Insaniyat N° 37 | 2007 | Vécus, représentations et culturalité | p.45-56 | Texte intégral
Sexual traumatism and psychosomatic functioning: A socio-cultural impact Abstract: Psychic reality? Concrete reality? What happens in a patient’s psychic sphere at an important moment in his life? How does an event enter and what place does it occupy in the social and cultural field? Mina a twenty-year old student arriving in tears in an emergency to consult because of a rape that she underwent. Keywords: sexual traumatism - psychosomatic functioning - Rorschach - Socio-cultural environment. |
ُOurida BELKACEM : Enseignante à l’Université d’Alger, Département de Psychologie.
Introduction
Dans le cadre d’une communication1, j’ai présenté le cas de cette jeune fille algérienne qui a subi une tentative de viol par un jeune homme aidé par 2 complices.
Je voudrais montrer ici que le viol, outre son action traumatique sur l’équilibre psychosomatique de l’individu, revêt une connotation sociale et culturelle génératrice d’angoisses, de honte et de culpabilité, car il touche aussi bien la victime que son entourage.
Il est de fait que le traumatisme ne reconnaît pas toujours la valeur du temps. Il est atemporel. C’est pourquoi le regard du clinicien-chercheur se doit de considérer 2 niveaux complémentaires:
- Le niveau synchronique qui participe incontestablement au processus de reconstruction de la victime. Il considère la réparation psychologique comme étroitement liée à la réhabilitation familiale et sociale.
- Le niveau diachronique qui touche à la problématique de la transmission généalogique et générationnelle du traumatisme.
Aussi, une prise en charge pluridisciplinaire du traumatisme qui tiendrait compte aussi bien du sujet que de son environnement social et culturel contribuerait-elle, pour une grande part, à atténuer les méfaits de ses retombées sur la santé physique et mentale du patient.
I. Illustration clinique
La première consultation a été menée dans l’urgence, vu l’état de Mina qui sanglotait à chaudes larmes en annonçant, tout de go, qu’on l’avait violée«Taadaw aalija» sont les premiers mots qu’elle prononce.
En raison de la double effraction corps-psyché, nous avons opté pour une investigation d’inspiration psychosomatique, en référence à l’école de P. Marty sur laquelle nous allons étayer nos interprétations. Mais d’abord, nous allons commencer par exposer quelques éléments majeurs de l’histoire de Mina, de manière chronologique.
L’évènement traumatique se situe 2 ans et 9 mois plus tôt, dans un hameau.
La tentative de viol s’est déroulée en deux temps. Elle a été faite par un inconnu de 20 ans que Mina, alors âgée de 19 ans, nomme «wlidlahram», en association avec 2 jeunes de 14 ans environ, alors qu’elle rentrait chez elle, portant 2 jerricans d’eau que son père lui avait demandé d’aller chercher dans les environs du domicile.
1er temps: elle est suivie puis assaillie. Elle se débat en criant persuadée que les paysans qu’elle avait vus à l’aller, viendraient à son secours. Pleine de sang, les vêtements déchirés, elle s’extirpe de l’emprise de ses assaillants et se sauve.
2 me temps: elle est rattrapée un peu plus loin. Elle continue à crier de toutes ses forces tout en se débattant. Elle voit la silhouette de son voisin interpeller les malfaiteurs. On la ramène chez elle.
Etat du corps
Une extinction de la voix, due à la force de ses cris et aux pleurs, la marque pendant quelques jours. Elle ne sort plus de la maison et ne se nourrit plus car elle n’a plus goût à rien.
Jusqu’à la 1ère consultation, elle tombe souvent, a des difficultés pour marcher, est très lente dans chaque chose qu’elle exécute. Elle ne peut pas faire le ménage et reste «un an» pour faire la vaisselle (dixit sa mère).
