Insaniyat N°42 | 2008 | Territoires urbains au Maghreb | p. 27-40 | Texte intégral
The “Yasmine” complex: a cultural and leisure complex within the Yasmine-Hammamet Tunisian tourist resort Abstract: The “Yasmine” complex situated in the centre of the Yasmine-Hammamet tourist resort involves two complementary spaces: the first devoted to culture and trade (the Mediterranean Medina) and a second to leisure (Carthage Land). This project which intends highlighting Tunisian patrimony, and to a greater extent Mediterranean patrimony was initiated by the State and carried out by a Tunisian businessman. The initial stake was to fill in any gaps as in (services, trade, and culture) in this station created from nothing (an ex-nihil). Keywords: medina - cultural tourism - patrimony - integrated resort - leisure. |
Mohamed HELLAL : Assistant, géographe, Université de Monastir (Tunisie).
Le complexe Yasmine est la concrétisation d’un « concept » qui s’affirme comme nouveau en Tunisie, et qui associe deux espaces complémentaires : un premier consacré à la culture et au commerce (la « Médina méditerranéenne ») et un second aux loisirs (« Carthage Land »). Il s’inscrit au sein de la station touristique intégrée de Yasmine-Hammamet, laquelle constitue l’extension méridionale de la plus grande zone touristique actuelle du Monde arabe, celle de Hammamet. Le décret autorisant la réalisation de la station a été publié en 1989, la mise en exploitation de la station a commencé à partir de l’été de 1996, mais le complexe Yasmine n’a ouvert ses portes qu’à l’été 2004. Cette réalisation, qui répond à des objectifs multiples, a suscité et suscite encore aujourd’hui des réactions pour le moins contrastées. En effet, la discordance des avis qui s’expriment à propos de cette réalisation, entre autochtones et touristes internationaux, est si marquée que l’on peut se demander si, au bout du compte, elle ne révèle pas une différence de perception d’un objet « patrimonial ».
I. Le contexte et les enjeux du projet donnent un nouveau « concept »
1. Le contexte et les enjeux du projet
La nouvelle station de Yasmine-Hammamet est éloignée de 7 km de la ville d’Hammamet. En règle générale, les projets touristiques tunisiens s’appuient sur des villes anciennes, dont les médinas constituent le principal « produit d’accompagnement » de l’activité balnéaire. Rien de tel ici, puisque la station a été construite dans un espace délaissé et vide, la ville la plus proche étant Hammamet dont la médina est de très petite taille et déjà totalement bazardisée. D’ailleurs, la nouvelle station intégrée est voulue comme un nouvel espace d’animation et d’hébergement touristique qui rompt avec la série d’hôtels monotone au sud de Hammamet[1]. C’est pourquoi l’administration et les services tunisiens en charge du développement et de l’aménagement des zones touristiques ont envisagé de réaliser ici, au sein de la station de Yasmine-Hammamet, une opération qui serait attractive, qui pourrait ressembler à une médina et comblerait les lacunes (en services, en commerces, en « culture ») de cette station. Indépendamment de ces réflexions, un homme d’affaires tunisien, PDG d’un ensemble de sociétés très connues sur la place, a conçu le projet d’un centre d’artisanat qui serait situé à la périphérie de la ville de Hammamet. Ce promoteur a naturellement trouvé auprès du Ministère du tourisme les encouragements suffisants pour se lancer dans une opération plus ambitieuse au sein de la station Yasmine-Hammamet. En conséquence, le centre d’artisanat initialement projeté est devenu ville, une ville qui serait la copie d’une « vraie » médina, avec ses souks, ses remparts, ses équipements publics (hammams) et ses espaces résidentiels. Une fois les esquisses de la médina réalisées, le promoteur eut l’idée d’ajouter, sur un terrain la jouxtant au nord, un parc à thèmes, dénommé « Carthage Land », pour diversifier le produit et accroître le chiffre d’affaires.
