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Mohammed Arkoun et le Maghreb pluriel : pour une approche scientifique

nsaniyat N°43| 2009 | Discours littéraire et religieux au Maghreb | p. 69-79 | Texte intégral


Mohammed Arkoun and a plural Maghreb: in favour of a scientific approach

 Abstract: Far from endorsing the definition of a Maghreb cultural identity personality limited to “Arabic”, “Islamic” and also “Berber” dimensions confirmed in “official” nationalist discourse and that of prominent citizens and recently islamists (of pure Islamic ideology), M. Arkoun privileges a rather multi disciplinary approach (socio -anthropological, historical, ethno-linguistic etc., with a view to assuming the “ruptures” , “the omissions” and unimagined elements, over the thousand years of Maghreb history.” In the name of a scientific attitude which means going beyond defensive approach once justified by anti-colonial struggles, then by national reconstruction actions resulting in mobilization, M. Arkoun pleads a getting out of this “ideological period” to substitute it for an “epistemological epoch” : to rethink the Maghreb space without any a priori. Especially to go beyond “dichotomy” (Arabic tongue/oral and written cultures, a knowledgeable Islam/popular Islam) to advantage a plural vision. Our study tries to take the pertinent Arkoun scientific approach into account as for the stakes in socio-cultural debates, which he raises prior to the rewriting of Maghreb history today. Considering the exhaustive Arkoun project, our discussion is limited to some remarks and echoes from the author’s thesis, as well as their consequences..

Keywords: Arkoun - identity - plural Maghreb view - ideology - epistemology - rewriting Maghreb history.


Abdallah BAKOUCHE : Docteur en Langues, cultures et civilisations de l’Orient.


Objet de recherche/problématique

S’inscrivant en faux contre les discours “officiels” nationalistes et/ou des élites aristocratiques citadines, qui privilégient dans la culture-identité-personnalité maghrébines les attributs arabe et islamique (quasi exclusivement), soit deux mémoires valorisées et activées, quoique opportunément associées à d’autres “mémoires” (i. e. berbère), Mohammad Arkoun défend plutôt une définition socio-anthropologique des composantes de la culture maghrébine. A cet effet, il se donne pour tâche de valoriser et d’intégrer toutes les étapes historiques, a fortiori marquantes, que traversa le Maghreb, c’est-à-dire latino-romaine, arabo-islamique, turque, française et nationale. Là où les “Pouvoirs centralisateurs” défendent et partant justifient une unité culturelle, soucieuse d’intégration sociale et politique, M. Arkoun se défie de l’“idéologique”, et oppose le modèle d’une société maghrébine plurielle, dans ses expressions et ses “mémoires”, assumant pleinement ses héritages historico-culturels, malgré les “ruptures” historiques, à la faveur de la diversité, et des contrastes, richement éducatifs. Sa démarche vise surtout à valoriser les cultures dites “populaires”, sans écritures, injustement opposées à la culture “savante”, dominante et souvent solidaire de la “raison d’Etat”[1]. A ce titre, son discours “scientifique”, à la fois ambitieux, exigeant et rigoureux, est anticipateur, et à certains égards subversifs. Il prend les traits d’un “projet intellectuel exhaustif”, audacieux et laborieux, s’inscrivant sur le long terme, et nécessitant la collaboration de nombreuses équipes de chercheurs.

Les récentes “ouvertures” des Régimes politiques [centralisateurs]; le cheminement vers la modernité matérielle et intellectuelle ; le phénomène de la mondialisation, la confrontation aux différentes crises sociales, seraient-ils autant de facteurs qui favoriseront la recherche d’autres représentations, quant à la prise en charge de “nouveaux projets culturels” dans le Maghreb post-indépendance ? Quelles sont les chances de réussite et quels sont les milieux qui seraient susceptibles d’être réceptifs au “projet culturel/intellectuel exhaustif” de M. Arkoun ? 2

