consciences nouvelles ; elles paraphent leur véritable acte d’émancipation[107] dans la fuite (imhajren).
Véritable laboratoire politique, la vallée de la Soummam participe de l’agitation maghrébine[108] : Elle devient un espace disputé des forces politico-religieuses des années 1930. Les leaders communistes, de l'Association des Oulémas Musulmans Algériens de Ben Badis et de la Fédérations des Elus Musulmans du docteur Benjelloul atteignent des sommets d’influences inégalées[109] jusque-là. En même temps, le lignage saint en perte de vitesse politique, se signale auprès d’un Benjelloul par des atavismes éculés[110]. S’emparant du leadership réformiste en 1940, Bachir al-Ibrahimi l’ancien taleb-régisseur qui a échappé aux geôles Ben Ali Chérif quadrille inlassablement de ses prêches (lxetba) leur fief depuis les zâwiya acquises à l’islah tout en œuvrant, inlassablement, pour une politique de la main tendue[111]. Après tergiversations, reculades et embarras, la rupture avec le leader réformiste est définitivement consommée[112]. Indissociable du volet politique, les Ben Ali Chérif doivent affronter concomitamment des crises frumentaires[113] et financières à répétition. Aggravées par la monoculture, l’archaïsme de l’infrastructure se signale aussi par l’absence de tout livre de compte. Grand seigneur, le lignage en sursit proroge sa survie en ayant recours au crédit auprès de la bourgeoisie naissante d’Akbou[114]. Pour les mémoires, c’est véritablement le typhus de 1943 qui sonne définitivement le glas d’un lignage recroquevillé de long mois dans son bordj. Dans l’effervescence de la Seconde Guerre mondiale, Etat colonial et familles loyalistes, se soutiennent mutuellement du grondement de la rue politisée, de la dérive nationaliste sinon davantage de la présence anglo-américaine.
Pour proroger leur survie, les Ben Ali Chérif sollicitent l’obtention de grains via un réseau activé par des colons et notables tels que les Benabid ou Tamzali en particulier. Le recours systématique à l’administration coloniale n’est pas sans conséquence. Il va considérablement affaiblir les requérants sinon affuter le jugement des domestiques doutant dès lors, du bien-fondé d’une institution monnayant à dessein le pain de leur peine (lxedma weɣrum). L’absence en quantité suffisante de pain, maltraitance et la conscience de travailler à corps perdu sont déterminants dans le départ définitif d’une domestique vers une structure étatique n’éludant pas les compensations d’une vie de labeur. « Zahra l’Arabe, que Dieu ait son âme ! Elle a travaillé, travaillé, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’on la brutalisait. Alors, elle est partie travailler à l’hôpital d’Akbou jusqu’à sa mort. Elle lavait le linge et a fini par toucher une pension de retraite après la guerre. C’est seulement en raison du pain qu’elle s’était fixée à la maison du cheikh ! »[115]. Aux griefs récurrents relayés par la presse nationale[116], le partage des terres, de ses usufruits et l’absence de pension de retraite pour des milliers de vies confisquées viennent, comme un leitmotiv, structurer l’antagonisme des mémoires. En réclamant légitimement réparations, les anciens asservis et leurs descendances ne tentent-ils pas à ce jour de s’extirper de cette humiliante gangue née de l’histoire coloniale ?
La rupture consommée de 1950 se signale comme un échec et engage définitivement les Ben Ali Chérif dans l’impasse politique surtout après la brutale disparition du bachagha Mohamed Ben Ali Chérif en 1952. C’est un lignage exsangue et un Etat colonial sans voix qui peinent à donner un corps à l’absent. Et, dans l’urgence, on bricole de dernières lueurs[117]. Le deuil d’une année imposé à la tribu n’entrave en rien la détermination des hommes engagés dans la voie de la résistance. L’extrême déshumanisation en appelle à l’évasion même tragique comme d’une ultime issue. Si l’échappée des assujettis ne peut, se prévaloir d’une typologie[118] en raison d’un terrain maghrébin trop parcellaire, elle sanctionne pêle-mêle des conditions de travail, d’exploitation et d’humiliation dans un espace acquis aux voix du nationalisme, de la liberté. Dénoncé pour avoir empiété sur les privilèges de ses maîtres en faisant un élevage de pigeons[119], domaine alors réservé exclusivement aux femmes de colons, un berger est giflé par le bachagha, après le coutumier baisemain de la soumission. Agé de 81 ans lors de l’entretien, l’informateur relate sa fuite effrénée. Et, la crainte des bravi, des rigueurs hivernales n’entament en rien sa détermination tissée par l’expérience de chacun.