La nouvelle Médina de Yasmine-Hammamet veut donner à voir le patrimoine tunisien et, plus largement méditerranéen. Pour son promoteur, les enjeux sont de plusieurs ordres : culturel, économique et politique. Il s’agit de concrétiser l’idée selon laquelle la Tunisie serait un « pont entre l’Occident et l’Orient ». Le soutien des responsables tunisiens du tourisme est acquis, parce que cette réalisation devrait permettre à la Tunisie de se démarquer des aménagements déjà réalisés en matière de stations touristiques dans les pays concurrents. Il s’agit en effet pour eux, après la sévère crise subie par le tourisme tunisien au début des années 1990 dont la première guerre du Golfe ne constitue que l’une des causes, de diversifier le produit touristique tunisien par une offre culturelle et de services de loisirs plus complète. Dès lors que cette ambition coïncide avec le rêve d’un promoteur tunisien qui désire rendre hommage à un patrimoine culturel tunisien riche et à une Méditerranée « mère des civilisations », la « Médina méditerranéenne » peut devenir réalité.
2. Le « concept » du complexe Yasmine
La Médina Méditerranéenne se veut d’abord « un concept nouveau » en Tunisie, visant à ressusciter trois mille ans d’histoire et à « rendre visible », en un lieu unique, les héritages des civilisations qui se sont succédées sur son territoire (punique, romaine, arabo-musulmane…) et qui ont contribué à forger le patrimoine culturel et historique du pays. En cela, la Médina méditerranéenne se veut un message de paix destiné à tous ceux qui considèrent la Méditerranée comme une mer où se croisent et se côtoient plusieurs cultures.
Le projet de médina veut par ailleurs renouer avec toutes les traditions artisanales et les techniques de jadis, qu’elles soient liées à la construction ou à l’art de vivre urbain. La brochure éditée par le promoteur indique ainsi qu’il s’agit d’ « une Médina méditerranéenne qui allie l’authenticité et la modernité, l’histoire et le vécu contemporain, le savoir-faire passé et les technologies nouvelles »[2]. Quant à « Carthage Land », il représente, sous la forme d’attractions, les différents épisodes de l’histoire de la Tunisie dans ses rapports avec ses voisins méditerranéens.
Globalement, le « concept » du complexe Yasmine est construit autour d’une « nouvelle » approche de l’histoire et de la culture, approche qui devrait déboucher sur le rêve. Il ambitionne d’initier un tourisme culturel, qui voudrait en finir avec la recette de la villégiature passive sur des plages anonymes, pour favoriser l’apprentissage d’un pays et permettre la vraie rencontre avec son peuple et ses richesses culturelles. Il s’agirait donc de favoriser par ce projet un « tourisme de l’enchantement », pour reprendre la belle formule de l’anthropologue tunisien Moncef Bouchrara[3].
« Carthage Land » s’inspire de plusieurs expériences dans le monde. De Disneyland à Paris, créé en 1992, on reprend l’idée d’un parc de loisirs à objectifs ludique et pédagogique ; du Puy du Fou, on reprend certaines idées pour présenter le patrimoine historique national. Il n’en reste pas moins que si, dans les pays européens, les parcs à thèmes ayant un objectif culturel et patrimonial « peuvent servir aussi bien à présenter au public un certain nombre d’héritages de civilisations passées, récupérés et plus ou moins restaurés, telles que des maisons rurales dans des écomusées (…) »[4], rien de tel n’est entrepris ici, pour la bonne et simple raison que le complexe Yasmine est une reconstruction entreprise ex-nihilo sur une zone quasiment vide d’hommes et d’établissements humains.
Contrairement au complexe Yasmine, qui se retrouve dans un espace réduit, les parcs de loisirs en Occident s’étendent sur des dizaines d’hectares. Ces derniers se trouvent d’ailleurs le plus souvent aux marges des grandes villes, puisqu’ils sont de gros consommateurs d’espace. Ces projets géants impliquent généralement des groupes de taille internationale pour l’investissement, les administrations de l’Etat et les collectivités locales, pour l’aménagement et la réalisation des infrastructures, des consortiums bancaires et immobiliers, pour l’hôtellerie et la résidence, etc. Ce type de projet peut donc d’autant plus « peser dans les politiques des collectivités locales que, dans la plupart des cas, ils répondent aux besoins de loisirs de proximité des populations résidentes »[5]. Or, ici, au contraire, la collectivité locale n’a aucune prise sur le complexe Yasmine, pas plus d’ailleurs que sur la station intégrée de Yasmine-Hammamet. Ce complexe est donc "sorti " tout droit des rêves et des ambitions d’un seul homme, son promoteur (privé). Il n’est nullement un projet concerté puisqu’il n’a impliqué ni des acteurs locaux, ni des institutions nationales expertes en la matière patrimoniale, alors que l’enjeu économique était dominant pour la réalisation du complexe Yasmine.
