Taking Sides at Constantine: the UDMA from 1946 to 1956Abstract: The decade 1946 to 56 has been marked by the competition between political forces trying to organize themselves in parties. At Constantine, the UDMA was set up in the path of the “Ulema” association and reused the associational organization type forms before developing more specific partisan ones. The interruption of this process by the start of the war makes an evaluation of the partisan project success difficult. Keywords: party - UDMA - 1946 to 1956 - Constantine. |
Malika RAHAL : Chercheure à l’Institut d’Histoire du Temps Présent (CNRS), Paris, France
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
En mai 1946, les premiers tracts de l’UDMA, l’Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat ‘Abbas, sont distribués. Les sections du parti se constituent sur la base des anciennes sections des Amis du Manifeste et de la Liberté, dissoutes en mai 1945. Avant même l’organisation du nouveau parti, les candidats se présentent aux élections législatives de juin et remportent 11 des 13 sièges du 2ème collège. C’est seulement en octobre que sont désignés le Comité central, le Bureau politique et le secrétariat général dirigé par Ferhat ‘Abbas et son second: Ahmed Boumendjel.
La décennie 1945-1954 pourrait être qualifiée en Algérie de «décennie des partis » durant laquelle le parti politique devient une référence obligée et l’unité de base de la mesure du mouvement revendicatif et de la vie collective. La question des partis, de leur utilité, de leurs relations est en effet au centre de la vie politique de la population colonisée. Il ne s’agit pas seulement de l’organisation de la vie politique sous la forme de partis, mais également de l’apparition d’un idéal partisan marqué par l’influence du modèle des partis communistes. Cet article a pour objet de décrire et d’analyser la mise en place du projet partisan de l’UDMA et son impact sur la vie politique locale de la ville de Constantine.
De prime abord, Constantine ne constitue pas un bastion de l’UDMA. Certes, une section s’y constitue sans doute dès 1946, mais elle demeure modeste malgré les efforts des responsables, Cherif Hadj-Saïd, ‘Allaoua ‘Abbas, Abdelhamid Benabderahmane ou Smaïl Bourghida, pour implanter une véritable organisation partisane regroupant des militants nombreux et disciplinés. Les résultats électoraux sont décevants et la section essuie à plusieurs reprises les reproches de la direction algéroise pour son manque de dynamisme.
Rappelons que le terrain sur lequel le projet partisan doit s’appliquer n’est pas une terre sans passé politique ni formes anciennes d’organisation collective. Les différentes régions et villes ont déjà été marquées par des expériences politiques de type partisan: l’organisation du PPA, des AML. Plus que d’autres villes, Constantine a été marquée par l’expérience de la Fédération des Elus du Constantinois. D’autre part, elle a développé une identité culturelle et politique forte: siège de l’Association des ‘Ulama’ de Abdelhamid Benbadis, c’est une ville où la forme d’organisation associative a fleuri, pour exprimer des activités culturelles, éducatives ou religieuses jusqu’à former un tissu associatif étonnement dense. C’est donc un terrain privilégié pour observer comment le projet partisan «travaille» la ville, comment il est «travaillé» par elle, pour donner naissance sur le terrain aux formes originales de la vie politique partisane.
Cet article propose donc de croiser trois contraintes principales: le choix d’une ville, Constantine; le choix d’un parti politique parmi ceux que l’histoire officielle a négligés: l’UDMA; et d’autre part le choix d’un type de source, les archives de surveillance. Ce dernier choix, d’abord imposé par le manque de documentation interne au parti, est devenu ici un parti pris méthodologique sous la forme d’une hypothèse de travail: il nous semble en effet que les archives de police, insuffisantes, voire contestables pour accéder à la connaissance de certains aspects de la politique sous domination coloniale, peuvent cependant constituer une source valide afin d’étudier, de façon presque anthropologique, certaines pratiques politiques mises en œuvre par des militants qui tentent de relayer le projet partisan en établissant un répertoire d’actions puisant dans la culture citadine.