« Un jour, j’étais en train de faire paître les bêtes. Le bachagha m’a donné une gifle alors que je venais de le saluer par un baisemain. Parce que si vous ne le saluez pas comme il se doit, il vous mettra une amende ! … J’avais rencontré un vieux monsieur je m’étais dis que si j’allais vers Alger, il y aurait tous les gens des alentours qui pourraient me dénoncer auprès des Ben Ali Chérif qui me feraient capturer et me ramener jusqu’ici. J’ai demandé où se trouvait Annaba, car je savais qu’il n’y avait personne de la commune. Il m’a dit si je voulais emprunter la voie ferroviaire ou la route. Je devais aller jusqu’à Bougie puis tourner : Jijel, Milia, Skikda, Azzaba et Mondovi. Je suis arrivé à Annaba un mois après. A pieds. J’ai marché pendant un mois en hiver pieds nus ! Je n’avais pas de papier, je n’avais de papier ! C’était au temps de la guerre ! Sur ma route, j’ai rencontré des Américains qui me disaient : Come on ! Come on ! pikinini, come on pikinini ! Ils m’ont donné du pain. J’avais de l’argent mais je ne pouvais pas prendre le train car je n’avais pas de laisser-passer. Il y avait des gendarmes dans la rue… Arrivé à Annaba, je suis resté quinze jours dans un hammam. J’utilisais des cuvettes tunisiennes pour faire désenfler mes pieds qui étaient devenus comme ce tronc d’olivier… Lorsque j’étais guéri, je me suis mis à travailler pendant huit ans… Et puis, je suis parti en France où j’ai trouvé aussi les tickets de rationnements. »[120]
Faisant partie intégrante du système, la délation intègre le cortège des violences infligées aux hommes de peine. Opéré publiquement, la dimension théâtrale des sévices donne à voir un corps dévirilisé, blessant irrémédiablement l’amour propre d’un jeune homme d’une vingtaine d’années en 1942. Les abnégations passées conjuguées à l’humiliation immédiate déterminent une stratégie de rupture. Et, les conditions créées par la Grande Guerre[121], tout comme celle de 1939-1945 viennent affermir les consciences d’un puissant et déterminant nationalisme. « J’ai décidé de ne plus jamais revenir ici. J’ai juré de ne plus revenir là, où il y avait des bachaghas ! Là, où il y avait des caïds ! Sauf, si l’on me ramenait dans un cercueil mais, là, je n’y pourrai plus rien ! Je ne reviendrai que lorsqu’ils disparaîtraient définitivement »[122]. Effacer toutes traces de dépendance ne survient, souligne très justement Claude Meillassoux, qu’avec la fuite hors des terres de la servitude.[123] Depuis Saint-Etienne, ce berger analphabète s’improvise mineur. Il n’oublie pour autant pas les raisons de son tragique exil et va s’acharner, des années durant, à combattre ce système inique depuis la métropole en « faisant de la politique ». L’engagement de son combat est tel, qu’il fait l’objet d’une seconde délation éliminée, elle, par le F.L.N. Le reste de son séjour n’est alors qu’une succession de geôles françaises puis algériennes jusqu’à quelques mois de l’indépendance.
Au lendemain de la soumission de la Kabylie, une recomposition politique permet à une seule poignée de profils tenaces de rester en lice. Forts de leurs assises religieuses et matérielles, les Ben Ali Chérif gagent la survie de leur lignage par sa fission et, acquiescent à une reterritorialisation. Depuis la vallée, le lignage saint place alors l’institution religieuse à la remorque du bordj et consolide son monopole dans l’accaparement des terres et des exclus du siècle colonial. Le pain de la peine livre, sans compter, des êtres fragmentés au sein d’un bordj où se cristallise la figure despotique du bachagha relayée par une domesticité affectivement acquise. En espace de rapine, la zâwiya participe de la captation des petites mains tout comme d’une élite religieuse indéfectiblement fidèle quant à la gestion de l’infrastructure Ben Ali Chérif. Captation, fixation et reproduction d’une main-d’œuvre servile s’imposent à la mise en valeur d’un latifundium issu du chaos colonial de 1871 et de stratégies foncières implacables. Les corps déracinés, exploités asservis, et maintenus en célibat relèveront exclusivement des desiderata du groupe leader seul habilité à trancher leur union à l’origine de leur métissage et isolement. Maintenus pendant près d’un siècle sur le périmètre de leur servitude, aucune révolte ne viendra ébranler cette infrastructure qui avait su tiré largement profit des contingences de l’histoire coloniale et bâtir sa puissance par l’asservissement des hommes et des femmes.
