Insaniyat N° 37 | 2007 | Vécus, représentations et culturalité | p.103-116 | Texte intégral
Categories and stereotypes of the “Other” in conquest discourse Abstract: The conquest of Algeria confronts thousands of French people (army, civil servants, travellers, writers) to new geographical, social and cultural realities; their texts show that they have been led to treat similar questions, and that they often hold similar remarks. The corpus under study covering the period from 1830-1847 groups different speakers and enables one to spot recurrent details (commonplaces, stereotypes) revealing links which according to M. Foucoult, one can legitimately call a “Colonial discursive formation relative to Algeria”. Keywords: “Other” - categorization - designation - discursive formation - inter discourse - stereotypes. |
ُKarima AÏT DAHMANE : Enseignante à l’Université d’Alger.
1. Cadre de l’étude
La conquête de l’Algérie confronte des milliers de Français (militaires, administrateurs, voyageurs, écrivains…) à de nouvelles réalités géographiques, sociales et culturelles, leurs textes montrent qu’ils sont amenés à traiter des questions semblables et qu’ils tiennent souvent des propos similaires. La «dialectique du Même et de l’Autre», mobilisée dans l’échange, a pour effet d’amplifier les phénomènes à travers lesquels s’établissent accords et désaccords. Le corpus étudié couvre la période 1830-1847, rassemble des locuteurs différents et permet de repérer les récurrences (lieux communs, stéréotypes...) attestant les liens qui tissent ce, qu’à la suite de M. Foucoult, on peut légitimement appeler une «formation discursive coloniale relative à l’Algérie».
Nous faisons l’hypothèse que toute énonciation prend appui sur le dire d’autrui et que les stéréotypes- énonciations déjà là fournies par l’interdiscours- forment un point de passage obligé à la construction de tout discours. Ils sont le résultat d’un processus qui vise à régler les interactions sociales et relèvent d’un processus de catégorisation permettant d’étudier les relations interpersonnelles. Comment ces écrits expriment-ils l’altérité? A quels désignations et stéréotypes ont-ils recours? En quoi la figure de l’Emir Abdelkader dans l’imaginaire français se différencie-t-elle de l’image du «héros national» de l’Algérie. Comment un chef arabe, « dangereux et fanatique», peut-il devenir «l’ami de la France»? Ce sont ces questions de base qui permettent d’appréhender les figures de l’altérité.
Notre étude se fixe les objectifs suivants: a) montrer que l’altérité énonciative peut être sollicitée comme outil polémique, argument de légitimation de son propre discours, mais aussi comme technique engendrant des attitudes contradictoires comme la stigmatisation et la mystification, l’assimilation et le rejet, la fascination et la répulsion; b) montrer que les catégories et les stéréotypes sont nécessaires à toute activité cognitive car ce sont des structures de pensée, des cadres interprétatifs pré-organisés. Ils apparaissent, pour emprunter l’expression de Ruth Amossy, comme «la forme emblématique du déjà-dit»; c) analyser la catégorisation de l’ennemi ; d) transmettre un savoir sur la guerre de conquête pour en tirer une intelligibilité et pour que cela ne se renouvelle plus.
2. Les représentations stéréotypées dans la formation discursive coloniale
2.1. L’altérité religieuse: fanatisme et djihad
La représentation est le fait d’un être réel qui a des motivations individuelles et des engagements idéologiques... Chaque catégorie dit «une façon de voir les choses», relève d’un point de vue particulier et révèle une certaine représentation de cette altérité. Les récurrences thématiques montrent que la relation à l’Autre s’inscrit dans un rapport de force ou de tension. Tout d’abord, les motivations religieuses sont très présentes dans les justifications de l’expédition d’Alger. Le gouvernement de Charles X a présenté cette dernière comme destinée à libérer la chrétienté de la course barbaresque.Le général de Bourmont disait à ses soldats: «Vous avez renoué avec les croisés». La conquête militaire donne naissance à toute une série de récits. M. Poujoulat a écrit en 1844 un récit de voyage sur la vocation chrétienne de la France en Algérie:«Notre guerre d’Afrique est une continuation des Croisades…». (1847: 109-110). On rappellera, au passage, que la plus belle mosquée d’Alger est transformée en cathédrale dès 1831, première violence symbolique bien que Bourmont, s’engage, dans le texte de la capitulation, à respecter les croyances et les biens. Mais attention! Les officiers (saint-simoniens) ne cherchent pas à répandre le Christianisme en Algérie. Quoi qu’ils pensent de cette expédition, ils restent prisonniers d’une logique qui ne peut concevoir d’autre rapport avec le musulman qu’en termes d’hostilité tels que: «islamisme», «fanatisme » et «djihad », (c’est l’expression même de l’Emir):
«Le fanatisme fait leur force. La guerre est leur devoir. Si la terre leur échappe, ils auront le ciel. Toute la puissance d’Abdelkader repose sur ces seules idées.» (Poujoulat, 1847: 118-119).