Il s’agit donc de s’interroger, dans le cas particulier de Constantine, sur cette tension entre les pratiques sociales pré-partisanes, politiques ou non, issues notamment de la tradition associative de la ville, et les pratiques strictement partisanes développées par l’UDMA. Le parti parvient-il à renouveler les pratiques collectives? Se contente-t-il d’un recyclage plus «politique» de pratiques anciennes? Y’a-t-il hybridation entre différentes inspirations? Et au final, le parti parvient-il à engager la population constantinoise dans des pratiques partisanes qui révèleraient la réussite du projet?
L’héritage des pratiques associatives
L’existence d’un comité de section est pour les policiers l’indicateur de l’existence du parti dans la ville. Pour les dirigeants également, la nomination du bureau est l’acte fondateur du parti. Ce comité, composé parfois d’une dizaine de membres leur permet de rédiger des rapports donnant des informations précises: les noms auxquels sont accolés les titres correspondants. Quoique ces titres ne correspondent que de façon très relative à la réalité des responsabilités des militants, la composition des comités permet néanmoins de connaître les noms des militants dirigeant la section (lesquels sont parfois accompagnés de leur profession) et de savoir quand de nouveaux niveaux organisationnels apparaissent.
Le caractère lacunaire des sources est illustré par le fait qu’avant 1951, nous ne disposons pas de la composition du bureau de la section, dont pourtant l’existence est attestée depuis 1946. En mars 1951, un nouveau bureau est élu, avec pour secrétaire général Smaïl Bourghida, boulanger. Il est associé à un secrétaire adjoint, un trésorier général et un trésorier adjoint (en la personne de ‘Allaoua ‘Abbas, le neveu de Ferhat ‘Abbas) ainsi que sept assesseurs[1].
La création d’un nouveau comité constitue souvent le premier indice d’une volonté de réorganisation: ainsi, en avril 1950, la création d’une section JUDMA se traduit par l’élection d’un bureau provisoire de la section locale dirigée par Amira Omar et remplacé par la suite par un bureau définitif dont Ahmed Hasnaoui est le secrétaire général. Cette organisation formelle apparaît indispensable à l’existence du parti, et plus encore, elle est conçue comme un moteur de la mobilisation de militants en nombre. En mars 1951, au cours d’une réunion, Abderahmane Benabderahmane[2] fait valoir que la section doit passer des quelques 400 ou 500 adhérents à 800, voire à 3000 selon un souhait prêté à Ferhat ‘Abbas. Pour ce faire, la section décide de la création d’un nouveau niveau d’organisation, la cellule.[3] Or ces cellules restent probablement inactives, la multiplication des sections ou cellules dotées chacune d’une direction n’entraînant pas automatiquement la multiplication des militants.
Le caractère systématique et répétitif de l’élection du comité lui donne une valeur rituelle qui surprend, surtout dans une section réputée peu dynamique et peu nombreuse comme celle de Constantine. En réalité, le nombre de ces élections du bureau montre qu’elles dépassent les simples nécessités d’organisation pour constituer une activité en soi, participant à l’activité normale du militant de la section et symbolisant le début de toute action collective. C’est une sorte de préalable à toute activité politique, qui, loin d’être propre au parti UDMA, existe avant lui et en dehors de lui. Or, depuis le début du siècle, comme le montrent les analyses d’Omar Carlier[4], c’est bien l’association qui constitue la forme privilégiée, sinon unique, de toute action collective en Algérie, et avec elle, l’élection d’un comité trifonctionnel (président, secrétaire, trésorier). L’élection du comité de section apparaît comme un héritage reçu par le parti, d’une culture politique datant du début du siècle. Mais la multiplication des élections dans les premières années révèle qu’elles n’ont pas l’effet d’entraînement souhaité, voire que cette pratique incantatoire « tourne à vide », sans acquérir de réelle efficace. Cette «coquille vide» n’en révèle pas moins les efforts constants faits par la direction algéroise et relayés par certains militants locaux pour donner forme au parti.
Les grandes fêtes du parti
L’on retrouve une pratique similaire dans d’autres types d’activités, plus inattendues, qui constitue des moments forts de la vie de l’UDMA à Constantine.