Menacés par les premières salves, les Ben Ali Chérif sont priés de verser une rançon[124] aux maquisards qui acquiescent à leur départ entre 1955-1957. Dans la précipitation, ils confient aussi la gestion des propriétés et du bordj au taleb-régisseur et serviteur noir. Dans la ferveur révolutionnaire, un domestique encore adolescent souhaitait rejoindre le maquis. On lui autorisera l’accès qu’après avoir préalablement tué un soldat français. Celui-ci s’exécute en éliminant le serviteur noir qu’il venait de confondre avec les troupes sénégalaises. La tragique fin de celui qui incarnait jusque dans l’étymologie l’ignoble condition sonnera, aussi, le glas d’un siècle de servitude sainte.
Bibliographie
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Notes
[1] Sentence collectée auprès de Chellata, village à 1.415 m d’altitude en Petite Kabylie.
Notre exprimons toute notre gratitude à nos informateurs.
Nous remercions Jocelyne Dakhlia et Hichem Abdessamad pour leur lecture suggestive ainsi qu’à Omar Haouchi, à qui nous devons la transcription berbère.
Les pressions exercées sur le terrain tout autant que les craintes des informateurs nous obligent à maintenir leur anonymat.
[2] Lamjed B., Pouvoir et esclavage dans la régence de Tunis, Centre de publication universitaire, 2005, 165 p. p. 7.
[3] Ennaji M., Soldats, domestiques et concubines. L’esclavage au Maroc au XIXe siècle, Paris, Balland, 1994, 220 p., pp 15-16.
[4] Sharabi H., Neopatriarchy, A theorie of distorted change in arab society, Oxford, 1992, 224 p.
[5] Botte R., Esclavages et abolitions en terres d’islam. Tunisie, Arabie Saoudite, Maroc, Mauritanie, Soudan, André Versaille éditeur, 2010, 389 p., p. 7.
[6] Hammoudi A, Maitres et disciples. Maroc, Les Editions Toubkal, 2001, 277 p.
[7] Establet, C., Etre caïd dans l’Algérie coloniale, Marseille, C.N.R.S., 1991, 380 p.
[8] Laroui, A., L’histoire du Maghreb, Paris, Maspero, 1970, 388 p.
[9] Furet, F., Pour une définition des classes inférieures à l’époque moderne, Annales E.S.C., 1963, 18, 3, 459-474.
[10] Hénia, A. (dir.), Etre notable au Maghreb. Dynamique des configurations notabiliaires, Paris, Maisonneuve & Larose, 2006, 361 p.
[11] Les domestiques qui fuyaient les violences des Ben Ali Chérif trouvaient souvent refuge auprès de l’azib Michel tenu par des colons dans la tribu des Aït Aïdel.
[12] AOM. 93/4244. Note n° 5564 du sous-préfet d’Akbou au préfet de Constantine, le 20 juin 1960.
[13] Rivet, D., Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, 2002, 460 p.
[14] Service des Domaines d’Akbou.