Le fanatisme est considéré par les conquérants comme l’une des causes majeures de la décadence arabe. On s’est efforcé, dans la mesure du possible, de tenir compte du contexte historique pour régler le sens. C’est au XVIIIe siècle que le praxème «fanatisme» devient fréquent dans le discours occidental. Les antiquaires ont retrouvé des inscriptions dans lesquelles des Romains considérables prenaient ce titre de «fanaticus» qui signifie «pieux» ou «bienfaiteur d’un temple». Au XIXe siècle, ce praxème est utilisé comme la marque de l’Autre et conduit souvent à l’intolérance et à la violence. Pour les officiers de l’armée d’Afrique, le fanatisme est le lieu d’une certaine valorisation car le combat implique le respect réciproque. Pour le duc d’Orléans, il y a dans le fanatisme une notion d’excès: «Fanatique à l’excès, l’Emir releva le zèle religieux des musulmans de toute l’Afrique». Cependant, le fanatisme devient la justification de son propre fanatisme:«Voilà la guerre d’Afrique; on se fanatise à son tour et cela dégénère en une guerre d’extermination». (Saint-Arnaud, lettre du 28 mars 1838).
C’est en référant au devoir de la guerre sainte, qu’Abdelkader tente d’unir les tribus. Le djihad dont on parle à tout propos n’est, du côté algérien, qu’une guerre défensive, il convient de tenir compte du discours de l’Emir Abdelkader:
«Vous êtes maintenant commandés par des roumi, jugés par des roumi, administrés par des roumi! (…) Malgré la mission que Dieu m’a donnée de combattre l’infidèle jusqu’à la dernière goutte de mon sang, je lui ai laissé quelque repos (…) Le jour de réveil est arrivé! Levez-vous tous à ma voix, ô musulmans, Dieu a remis entre mes mains son épée flamboyante, et nous allons fertiliser les plaines de notre pays avec le sang de l’infidèle.» (Leynadier et Clausel, Histoire de l’Algérie française, T.1, Paris, 1846: 4-5).
Comme on le constate, l’ennemi est défini, avant tout, comme un chrétien, un «roumi» et ce discours religieux implique un anéantissement de l’individualité. De même que la personne n’est rien par rapport à Dieu, elle n’est rien en regard de sa communauté. «Le paradis est à l’ombre des épées», et Abdelkader a la mission sacrée de défendre le pays contre l’infidèle. L’honneur et le sacrifice traduisent ce désir intense de dépassement de soi-même, de joie de mourir en martyr pour sa patrie. Tout discours baigne dans l’interdiscours, et dans la parole de l’autre comme position reconstruite, que le locuteur fait parler dans son dire: «L’Emir fut comme «une épine dans les yeux des Chrétiens».
2.2. L’ethnographie au service de la stratégie militaire
L’Algérie apparaît comme un pays «étrange» dont les mœurs et les rites sont décrits minutieusement à des fins stratégiques. L’idéologie coloniale vise tout particulièrement à creuser un écart entre les deux peuples en s’appuyant sur «la barbarie de l’autre» et la «mission civilisatrice» de la France. Victor Hugo semble croire que le devoir de civilisation entraîne un droit d’intervention à main armée, il considère la conquête comme une «chose heureuse et grande», elle devrait ouvrir l’Afrique à la «chrétienté» et au «progrès»:
«… il faut bien être un peu barbare parmi ces sauvages (…). La barbarie est en Afrique, je le sais (…). Nous ne devons pas l’y prendre, nous devons la détruire. Nous ne sommes pas venus ici pour rapporter l’Afrique mais pour y apporter l’Europe» (M. Ferro, 2003: 491).