Le parti anime en effet la vie de la cité en proposant d’importantes réunions, souvent à caractère festif ou commémoratif. Les occasions de ces soirées sont données par un «calendrier» de l’UDMA, rappelé à plusieurs reprises dans des documents internes. Ainsi, chaque année, «l’anniversaire du Manifeste» est célébré par la section de Constantine autour du 10 février. Plus tard vient s’ajouter l’anniversaire de la fondation de la JUDMA. Il arrive également que soit commémorée la répression de mai 1945. Enfin, les élections donnent également lieu à des meetings festifs. Les célébrations se déroulent dans des espaces plus grands que le cercle Benbadis : les militants louent des salles de cinéma, soit le cinéma Cirta, soit l’Olympia. Exceptionnellement, une grande réunion électorale a lieu en juin 1951 dans le foyer du théâtre municipal et réunit environ 1500 personnes[5], 350 à l’intérieur, et quelques 1200 à l’extérieur sur la place Nemours, qui écoutent les propos tenus grâce à un système de sonorisation. Enfin, le congrès national de l’UDMA en 1951 est organisé à la Maison des Syndicats de la ville. Mais, contrairement à Alger, Oran ou même Sétif, aucune de ces fêtes n’a lieu dans un stade, de fait sans doute de l’impossibilité du parti de mobiliser une foule suffisante. Ces soirées donnent lieu à un protocole figé, qui semble être déjà, au début de la période, intégré par les participants et qui est commun aux grandes sections du pays. C’est donc un protocole forgé dans une expérience collective antérieure à celle de l’UDMA.
Même si elles sont destinées aussi à permettre une rentrée d’argent, l’organisation de telles fêtes exige d’abord d’importantes dépenses. Tout d’abord, pour que la fête soit un succès (et parce que le succès se mesure au nombre), il faut en informer la population, par le biais d’invitations ou de tracts. En 1950, les tracts concernant l’anniversaire du Manifeste portent également une publicité pour les cigarettes Sprint, ce qui permet sans doute d’alléger le coût de leur impression. Dans certains cas, comme pour un meeting électoral le 27 avril 1952 au cinéma Cirta, les cartons d’invitation sont vendus (ici au prix de 150 francs), couvrant le coût de la location de la salle, et permettant des rentrées d’argent.
D’autre part, il faut décorer la salle pour lui donner une identité partisane: ici, les moyens sont les mêmes partout. L’on installe de grands portraits des figures du panthéon de l’UDMA: Ferhat ‘Abbas, Benbadis auxquels l’on adjoint, après leur mort, des portraits de Cherif Saadane[6] et, moins souvent, de ‘Ali el Hamami[7]. Lors des grands meetings électoraux, l’on rajoute également des banderoles en arabe et en français portant des slogans spécifiques au parti: «la route est longue, la tâche est lourde mais la victoire est certaine» est l’un des classiques[8].
Par ailleurs, avant de donner la parole aux orateurs, les membres du «bureau» de la réunion, qui siègeront à la tribune, doivent être nommés. Le choix est significatif de la portée donnée à la réunion; les personnalités nationales de passage dans la ville en font partie, une place est souvent faite aux ‘Ulama’, de même, parfois que des militants d’autres formations politiques selon les relations et les stratégies électorales du moment. Composer le bureau d’une réunion publique peut ainsi devenir à la fois un message adressé aux militants et aux auditeurs sur le positionnement du parti et un élément de stratégie partisane à l’égard des rivaux ou des alliés. Lors de la réunion du Foyer du Théâtre municipal en juin 1951, au moment du refroidissement net des relations entre UDMA et ‘Ulama’, ces derniers déclinent l’offre de faire partie du bureau, rompant ainsi avec une tradition bien établie[9].
Une fois le bureau établi, les orateurs se succèdent pour traiter les questions du moment. Ils veillent généralement à alterner les interventions en arabe et en français, de sorte que l’auditoire puisse suivre. Une véritable spécialisation linguistique des orateurs apparaît d’ailleurs au fil des rapports: les ‘Ulama’ parlent généralement en arabe, alors que les militants de l’UDMA se partagent. Ahmed Boumendjel intervient toujours en français, Hadj Saïd Cherif, de Constantine, peut s’exprimer en arabe. Il arrive que des éléments bilingues procèdent à une rapide traduction des propos de l’orateur dans l’autre langue, mais le plus souvent, les interventions se succèdent naturellement, passant d’une langue à l’autre. Loin de l’image de parti francophone que véhicule l’UDMA, ces réunions se déroulent donc dans une forme de bilinguisme apaisé qui peut surprendre.