Elle explique cet état en disant:
«nzajer firuhi, chghoul mketfa»: cette façon de se ligoter volontairement les jambes est le seul moyen actuel dont elle dispose pour faire face à la déliaison psychique débordante.
Un 2ème examen gynécologique, faisant suite à celui du médecin légiste de l’hôpital est demandé par les parents chez une gynécologue privée dont le certificat m’est remis pour lecture lors du premier entretien.
Depuis que la gynécologue lui a annoncé qu’elle était un peu déchirée, elle a peur d’être encore plus déchirée. C’est la raison pour laquelle elle serre les jambes et avance avec difficultés.
Rêves: Elle ne marche pas comme les autres. La scène traumatique se répète. Sa sœur lui apprend qu’elle crie pendant ses cauchemars
La patiente annonce qu’elle ne pourra jamais oublier.
Le discours: Il est entrecoupé de sanglots. Le langage est pauvre. On note une persévération autour du même thème: peur, déprime. Elle ne supporte plus de voir les hommes et déteste les mariages.
A la fin de cette première consultation, je propose à Mina:
1) de faire des exercices respiratoires, de relâcher progressivement les différents muscles de son corps, d’abord en position assise, puis debout, de faire quelques pas, «comme avant», ce qu’elle exécute volontiers en ma compagnie.
- de se prêter à un examen psychologique qu’une autre psychologue2 effectuera sans rien connaître de la patiente afin d’atteindre le maximum d’objectivité dans le recueil et l’analyse des données. Cet examen comprendra la passation de deux tests projectifs: le Rorschach et le TAT.
3) un entretien de restitution lui sera fait par l’examinatrice puis je la reverrai pour un soutien psychologique, but initial de sa demande. Une alliance thérapeutique est convenue.
II. Aspects psychologiques et psychosomatiques
Dans cette partie nous présenterons quelques points forts de l’examen psychologique et le résumé des 5 séances qui ont suivi l’entretien préliminaire afin de cerner l’impact psychologique du traumatisme sur le fonctionnement mental. Nous analyserons ces données à la lumière de la théorie psychosomatique.
Le Rorschach
Pour un total de 15 réponses, on relève:
- 1 choc au rouge à la planche II
- 1 choc représenté par une scène de coït à la planche sexuelle VI que le sujet projette avec des «signes de souffrance sur le visage», suivi à la VII par un contenu «sexe déchiré» et«béant».
- 1 choc couleur à la première planche pastel VIII.
Le TRI, mixte, largement extratensif: 1K/7C révèle l’extrême sensibilité et excitabilité du sujet à la couleur rouge en rapport avec un dynamisme intérieur faible à connotation agressive.
En revanche, la facture du RC %, fléchie, (26 % par rapport à la référence normative des 30 - 40 %), ne va pas dans le même sens que le TRI, ce qui fait état d’un conflit intra-psychique avéré.
L’indicateur d’angoisse, 80 %, au regard de la norme des 12 % reste sans commentaires, avec 6 contenus «sang» et 6 «sexe».
La persévération, tout au long du protocole, de ces mêmes contenus montre l’enlisement de la pensée.
Au TAT, la forte inhibition des représentations se donne à voir à travers des récits restrictifs dont les personnages sont pour la plupart anonymes. L’accrochage au contenu manifeste par le recours au factuel coupe court au déploiement du conflit.
La planche 13 MF qui réactive la problématique sexuelle par excellence, fait surgir les larmes de Mina.
Au-delà des commentaires qui demanderaient à être présentés de manière détaillée, on ne pourrait laisser passer:
- Une scène de fuite face à des inondations (pl. 9GF), restes mnésiques probables de la catastrophe de Bab El Oued survenue quelques mois avant le drame et qui, pensons-nous, aurait marqué le sujet, le souhait émis à la planche blanche (16) de s’en sortir, de ne plus regarder le passé mais de se tourner plutôt vers l’avenir. Le récit autobiographique se termine sur le mot: espoir.