La catégorisation de la rencontre est inhérente à l’observation de la culture de l’Autre. Ses mécanismes ne sont pas seulement cognitifs, ils s’inscrivent dans le contexte des relations interethniques et sont fortement marqués par les caractéristiques de ce contexte. Les enquêtes des officiers des bureaux arabes ouvrent des portes sur des modes de vie, des valeurs, des conflits, des mythes, des stéréotypes identitaires, des images de soi et de l’autre. Ce regard porté sur le colonisé traduit des catégorisations, des classements et des jugements touchant les croyances, les traditions vestimentaires, les comportements de l’Autre jusqu’à sa négation. Certains officiers vivaient avec des femmes musulmanes, ils étaient fortement attirés aussi bien par leur charme mauresque que par les valeurs culturelles liées à une conception spécifique de la famille (pudeur, soumission, polygamie possible, avoir beaucoup d’enfants, usage de la répudiation...). D’autres (Lamoricière, Saint Arnaud, Daumas..) ont appris l’arabe à des fins stratégiques (interrogatoire, espionnage..), ils ont lu le Coran pour comprendre les mobiles qui font agir un musulman.Lorsqu’ils catégorisent les ethnies, ils le font pour simplifier l’apprentissage de ce qu’elles sont et le choix du traitement qu’ils doivent leur réserver.
Toute situation de comparaison et de confrontation entre groupes ethniques renforce les processus de catégorisation. Repérer, nommer, décrire, c’est toujours poser des différences. Eugène Daumas, et avant lui Pellissier de Reynaud (Annales algériennes, 1836) distinguent des races diverses d’origine et de culture:
«Les indigènes, que nous avons trouvés en possession du sol algérien, constituent réellement deux peuples. Partout ces deux peuples vivent en contact, et pourtant: le kabyle déteste l’Arabe, l’Arabe déteste le Kabyle… Corroborée par l’existence indélébile de deux langues distinctes, cette conjoncture passe à l’état de certitude. Physiquement, l’Arabe et le Kabyle offrent une dissemblance qui constate leur diversité de souche. En outre, le Kabyle n’est point homogène; il affecte, selon les lieux, des types différents, dont quelques-uns décèlent la lignée des barbares du Nord. Dans les mœurs, mêmes divergences…»(E. Daumas et M. Fabar, 1847).
Ici, la différence signifie l’inégalité biologique et culturelle conduisant à l’inégalité politique, c’est-à-dire à la légitimation de la domination. La nomination ethnique a pour première caractéristique d’être catégorisante («Arabes», «Kabyles», «Bédouins», «Maures», «Coulouglis» ou «Indigènes») selon des catégorisations schématiques. Certaines ambiguïtés portent sur la représentation du kabyle. Cet Autre est-il à exclure ou à assimiler? La couleur de la peau, la sédentarité, l’ancienne appartenance des Berbères à la chrétienté, leur amour du travail et la condition féminine... constituent des thèmes idéologiques qui seront largement repris par les ethnographes pour accentuer les haines et les rivalités à des fins stratégiques. C’est «l’Arabe nomade envahisseur» qui va essentiellement alimenter la réflexion autour de l’altérité irrécupérable. Le stéréotype est considéré comme facteur de tension et de dissension dans les relations interpersonnelles. Il apparaît comme un instrument de catégorisation qui permet de distinguer un «nous» d’un «ils». Un repérage des oppositions binaires fondent le rapport entre ces deux pronoms personnels:
«A présent, comme autrefois, les Arabes n’ont que deux idées: Dieu et la femme; deux passions: la religion et la guerre. Il n’y a rien après, et c’est ce rien qui fait la séparation permanente entre eux et nous» (E. Daumas, La vie arabe et la société musulmane, Paris, M. Lévy, 1869: 585).
On sent bien que le souci de la différence pourrait contribuer à transformer l’altérité en une non-rencontre. Dans cette optique, l’histoire a contribué à enraciner l’idée d’une incompatibilité culturelle entre le nomadisme et le progrès de la civilisation. La récurrence du pronom indéfini «rien» peut fonctionner comme un parapraxème (évidé de toute matière notionnelle). Dérivé du latin «res»: chose sans valeur, sans importance, le sens étymologique nous permet de préciser qu’il existe un rapport d’antonymie entre nulle / chose. Le «rien» signale bien une irrécupération dans la mesure où deux civilisations connues ne peuvent coexister longtemps. E. Daumas compare les traits préalablement choisis en prenant pour référence tantôt l’Arabe, tantôt le Kabyle. L’auto-contradiction naît de l’incapacité à produire une qualité durable qui caractériserait l’Autre. C’est pourquoi, par exemple, l’Arabe peut être à la fois «arrogant et hospitalier» (E. Daumas, 1855: 355-366). Il faut dire que le mécanisme de fonctionnement s’appuie nécessairement sur la logique des oppositions: Arabes nomades / Kabyles sédentaires, «Bédouins du désert» / «montagnards d’Atlas»… Les qualités communes ne sont jamais remarquées.