Certains thèmes constituent des passages obligés lors de chaque réunion, au point que les rapports se contentent de les nommer sans les détailler, en particulier l’histoire du Manifeste et les réalisations des leaders du parti (parfois sous la forme du travail des élus du parti). D’autres sont conjoncturels et parfois prescrits aux responsables locaux dans des lettres circulaires internes. C’est le cas au moment des élections.
Les interventions sont parfois entrecoupées de séquences variables en fonction du contexte: la mort de Docteur Saadane donne par exemple lieu à un éloge funèbre prononcé par le cheikh el Ghassiri au cours de la célébration du 6ème anniversaire du Manifeste en 1949[10]. L’assemblée marque alors une minute de silence à sa mémoire, durant laquelle les BSMA exécutent le chant des morts. La minute de silence est également une séquence obligée des réunions commémorant la répression de mai 1945.
La musique joue aussi un rôle plus festif, soit en s’intercalant entre les interventions, soit en constituant un moment distinct de la soirée. En février 1949, ce sont de jeunes amateurs qui interprètent sous la direction d’Ahmed Rédha Houhou des chants nationalistes, ou des orchestres instrumentaux[11]... Si la présence de moments musicaux n’est pas en soit une caractéristique constantinoise, l’existence de troupes ou d’orchestres locaux l’est davantage ainsi que le caractère fréquent de leur présence. Le plus souvent dans d’autres villes, ce sont des orchestres de passage qui font l’animation. Or ici, l’orchestre de Ahmed Rédha Houhou est constantinois, il répète d’ailleurs dans les locaux du cercle de l’UDMA jusqu’à ce qu’un conflit éclate entre lui et la direction de la section UDMA. Plus tard, un groupe musical semble être issu de la médersa At-Tarbia wa At-Taalim et s’exprime également dans les fêtes de l’UDMA. Par ailleurs, les chants nationalistes, y compris Min Djibalina, sont interprétés par la troupe des BSMA de Constantine.
La fête ou la commémoration du parti constituent donc autant de lieux pour l’expression d’une vitalité culturelle et associative propre à la ville et donnent aux associations l’occasion de présenter leur production. La section locale investit en quelque sorte le champ de l’associatif et du culturel et se comporte parfois comme si elle était elle-même une association culturelle visant à animer la ville. Les cartons d’invitation prévoient souvent un espace pour les femmes, afin que les soirées soient familiales et non seulement masculines. D’ailleurs les rapports mentionnent leur présence, ainsi que celles d’enfants, et leurs youyous dans les moments d’enthousiasme. Le parti offre ainsi des occasions de sortir, de se divertir en toute moralité et d’entendre par la même occasion «du politique». Il devient un lieu d’expression et de coordination des différentes formes d’organisation collective.
En effet, les militants UDMA sont aussi connus par la police comme étant également les animateurs d’association diverses : outre les orchestres et les groupes de jeunesse, S.B.B., militant de l’UDMA, est connu des services de renseignements pour être le vice-président du syndicat des cafetiers maures[12]. Le syndicat des dinandiers de la ville est réputé être à 30% composé de militants UDMA[13]. Et lorsqu’il est question de créer une section de la Jeunesse de l’UDMA, l’on fait appel à B. R., par ailleurs régisseur de la troupe de théâtre el Mizhar. D’autres associations, dont certaines clairement politiques, ont l’appui de l’UDMA: le Croissant rouge, le Comité d’Aide à la Palestine arabe (1948), le Comité de Soutien aux Victimes de la Répression (1950)… En retour, la présence des militants UDMA en nombre est également notée dans les manifestations festives chapeautées par d’autres organisations: ils sont présents lors de la soirée théâtrale de l’association ‘Ulama’ Jami‘at at-Tarbia wa at-Ta‘alim en janvier 1947 ou lors d’une soirée théâtrale donnée par une « Société pour l’éducation des enfants musulmans de Sidi Mabrouk » au théâtre municipal en avril 1951 en présence de l’Orchestre de la troupe El Mazher el Ksentini, qui interprète de la musique classique.