II. Les caractéristiques de deux projets Médina et « Carthage Land »
Le complexe Yasmine, avec ses deux composantes, Médina méditerranéenne et « Carthage Land », représente un nouveau produit de loisirs en Tunisie (figure 1).
1. La Médina méditerranéenne
La « nouvelle » Médina a été construite dans un style médiéval arabo-musulman. Elle s’étend sur une surface de 55 000 m², délimitée par des remparts « traditionnels ». Elle met en scène différents témoignages du patrimoine urbain et architectural. Par exemple, les remparts sont percés de dix-huit portes, dont les principales reproduisent des portes célèbres de villes tunisiennes, on trouve ainsi la porte de Skifa El Kahla dont le modèle est à Mahdia, ou la porte Bâb Diwan dont l’original est à Sfax. Au-dessus de l’un des remparts, est érigée la copie de la tour d’Oro du château de Torrechiara, dans la région de Parme (Emilie-Romagne). On reconnaît ailleurs la coupole rouge qui évoque Zéralda, la ville d’Algérie qui vit naître l’Union du Maghreb Arabe en juin 1988. Ou bien encore, à l’intérieur de la médina, est reconstituée la place Jamâa el Fna de Marrakech, en même temps que sont réutilisés les styles architecturaux mauresques. En outre, la couleur blanche qui caractérise nombre d’anciennes villes du bassin méditerranéen est dominante dans ce projet.
Le concepteur a voulu que sa médina rassemble tous les éléments les plus typiques du « modèle » de la ville arabe. Rien d’étonnant donc à ce que la rue principale soit commerçante et veuille ressembler à un souk, que le musée des religions remplaçant la mosquée soit en position centrale et les constructions à finalité résidentielle soit en périphérie. Il importe peu, finalement, de savoir si ce modèle correspond à une réalité ou à un mythe ; c’est, en tout cas, celui que les représentations majoritaires, savantes ou pas, considèrent comme rendant compte de la ville historique. L’innovation majeure réside en ce que toutes ces composantes de la médina ont été placées au premier étage, le niveau du sol étant consacré aux parkings, aux locaux techniques et de services, etc. Le concepteur a cependant tenu à multiplier les points de vente (hôtels, boutiques, restaurants, services…) et à diversifier l’offre marchande pour assurer la rentabilité financière de son opération.
Figure n° 1: Plan du complexe Yasmine qui se situe dans la station Yasmine-Hammamet
Comme dans le « modèle » de la ville arabe, la mosquée et le souk, de part et d’autre des principales portes, font la centralité de la médina. Ici, l’entrée principale, Bab Zuila, donne directement sur le musée des religions qui occupe la place de la grande mosquée dans la rue commerçante. Ce musée se distingue par une tour de style inédit, empruntant à la fois au minaret de Jmaa Zitouna (la grande mosquée de la médina de Tunis) et à un clocher d’église. Il abrite des objets de collection des trois religions monothéistes (islam, christianisme et judaïsme). Il veut symboliser la coexistence de ces trois religions en un même lieu, en signe de dialogue et de tolérance, et pour rappeler qu’en Tunisie ces trois religions ont cohabité pacifiquement.