Les propriétés Ben Ali Chérif (enfuis à Tunis dès 1955) sont confisquées pour collaboration avec l’Etat colonial. Elles sont mises sous protection de l'Etat dès 1962. De 1962 à 1972, ces terres intègrent un comité de gestion divisé en C.A.P.R.A. (Coopération Agricole Polyvalente de la Révolution Agraire) et en C.A.P.A.M. (Coopérative Agricole Polyvalente des Anciens Maquisards). En 1972 ces terres sont nationalisées par la loi 9025. Elles vont constituer le D.A.S. Akloul Ali (Domaine Agricole Socialiste). A partir de 1987, l’introduction d’une semi-privatisation divise le D.A.S. Akloul Ali en E.A.C. (Exploitation Agricole Collective) et en A.E.I. (Exploitation Agricole Individuelle). Lors de la guerre civile ponctuée par les grands massacres de 1997 et 1998, l’Etat algérien joue la carte des zâwiya pour contrer l’islam radical. C’est aussi l’acharnement d’un grand lignage sachant fructifier ses réseaux et la violence d’un contexte politique qui motivent l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat en 1998 restituant, aux Ben Ali Chérif, près de 950 hectares situés dans la vallée de la Soummam. En 2012, ces terres deviennent la propriété exclusive d’un industriel des Ouzellagen.
[15] Le nom de l’azib Ben Ali Chérif est modifié par celui de l’azib Akloul Ali (lieutenant de l’ALN 1903-1975). Comme un passé qui ne passe pas, cette toponymie ne fera jamais ancrage auprès de la population. C’est pourquoi, nous nous emploierons à garder sa première dénomination.
[16] Cottias M., Stella A., Vincent B., Esclavage et dépendances serviles. Histoire comparée, Paris, L’Harmattan, 2006, 401 p., p. 167.
[17] Dallet, J.-M., Dictionnaire Kabyle-Français, Université de Provence, L.A.P.M.O, 1982, 1052 p.
Akli. pl. Aklan : esclave de couleur et d'origine quelconque ; Axeddam pl. ixeddamen : Travailleur, ouvrier ; Taxeddamt pl. tixeddamin : Travailleuse, servante, ouvrière ; Ssexdem : Surtravailler, exploiter ; Aqeddac pl.iqeddacen : Domestique, serviteur ; Taqeddact pl. Tiqeddacin : Domestique, servante ; Tagarsunt : Terme féminisé de « garçon » employé très péjorativement et que l'on retrouve dans les régions arabophones « ittgarsi » : faire le domestique.
[18] Brunschvig, R. Abd, Encyclopédie de l’Islam, Paris, Maisonneuve & Larose, 1991, 1, pp. 25-41.
[19] Dirèche-Slimani, K., Chrétiens de Kabylie 1873-1954. Une action missionnaire dans l'Algérie coloniale, Paris, Bouchène, 2004, 153 p.
[20] Il s'agit de la révolte dite de Bou Baghla (Si Mohamed ben Abdallah Ben Abdelmalek). Mâtés et ponctionnés par le Général Camou, le tribut infligé aux insurgés sert, en particulier, à la construction du bordj Ben Ali Chérif.
[21] Grangaud I., La ville imprenable. Une histoire sociale de Constantine au 18e siècle, Constantine, Editions, Media plus 2010, 368 p.
[22] AOM, 8 H 7, Mac Mahon pour le Gouvernement Général de l'Algérie, 8.11.1853.
[23] Aissani, D., Timeemmert n'Ichelaten : Un Institut Supérieur au Fin Fond de la Kabylie, Paris, Awal 2006, 32, pp. 75-91.
[24] Levi G, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont, Paris, Gallimard, 1989, 231 p.
[25] Il s’agit des trois filles du marabout Mohamed Saïd Ben Ali Chérif (1820-1897) : Yamina, Chérifa et Fatma. Leur respective disparition (1926, 1930 ou 1931 et 1938) signe aussi le déclin progressif de l’institution religieuse.
[26] Hammoudi, A., Maîtres et…op. cit., p. 208.
[27] Patlagean, E., L’histoire de la femme déguisée en moine et l’évolution de la sainteté à Byzance, Studi Medievali, 1976, 596-623.
[28] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, le 29.10.2003.
[29] Pour sa participation en demi-teinte à la révolte de Mokrani de 1871, Ben Ali Chérif est condamné à 5 ans de prison. Ses biens sont séquestrés puis restitués par l’intervention de Mac Mahon avant son départ pour Paris. La tribu Illoulen açammeur dont il a le commandement doit néanmoins verser 399.323,30 F de tribut de guerre et céder 2.150 hectares pour la construction du village de colonisation Metz (Akbou).
[30] Dirèche-Slimani, K., Chrétiens… op. cit., pp. 73-75.
[31] Entretien à Chellata, août 2003.