Ce dernier point est corroboré par l’examinatrice qui, lors de l’entretien de restitution, trouve la jeune fille animée d’un dynamisme nouveau, nantie d’un projet: celui de travailler pendant les vacances d’été. Elle aurait «la volonté de changer».
L’entretien d’investigation suivi de l’examen psychologique auraient-ils produit un effet de catharsis sur le psychisme de Mina? Il semble bien que oui. Mais,…à quel prix?
Nous le verrons un peu plus loin, dans la partie réservée à l’interprétation psychosomatique.
En résumé, les données cliniques au Rorschach et au TAT montrent un traumatisme actuel patent dont les excitations débordent l’appareil psychique. Celui-ci fonctionne sur un mode opératoire mettant en exergue un défaut d’élaboration des conflits, faute de défenses suffisamment solides.
Le TAT, plus figuratif, dévoile une carence de la mentalisation. En outre, il laisse émerger une représentation, en relation semble-t-il, avec un ancien traumatisme.
Synthèse des 5 autres consultations
Le début de la prise en charge avec Mina n’a pu se faire qu’après 7 mois, en raison des vacances d’été, d’une part, de l’irrégularité de ses apparitions d’autre part. Nous lions ce dernier point avec la désorganisation de son fonctionnement et nous apportons un aménagement au cadre d’accueil.
Données de l’anamnèse
Mina est la 5ème de 9 enfants. Son père, retraité, a le diabète et sa mère ne jouit pas d’une santé florissante.
Elle poursuit des études sans encombre mais double une fois pour des raisons de santé.
Elle dit ne pas parler beaucoup avec les personnes qui l’entourent.
L’état du corps antérieur au traumatisme
Sa mère lui raconte que vers l’âge de 2 ans, elle tombe du berceau qui était accroché haut, selon nos coutumes campagnardes.
Quelques temps plus tard, ses parents s’aperçoivent d’une tache noire sur son flanc droit, sur lequel elle a chuté.
Elle se fait opérer puis suit des contrôles pendant quelques années. A ce propos, elle dit que «cette zone était devenue aussi blanche que le lait». Elle garde encore la trace de l’opération inscrite sur son corps.
Petite, elle était sujette à des angines répétitives qui ont définitivement disparu. Elle souligne que maintenant, elle n’attrape même plus la grippe.
A l’âge de 8 ans, elle souffre atrocement de constipation «un mois sans aller à la selle».
A 14 ans, surviennent ses premières règles qu’elle constate sans savoir ce qui lui arrivait au juste.
Peu de temps après, elle est hospitalisée» en urgence pendant 17 jours en raison de taches rouges apparues aux mains et aux pieds. Elle a attrapé une maladie «rare et d’origine inconnue» le purpura rhumatoïde accompagnée d’une hypertension que le dermatologue soigne en lui prescrivant des corticoïdes. S’ensuit un gonflement du corps tel, qu’elle ne peut marcher. Les parents décident de stopper net le traitement et de l’emmener chez le Raki. Elle en sort guérie. Elle enchaîne à ce propos en disant que sa famille avait fréquemment recours à la Rokia (technique thérapeutique exorciste).
Elle se rappelle aussi avoir été allergique à la terre mais ne l’est plus. Elle double cette année là car elle n’a pu passer l’examen du Brevet en raison de son état de santé.
A 19 ans, une semaine après la tentative de viol, Mina apprend sa réussite au baccalauréat. Aux you you de la famille et des voisins, elle mêle «les larmes de sa jeunesse perdue et de son avenir sans issue.»
A 22 ans, plus exactement à la 3ème séance de sa prise en charge, elle m’annonce qu’elle a un autre problème: une allergie, «comme avant». Elle constate des taches rouges aux pieds et consulte immédiatement. L’ordonnance qu’elle nous donne à lire fait le diagnostic d’un «purpura rhumatoïde».