Dans la Médina méditerranéenne, comme dans l’archétype théorique de la ville arabe, la différence est bien nette entre les commerces de luxe, en situation centrale et dans des souks voûtés, et les commerces anomaux, à clientèle plus populaire et de recours quotidien, situés en périphérie, autour d’une place ou à l’entrée de la médina. Une fois la porte de Skifa El Kahla franchie, s’offre une vue sur le premier ensemble de Medina mediterranea, la place Shéhérazade avec son marché matinal qui propose un ensemble de services pour faciliter la vie courante : boulangerie, épicerie…
A proximité de ces portes et des souks, se trouve ce qui représenterait les fondouqs[6] de la Médina arabe traditionnelle. Effectivement, à proximité de la porte Skifa El Kahla, a été érigée la résidence « Diar El Bosten » qui prend la forme d’un fondouq. Deux autres résidences, « Erriadh » et « Sidi Bou Saïd », sont plus éloignées des espaces d’animation pour garantir la tranquillité de leurs résidents. La première est réalisée selon le style méditerranéen : une sorte d’iwan[7], comme on en trouve en Syrie. Elle s’ouvre sur un grand jardin traditionnel arabe, un ryadh, mais offre aussi une piscine. La deuxième est un ensemble de maisons conçues selon le modèle arabo-andalou, avec plafond en voûte et arcades. Ces logements constituent des vrais îlots desservis par des ruelles et impasses, à l’instar de ce qu’on trouve dans la « vraie » médina.
La médina de Yasmine-Hammamet comporte plusieurs espaces publics : les uns symboles de l’Orient comme le hammam, et les autres voués à des loisirs modernes : casinos, discothèque, salle polyvalente... Elle compte également des musées, quinze restaurants dédiés à différentes cuisines méditerranéennes (italienne, française, tunisienne…) et dix-neuf cafés.
2. « Carthage Land »
Des aqueducs romains et des icônes carthaginoises ont été construits ou érigés dans la continuité des remparts médiévaux de la médina pour signaler l’emplacement de « Carthage Land ». Ce dernier se distingue par ses différents aspects architecturaux (arabo-musulman, carthaginois et romain).
Le parc « Carthage Land » s’étend sur une surface de cinq hectares et offre pas moins de dix-huit attractions. C’est un projet qui se situe entre le parc à thèmes et le parc de loisirs. Sa dénomination a été choisie en hommage à la civilisation carthaginoise, mais, en vérité, il s’intéresse à d’autres périodes de l’histoire. Plusieurs attractions font revivre aux visiteurs la conquête de la Méditerranée par la flotte carthaginoise, ou les opérations de course conduites par les frères Barberousse... A la différence d’autres parcs en Europe qui concrétisent des récits et des personnages imaginaires (tel que le « Parc Astérix » par exemple en France), « Carthage Land » veut représenter des faits historiques et s’attacher à des personnages emblématiques ayant réellement existé. Des équipements de haute technologie sont utilisés pour présenter l’histoire de la Tunisie. Car « Carthage-Land » ambitionne d’être à la fois un parc de loisirs et un lieu culturel. En outre, par l’intermédiaire des jeux, ses promoteurs souhaitent faire passer des messages tant à la population locale qu’aux visiteurs étrangers. Selon Lanquar[8] : « La fête et le jeu sont au cœur de la communication universelle ».
Les attractions à thème représentent des événements historiques et créent des sensations fortes dans une atmosphère romaine, carthaginoise... Elles permettent, par exemple, de marcher sur les traces d’Hannibal et de revivre les péripéties des guerres puniques, de voguer avec le Carthaginois Hanon dans son périple le long de côtes inconnues pour la fondation de nouvelles cités et la découverte de mines d’or, etc.
Dark Ride compte parmi les grandes attractions de « Carthage-Land » : son thème prend racine dans des événements historiques. Des scènes restituent la vie du pirate Khereddine Barberousse… Ce sont autant de tableaux qui déroulent le récit des peuples riverains de la Méditerranée au XVIe siècle, les opérations de course qui opposent les pirates des empires chrétiens et musulmans à la recherche de la maîtrise du Vieux monde. Grâce une technologie adaptée, on feuillette, en son et lumière, des épisodes de l’histoire tunisienne et méditerranéenne.
III. Les perceptions différenciées du complexe Yasmine
Le projet est destiné aux touristes étrangers et aux nationaux à la recherche de loisirs originaux. C’est la raison pour laquelle, il se localise au centre de la nouvelle station touristique et qu’il est desservi par les grands axes routiers et autoroutiers qui relient les principales villes tunisiennes (Tunis, Nabeul et Hammamet, Sousse, Sfax …).