Héritages historico-culturels : état  des lieux

Contrairement, donc, à la conception nationaliste et aux discours militants [islamistes], qui réduiraient les “composantes/fondements” de la culture maghrébine à deux dimensions  arabe et islamique “exclusives”, d’un point de vue anthropologico-sociologique, M. Arkoun  postule l’existence de “trois cultures” au moins, correspondant à trois langues, qu’il conviendrait de déterminer par des enquêtes sociologiques, afin de mieux cerner leurs aires et milieux sociologiques où elles prédominent. A savoir le berbère avec ses variantes dialectales (Chleuh, Rifain, Mozabite, kabyle, Nefussi), essentiellement pratiqué dans des régions parfois d’accès difficile : montagnes de Kabylie, les Aurès, Atlas et Rif marocains, Oasis, Mzab, désert du Fezzan. La langue arabe présente un niveau écrit et savant avec ses dialectes non écrits. Dominant par l’écrit, l’arabe médian est essentiellement représenté par des “classes citadines”, enracinées dans de vieilles traditions arabe et islamique, ou nouvellement promues à des fonctions politiques et économiques. Enfin le français que l’auteur qualifie de langue des “super-élites” chargée de gérer les secteurs économiques modernes, conserve par ailleurs, une place importante dans les milieux scolaire, universitaire et médiatique. Parallèlement, les usagers du français se trouvent engagés dans un rapport compétitif avec les arabophones. Encore, d’un point de vue ethno-anthropologique l’auteur souligne le caractère très méditerranéen marquant le Nord du Maghreb, surtout la bande du Tell3. En ce sens, il invite à explorer la dimension méditerranéenne de la personnalité maghrébine, en l’occurrence la richesse de la littérature et de l’architecture latines, la splendeur de l’Eglise d’Afrique pour ainsi restaurer la solidarité des Maghrébins avec le monde méditerranéen. Relativement au Sud, il met en exergue l’appartenance du Maghreb à la “civilisation du désert”, qui constitue une réalité vivante et enrichissante.

Au terme de cette énumération des composantes fondamentales des “profondeurs” du Maghreb, aussi sommaire soit-elle, nécessitée par l’exposé, Arkoun nous engage à prendre conscience de l’immense travail de recherche scientifique et de réflexion à entreprendre, en vue de protéger, conserver, réhabiliter, revaloriser les diverses expressions et différentes cultures au Maghreb contemporain.

Grandes ruptures : “refoulements” et “oublis”

Avant d’exposer les grands axes du projet culturel “scientifique”, que propose M. Arkoun, en vue de prendre en charge intellectuellement l’histoire et les cultures au Maghreb contemporain, et partant de discuter opportunément ses positions, nous ne pouvons faire l’impasse sur ses observations critiques, de portée socio-anthropologique, qui sont autant de préalables à une réécriture moderne de l’histoire du Maghreb, menés à l’aide de concepts opératoires, tels que “impensés”, “oublis”, etc.

Procédant à une “psychologie de l’histoire”, M. Arkoun évoque les “ruptures” dans le long  parcours du Maghreb, ayant par conséquent induit des “refoulements” et “oublis”, se traduisant ainsi par les “héritages atrophiés”, à la faveur de mémoires “sélectives” et partant  “orientées”. Ainsi, il considère que l’Histoire du Maghreb est fragmentée et lacunaire, car trop marquée par les dispersions et les ruptures culturelles, aussi bien dans ses sources que dans ses phases historiques : romaine, arabe, turque, française, nationale. De telles discontinuités géopolitiques se traduisent par des “refoulements” collectifs dans chaque période historique4.

L’Héritage  savant : Histoire-langues-cultures

Dans les articles-programmatifs mentionnés, M. Arkoun invite donc, à une réécriture de l’histoire du Maghreb contemporain, et surtout à la repenser. Parmi les obstacles “épistémologiques” qui ne cessent de retarder l’avènement d’une ère de “réévaluation critique” des composantes historico-culturelles, sociologiques et anthropologiques des sociétés maghrébines, l’auteur met en cause les “dérives” vers un “Islam militant” et un “arabisme abstrait et intolérant”, accentués après les indépendances.

Par ailleurs, il marque sa distance avec ce qu’il appelle les “deux dogmatismes” opposés, successifs, à savoir la “science coloniale” et la “science nationaliste”, et engage les protagonistes à une “exigence scientifique”, soucieuse de rétablir les “droits de la connaissance”.