Une série d’examens lui est demandée: radiographie abdominale, des analyses de sang etc… Depuis, elle ne pense qu’à cette maladie. Elle souligne qu’elle ne souffre pas d’hypertension et que les taches localisées aux pieds seulement, «sont moins visibles que celles d’avant».
Elle ajoute: «al ouqda rahatli» que l’on pourrait traduire, grosso modo, par la disparition de son premier problème, celui pour lequel elle était venue consulter.
Désormais, en parallèle à ses études, elle doit «courir les médecins, hôpitaux et laboratoires», devenus objets de ses justifications lors de ses absences ou de ses retards à la consultation.
En résumé, il résulte de ces différentes informations que le passé de Mina, en association avec les faits présents porte une charge somatique que l’on ne peut dénier. Le terrain allergique, lié à un dysfonctionnement biologique existe déjà. Le premier choc enregistré dans sa petite enfance, la chute hors des limites du berceau, montre une défaillance dans le holding de la mère tel que l’entend Winnicot pour expliquer la relation à une mère psychiquement absente dans la construction de l’espace psychique du nourrisson. En outre, les constipations rebelles à tout traitement présagent d’une organisation à caractère anal qui explique les crises douloureuses pour retenir l’objet mais aussi les tendances de la patiente à la compulsion de répétition.
Enfin, le recours habituel à la Rokia atteste d’un investissement incontestable de la famille relatif aux pratiques religieuses.
Lecture des données de la clinique à la lumière de la théorie psychosomatique
La régression somatique
La réanimation de l’appareil cognitif qui a redonné à Mina le goût de vivre et celui de réussir, ne doit pas être vue ici comme l’atteinte du but thérapeutique. N’a été touchée, en effet, qu’une infime partie de l’appareil psychique dont on ne connaît que le sommet de l’iceberg. R. Debray (2000) insiste sur le fait que «c’est bien l’appareil psychique qui contient l’appareil cognitif et qui en facilite ou non le fonctionnement.» p. 48.
L’appareil psychique de Mina, doté de défenses fragiles, en fonctionnant sur un mode opératoire, ne peut contenir les excitations internes et externes débordantes. Faute d’élaboration mentale, une régression somatique est alors engagée ce qui permet une levée partielle de l’inhibition et une ouverture vers le monde extérieur.
Ainsi, les excitations, en raison d’une carence au niveau de l’appareil mental, entament un mouvement régrédient, s’arrêtent à un palier suffisamment solide pour s’y fixer ce qui favorise une réorganisation et le départ d’un mouvement progrédient. De fait, la fixation somatique, avec l’apparition de la maladie chronique et la régression, permet une relance organisatrice.
Anna Potamianou (2001), dans son livre, Le Traumatique Répétition et élaboration, qui se réfère largement à l’école psychosomatique de Paris, ajoute que ces «liages» au niveau corporel (…) empêchent la désorganisation de se poursuivre.» p. 53. Du coup, la somatisation opère comme contenant d’un moi hémorragique.
Le purpura rhumatoïde
Dans le cas de Mina, il s’agit de la réapparition d’un «purpura rhumatoïde», maladie auto-immune dont l’origine, à ce jour, reste inconnue.
Est-ce un hasard s’il s’agit d’un purpura dont la racine latine signifie «pourpre»?
Le petit Larousse illustré de 2004 le définit comme une «éruption de taches rouges dues à de petites hémorragies cutanées, prenant différents aspects».
Ce rouge est associé au sang des règles (souvenons-nous de la première apparition de la maladie) et plus tard, à celui de son combat pour préserver sa virginité.
Smadja Cl. (2003), en abordant les divers éléments en cause liés aux maladies auto-immunes qu’il considère aussi bien dans le champ mental que biologique, insiste sur le fait suivant:
«Le point important nodal de cette pathologie de l’immunité repose donc sur la compréhension des mécanismes intimes responsables de la rupture de l’autotolérance à un moment donné de la vie d’un individu et qui le fait brutalement basculer de la santé vers la maladie». (Celle-ci) «Peut être considérée comme la croisée des chemins entre la logique biologique et la logique mentale» p. 12.