[32] Lallemand, S., La circulation des enfants en société traditionnelle, Paris, L’Harmattan, 1993, 223 p., p. 25.
[33] Meillassoux C. in Cottias, M. ; Stella, A. et Vincent, B., Esclavage… op. cit., p. 369.
[34] Shame society : Concept propre aux sociétés méditerranéennes qui permet d’assurer le contrôle de ses membres autour des valeurs de l’honneur et de la honte.
[35] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, août 2004.
[36] Grosrichard, A., Structure du sérail, la fiction du despotisme asiatique dans l’occident classique, Paris, Seuil, 1994, 235 p., p.106.
[37] Cailllois, R., L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950, 250 p., p. 58.
[38] Geremek, B., La potence et la pitié, L’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Paris, Gallimard, 1987, 330 p.
Workhouse : Etablissement qui hébergeait et faisait travailler les pauvres et les vagabonds en Angleterre et au Pays de Galles entre le XVIe et XXe siècles.
[39] Dakhlia, J., Dans la mouvance du prince : la symbolique du pouvoir itinérant au Maghreb, Annales E.S.C., 1998, 735-760, p. 751.
[40] Fatma Ben Ali Chérif porte le même prénom que la mère du taleb.
[41] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, le 29.10.2002.
[42] AOM, 9 CAB 205 : Dossier personnel Bachir al-Ibrahimi.
Né en 1889, Bachir al-Ibrahimi, se perfectionne, à l’instar de son père et grand-père à la zâwiya de Chellata entre 1909 et 1911. De retour en Algérie après la Première Guerre mondiale, il est intercepté par les Ben Ali Chérif qui vont « l’inviter » à devenir le régisseur de l’azib entre 1920-1922.
[43] Grosrichard, A., Structure du… op.cit., p. 165.
[44] Claverie, E., Lamaison, P., L’impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan. XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Hachette, 1982, 361 p., p. 57.
[45] Les Ben Ali Chérif possèdent en outre des propriétés à Tixter (sud-ouest de Sétif), Hammam et Sedrata (région de Bordj Bou Arrreridj), Berdia (région de Taher) et chez les Aït Aïdel (Petite Kabylie).
[46] AOM, B3/221 : Rapport à l’attention du préfet de Constantine et du sous-préfet d’Akbou. Intervention du sous-préfet de Bougie à l’élection du délégué financier Allaoua Ben Ali Chérif, le 20.07.1935
[47] Berque, J., Sur un coin de terre marocaine : seigneur terrien et paysans. Opus Minora, t. 2, pp.9-16.
L’azib est constitué d’immenses terres de pacages, de vaines pâtures ou de friches dans la vallée de la Soummam. Quasi désert humain, ces terres collectives vont longtemps servir d’équilibre écologique aux tribus. Aux délimitations floues, ces terres dont l’exploitation est particulièrement lâche favorisent une conception extensive de l’acquisition. A l’arbitraire du pouvoir, à l’exploitation quasi-continue, à l’importance du troupeau, à la présence charismatique d’une figure, l’azib bascule progressivement sous la coupe des Ben Ali Chérif qui en font une propriété de type latifundiaire. Auparavant, sa prise en main fait l’objet d’une lutte sans merci entre : Etat colonial, Ben Ali Chérif, communautés rurales, colons et un Reilhac Chef du Bureau d’Arabe d’Akbou à la retraite qui s’improvise colon après 1871.
[48] Les populations asservies sont fixées à la lisière de l’azib Ben Ali Chérif. Contre des maisons en toub, les domestiques doivent fournir le travail depuis cet espace dépourvu de marché, mosquée où djemâa.
[49] Lorenzi-Cioldi, F., les représentations des groupes dominants et dominés, Presse Universitaire de Grenoble, 2002, 200 p., p. 32.
[50] Dâr lezz : Littéralement « Maison de l’affection » : la tente.
[51] Membre du groupe nomade sédentarisé. Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, juillet 2003.
[52] Lévi Strauss, C., Race et histoire, Paris, Denoël, 1975, 127 p., p. 17.
[53] Meillassoux, C., Anthropologie de l’esclavage : Le ventre de fer et d’argent, PUF, Quadrige, 375 p., p. 130.
[54] Entretien à l’azib Ben Ali Cherif, juillet 2003.