Il place les “sciences humaines et sociales” au coeur de sa démarche afin de repenser l’“espace maghrébin”, à l’aide des modifications des programmes d’enseignements scolaires et universitaires ; ainsi que les discours ambiants. A titre d’illustration de sa relecture historique critique de l’“espace maghrébin”, il trouve injustifié et arbitraire d’évacuer  la présence “latino-romaine”, passage pourtant si riche dans ses expressions et oeuvres civilisationnelles ayant marqué  l’espace maghrébin5. En ce sens, malgré la “résistance africaine” à la romanisation, et bien que la “science coloniale” ait fait un usage politique de cette époque, il récuse la “science nationaliste” qui rend impensable le “Maghreb romain”, effaçant ainsi une mémoire porteuse de la dimension méditerranéenne, qui à l’extrême participerait de l’“identité maximale” du Maghreb; outre les dimensions arabe et islamique. Par là, il dénonce la rupture des pays maghrébins, du moins l’Algérie avec ses “ressources anthropologiques, géo-historiques, et géopolitiques”6.

Par contraste, il serait intéressant de confronter la vision arkounienne avec d’autres analyses historiques, émanant de quelques intellectuels maghrébins de sensibilités différentes, sans parler de l’historiographie officielle, qui évaluent plutôt « négativement » la présence romaine au Maghreb. D’abord, nous trouvons particulièrement éloquente la vision quoique écrite sous domination coloniale d’un Aly El-Hammamy : “Rome puis Byzance gouvernèrent l’Afrique du Nord au pas de parade. Sénateurs régnant sur leurs chaises curules ; Césars aux fronts laurés : Imperators drapés de leur pourpre divine [...] Scipion, Marius, Scylla, César, Auguste, y brillèrent d’un fulgurant et rapide éclat. Rome eut en Afrique tout ce qu’elle voulut : villes, capitoles, arcs de triomphe, théâtres, arènes, thermes, aqueducs, casernes, monuments, statuts […]. Mais, elle n’eut pas autre chose. Sa politique n’était pas de celles qui eussent pu gagner le coeur  du Berbère”.

Là où M. Arkoun exalte la splendeur d’une littérature latine, sans aucun doute riche en elle-même, et appelle à mettre en lumière le rayonnement de l’Eglise d’Afrique, A. El Hammamy a relevé que dans l’ensemble la première laissa le Berbère “froid et indifférent”, pour n’avoir touché que quelques fractions isolées de la population berbère; et la seconde entacha sa  mission, rendant équivoque la “vérité”, et surtout rétablit l’“esclavage” dont l’abolition  avait été l’une des finalités sociales du Christianisme. Et El Hammamy d’évoquer la fameuse rébellion de Donat le berbère, évêque schismatique de Carthage (IV s. J.-C.) ; contrairement à Saint-Augustin : “il ne trahissait pas ses obligations morales”7.

Quant à A. Laroui, l’érudition de son Histoire du Maghreb, Essai de synthèse (1970), a établi tout  simplement que par deux fois, l’ascension du Maghreb a été entravée, d’abord, à cause de l’occupation romaine, et ensuite avec l’intervention française. Enfin, et pour rompre avec l’histoire-récit, à relent idéologique, tant décriée par M. Arkoun, nous rapportons un autre point de vue sur le rapport des Maghrébins avec leur passé,  en termes d’“imaginaire religieux et social”. En effet, Mohamed Talbi relève le fait que la Tunisie de son côté avait connu une histoire très contrastée pendant plus de quatorze siècles [berbère, punique, romaine, judéo-chrétienne], mais à l’issue de sa rencontre [ainsi que le Maghreb] avec la civilisation arabo-islamique, les civilisations antérieures sont devenues “inopérantes dans notre identité et nos appartenances”, parce qu’“elles ont déserté notre mémoire individuelle et collective et n’agissent pas sur notre comportement”, pour être ainsi vouées à une “histoire morte pour la plupart de nos concitoyens”. Depuis, seule la dimension arabo-islamique “remplit la mémoire et enflamme l’imagination”, a fortiori quand elle “n’est pas contrôlée par la science”, si bien que l’“imaginaire islamique ou arabe, ou arabo-islamique” n’a pas cessé d’être le moteur de la Tunisie8.