1. La perception du projet par les autochtones
Le complexe (Médina et Carthage Land) voudrait contribuer à la construction d’une identité tunisienne et favoriser l’ouverture sur les autres cultures du Bassin méditerranéen. Le promoteur du projet souligne, dans la brochure de présentation qu’il a produite[9], que son œuvre n’est « nullement fantaisiste, [que] l’effort de reconstitution se fonde sur de vrais événements historiques et se réfère à des dates précises ». Il considère également que le projet relate avec fidélité destins et événements historiques et reproduit les bâtis selon les mêmes techniques de construction et avec les mêmes matériaux que ceux utilisés il y a trois mille ans. Dans une interview accordée à un hebdomadaire tunisien[10], ce même promoteur déclare avoir voulu se montrer innovant et exclut l’idée que son projet aurait eu le lucre comme principal objectif. En effet, déclare-t-il, « nous avons amené des techniques nouvelles, adaptées à la Tunisie (…), nous avons depuis toujours été précurseurs. Notre objectif n’est pas de copier pour gagner de l’argent, mais de contribuer au développement du pays ».
L’architecte tunisienne Leila Ammar[11] a affirmé que ce projet avait une dimension moderniste, sans être pour autant une « contrefaçon ». « La nouvelle médina de la station touristique Yasmine-Hammamet, écrit-elle, […] n’échappe pas à la métaphore » et l’on y projette sur 100 000 m², selon la maitrise d’ouvrage, « un Las Vegas, made in Tunisia ». Aujourd’hui la médina est réalisée ; malgré les controverses, le projet a abouti grâce à la ténacité et au savoir-faire de l’architecte Tarek Ben Miled qui a cherché à éviter la « disneylandisation de l’espace ». De ce fait, on peut estimer que, malgré le parti pris de reconstitution systématique des monuments, comme c’est, par exemple, le cas à Las Vegas, le produit fini exprime une âme tunisienne.
L’ensemble achevé n’est nullement monofonctionnel ; il combine en effet, comme le projet initial le souhaitait, activités de loisirs et culturelles et fonction d’hébergement. Les efforts de promotion ne se limitent pas à l’édification. Ils dépassent cette mission pionnière et, pour ce faire, développent des stratégies de commercialisation tous azimuts. La Médina méditerranéenne propose ainsi une animation « non stop » : cortèges, concerts et prestations chorégraphiques… De plus elle offre 200 logements de types variés, pour un total de plus de 1000 lits, qu’elle s’efforce de commercialiser en time-sharing. Cette formule de location à temps partagé, préférée à la vente, veut garantir l’unité urbaine et l’aspect vivant de la médina pendant toute l’année.
2. La perception du complexe Yasmine par les touristes occidentaux
Le complexe Yasmine, dont les Tunisiens sont excessivement fiers, suscite les critiques de la presse étrangère, des guides touristiques et même des touristes. Sous le titre « Une médina 100% artificielle », le journaliste Vincent Mongaillard, écrit dans un quotidien français[12] que « (…) le plus incroyable reste, de très loin, la médina totalement reconstituée. Inaugurée il y a trois ans et encerclée par trois kilomètres de remparts, la ‘première ville musée du monde’ – c’est écrit sur les panneaux ! – draine, au quotidien, 15 000 visiteurs. A l’entrée, des Français, des Espagnols, mais aussi beaucoup de Tunisiens et d’Algériens en congés…».
Le commentaire de ce journaliste révèle la très nette discordance de perception de l’œuvre entre les autochtones et les étrangers. Tandis que les premiers fréquentent massivement cette attraction, les seconds critiquent, parfois sévèrement, l’aspect artificiel et le côté pastiche du projet et ils le négligent.