Ainsi, la maladie constitue, dans l’économie psychosomatique de la patiente, le meilleur point de fixation à partir duquel elle peut se réorganiser et entamer un mouvement évolutif, que l’école parisienne qualifie de mouvement de vie.
Justement, cet état de santé fait désormais courir Mina de médecins généralistes en spécialistes de la médecine interne, d’hôpital en laboratoires pour faire et refaire des analyses. Du coup, «elle oublie» l’objet de sa demande.
Lors d’une unique poussée enregistrée depuis la prise en charge, les extrémités inférieures des bras et des jambes se sont couvertes de boutons puis ont progressivement disparu, sans traitement médical.
Dans le sillage des auteurs cités plus haut, nous comprenons l’atteinte de la peau, enveloppe qui limite le dehors et le dedans «comme un bouclier protecteur» contre l’émergence de toute culpabilité et la maladie «comme une réserve antidépressive.»
La patiente, à ce jour, ne prend aucun traitement: les médecins lui recommandent de se reposer, de ne pas stresser. De ce fait, elle a trouvé un mode de régulation des excitations en passant par le corps, la meilleure voie de frayage pour elle.
A la souffrance morale engendrée par le traumatisme, succède un masochisme corporel que Rosenberg B. (1998) considère comme «gardien de la vie». Le soma n’est plus silencieux; il participe à la relation aux médecins et permet à la malade de s’accrocher à la réalité extérieure.
La blessure, doublement narcissique puisque touchant le moi déchiré du sujet et une partie intime de son corps, s’est déplacée sur une autre zone érogène protectrice que le sujet investit. C’est le lieu où se déchargent les excitations et où s’accumulent «les petites hémorragies cutanées» pour former des ecchymoses. Elle porte la marque de la souillure sur sa peau qui n’est plus claire mais tachée.
Au troisième entretien à visée thérapeutique, Mina arrive en disant: «voilà, maintenant je ne pense plus à ce qui m’est arrivé mais je m’inquiète plutôt de ma santé avec cette maladie qui me fait courir.Est-ce qu’elle est transmissible?»
A cette question, nous répondrions par une interrogation muette: projet d’avenir, fantasme d’enfantement ou de re-naissance?
Notons que son état ne l’empêche pas de poursuivre ses études ni de venir aux consultations même si elle en rate quelques unes en avançant justement ces prétextes.
Qu’en est-il maintenant de l’«accueil» du traumatisme par la communauté? Comment l’environnement social où la famille se trouve au premier plan accuse-t-il un tel choc? Le contexte culturel jouerait-il un rôle dans l’exacerbation de cette double blessure ?
III. Aspects sociaux et culturels
Le tabou de la virginité
Le traumatisme sexuel de Mina a touché une partie tabou de son corps. L’insigne de la glorification lors de la défloration nuptiale devient ici le voile de la honte. Dans le droit fil de cette idée, Toualbi R. (1998) avance que la hachma (la honte) peut suggérer aussi l’interdit, associé à toute action jugée honteuse (âïb) car moralement proscrite (haram). Rappelons-nous les propos de la patiente qui a nommé son agresseur «wlidlharam.»
La violation du tabou de la virginité a fait éclater le code de l’honneur lié aux normes éducatives et traditionnelles. En effet, au delà de la simple image narcissique, c’est le capital symbolique familial, le contrat de filiation rattaché au groupe d’appartenance qui est bafoué.