Pour notre part, nous observons que malgré les tentatives de “manipulation de l’histoire”, auxquelles tous les Etats et Nations ne sont pas à l’abri, nous comprenons l’attitude “généreuse” de M. Arkoun de vouloir intégrer tous les “héritages” ayant affecté l’“espace maghrébin”. A défaut d’exalter l’œuvre romaine dans la littérature maghrébine contemporaine, par ailleurs justiciable de “l’Histoire, ce tribunal  des Nations”, nous demeurons réceptif à sa démarche de réactiver la solidarité des Maghrébins avec le monde méditerranéen. Aussi, sommes-nous sensible à  sa démarche “scientifique” qui se veut loin des évocations nostalgiques, et de  la vision conventionnelle, dans le but de potentialiser réciproquement le “pensé” et l’“impensé”, parce que servant une même finalité, à savoir apporter un maximum d’éclairage sur des réalités, en l’occurrence à l’histoire des Nations maghrébines, au-delà des tabous et des dogmes.

L’Héritage “oral” : Dialectes-cultures-Islam “populaires”

Poursuivons l’exposé des observations critiques de M. Arkoun en matière de politique linguistico-culturelle appliquée au Maghreb. Dans l’article-programmatif, consacrée aux Cultures du Maghreb, l’auteur affiche une intention de “dédramatiser la question linguistique”. Il y invite à poser les vrais problèmes qui conditionnent l’entrée du Maghreb dans une  modernité curieuse de considérer également toutes les expressions culturelles. S’il souligne que l’“arabe” comme langue officielle est un fait indiscutable, en revanche, il engage les pays maghrébins à revoir les méthodes, les domaines et à soumettre davantage l’arabisation à la recherche et aux décisions communes, par delà  les contingences politiques changeantes. Il s’appesantit surtout sur le phénomène de la diglossie qui élargit le fossé entre les “lexiques scientifiques” sans cesse retravaillés par les chercheurs occidentaux et la langue “arabe”, qu’il juge “handicapée” par les usages de l’“imaginaire populiste”.

Aussi, convient-il de préciser que cette diglossie se complique davantage, au Maghreb, en raison de la pratique de deux sortes de dialectes très vivants : les dialectes berbères et les dialectes arabes. Parce que rarement écrits, ces derniers représentent un niveau “oral”, de forme linguistique “dégradée”, souligne M. Arkoun,  et corollairement  produisant des cultures populaires “méprisées”, comparativement à la langue arabe savante, noble et sacrée, intronisée par le triomphe de l’Etat islamique classique. Justement, c’est contre ce “mépris” des “cultures populaires exacerbé par les “Etats-Nations-Partis”, qui incriminent le colonisateur d’avoir “avili’ l’arabe/savant, que M. Arkoun s’indigne9.

 Dans cette confrontation, opposant les sociétés d’écritures, [dont l’archétype est le Saint Coran], soutenues par l’Etat centralisateur, et les sociétés primitives/sauvages fonctionnant sur l’“orature”, l’auteur y décèle un “clivage de portée anthropologique”. Ce clivage d’“essence idéologique” opposant Jâhiliyya/ ‘ilm [gentilité/science islamique] se verra prolonger sous forme de “pensée savante/pensée domestiquée [Pouvoir central/périphéries dissidentes]. L’opposition de ces forces est illustrée chez lui par un schéma “théorique”, en l’occurrence, un plan supérieur dominant : où se solidarisent l’Etat, l’Ecriture des historiographes, théologiens, juristes, religion officielle administrée par les “gestionnaires du sacré”,  etc.  En bas, un plan inférieur dominé, qui représente les  sociétés segmentaires/orales, qui véhiculent des cultures populaires/hérétiques menacées de disparition  par le secteur socio-politique officiel. Arkoun souligne que les oppositions entre Centre/marges sont réactivées, voire exacerbées par le “phénomène nationaliste” et la “quête de légitimité”, d’autant plus mis (es) à l’épreuve par les défis nouveaux (modernité, démocratie, économie, démographie, technologie, etc..). Dans cette perspective, l’auteur nous engage à une “réécriture moderne de l’histoire de l’Islam” en général, et du Maghreb en particulier10.