Les guides de tourisme français émettent des jugements du même type. Ainsi le « Géoguide »[13], dans son édition 2005-2006, écrit : « Derrière une rangée d’hôtels de luxe (17 000 lits au total !), s’étend une médina flambant neuve, réplique grandeur nature de différentes vieille villes du pays : faux remparts écroulés, minaret et zaouia, souks et passages voûtés, cours blanches et moucharabieh, etc (…). Une sorte de Las Vegas au bord de la mer. Sauf qu’ici la sauce ne prend pas. Les hôtels affichent un taux de remplissage anormalement bas, les cafés sont vides et les animations (jeux de plage et soirées musicales) n’attirent pas grand monde ». Passons sur le fait – discutable – que l’auteur du guide établit un lien étroit entre l’aspect artificiel du complexe et ses faibles performances en termes de fréquentation – sans d’ailleurs que l’on ne sache très bien s’il évoque la fréquentation des commerces et services du seul complexe ou, plus généralement, celle de la station de Yasmine-Hammamet –, pour ne retenir que le tableau plutôt réservé qu’il dresse du faux cadre offert aux visiteurs.
L’artificialité du décalque de la médina est d’ailleurs accrue par la proximité du parc d’attractions. En effet, avoir plaqué des remparts médiévaux au milieu des nouveaux hôtels de 4 ou 5 étages ne peut que renforcer l’incompréhension du « concept » développé. Ainsi, les critiques formulées pointent du doigt l’inadaptation du ce « concept » à la demande étrangère, laquelle, peut-on penser, procède sans doute, du moins pour partie, de l’absence de toute étude préalable de marché de la part de son promoteur.
Au pied des remparts de la Médina de Yasmine-Hammamet sont installés des cafés et des restaurants au lieu des jardins qui, traditionnellement, accompagnent les enceintes des villes arabes médiévales. Ce choix répond évidemment à l’objectif de multiplication des points de vente, surtout que la muraille orientale de médina ouvre sur la deuxième rue principale de la station. Là encore, l’esprit du projet a été sacrifié au profit d’une démarche commerciale. Même les parties ruinées des remparts ne « font pas vrai », elles sont plutôt décoratives, ce qui accroît le caractère artificiel de l’enceinte. Ces choix urbanistiques témoignent, aux yeux des touristes et des observateurs étrangers, d’un singulier manque de goût et de la nature lucrative du projet. Pourtant, les touristes d’aujourd’hui ont soif de produits authentiques ; tout ce qui est faux évoque pour eux une tentative de mystification, et les choque.
Les critiques portées par le guide « Le Petit Futé »[14] - lequel, implicitement, n’encourage pas à entreprendre la visite de Yasmine-Hammamet et de son complexe Yasmine - confirment ce besoin d’authenticité. « Amateurs d’authenticité, Yasmine-Hammamet ne correspondra pas du tout à vos attentes (…). A propos de « Carthage-Land » à Yasmine-Hammamet ; en réalité, on se trouve dans un monde purement fictif, sorti de l’imagination d’un architecte fou, dont les plâtres à peine secs sont destinés à impressionner le plus grand nombre possible des touristes : c’est une sorte de Disney Land pour « Gaouri », sans les jeux mais avec le carton-pâte. C’est l’empire du tourisme et de l’argent. Nous sommes très loin des plages sauvages et de l’authenticité du désordre ». L’auteur du guide souligne avec ironie le « mauvais goût » et l’aspect commercial du projet.
En définitive, alors que le complexe Yasmine se veut être le cœur battant de la station, il s’avère en être aujourd’hui un point faible du fait de son caractère parachuté. Selon les entretiens que nous avons eus avec un certain nombre de touristes occidentaux[15], ceux-ci, influencés par les guides ou pas, déclarent visiter plus souvent la vraie Médina d’Hammamet que la nouvelle de Yasmine-Hammamet. Pourtant cette dernière n’est éloignée que de quelques mètres de leurs hôtels de résidence, de telle sorte qu’ils passent assez fréquemment devant elle sans décider d’y entrer. En effet, cette médina nouvelle ne les intéresse pas, car « elle n’est pas vraie… ». Néanmoins, à l’échelle nationale, le complexe a été l’objet d’une grande campagne publicitaire et il rencontre un grand succès auprès des Tunisiens, mais aussi des Maghrébins, qui le fréquentent en masse surtout pendant les vacances scolaires. Ceci explique d’ailleurs que la fréquentation du complexe Yasmine accuse une forte saisonnalité. Pendant la basse saison, le plus souvent, plusieurs secteurs de Carthage Land sont fermés et parfois tout le parc est clos. Ce « projet culturel » est donc loin de remplir son objectif initial, à savoir la diversification et l’enrichissement du produit touristique balnéaire, puisqu’il ne parvient pas à animer la station pendant toute l’année. La perception du dit-projet s’avère responsable de ses faibles performances, lesquelles sont très éloignées des prévisions.