Néanmoins en englobant le culturel ou l’associatif dans un cadre partisan, les responsables de la section cherchent à affirmer la supériorité de l’organisation partisane sur l’association. Ils proposent d’ailleurs une version particulièrement politique de la culture (les chants nationalistes par exemple). La place donnée à la culture, au folklore ou aux fêtes et pratiques religieuses répondent au programme de l’UDMA qui assigne au parti le rôle de contribuer au développement de la culture et des traditions comme un moyen d’émergence de la nation. La section de Constantine accomplit donc un réel effort pour recomposer des pratiques collectives pré-partisanes et les intégrer dans le cadre d’un parti. Elle investit le calendrier festif, notamment religieux, de la ville, pour y adjoindre ses dates propres, animant ainsi la vie citadine même hors des périodes électorales. Se faisant, le parti recycle des codes anciens, issus de la vie associative des années 1930. Il y adjoint des innovations qui lui sont propres: les slogans, le panthéons de l’UDMA, la sonorisation… Mais les partisans cherchent également à en modifier le fond en lui donnant un contenu politique spécifique.
Un parti pour se former
L’élément caractéristique des activités de l’UDMA est qu’elles sont concentrées au cercle Benbadis, vraisemblablement situé rue Nationale, au cœur de la vieille ville. Le plus fréquemment, des militants et des sympathisants s’y retrouvent pour y écouter des cours-conférences.
Les rapports de police insistent sur la forme de ces conférences typiques de l’activité de l’UDMA en indiquant toujours le motif de la réunion (« conférences » ou « causerie »), le thème de la réunion et le nom de l’orateur. Là où les souvenirs des militants ont tendance à fondre les différentes réunions en un seul souvenir, ou encore à privilégier quelque épisode mémorable, c’est-à-dire sortant de l’ordinaire, les séries de rapports permettent de restituer le caractère répétitif et habituel des réunions tout en les distinguant. L’on obtient ainsi par exemple des listes de thèmes permettant de voir quels sont les centres d’intérêts des intervenants et de voir apparaître des inflexions et de lentes évolutions dans les thématiques et dans les modalités d’organisation.
Dans les premières années, entre 1946 et 1950, il y a dans ces conférences constantinoises un but d’édification qui dépasse le domaine strictement politique pour toucher à la religion, à la morale et à la connaissance du monde. Une première série de thématique vont de questions morales et religieuses (le sens à donner à la pratique du Ramadan) vers des questions de morale voire l’hygiène et de santé (sur les question de prophylaxie par exemple) comme cette conférence du cheikh el Ghassiri sur la réforme et l’hygiène du peuple. L’ensemble de ces questions n’est donc pas traité comme des préoccupations individuelles mais bien en tant qu’elles sont des questions de société, et qu’elles constituent autant de levier par le biais desquels réformer la société. Ainsi le Docteur Bencharif, de l’UDMA, intervient en février 1949 sur « la véritable cause de la décadence du peuple algérien », la « défectuosité des conditions d’hygiène individuelle et collective, due principalement au fatalisme, à l’imprévoyance et l’incompréhension des masses algériennes », intervention d’ailleurs suivie de la projection d’un film sur la syphilis.
En effet, les thématiques concernant la civilisation et l’histoire montrent bien que l’Algérie, apparentée au monde arabe et à l’Islam, connaît, comme eux, une période de décadence et de déclin, rendue visible par la disparition actuelle, et temporaire, de la patrie algérienne. Les thématiques historiques insistent sur les caractéristiques de la civilisation arabe, les causes du déclin et les conditions de la renaissance.