2.3. La barbarie de la conquête : systématisation des razzias
Notre contribution vise à montrer que la violence ne date pas de la guerre de libération, qu’elle est inscrite dans plusieurs siècles de violences successives spécialement les premières années de la conquête militaire. La représentation de l’autre est traversée par la représentation de soi, ces officiers efficaces et ambitieux s’adressent essentiellement au Roi, au Ministre de la Guerre et au Président du Conseil. Le désir de se faire reconnaître, de se peindre soi-même est l’une de leurs préoccupations. Ils entretiennent avec la société qu’ils découvrent un rapport de supériorité qui ne peut se transformer qu’en violence.
Dans cette perspective, le discours militaire est inhérent à ce qu’on appelle «culture de guerre» (Franco Cardini, La culture de guerre, Paris, Gallimard, 1992). Certaines désignations rapprochent l’Autre de l’animalité. Elles ont tour à tour été pratiquées, faisant surgir l’expérience de ce qu’avec Freud on peut nommer«une inquiétante étrangeté» ayant pour but de légitimer les atrocités des combats, réelles ou fictives, l’alternative sur le terrain ne peut être que tuer ou être tué. Ce n’est pas un hasard si on trouve sous la plume de Bugeaud- figure héroïque de la conquête- ces récurrences: «les Arabes sont des renards», «l’Emir s’adonne à la chasse des lions et participe à des razzias». «Il est devenu aussi féroce que les lions et les panthères»…
Pour mieux comprendre la légende du «chef sanguinaire», il convient de citer cet extrait des Châtiments intitulé «Orientale» (1852) de Victor Hugo[1] :
«Losqu’Abdelkader dans sa geôle,…
Lui, l’homme fauve du désert,
Lui, le sultan né sous les palmes,
Le compagnon des lions roux,
Le hadji farouche aux yeux calmes,
L’émir pensif, féroce et doux,
Lui, sombre et fatal personnage
Qui, spectre pâle au blanc burnous,
Bondissait, ivre de carnage,
Puis tombait dans l’ombre à genoux;
Qui de sa tente ouvrant les toiles,
Et priant au bord du chemin,
Tranquille, montrait aux étoiles
Ses mains teintes de sang humain;
Qui donnait à boire aux épées,
Et qui, rêveur mystérieux,
Assis sur des têtes coupées,
Contemplait la beauté des cieux;...
On a affaire à une représentation complexe. Abdelkader est à la fois «noble» et «monstrueux»: «fauve du désert», «compagnon des lions», «ivre de carnage», «mains teintes de sang humain», «assis sur des têtes coupées»… Victor Hugo le considère comme un «bandit» d’honneur qui lutte contre la conquête, celui qui résiste et dont le combat est légitime.
La deuxième idée, qui mérite davantage qu’on s’y arrête car elle nourrit d’importants débats polémiques, est celle de la contamination par la barbarie de l’Autre. «Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie», écrit C. Lévi-Strauss (1973: 364.) L’Algérie a été pour la France «une école pratique de la guerre», là s’est formée une armée commandée par des officiers habiles, prêts à utiliser n’importe quel moyen pour arriver à leurs fins. La violence française répond en partie à une violence locale; la pratique des razzias a été inspirée des méthodes turques, elle n’est ni bonne ni mauvaise en soi, elle est légitime: «l’issue du rapport de force qui s’est engagé entre les militaires et les indigènes a eu entre autres pour conséquence d’imposer une idée univoque de la force construite sur l’appréhension de relation mécanique de cause à effet». (L-J. Chevalier, 1994 :18).