3. Deux perceptions du complexe Yasmine et du « patrimoine » très différenciées
A travers le projet de Médina méditerranéenne se dégagent deux visions divergentes du complexe Yasmine, et, bien au-delà, du patrimoine. L’une, tunisienne et, plus largement, maghrébine – étant bien entendu que tous les Tunisiens et tous les Maghrébins ne la partagent pas – valorise la modernité et ne voit guère d’outrage à une valorisation "révolutionnaire" de son patrimoine. L’autre, européenne, est bien plus exigeante envers l’authenticité des héritages qu’on lui donne à voir. Les Européens recherchent l’original et le local, tandis que le concepteur-promoteur tunisien propose un projet-cocktail qui mêle les héritages supposés de plusieurs cultures méditerranéennes pour passer son message, lequel est avant tout une vision du futur plus que du passé. Néanmoins, le travail sur le patrimoine ne se fait pas par l’intuition et sans recours à l’histoire.
Toute la station Yasmine-Hammamet, y compris la médina, a été réalisée sur une table rase, un espace vierge de toute trace d’occupation humaine. Pourtant, l’arrière-pays est riche tant du point de vue culturel qu’archéologique : des villages berbères (Takrouna, Zriba), des sites romains (Sidi Jdidi, Sidi Khlipha)…; mais il n’a jamais été pris en compte dans le projet d’aménagement. Pour favoriser un tourisme culturel, sans doute aurait-il convenu de préparer un schéma directeur qui exprime une vision globale de l’espace et propose une intégration des territoires de vie et des cultures des populations qui y vivent aux zones aménagées sur la côte. Or, la réalisation à un rythme accéléré d’une part, et la nature purement touristique et lucrative de la station Yasmine-Hammamet et de sa médina, d’autre part, ont réduit le nombre des acteurs impliqués dans la conception du projet et ne leur ont pas suffisamment laissé le temps d’engager une réflexion plus approfondie sur les actions à conduire en faveur d’un tourisme culturel. Pourtant, la valorisation du patrimoine local aurait justifié l’implication d’un bien plus grand nombre d’acteurs, en particulier locaux, qui auraient – peut-être ? – permis de définir plus en concertation et de façon coordonnée le fameux « concept » proposé.
Dans les sociétés occidentales, la production du patrimoine ne procède pas de l’improvisation. « La ‘mise en patrimoine’ d’un lieu relève d’une opération « de magie sociale », qui repose souvent autant sur le légendaire que sur la stricte science historique. Présentée le plus souvent comme un travail de conservation d’un passé « donné », elle comporte un fort volet social, voire politique, souvent implicite »[16]. De ce fait, la valorisation du patrimoine a pour objectif la reconnaissance de la diversité culturelle et, par la suite, de la particularité des sociétés et des cultures. Le patrimoine est donc un « construit social ». Il s’avère être un ensemble de symboles et d’images collectifs auxquels s’identifie la société. Par extension, le travail sur le patrimoine ne peut guère être individuel. Il est nécessairement un fait collectif et concerté entre plusieurs acteurs ayant des compétences diverses.
Comme nous l’avons déjà signalé, le projet du complexe Yasmine n’a fait l’objet d’aucune concertation, hormis les discussions qui ont eu lieu, dans un cadre restreint, entre le promoteur et l’urbaniste-architecte. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce qu’il ait échoué dans sa tentative de conciliation – ou de réconciliation – entre le culturel et le commercial.