Plusieurs conférences portent plus strictement sur la patrie algérienne: le cheikh Naïm Naïmi parle ainsi le 27 février 1950 de l’histoire de la patrie algérienne. D’autres conférences ont pour objet de faire connaître des figures d’un panthéon national en constitution, où l’on retrouve l’Emir Abdelkader, l’Emir Khaled, Benbadis et à diffuser une chronologie nationale insistant notamment sur le Congrès musulman de 1936. Une conférence présente même un historien national: Embarek el Mili. Plus que la diffusion d’un discours strictement partisan, il s’agit donc, comme dans les articles du journal du parti, la République algérienne, de permettre au citoyen d’acquérir les attributs de sa citoyenneté, en commençant par son histoire.
Progressivement, les thématiques historiques évoluent vers une inscription différente de l’Algérie dans le monde: il s’agit de faire connaître les autres luttes contre le colonialisme (les événements du Maroc et de Tunisie en 1951, la situation en Corée, l’histoire de la Syrie, du Liban, le «réveil de conscience des peuples asiatiques ») ou les relations internationales : ‘Abbas Allaoua présente ainsi en avril 1951« les échanges commerciaux entre nations ».
Clairement, les thématiques des conférences font écho aux autres supports du discours de l’UDMA. On y trouve grosse modo les mêmes centres d’intérêts. Cependant, autant que par le contenu, c’est par la forme et l’intention que les cours-conférences du cercle Benbadis répondent aux impératifs fixés par le parti.
En effet, le projet politique de l’UDMA fixe, outre l’objectif de long terme d’indépendance, des buts de court terme, et pour commencer, une transformation de la société et des habitants du pays en citoyens. Dans cette transformation, le parti a un rôle à jouer: il doit être le promoteur de l’éducation, de la formation et, pour ainsi dire, de la conscientisation de la population. Et d’ailleurs la direction du parti prescrit aux sections d’organiser des séries de conférences et de cours.
Il est étonnant de constater qu’à Constantine, où pourtant, la section UDMA n’est pas réputée dynamique, l’adhésion à cette directive est très rapide. Dans d’autres villes, les consignes sont mollement appliquées, voire complètement ignorées, au mécontentement des membres du Bureau politique. Or à Constantine, lorsque la direction exige que la toute nouvelle section de la JUDMA, la Jeunesse de l’UDMA, organise des cours de formation politique, la mise en œuvre se fait très rapidement. C’est véritablement une caractéristique constantinoise que cette adhésion - adoption ou transformation - de la pratique des cours voulue par la direction de la section locale.
Il faut dire qu’à Constantine, les orateurs ne manquent pas. Les conférences sont fréquemment données par des membres de l’Association des ‘Ulama’, comme les chuyukh Mohammed el Ghassiri, Bencheikh Hocine ‘Abbas ou Naïm Naïmi. Certains sont également enseignants à l’Institut Benbadis. D’autres sont des figures de la section locale, des militants notables comme Smaïl Bourghida, voire des figures nationales du parti, notamment Cherif Hadj-Saïd.
Parmi les auditeurs, les auteurs des rapports notent à plusieurs reprises que se trouvent de nombreux étudiants du même Institut. De fait, le cercle Benbadis ressemble parfois à une annexe de l’Institut Benbadis, et l’activité politique organisée par le parti prend principalement la forme d’un enseignement magistral.
En fait, durant ces premières années, l’indifférenciation entre UDMA et ‘Ulama’ est remarquable. Le bureau du cercle est composé, en 1948, des membres influents de l’UDMA et de l’association des ‘Ulama’[14]. Le nom même du cercle est d’ailleurs explicite, de même que la liste des orateurs. Si certains sont identifiés comme des militants UDMA ou des ‘Ulama’, la double appartenance semble être un cas fréquent. Il est parfois impossible de distinguer les activités de l’Association de celles du parti dans les premières années de sa création. Si une telle proximité existe dans d’autres villes, jamais l’imbrication n’apparaît si forte entre l’association et le parti, au point que le second n’apparaît parfois que comme un avatar du premier.
Le politique «par excellence»: les élections
Ce qui différencie absolument le parti de l’association, et en particulier de l’association des ‘Ulama’, c’est la lutte électorale qui implique des pratiques spécifiques, allant du choix des candidats à l’éventuelle gestion de la municipalité en passant par les campagnes électorales.