Pour le Barbare, on éprouve à la fois attirance et répulsion. Terrorisés, les soldats acceptent de se plier aux règles du jeu qu’instaurent les généraux, ils répondent par une terreur plus grande encore que celle de l’adversaire. Bugeaud, Pélissier, Montagnac, Lamoricière, Saint-Arnaud… sont devenus des «coupeurs de têtes», des spécialistes de la guérilla et des techniques de contre- guérilla :
- «Le duc de Rovigo disait aux tribus qui avoisinaient le lieu où le crime avait été commis: on m’a coupé trois têtes, si dans quarante-huit heures les coupables ne me sont pas livrés, j’irai chez vous et je prendrai trois cents têtes; et il tenait parole. C’est ainsi qu’il a détruit la malheureuse tribu d’El Ouffia…» (Saint-Arnaud, Lettre du 12/7/1838).
- «On sait qu’ils (les militaires français) ne font jamais de prisonniers et qu’à quelques rares exceptions près, ils égorgent tout ce qui leur tombe entre les mains», écrit Pellissier de Reynaud. (J. Frémeaux, 2002: 211).
- «Une tête coupée produit une terreur plus forte que la mort de 50 individus (…) Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes: tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans... En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens» (Montagnac, lettre du 13 mars 1843.)
- «Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes… que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français». (Saint-Arnaud, au bivouac d’Ain-Méran, le 15 août 1845).
On le voit, la définition qu’on peut donner du «barbare»reste floue et échappe en fait à toute analyse scientifique rigoureuse. La cruauté relève d’une sorte de compétition- en tuer plus que les autres fait partie du plaisir. Elle peut comporter une dimension de collecte de souvenirs et de trophées: le soldat découpe des oreilles, arrache des têtes ou des doigts. La pratique des «enfumades» par Pélissier et Saint-Arnaud provoquait à chaque fois la mort de plusieurs centaines de personnes par asphyxie. Ce qui fera dire à un membre de la Commission d’enquête constituée par le royaume de France en 1833:«Nous avons dépassé en barbarie les Barbares que nous venions civiliser». Tocqueville, partisan des razzias, déclare que «les officiers de l’armée d’Afrique font la guerre d’une manière beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes» (1988:77). Ce type de témoignage peut dire la complexité de l’obéissance: les ordres doivent être exécutés sans hésitation.
Tout énoncé reprend et répond nécessairement à la parole de l’autre, qu’il inscrit en lui; il se construit sur un déjà-dit. Interpellé sur la brutalité de ses méthodes, Bugeaud y répond le 15 janvier 1840: «ces murmures sembleraient me dire que la Chambre trouve ce moyen trop barbare. Messieurs, on ne fait pas la guerre avec des sentiments de philanthropie. Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens, quand il y en a pas d’autres que ceux j’indique, il faut bien les employer. Je préférerai toujours les intérêts français à une absurde philanthropie pour les étrangers qui coupent la tête de nos soldats prisonniers ou blessés.» L’argument essentiel qu’il donne est qu’il convient de finir la guerre le plus tôt possible pour l’intérêt de tous.
Ainsi, l’énonciation est fondamentalement prise dans l’interdiscours: «le discours rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet discursif.» (P. Charaudeau et D. Maingueneau, 2002:175). C’est une guerre des plumes, une guerre de mots, un interdiscours dans un «contexte d’intercompréhension»: les énonciateurs occupent dans un même champ spéculatif deux positions antagonistes et interprètent leurs discours respectifs au cour de l’interaction, en les adaptant à leurs propres besoins. La protestation de certains chefs militaires contre les atrocités s’explique par des rivalités d’ambitions. La position des députés n’est pas immuable et leur discours sur la civilisation devient le lieu d’expression des doutes et des ambiguïtés. Cependant, au fur et à mesure que leur discours s’embrouille dans ses propres contradictions, on voit que la «grandeur de la France», «le prestige national» venir occuper la place centrale des préoccupations des locuteurs et on oublie que l’expédition d’Alger constitue une agression portée contre un autre pays.