Un autre point mérite notre attention. Parmi les divers symboles qui rejoignent la sphère sexuelle, la virginité est sacralisée par la religion depuis la nuit des temps. Freud S. (1977) en a longuement parlé dans«La vie sexuelle.» pour dire que ce thème se retrouve dans de nombreux cultes aussi bien monothéistes que polythéistes
Naamane-Guessous S. (1984) confirme en effet qu’il n’est pas propre à la seule religion musulmane. Les recommandations du Coran enjoignent «aux femmes de rester vierges jusqu’à leurs noces et tout rapport sexuel en dehors des liens du mariage leur est interdit»p 166
Dans cet ordre d’idée, si l’on se réfère aux règles morales, à la religion et aux traditions, perdre son hymen dans de telles conditions revient à une forme de mutilation.
Quoi que l’on dise, malgré les mutations socioculturelles et les mouvements modernistes que connaît le Maghreb ces dernières années, le tabou de la virginité demeure toujours prégnant dans notre société.
La reconnaissance sociale et familiale
Réactions familiales et sociales au moment de l’événement
Le viol est un polytraumatisme qui atteint la femme en tant que sujet mais aussi la communauté à laquelle elle appartient (Bouatta C. (1999-2000).
La dechra où vivait la jeune fille a été bouleversée par ce fait divers qui s’est passé non loin des maisons avoisinantes alors que les hommes étaient encore aux champs.
Mina et sa famille ne comprennent pas pourquoi elle n’a pu être secourue rapidement par le voisin, lors de la première attaque. Elle est pourtant « bent el houma, la fille d’Untel»: elle appartient à la même tribu. Si elle perd son honneur c’est l’honneur de la tribu qui est perdu aussi.
Ce voisin aurait confié à son épouse qu’il avait entendu des cris la première fois mais il avait eu trop peur pour s’avancer. Du coup, je pense aux traces laissées par les années noires dans ces régions particulièrement exposées et livrées à l’omerta du terrorisme. J’associe en moi-même la dislocation du corps de Mina avec celle des familles touchées à jamais dans leur intégrité menant, au fil des années, à la dissociation de la société, un moment fort de notre histoire, où chacun se méfiait de son voisin et demandait:«qui-tue-qui?».
Ce triste événement serait-il encore imprégné des traces du passé à la manière de Mina qui porte les stigmates de son histoire?
Les manques à gagner
Incidemment, le jeune homme originaire d’une grande ville est repéré puis écroué après un dépôt de plainte au commissariat, la reconnaissance des faits par le médecin légiste de l’hôpital et le témoignage du voisin. Il devra passer en jugement et écoper de 4 mois de prison. Là non plus, la patiente et sa famille ne comprennent pas pourquoi l’agresseur a été relâché si vite.
Nous non plus. A notre connaissance, une tentative de viol en association avec des malfaiteurs, circonstance aggravante, relève des affaires criminelles. L’agresseur est alors condamné à plusieurs années de prison. La peine est majorée si l’agresseur est majeur et la victime mineure, comme c’est le cas ici. Il semble pourtant que cette affaire ait été traitée en petite correctionnelle ce qui montre, de nouveau au détriment de Mina, la défaillance d’un système censé protéger tout citoyen sans distinction.
La réhabilitation sociale
La patiente était convaincue, malgré la nouvelle de sa réussite au bac une semaine après l’agression, que sa vie allait s’arrêter «à cause des yeux des gens», traduction littérale de ses propos pour signifier le «qu’en dira-t-on». Mais ses parents ont confiance en elle et la femme de son oncle maternel l’encourage à continuer ses études.
En tout état de cause, Mina a été soutenue par sa famille malgré le poids d’une culpabilité qu’elle devait partager avec ses parents. Certes, on lui a reproché d’avoir pris un chemin déserté en cette période de l’année. Mais la mère a aussi reproché à son mari de l’avoir envoyée chercher de l’eau. Elle se punit en marquant sa peau de rouge, de manière chronique et masochiste.
Paradoxalement, c’est le «purpura» qui va la sortir de sa vie routinière en lui permettant de tirer des bénéfices secondaires, et du côté de la famille qui doit la ménager, et du côté des spécialistes (médecins, psychologues) qui lui permettent d’élargir son espace et son champ relationnel en tissant des liens nouveaux.