Il est à priori surprenant de constater que ces activités, politiques par excellence, sont les moins présentes dans les rapports de surveillance que les réunions festives ou que les cours-conférences dont nous avons parlé plus haut, dont d’ailleurs les meetings politiques ne se distinguent pas clairement.
Dès 1948, pour les élections au Conseil de la République, les militants se préoccupent de composer une liste de candidats permettant de s’assurer de la neutralité de l’administration, afin de ne pas ruiner ses chances de victoire. Une des hypothèses discutées consistait à ajouter à deux candidats UDMA un candidat «indépendant bien vu»[15]. Si certains débats ont bien lieu localement, l’existence d’une hiérarchie partisane implique que la décision est parfois prise «en haut» et imposée à la section locale. C’est d’ailleurs ce rattachement à un réseau d’autres sections du même type sur l’ensemble du territoire et la soumission (théorique) à une direction nationale qui distingue véritablement la section d’une très grande association. Or, cela ne se fait pas sans heurt.
Ainsi, en juin 1951, la liste UDMA pour les législatives dans la circonscription de Constantine est composée de Hocine Ahmed-Yahia, Haouès Bey Lagoun, deux personnalités connues de l’UDMA de Constantine, et Ahmed Boumendjel, le principal lieutenant de Ferhat ‘Abbas et personnalité Algéroise éminente[16]. Mais la décision provoque de graves discussions, une partie de la section exigeant la candidature de Cherif Hadj-Saïd et contestant l’autorité de la direction du parti, y compris celle de Ferhat ‘Abbas. Cet épisode est révélateur de nombreuses tensions entre la direction du parti et la section locale, la section acceptant mal les directives qui lui sont imposées, comme si elle s’accommodait mal de la discipline militante et revendiquait une identité propre.
Il est surprenant de constater dans les rapports de police concernant Constantine que les activités électorales se distinguent peu des autres manifestations du parti. Les rapports concernant les célébrations de l’anniversaire du Manifeste ne sont pas très différents de ceux relatant une réunion électorale. Cela tient notamment à l’absence à Constantine de grands meetings tels qu’à Alger ou Sétif. Dans les premières années, le développement de techniques spécifiques de propagande électorale est très limité.
D’ailleurs les résultats des élections sont décevants : en 1947, lors des élections municipales, c’est le MTLD qui s’impose. Aux élections de 1948 à l’Assemblée algérienne, à partir desquelles les résultats doivent être considérés avec circonspection en raison de la fraude massive, Constantine n’envoie pas de délégué UDMA. Ce n’est qu’en 1953 que le parti parvient à faire élire des conseillers municipaux, en présentant une liste dite «d’Union démocratique et de défense des intérêts musulmans», dirigée par Cherif Hadj-Saïd et comportant des dirigeants du PCA. Ouarda Siari-Tengour s’interroge sur le rôle éventuel de l’administration dans cette élection: ce succès, malgré la fraude électorale laisse penser que le parti a réussi à se ménager au moins la neutralité de l’administration[17]. Cependant, il faut aussi noter que dans l’intervalle entre les deux élections, la section locale a amorcé une réelle transformation.
Vers l’organisation partisane à partir de 1950-1951
Durant la période où la section se différencie fort peu de l’association des ‘Ulama’, elle s’attire les foudres de la direction du parti qui la trouve insuffisamment dynamique et nombreuse. Même si elle répond déjà à certains des objectifs du parti, en ce qui concerne l’éducation et la formation de la population, elle n’est pas parvenue à s’imposer aux municipales de 1947 et fait pâle figure à côté de celle de Sétif, le «berceau» du parti...
De nouvelles activités
C’est à partir de 1950-51 que de nouvelles activités de développement dans le parti. Cela correspond à la création de la JUDMA et, probablement, à l’affirmation d’une nouvelle génération dans le parti. En juin 1951, Hasnaoui, secrétaire général de la section locale de la JUDMA définit ainsi les tâches relevant de la jeunesse: activité de propagande verbale, participation à la campagne électorale (avec vérification de la régularité du scrutin). Il convient aussi d’éviter tout accrochage avec le MTLD. Les jeunes sont donc directement plongés dans la politique partisane, la JUDMA ayant pour mission d’assurer une part de la logistique des événements organisés par le parti : elle devient un élément fondamental dans l’organisation des campagnes électorales.