3. L’Emir Abdelkader: de la figure du «fanatique» à celle de l’humaniste
On ne peut pas présenter toutes les réflexions sur la catégorisation de l’Emir. Le maréchal Soult le rangeait en 1843, avec le vice Roi d’Egypte Moh’med Alî et le commandeur du Caucase Chamyl, parmi les trois hommes contemporains «auxquels on puisse accorder légitimement la qualification de grands». Les valeurs aristocratiques partagées entre les officiers et Abdelkader ont souvent amené une estime mutuelle. Ils se rencontrent dans un culte du courage guerrier, des vertus de générosité et d’hospitalité. Les stratégies discursives s’appuient sur une démarche dialogique du type interactionnel- argumentatif. Celle-ci se révèle particulièrement corrélée à la construction des stéréotypes, et à leur mise en conflit à l’intérieur des discours:
- Pour E. Daumas, «Abdelkader jouit parmi les Arabes d’une grande réputation de sainteté et de courage. Convaincu que ce n’est qu’ainsi qu’il peut établir sa domination sur un peuple aussi fanatique, il donne en toutes circonstances l’exemple de la piété la plus austère. Partout il s’annonce comme un homme envoyé par Dieu pour accomplir de grandes choses sur cette terre et profite du moindre événement pour arriver à ses fins... La persévérance, le courage et la ruse font le fond de son caractère». (Ch-R. Ageron, 1977: 32).
- Bugeaud a compris le caractère national de l’œuvre de l’Emir: «il faut que vous attaquiez le chef et la nationalité arabe dans leur source; il faut que la nationalité soit renversée, que la puissance d’Abdelkader soit détruite ou vous ne ferez jamais rien en Afrique». (Discours du 15 janvier 1840).
On voit apparaître le mot «nationalité» alors que dans l’imaginaire colonial les Barbares n’ont ni nationalité, ni droit au patriotisme. Bugeaud ajoute que la force de son adversaire «est dans son insaisissabilité, elle est dans l’espace, elle est dans la chaleur du soleil d’Afrique, elle est dans l’absence des eaux, elle est dans la nomadité.» (M.Kaddache, L’Emir Abdelkader, Alger, SNED, 1974: 82). Le désert est le repère de ce mode de vie mystérieux et fascinant qu’est le «nomadisme». E. Daumas a emprunté à l’Emir ce magnifique éloge des vertus bédouines:
«Le véritable honneur est dans la vie nomade.
Que pourrais-tu reprocher au bédouin?
Rien que son amour pour la gloire et sa liberté qui ne connaît pas de mesure.
Sous la tente, le feu de l’hospitalité luit pour le voyageur;
il y trouve, quel qu’il soit, contre la faim et le froid, un remède assuré…»
(Les chevaux du Sahara, 1855).
- Le maréchal Valée écrit le 1er décembre 1840:
«L’émir est le grand agitateur de l’Algérie, il se considère et s’annonce au peuple comme appelé par Dieu à rétablir la religion du prophète dans son antique pureté et l’empire musulman dans son antique splendeur…» (P. Guiral, 1992: 52).
- Abdelkader était aussi un grand cavalier. Ses compétences étaient tellement étendues qu’il marqua par ses conseils et annotations l’ouvrage du général E. Daumas, Les chevaux du Sahara: «Cet homme si remarquable, qui est en toutes choses le premier parmi ses compatriotes, le meilleur cavalier, le guerrier le plus habile, le plus savant docteur, le politique le plus dédié, le prédicateur le plus éloquent, le musulman le plus pieux, le seul organisateur, ne doit pas seulement à ses qualités la force qu’il nous oppose. Il emploie toujours les armes et la ruse ; mais la persuasion et le sentiment religieux l’ont encore mieux aidé…» (L.Veuillot, 1845: 186, 288-289).
- On peut croire que le regard porté sur l’Emir est un faux regard dans la mesure où L. Roches, interprète de l’armée d’Afrique, était fortement attiré aussi bien par ses valeurs culturelles que par son charme: la séduction c’est l’éblouissement. Ce n’est donc pas le réel de l’Autre qui importe ici, mais le besoin de construction fantasmatique: «J’ai vu Abdelkader, et je t’écris sous le charme inexprimable qu’a exercé sur moi ce champion de l’islamisme».
- Le discours de conquête est constamment partagé entre fascination et répulsion. Ce n’est pas un hasard si Bugeaud a choisi l’appellation «moderne Jugurtha» pour désigner son adversaire. Sur une médaille, offerte à ABDELKADER sur l’ordre de Napoléon III, on lit l’inscription suivante:
«JUGURTHA Moderne
il a tenu en échec l’une des plus puissantes nations de la terre pendant 14 ans, son histoire est celle de nos revers et de nos succès en Afrique…
A l’avers on lit :
émir de l’Afrique du nord,
défenseur de la nationalité arabe
protecteur des chrétiens opprimés».