[55] La sédentarité fragilise le groupe nomade qui l’assigne à occuper des activités dans l’irrégularité. Ce n’est pas le cas du groupe local métissé de l’azib qui occupe lui des activités plus stables. C’est aussi sur le groupe nomade que la tribu se décharge pour exercer les activités les plus viles voire à fortes connotations superstitieuses : fabriquer du charbon de bois, chercher du bois, casser les cailloux, travaux d’élagage etc.
[56] Grosrichard, A., Structure…, op. cit., p. 147.
[57] AOM, 93/4244. SLNA, Dossier Benaly-Chérif Mohamed et sa famille.
Mohamed Saïd Ben Ali Chérif (1893-1952). Conseiller général en 1920, caïd en 1923, agha en 1930, bachagha en 1938, Grand-Croix de la Légion d’Honneur pour avoir maintenu le calme dans la vallée la Soummam lors des massacres de Guelma, Sétif et Kherrata en 1945.
[58] Lorsque la génération des femmes maraboutiques captées en 1853 s’éteint avec la disparition de Fatma Ben Ali Chérif en 1938, Mohamed Saïd Ben Ali Chérif (1893-1952) grâce à son mariage avec Hassani Aïcha ben Hallal va placer les deux sœurs de son épouse à la zâwiya de Chellata jusque dans les années 1940, moment où elles font défection pour se marier. L’une d’elle deviendra l’épouse d’Abderrahmane Farès.
[59] Le bordj Ben Ali Chérif compte 6 membres vers 1850, 9 membres vers 1900, 14 vers 1920 et 29 vers 1930. Les stratégiques matrimoniales maintiennent au sein du bordj Taous Ben Ali Chérif son époux le caïd Smati Larbi et leurs quatre enfants.
[60] Simmel, G., Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris, P.U.F., Quadrige, 2010, 756 p., p. 456.
En corrélant les informations du terrain à l’effectif du lignage (sachant que chaque femme maraboutique disposait de trois domestiques en permanence) ainsi que les éléments confirmés par Ahmed Ben Ali Chérif, le bordj avait quotidiennement à sa disposition plus de 200 domestiques jusqu’en 1957.
[61] Le « Sidi » et « Lalla », sont à l’adresse exclusive des membres du lignage. Le « Nana » revient à la concubine.
[62] Le cheikh de la djemâa n’telba, zâwiya mesure à l’aide d’un cordon (ttekka) le sexe des petits garçons puis prononce le maintien ou leur éviction du bordj.
[63] Dirèche-Slimani, K., Chrétiens… op. cit., p. 67.
[64] Foucault, M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, 360 p., pp. 168-173.
[65] Le Guillant L., Incidences psycho-pathologiques de la condition de ‘bonne à tout faire’, L’évolution psychiatrique, 1963, 28, 1, 1-65, p. 13.
[66] Cerutti, S., La ville et les métiers, Naissance d’un langage corporatif. Turin XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, E.H.E.S.S., 1990, 260 p, p. 15.
[67] Heinich, N., Etats de femmes, l’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996, 397 p., p. 152.
[68] Lorenzi-Cioldi, F., Les représentations… op. cit., p. 214.
[69] Weber, M., Economie et société, Paris, Plon, 1971, 2, 425 p., p.100.
[70] Martin-Fugier, A., La place des bonnes. La domesticité féminine en 1900, Paris, Perrin Tempus, 2004, 377 p., p. 126.
[71] L’hiver rigoureux de 1972 empêche l’inhumation de Allaoua Ben Ali Chérif à Chellata. Il repose au pied du bordj non loin du village des anciens domestiques. Ces derniers interprètent sa présence comme étant aussi leur reconnaissance divine. C’est pourquoi, ils se saisissent, de cette silssila pour élaborer leur propre récit fondateur à l’instar des habitants de Chellata avec le premier de la lignée Sidi Ouali Chérif.
[72] Veyne, P., Le pain et le cirque, Paris, Seuil, 1976, 799 p., p. 84.
[73] Entretien à Boutaghout, juillet 2003.
[74] Ceux qui avaient pu se constituer un pécule partaient systématiquement de l’Azib Ben Ali Chérif vers d’autres tribus d’où ils pouvaient acquérir une terre auprès de colons.
[75] Entretien à Boutaghout, juillet 2003.