Conclusion
Le complexe Yasmine, qui se veut culturel et de loisirs, est un projet totalement parachuté, qui résulte de l’initiative personnelle d’un promoteur privé dont la réussite s’était jusque là réalisée dans le domaine des affaires, industrielles et commerciales. Sa conception n’a fait l’objet d’aucune discussion, d’aucun débat, encore plus, d’aucune critique. Les acteurs locaux et institutionnels ont été absents dans la conception et la réalisation de ce projet qui penchait vers le côté commercial. Chacun sait pourtant, et les spécialistes plus encore que les autres, combien il est difficile d’associer tourisme balnéaire et projet culturel. Entre la conception du promoteur et les attentes des touristes étrangers, le hiatus est sérieux et grande l’incompréhension, pour autant que ces touristes recherchent l’authenticité et le patrimoine original pour connaître une culture ou pour se dépayser.
Bibliographie
Ammar, L., Histoire de l’architecture tunisienne, Tunis, édit. par l’auteur, 2005, 263 p.
Bourdin, A., Le patrimoine réinventé, Paris, édit. PUF, 1984, p.40.
Hellal, M., « Projet touristique « Yasmine-Hammamet » (en Tunisie); enjeux et stratégies d’acteurs », Mémoire de Master, 284 p., Université de Tours, 2005.
Lanquar, R., Les parcs de loisirs, Coll. « Que sais-je ? », Paris, édit. PUF, 1991, 125 p.
Lévy, J. et Lussault, M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, édit. Belin, 2004, 1033 p.
Médina Mediterranea, (Brochure), Tunis, édit. Groupe Poulina, 2007, 74 p.
Santelli, S., Medinas, Tunis, édit. Dar Ashraf, 1992, 174 p.
Notes
[1] Hellal, M., « Projet touristique « Yasmine-Hammamet » (en Tunisie); enjeux et stratégies d’acteurs », Mémoire de Master, 284 p., Université de Tours, 2005.
[2] Citation extraite de la brochure « Medina Mediterranea », Tunis, 2007, édit. Groupe Poulina, p.13.
[3] Idem, p.13.
[4] Lévy, J. et Lussault, M., Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2004, p. 687.
[5] Lanquar, R., Les parcs de loisirs, Paris, Coll. « Que sais-je ? », PUF, 1991, p. 18.
[6] Les fondouqs sont des « sortes d’hôtels réservés aux marchands étrangers à la ville, (ils) étaient en général construits avec un rez-de-chaussée avec un étage. Les marchandises et les animaux logeaient dans les cellules disposées au rez-de-chaussée autour de la cour centrale et les marchands avaient leurs chambres desservies par une coursive ou une galerie à l’étage ». (Santelli S., Médinas, Tunis, édit. Dar Ashraf, p. 99).
[7] L’iwan est un élément architectural qui consiste en un vaste porche voûté ouvert sur un côté par un grand arc. En effet, l’Iwan combiné avec le plan carré des palais perses a donné le modèle du plan de mosquée dit iranien (quatre iwans s’ouvrant sur une cour). Les madrasas, dont le type est né en Iran, utilisent aussi cet élément, et ont permis sa diffusion en Syrie, en Egypte et au Maghreb.
[8] Lanquar, R., op. cit, 1991.
[9] Médina Mediterranea, Tunis, éditions Groupe Poulina, p.11.
[10] « Le rêve « fou » de Abdelwahab Ben Ayed ». Interview exclusive de Abdelwahab Ben Ayed : PDG de Poulina, in Réalités du 8 avril 2003.
[11] Ammar, L., Histoire de l’architecture tunisienne, Tunis, édit. par l’auteur, 2005, 263p.
[12] Article publié in « Aujourd’hui » du Samedi 12 Août 2006.
[13] Tunisie 2005-2006, Paris, Géoguide, p.157.
[14] Country Guide!, Tunisie 2006-2007, Paris, p.175
[15] Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre de nos recherches de terrain engagées pour la réalisation d’un doctorat de Géographie, inscrit à l’Université de Tours : « Projet touristique Yasmine-Hammamet (en Tunisie) ; enjeux et stratégies d’acteurs ». Nous avons commencé ces entretiens au printemps 2006.
[16] Lévy, J. et Lussault, M., op. cit, 2003.