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In memoriam : Georges LABICA (1930-2009)

Insaniyat N° 43 | 2009 | Discours littéraires et religieux au Maghreb | p.07-10 | Texte intégral


La disparition, en février dernier, du philosophe français Georges Labica, a été douloureusement ressentie par nombre d'universitaires, chercheurs et cadres algériens qui avaient été ses étudiants ou ses collègues. Professeur émérite des Universités (Paris X-Nanterre) spécialiste de philosophie politique, Directeur honoraire au CNRS, G. Labica avait en effet une relation ancienne et très forte à l'Algérie.

Né à Toulon (France) au sein d'une famille modeste, Labica est arrivé en Algérie en 1956, affecté à un poste de professeur de philosophie au Lycée ex-Bugeaud (Emir Abdelkader, aujourd'hui). Peu après, il rencontrera à Constantine sa future épouse, Nadya. Anticolonialiste, solidaire avec le combat du peuple algérien pour son indépendance, il retournera en France pour ne pas avoir à effectuer son service militaire en Algérie. Il reviendra à Alger quelques années après et, en relation avec l'organisation du FLN, apportera sa contribution à la difficile transition vers l'indépendance du pays. Dès l'été 1962, il collabore à l'hebdomadaire "El Moudjahid" dirigé par Réda Malek et dont Mostefa Lacheraf était le rédacteur en chef. Il intègre, cette même année, l'Université d'Alger et dispensera des cours de philosophie à la Faculté des lettres et sciences humaines, ainsi qu'un cours d'histoire des idées à l'Institut d'études politiques. 

Durant six années, la rigueur de son enseignement, ses qualités pédagogiques, le charisme de sa personnalité lui valent respect, affection et prestige auprès de ses étudiants. Cette période est marquée par son intérêt pour les penseurs arabes. Il éditera ainsi, en 1965, avec le regretté Djamel Eddine Bencheikh, des Extraits de la Muqqadima, sous le titre "Le rationalisme d'Ibn Khaldoun". Il soutient, en 1967, sa thèse de 3° cycle sur Ibn Khaldoun (sous la direction de Maxime Rodinson). Elle sera publiée en 1968 sous le titre "Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l'idéologie musulmane". Dans le même mouvement, il réédite en 1969, avec une nouvelle présentation, le livre d'Ibn Tufayl : "Le philosophe sans maître : histoire de Hayy ibn Yaqdhan"

Les événements de mai 1968 en France, auxquels il prend part d'une certaine façon en tant que délégué au Congrès du syndicat enseignant (SNES) à Nanterre, constituent une forte incitation à son retour dans une France où les choses semblent se mettre à bouger. Son départ, au cours de l'été 1968, clôt la période algérienne de son activité d'universitaire, de chercheur et de militant anticolonialiste et anti-impérialiste. Il gardera cependant ses attaches avec l'Algérie, soit à travers certains de ses étudiants qui suivront son enseignement à Nanterre et mèneront leurs travaux de recherche et de thèse sous sa direction, ou encore par ses retours fréquents pour des congrès, colloques et conférences. Il participe ainsi au colloque sur "Les sciences sociales aujourd'hui", tenu à Oran en 1984, puis au colloque sur Frantz Fanon, en 1987 à Alger. En octobre 2002, il prend part au colloque international sur le terrorisme ("Violence dominée, violence dominante"); en 2006, il contribue au Colloque international d'Alger pour le 6ème centenaire de la mort d'Ibn Khaldoun ; en 2007, il anime à l'Université d'Oran une série de conférences; en 2008, il intervient lors d’une Rencontre, organisée à Alger par le Centre africain d'études et de recherches sur le terrorisme.[1]

Au sein de l'Université Paris X-Nanterre, Georges Labica va développer une activité intense et profonde où s'imbriqueront organiquement ses recherches dans le champ de la théorie et de l'histoire du marxisme (principalement autour de la critique des idéologies), ses responsabilités universitaires et syndicales, ses engagements politiques d'intellectuel communiste. Les années soixante-dix, marquées à leur début par un grand essor et de vifs débats théoriques autour des idées marxistes et socialistes mais qui s'achèveront par un reflux important des dynamiques de progrès, forment le fond historique de son action et de sa réflexion.

Il soutiendra, en 1974, sa thèse de doctorat d'Etat (sous la direction de Maurice de Gandillac) autour de la question controversée de l'existence d'une philosophie marxiste. Elle est publiée, en 1976, sous le titre "Le statut marxiste de la philosophie". Il y reprend la critique marxienne de la philosophie et défend l'idée d'une nécessaire "sortie" de la philosophie pour aller vers le monde réel, par la critique des idéologies qui masquent la réalité des rapports sociaux de domination, l'analyse scientifique des processus historiques et la pratique politique révolutionnaire. Il fonde sa démarche sur une explicitation et une adhésion entière à la 11ème des "Thèses de Feuerbach" rédigées par Marx.