Schématisée en termes de dominants et dominés, la théorie de “portée anthropologique”, afférente aux relations dialectiques entre Pouvoir central/sociétés soumises de M. Arkoun nous semble par trop tranchée. Pour nuancer cette vision “hégémonique”, imposée par un “Pouvoir central”, soumettant “absolument” les sociétés segmentaires/sauvages, au fil  de l’histoire, il nous paraît important de rappeler quelques faits d’ordre “logique” et  historique.

Tout d’abord, défendre l’“intégrité” des cultures orales, “sauvages”, anté-islamiques, pour traiter d’”égal à égal” avec la société d’“écriture” porteuse du Livre Saint (diffusant le ‘Ilm islamique), signifierait une imperméabilité face au message/idéologie islamique et par conséquent le maintien des cultures orales/“sociétés sauvages” intactes. Sinon, la “reddition” de ces dernières, face aux conquêtes du Pouvoir/Etat central islamique porteur de message coranique, véhiculant les “lumières”, supposerait quelques transformations, se traduisant par des concessions “consenties” par les sociétés accueillantes.

Or, envahies puis gagnées à l’idéal coranique/islamique et à mesure que “les nouvelles lumières” éclairaient les destins -autrement et a fortiori de façon crédible11, les sociétés d’accueil initialement résistantes avaient toute latitude de voir le Pouvoir/force se muer en “autorité”, pour représenter dorénavant une force de référence. D’ailleurs la distinction entre “Pouvoir” et “Autorité” est réappropriée par M. Arkoun, qui dans maints endroits l’évoque pour faire valoir le concept de “dette de sens” utilisé par Marcel Gauchet12. Aussi est-il attesté que les sociétés dites sauvages/primitives, islamisées ont opposé des “résistances” conséquentes, à travers leurs pratiques anté-islamiques (coutumes, valeurs ancestrales, croyances antiques, etc.), et ont réussi à infiltrer le droit musulman, d’où la thèse qui soutient une formation “laïque” du droit musulman, du moins partielle. Une telle thèse est franchement défendue par M. Arkoun, qu’il érige en argument majeur pour  prouver la place de la “laïcité” dans les sociétés islamiques, dès la formation de l’Etat islamique classique13.

Par ailleurs, l’Islam dit populaire, qui se vit par opposition à l’Islam qui s’écrit (savant), remporte visiblement la faveur de l’auteur. Il lui attribue la chaleur, la force émotionnelle, l’attachement au « merveilleux » caractéristiques des peuples sans écriture. Ainsi, il s’évertue à valider l’expression populaire, doublement victime de l’action anti-maraboutique des réformistes musulmans, intellectualistes et littéralistes, battant son plein dans les décennies vingt/trente/quarante du XX s. ; et des actions « révolutionnaires » des Etats islamiques, post-indépendantistes. Il reproche aux  ‘Ulémas de ne pas voir à travers le culte des saints l’Identité islamique foncière des groupes  ethno-culturels les plus divers. Le sort fait à l’Islam populaire a été plus sévère quand  à l’action théologique a succédé l’action nationaliste, pour niveler ses bases sociales et culturelles. Si bien que le noyau religieux, poursuit-il, a subi une double déperdition : une affirmation théologique virant en une religion-idéologie; et une expression populaire, cédant le pas aux langages stéréotypés. L’ère des saints aux âmes vibrantes, des inventeurs de symboles, etc., s’est éclipsée. Arkoun exige une exploitation “scientifique” de ce phénomène (cf. L’Islam, hier, aujourd’hui, 1978).