Ces investissements latéraux renforcent son narcissisme: on prend soin d’elle et ce qui lui est arrivé est relativisé, observé avec objectivité. Les yeux que l’on pose sur elle n’appartiennent pas à son passé. Ils la considèrent comme un être humain à part entière, ayant une place dans la société. N’a-t-elle pas émis, en filigrane, le désir de procréer dans la question relative à la transmission de la maladie? En tout cas, l’existence d’un fantasme d’engendrement ne fait pas de doute.
Son dernier rêve va dans le même sens évolutif des mouvements de vie: «je voulais absolument sortir de l’hôpital dans lequel je me trouvais»
Conclusion
On a vu à quel point un acte violent peut agir de manière permanente dans le psychisme, sans tenir compte du temps qui passe, lorsque la victime n’est pas adressée immédiatement au psychologue pour un traitement thérapeutique.
Par ailleurs, même si l’agression est suivie par une action judiciaire, le cas présent montre néanmoins les faillites d’un système qui est censé rétablir l’individu dans ses droits: si la reconnaissance a été acceptée, à l’évidence, la sanction est loin de correspondre au crime
On pourrait pousser plus loin l’analyse en posant la question de la prise en charge psychologique et sociale du violeur qui, au moment de l’acte délictueux ou criminel, sous l’emprise d’une pulsion agressive très forte, oublie totalement la censure sociale, dénie la réalité concrète et fonctionne uniquement avec le principe de plaisir en donnant libre cours à ses instincts primaires
La place des agressions sexuelles dans la genèse des troubles mentaux ne se retrouve pas uniquement dans la théorie freudienne de la séduction. Elle occupe aussi le champ de la psychiatrie.
Il est certain que les agresseurs contribuent pour une grande part à grossir les effectifs responsables des dérives de la Société.
C’est pourquoi nous insistons pour dire qu’une prise en charge pluridisciplinaire impérative et immédiate, et de la victime et de l’agresseur, est indispensable.
Mais que penser aussi des viols commis sous la loi du silence? Où tout se sait mais se tait? L’omerta ne mènerait-elle pas un jour à une vendetta? Dans les deux cas de figure, la question d’une transmission générationnelle du traumatisme ne peut plus faire de doute au regard de ce qui est observé dans les consultations et publié par les scientifiques.
Bibliographie
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Debray, R., L’examen psychologique de l’enfant à la période de latence (6-12 ans), Paris, Dunod, 2000.
Freud, S., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1977.
Marty, P., Mouvements individuels de vie et de morts, Paris, Payot, 1976.
Marty, P., L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot, 1980.
Naamane-Guessous, S., Au delà de toute pudeur, Edif-Maroc, 1990.
Press, J., «Fixations somatiques et fonctionnement mental.», Revue française de psychosomatique, 23, Paris, PUF, 2003, pp. 145-162.
Potamianou, A., Le Traumatique. Répétition et élaboration, Paris, Dunod, 2001.
Rosenberg, B., «Pulsions et somatisations», Revue française de psychosomatique, 5, Paris, PUF, 1998, p.1687.
Saadaoui, N., Femmes Egyptiennes. Tradition et modernité, 1981.
Smadja, Cl., Revue française de psychosomatique, 23, Paris, PUF, 2003, p.12.
Toualbi, R., Mère et fille à l’épreuve de la norme familiale. L’exemple maghrébin. Etre femme au Maghreb et en Méditerranée, Ed. Khartoba, 1998, pp. 85-105.
Notes
1 Xe Congrès international de l’ARIC. Recherche interculturelle. Partage de savoirs, partage de cultures. Alger, Palais des Nations. 02 – 06 mai 2005.
2 Tourki, F., au centre d’Aide Psychologique Universitaire.