Désormais professeur de philosophie politique à Nanterre, G. Labica initie, organise et anime, y compris au sein du CNRS, un champ inédit de recherches sur la théorie et l'histoire du marxisme. L'axe principal de sa réflexion philosophique et de son action politique est centré sur un défi théorique : comment se déprendre du "Diamat" (le matérialisme dialectique) soviétique tout en revivifiant la teneur scientifique et révolutionnaire de la pensée de Marx, mais aussi de Lénine, de Robespierre, etc.? De nombreux étudiants et chercheurs, venant d'horizons nationaux divers, convergent alors vers ces lieux d'études et de débats où rigueur théorique, connaissance précise des textes et ouverture d'esprit dominent. Les résultats de ces investissements intellectuels se concrétiseront surtout au cours de la décennie suivante. En 1982, Labica publie, avec la collaboration d'un de ses anciens étudiants, le "Dictionnaire critique du marxisme" (P.U.F., Paris). Cette somme, qui a requis la contribution de dizaines de philosophes et spécialistes des sciences sociales, devient rapidement une référence. Le livre connaitra plusieurs rééditions et sera traduit en plusieurs langues (y compris en arabe, en 2003, Tunis-Beyrouth). 

Mais les temps ont changé, les idées ultralibérales dominent désormais et le capitalisme étend son emprise impérialiste sur le monde. Les volte-face, les reniements, les silences des intellectuels de "gauche" se multiplient. Dans cette tourmente théorique et politique, durant plus de deux décennies, de 1985 à 2008, Georges Labica fait face. Il remet en œuvre les idées de Marx ("Karl Marx: les "Thèses sur Feuerbach", 1987), porte le scalpel théorique sur la nature et le pouvoir de l'idéologie dominante ("Le Grand-Hornu. Essai sur l'idéologie", 1987), réhabilite la pensée philosophique révolutionnaire de Robespierre ("Robespierre: une politique de la philosophie", 1990), ainsi que celle d'Antonio Labriola ("Labriola, d'un siècle à l'autre", 1988), engage collectivement des travaux de critique du libéralisme et de la démocratie bourgeoise ("Libéralisme et Etat de Droit", 1988), ainsi qu'une élucidation de la question religieuse ("Politique et religion", 1994), et de nouveau revient, toujours avec un collectif, sur les textes de référence ("F. Engels, savant et révolutionnaire", 1997), réédite et introduit le texte de Lénine :"L'impérialisme, stade suprême du capitalisme: essai de vulgarisation" (2001), publie un recueil d'articles sous le titre "Démocratie et Révolution" (2002). 

Au cours de cette période, qui se terminera avec son dernier livre ("Théorie de la violence", 2007), philosophie et politique semblent fusionner complètement. Ce n'est ni le fait du hasard, ni d'une inconséquence théorique, car, aux yeux du spécialiste de philosophie politique qu'est G. Labica, du théoricien communiste qu'il se veut être, philosophie et politique doivent aller ensemble et sous le commandement de la politique. Entendre ici par "politique" la pratique révolutionnaire dans le monde réel (où théorie et pratique ne font qu'un), c'est-à-dire la pratique du combat contre les inégalités, les dominations, les injustices et l'oppression. Il y a, de fait, chez Labica, une cohérence assumée entre pensée et action. La leçon théorique qu'il tire de la pensée de Marx rejoint, éclaire et fonde ses convictions anti-capitaliste et anti-impérialiste.

Dans ce chemin difficile, choisi en toute conscience, Labica fut souvent seul, ou presque, parmi les intellectuels de sa tradition de pensée en Europe. La fermeté de ses positions théoriques et politiques, son refus d'abdiquer au chant des sirènes libérales, la solidarité agissante qui le liait au peuple palestinien, aux mouvements de contestation en Amérique du Sud, ont tracé de lui un profil singulier, respecté et admiré, même par ceux qui ne partageaient pas toujours son point de vue. Les nombreuses amitiés qu'il s'était gagnées à travers le monde, et surtout dans le Tiers-monde, grâce à ses écrits et à la fidélité de ses anciens étudiants, le confortaient dans sa trajectoire. Avec les ébranlements récents du système capitaliste et les échecs des stratégies de domination dans le monde, il aura eu la satisfaction de constater, les faits se mettant à parler d'eux-mêmes, que son combat d'intellectuel et de savant était légitime.  Il aurait probablement aimé qu'on dise de lui, reprenant le nom du héros du livre d'Ibn Tufayl, qu'il était "le vivant fils du vigilant".

Omar LARDJANE

Bibliographie

- Le rationalisme d'Ibn Khaldoun. Extraits de la Muqqadima, choisis et classés avec avant-propos, notes et index par Georges Labica; traduction française revue par Jamel-Eddine Bencheikh. Centre Pédagogique Maghrébin, Librairie Hachette, Alger, 1965.

- Politique et religion chez Ibn Khaldoun. Essai sur l'idéologie musulmane. SNED, Alger, 1968.

- Le philosophe sans maître ; histoire de Hayy ibn Yaqdhan, présentation de Georges Labica; traduction de Léon Gauthier, SNED, Alger, 1969. 

- Le Statut marxiste de la philosophie, Bruxelles, Editions Complexe, Paris, PUF, 1976.

- Dictionnaire critique du marxisme (dir.), Paris, PUF, 1982.

- Karl Marx : les "Thèses sur Feuerbach", Paris, PUF, 1987.

- Le paradigme du Grand-Hornu. Essai sur l'idéologie, Montreuil, Ed. PEC-La Brèche, 1987.

- Robespierre : une politique de la philosophie, Paris, PUF, 1990.

- Démocratie et Révolution, Paris, Le Temps des cerises, 2002.

- Théorie de la violence, Paris, J. Vrin, 2007.


Notes

[1] Invité à participer au Symposium organisé par le CRASC, en septembre 2004, sur "l'état des savoirs en sciences humaines et sociales ", il dût à regret y renoncer pour des raisons de santé. (n.d.l.r.)

 

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