Le parallèle entre les deux chefs fut certes dans la férocité mais cet «ennemi insaisissable», sincèrement attaché à sa patrie,a bien voulu une nation algérienne en essayant de dépasser le cadre tribal. La contradiction majeure se situe d’une part entre son «fanatisme religieux» et son humanisme et d’autre part entre l’ennemi redouté et l’ami de la France: ce «chef sanguinaire» est bien connu pour sa tolérance à l’égard des religions du Livre. Il n’a jamais prêché, même pendant le djihad, l’extermination des Infidèles ou le massacre des prisonniers et a toujours témoigné de la considération pour leurs prêtres. Comme le confirme ces témoignages:
«Abdelkader nous a envoyé sans condition, sans échange tous nos prisonniers. Il leur a dit: «Je n’ai plus de quoi vous nourrir, je ne veux pas vous tuer, je vous renvoie». Le trait est beau pour un barbare.» (Saint-Arnaud, Lettre du14 mai 1842).
Il interdisait à ses compatriotes de mutiler les captifs ou de séparer les familles:
«Autant qu’il a pu, il a empêché qu’on ne maltraitât les prisonniers; et si ce ne sont pas les Français qui ont les premiers coupé les têtes, ce n’est pas Abdelkader qui a renoncé le dernier à cette coutume barbare…» (L. Veuillot, 1845: 189.)
Il tentait à chaque fois d’honorer son serment et de mépriser le parjure. C’est ce que confirme sa lettre à l’évêque d’Alger:
«Envoyez un prêtre dans mon camp. Il ne manquera de rien. Je veillerai à ce qu’il soit honoré et respecté comme il convient à celui qui est revêtu de la double dignité d’homme de Dieu et de représentant de son évêque...» (Ch. H. Churchill, 1991: 223).
Par ailleurs, la figure de l’Emir dans l’imaginaire français ne correspond pas à l’image du «héros national» de l’Algérie. On sait, à titre d’exemple, que le général Paul Azan a sous-titré son livre sur Abdelkader, Du fanatisme musulman au patriotisme français, c’est l’attitude même de Louis Lataillade, Abdel-kader. Adversaire et ami de la France (1984). Ces titres témoignent, pour reprendre l’expression de Ch.-A. Julien, d’une singulière aberration:
«L’émir fut un patriote algérien et non un fanatique musulman, qui défendit son pays contre l’étranger, par surcroît chrétien, et ne se considéra jamais comme Français, et, à plus forte raison, ne fit nullement preuve de «patriotisme français» mais d’humanité quand il intervient contre les émeutiers de Damas.» (1964 : 533).
En somme, les écrits des officiers français sont pragmatiques visant à instruire sur les stratégies militaires à adopter, les ruses qu’il faut utiliser ou les moyens permettant d’anéantir la puissance d’Abdelkader. La catégorisation de l’ennemi permet la construction d’un type de héros mythique qu’il est impératif de toujours requalifier positivement, tant qu’il constitue un danger.
Conclusion
Le sujet retenu est non seulement complexe, mais aussi trop vaste pour être abordé de façon détaillée. Bien des choses restent à connaître et à définir. Les discours choisis correspondent bien à une représentation de l’altérité à des fins cognitives et pragmatiques. On constate, d’une part, qu’ils sont associés à des pratiques sociales et institutionnelles. D’autre part, ils prennent acte de l’ensemble des discours largement diffusés, qui peuvent gagner leur efficacité selon les enjeux de la conquête. Les praxèmes«fanatisme» et «barbarie» renvoient, on l’a vu, à des représentations différenciées, parfois contraires de l’altérité, selon que l’auteur est un militaire «ambitieux» en quête de gloire ou un saint-simonien en quête d’une union mystique avec l’Orient. En fin de compte, il est permis d’affirmer que les vrais barbares ne sont pas ceux qu’on dit. Certes, les «nostalgiques de l’Empire» continuent à glorifier la conquête coupable de crimes et de massacres contre un peuple en entier mais la vérité historique n’a pas besoin de lois pour exister. Les meilleurs des Français et des Algériens ont pu se reconnaître comme hommes partageant des projets différents, mais également estimables. En dépit d’une conquête douloureuse et injuste, il importe plus que jamais aujourd’hui de préserver et de rappeler cet héritage fragile.
Bibliographie
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Notes
[1] Cf. «Histoire littéraire: Victor Hugo et l’Algérie, avec Franck Laurent», Algérie. Littérature/ Action. N°77-78, janvier- février 2004,pp. 41-56.