Imstuǧar, Cette main-d’œuvre spécialisée dans le gaulage des oliviers est originaire des des Ait Zikki (Grande Kabylie). Elle est recrutée chaque année lors de la récolte.
[76] Martin-Fugier, A., La place des… op. cit., p. 110.
[77] Geertz, C., Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, 1992, Paris, Editions La Découverte, 154 p., p. 79.
[78] Roche D., le précepteur dans la noblesse française : instituteur privilégié ou domestique ? Problèmes d’Histoire de l’éducation, Ecole française de Rome, 1998, 104 p., pp. 13-36.
[79] Heine, N., Etats de femmes… op. cit., p. 270.
[80] Entretien avec Ahmed Ben Ali Chérif à Paris en octobre 2003.
[81] Entretien avec Ahmed Ben Ali Chérif à Paris en octobre 2003
[82] Compton-Burnett, I., Serviteur et servante, Bibliothèque l’Âge d’Homme, 229 p., p. 63.
[83] Ahmed Ben Ali Chérif né en 1926 signale la présence et le même rôle dévolu à la concubine de son grand-père Mohamed Chérif Ben Ali Chérif (1850-1916).
[84] Martin-Fugier, A., La place des… op. , cit., p. 188.
[85] Entretien à Boutaghout, juillet 2003.
[86] Rollins, J., Entre femmes. Les domestiques et leurs patronnes, Actes de la recherche en sciences sociales, 1990, 84, 63-77, p.73.
[87] Geremek, B., La potence, op. cit., p. 289.
[88] Sentence recueillie auprès d’une ancienne domestique à Chellata, décembre 2002.
[89] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, décembre 2002.
[90] Entretien Chellata, décembre 2003.
[91] Aron, J-P., Misérable et glorieuse. La femme au XIXe siècle. Paris, Fayard, 1980, 248 p.
[92] Guitton, J-P., Domestiques et serviteurs dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.252 p., 169.
L’auteur associe la figure de la concubine au métis social ou métis culturel qui ne peut plus vivre dans son milieu d’origine qui n’est plus le sien.
[93] Molinier, P., De la condition de bonne à tout faire au début du XXe siècle à la relation de service dans le monde contemporain : Analyse clinique et psychopathologique, Travailler, 2004, 13, 9-34, p. 18.
[94] Fahmi, M., La condition de la femme dans l’islam, réed. Allia, 2002, 142 p.
[95] Les tolba plus âgés étudiaient dans la zâwiya N’djemâa n’tolba située non loin du bordj. Elle est complètement démantelée par les habitants lors de la guerre d’Algérie. Selon le régisseur, les tolba oeuvraient pour la moitié du temps (jusqu’à la prière de lɛaṣer) sur les terres Ben Ali Chérif de la vallée. Ils participaient aussi aux moissons et résidaient alors dans des maisons en toub qui leur étaient réservées non loin de l’aire à battre de l’Azib Tanouda.
[96] Entretien à Igzher Amokrane, décembre 2003.
[97] Entretien à Chellata, juillet 2002.
[98] Foucault, M., Surveiller… op. cit., p. 100.
[99] De la Boétie E., Discours de la servitude volontaire, Paris, Arléa, 2003, 106 p.
[100] Entretien réalisé en janvier 2004.
[101] Memmi A., L’homme dominé, Paris, Gallimard, 1968, 221 p.
[102] Entretien réalisé à l’azib Ben Ali Chérif en 2003.
[103] Le prétendant est le fils du conducteur de la calèche originaire des hautes plaines de Sétif abandonné vers 7 ans au bordj au début du XIXe siècle. Le père œuvre aux multiples tâche recommandées par les Ben Ali Chérif ou leur régisseur : faire les courses pour les besoins du bordj, livrer le lait à l’hôpital d’Akbou, récupérer les effets d’une domestique alors répudiée etc.
[104] Bader, R., Une Algérie noire ? Traite et esclaves noirs en Algérie coloniale 1830-1906, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille 1, Université de Provence, 2005, 361 p., p. 220.