Revisitant le même domaine, deux décennies après, l’auteur s’intéresse à ce phénomène dans le cadre du “fait religieux”. Il manifeste le souci de le rétablir dans ses dimensions anthropologiques, selon une démarche de “sociologie des croyances”, qui dépasse à la fois l’a priori théologique, (définition religieuse orthodoxe) et la dichotomie ethnographique (opposant l’islam populaire à l’islam savant).

Que l’auteur attribue à l’Islam dit “populaire” les “vraies” bases sociales et culturelles, en l’occurrence des peuples maghrébins, et l’accrédite de spiritualité “inaliénable” comparativement à un Islam “officiel” mobilisé idéologiquement, cela nous semble défendable, mais dans certaines limites. Encore faut-il identifier les “authentiques” institutions confrériques et leurs saints, représentatifs de cet Islam populaire. Or, il est notamment établi que la dégradation de bon nombre de ces institutions religieuses populaires, soit au point de vue de l’organisation ou de la “spiritualité”, était antérieure à l’avènement des Etats-Nations. A cet égard, le témoignage d’un Augustin Berque, faisant ressortir les abus, compromissions, perversions et naïvetés est très éloquent14. Néanmoins, s’agissant d’établir les responsabilités quant à la déperdition de cette expression spirituelle populaire, d’“expérience du divin”, nous attirons l’attention sur le phénomène irruptif, tentaculaire et quasiment imparable de la “modernité” qui n’a cessé de bouleverser tous les secteurs des sociétés maghrébines, à l’instar d’autres, lequel phénomène est excellemment analysé par M. Arkoun. Autres étapes, autres approches, l’Islam d’expression populaire survit aux époques colonisation/décolonisation et bénéficie de regards nouveaux, le prenant en charge dans un climat de sérénité, à la faveur d’enquêtes “scientifiques”. En ce sens, l’appel de M. Arkoun encourageant la production d’une littérature sociologique, psychologique, historique et anthropologique est plutôt entendu, quoique par une minorité15.

En guise de conclusion

Sans doute, l’origine du projet intellectuel exhaustif de prise en charge critique de l’ensemble des héritages maghrébins, est dictée par une réaction indignée de M. Arkoun contre les usages “idéologiques” envahissants des Etats-Nations maghrébins post-indépendants. Dans les limites de cet exposé, nous avons essayé d’en retracer quelques grands axes, et surtout de refléter les enjeux qu’ils soulèvent. Il s’agit  de définitions “réductrices”, d’essence idéologique, qui portent essentiellement sur la culture-identité-personnalité maghrébines, et se limitent aux dimensions arabe et islamique. Il en est résulté une mémoire “officielle”, sélective, occultant d’autres mémoires (berbère antique, africain, romain, méditerranéen, tribal), à cause des “ruptures” “impensées”. A titre de comparaison, l’Espagne contemporaine assume-t-elle activement la dimension islamique dans la définition de son identité ? Sans être propres à sa psychologie, les mutations que connaît le Maghreb contemporain demeurent sujettes à des dimensions  plus dominantes que d’autres, et partant des mémoires plus actives que d’autres, d’où la présence imposante de certains héritages, en l’occurrence berbère, arabe et islamique. Plus complexes, nous observons que les identités stratifiées en tribale, locale, régionale, nationale, communautaire, exclusivement islamique ou arabe, ou les deux à la fois, se combinent et  s’activent selon l’intérêt des groupes, des niveaux culturels, des solidarités avec l’extérieur, et des conjonctures. De ce point de vue, les définitions décrétées par les Etats se verraient contournées d’une façon ou d’une autre. De même, en matière de généalogie historico-culturelle relative au Maghreb, la programmation scientifique que nous propose M. Arkoun, serait-elle assez déterminante pour changer nos imaginaires sociaux et religieux ? Ces simples observations formulées, nous conviendrons qu’il ne fait aucun doute que le pluralisme culturel que défend le projet arkounien a le mérite de provoquer à nouveau des débats sur diverses questions culturelles qu’on croyait réglées. En fait, son oeuvre en déploiement continu, fonctionne comme un contre-système.