[105] On peut s’interroger sur tracé de la nouvelle voie rapide allant vers Akbou et qui prend en étau les hommes sur le minuscule périmètre de leur servitude passée. Outre le très faible investissement en infrastructure collective de l’azib, l’ambiguïté de l’Etat algérien réside aussi dans le sort réservé à ce lieu de mémoire que représente le bordj Ben Ali Chérif et qu’ils tentent toujours de récupérer. Tombé en décrépitude, le bordj reste à ce jour morcelé et occupé par des descendants de domestiques et réfugiés de la guerre d’Algérie dans des conditions pour le moins indignes depuis un demi-siècle.
[106] Alors que les Ben Ali Chérif financent de leurs deniers un goum pour la Grande Guerre, ils se contentent d’une simple participation lors de la Seconde Guerre mondiale. En outre, ils s’appuient sur les grandes familles loyalistes, pour obtenir de l’administration coloniale toutes les années 30 une pension à la veuve Baya Ben Ali Chérif dont l’époux et cousin Ahmed Ben Ali Chérif (1880-1923) fut caïd.
[107] Sayad, A., « El ghorba : le mécanisme de reproduction de l’émigration », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, 1-2, pp. 50-66, p. 54.
[108] Berque, Jacques, Le Maghreb entre deux guerres, Paris, Esprit/Seuil, 1962, 442 p., pp. 303-304.
[109] Merad, A., Le réformisme musulman en Algérie, Alger, Les Editions Hikma, 1999, 414 p., p. 169.
[110] AOM., B3/449 : Docteur Adjali au G.G.A., le 28.11.1934.
Le docteur Adjali relate comment les caïds Benabid et Smati escortés des gardes-champêtres des Ben Ali Chérif viennent saboter une réunion à l’élection aux délégations financières : « Ils se mirent à pousser des cris hostiles et à menacer de leurs cannes de fer, matraques et révolvers le bureau composé des conseillers municipaux et des notables de la ville de Bougie. »
[111] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, 2003.
[112] AOM., 93/4244 : Note n° 5564 du sous-préfet d’Akbou au préfet de Constantine, le 20 juin 1950.
[112] Salhi, M.B., in A. Henia, Etre notable… op. cit., pp. 261-284.
A la pluralité des témoignages et des archives coloniales, le bastion Ben Ali Chérif est sérieusement attaqué la fin des années 1930 sinon ébranlé les années 1940. C’est pourquoi nous ne partageons pas entièrement les conclusions de M. B. Salhi qui considère l’offensive de Bachir al-Ibrabimi comme un échec.
[113] Crises frumentaires en 1937, 1940,1941 et 1943, 1945.
[114] On peut citer l’exemple de nombreux commerçants ruinés d’Akbou ou poussés au suicide (?) par les emprunts jamais honorés des Ben Ali Chérif.
[115] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, août, 2003.
Le grief récurrent que les anciens domestiques adressent aux Ben Ali Chérif c’est l’absence de pension de retraite pour ces milliers de bras au terme d’une vie asservie. Seul le régisseur et une poignée d’hommes liges vont pouvoir en bénéficier.
[116] El Watan, 3.4.2008, 10.7.2009. La Dépêche de Kabylie, 5.7.2009.
[117] Détenteur du titre d’agha, le frère cadet Mohand Saïd Ben Ali Chérif (1900-1961) est caïd 2ème classe à Amalou dans la tribu des Aït Aïdel. Il est promu à titre honorifique bachagha en 1952 pour procurer un bachagha au lignage saint et contrecarrer les Ourabah mais aussi les Benabid de la Medjana favorables à l’UDMA.
[118] Lucas R., Maronnage et marronnages, Cahier d’Etudes africaines, 2002, 89, 13-28.
[119] Entretien à l’azib Ben Ali Chérif, août 2003.
Si nous savons le motif de la violence du bachagha, la culpabilité de l’informateur reste toujours vive au point de l’éluder, les yeux baissés.
[120] Entretien à Tirouirine, août 2003. Le passage en anglais respecte uniquement la prononciation phonétique de l’informateur.
[121] Meynier, G., L’Algérie révélée, Genève, Droz, 1981, 793 p., p. 572.
[122] Entretien à Tirouirine, en août 2003.
[123] Cottias M, Stella A., Vincent B., Esclavage… op. cit., p. 373.
[124] 8 CAB 19, Chef du SLNA pour le lieutenant-colonel, chef du 2ème bureau, division de Constantine, le 23.05.1956.