Notes

1 Notre présente étude est essentiellement basée sur les articles-programmatifs de Arkoun, M. suivants, soit : “Les fondements arabo-islamiques de la culture maghrébine”, reproduit in Penser l’Islam aujourd’hui, Alger, éd. Laphomic/Enal, 1993 [1re 1986], pp. 207-221 ;  “Penser l’histoire du Maghreb”,  pp. 48-50. ; “Aux origines des cultures maghrébines”, pp. 131-134; “L’Islam et le Maghreb, une histoire qui reste à écrire”,  in L’Etat du Maghreb, sous la dir. de Camille et Yves Lacoste, Paris, La Découverte, 1991. ; “Langages, sociétés et Religion dans le Maghreb indépendant”, in  Collectif, Les Cultures du Maghreb,  sous la dir. Maria-Angels Roque, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 83-108. Et secondairement, nous référons à  ses autres écrits, en rapport direct avec notre thème.

2 En effet, le combat  mené par M. Arkoun - depuis quelques décennies- semble porter ses fruits à la faveur des transformations nationales et mondiales. L’auteur s’en félicite : « Il a fallu attendre  l’avènement de Mohammed VI au Maroc pour qu’à une langue réduite à l’existence précaire de simples dialectes soit reconnue une existence officielle comme composante du patrimoine national. L’Algérie s’est décidée à aller dans le même sens après des refus radicaux », voir son article (1995), réécrit récemment,  « Aux origines des cultures maghrébines », in, Maghreb : Peuples et Civilisations,  sous la dir. Camille, E. et Lacoste, Y., 2 éd. 2004, p. 85.

3 Arkoun, M., “Aux origines des cultures maghrébines”, in L’Etat du Maghreb, pp. 131-132. ; cf. aussi : “Actualité d’une culture méditerranéenne”, in Penser l’Islam aujourd’hui,  pp. 185-205.

4 Voir  Langues, société et religion dans le Maghreb indépendant, in Les Cultures maghrébins, op. cit.,  pp. 86-89.

5 A titre indicatif, voir, Février Paul-Albert, Approches du Maghreb romain, Edisud, Aix-en-Provence, t. I, 1989 ; t. II.,  1990.

6 Voir supra “Aux origines des cultures maghrébines”, in L’Etat du Maghreb, pp. 133. ; entretien avec M. Arkoun, in Le Monde Arabe dans la Recherche Scientifique”, n ° 5, 1995, p. 11.

7 El Hammamy, Ali, Idriss (Roman historique Nord-Africain), rééd, Alger, Entreprise Nationale du Livre, 1988, pp. 27-30.

8 Talbi, M., Plaidoyer pour un Islam moderne, Tunis/Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1998, p. 38.

9 En ce sens, les combats engagés, aux prises avec les « tabous », semblent aboutir à la faveur des changements politico-sociaux dans le Maghreb d’aujourd’hui. Cf. « En dârija dans le texte », un article signé par Yasrine Mouatarif, rendant compte du lancement d’une revue al-‘amal  (en dialecte marocain), (Janvier 2006),  ainsi que quelques considérations sur les réalités linguistiques au Maroc, in L’Intelligent/Jeune Afrique, n° 2353, du 12 au 18 Février 2006.

10 “Penser l’histoire du Maghreb”, in L’Etat du Maghreb,  op. cit.,  p. 49.

11 Entendre la réception des « vérités » religieuses et philosophiques qui sont autant de réponses crédibles et des perspectives nouvelles face aux interrogations majeures : mort, place de l’homme dans l’univers, explication du monde, l’ordre social, destin de la personne, etc.

12 “Laïcité et Religion : Islam, Christianisme, Occident”, in Dossiers du Centre Thomas More, Lyon, n ° 53, 1989, p. 35.

13 Voir  “L’Islam et la laïcité”, in Bulletin du Centre Thomas More, Lyon,  n° 24, 1978, pp. 22-25. ; L’Islam, morale et politique, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1986, p. 114, et suiv.

14 “Les capteurs du divin”, in Ecrits sur l’Algérie, “Archives maghrébines”, Aix-en-Provence, CRESM, éd. Edisud, 1986, p. 85 et suiv.

15 Cf. Babès, Leïla, L’Islam intérieur, passion et désenchantement, 2000.

 

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