D’autre part, une consigne venue d’Alger lui prescrit l’organisation de cours de formation politique. L’application s’en révèle étonnement rapide. On est loin du schéma valable pour d’autres localités où la direction a le plus grand mal à faire appliquer ses directives concernant la mobilisation et la formation des jeunes. Bien au contraire, il apparaît que les formes de la vie politique préexistantes dans la ville ont rendu les plus jeunes disponibles pour les nouvelles activités qui leur étaient proposées. A Constantine, ces consignes arrivent sur un terreau favorable puisqu’elles correspondent à des habitudes déjà existantes qui ne nécessitent que de légères transformations. D’ailleurs, les nombreuses mentions selon lesquelles le public est constitué d’étudiants de l’Institut Benbadis fait penser que ce sont eux qui deviennent, autour de 1950-1951, les jeunes militants dynamiques de la JUDMA.
Le type de réunion au cercle Benbadis se modifie donc. Aux habituelles conférences s’ajoutent désormais des «cours de formation politique» assurés par des membres de la JUDMA eux-mêmes et devant un auditoire restreint (une vingtaine de membres), comme si ces cours étaient réservés aux seuls membres de la JUDMA. Les thèmes de ces cours sont davantage orientés vers la politique et les partis: ils portent, en avril 1951, sur «la notion de parti politique», «les pouvoirs du président et des ministres», les devoirs des élus et des militants en mai. S’y ajoutent des cours «d’instruction civique» comme ce cours sur la liberté en mars 1951. Même les conférences proprement dites deviennent plus politiques: le Cheikh Naïmi évoque ainsi, devant 200 personnes, les qualités de l’homme politique (loyauté, probité, capacités) en avril 1950.
Cela correspond à la multiplication des incidents entre UDMA et ‘Ulama’. La confusion entre les deux organisations apparaît tendanciellement moins nette. Tout se passe comme si la section de l’UDMA durcissait son organisation en resserrant ses activités autour de la politique partisane. L’attention plus grande portée à l’organisation des élections, le développement des thématiques liées à la formation des militants et des cadres sont concomitantes de la participation accrue d’une génération de jeunes militants, notamment les étudiants de l’Institut Benbadis, non plus seulement comme auditeurs des cours-conférences, mais comme membres actifs du parti.
Une évolution qui n’est pas sans tension
Les renseignements de police indiquent que cette évolution ne se passe pas sans heurt. Les informations concernant les conflits et les tensions au sein de la section sont de plusieurs types, dont certains doivent être utilisés avec précaution.
Dans les premières années de la création de la section, l’expression du mécontentement venait principalement de la direction du parti, pour reprocher aux responsables locaux leur manque de dynamisme et leur faire parvenir des instructions concernant la création de nouvelles sections dans la région. En retour, les militants ne semblent pas toujours comprendre les prises de position de leur leader: en octobre 1949, ils hésitent à saisir pourquoi Ferhat ‘Abbas soutient la candidature de Bendjelloul au poste de 1er vice-président du Conseil général de Constantine. Puis, progressivement, les conflits se déroulent au sein de la section elle-même, qui met en place les structures lui permettant de les «traiter». Les militants demandent en septembre 1952 des comptes au secrétaire général de la section sur la décision du Bureau politique de reporter le congrès national. Le secrétaire général joue donc son rôle de médiateur entre les militants de la section et la direction. Pour la première fois, les procédures d’exclusion sont engagées contre des militants, en particulier dans la JUDMA: l’un d’entre eux est exclu pour «négligence et insubordination», révélant à la fois un durcissement de l’organisation et de la discipline militante[18]. La section se dote donc progressivement des instances et des pratiques propres à un parti politique, en distinguant les activités strictement politiques des activités «mixtes» et orientant davantage son action vers l’organisation des campagnes électorales. Mais cette dynamisation de l’action de la section dans le champ politique n’est pas sans provoquer un «choc en retour». En effet, la contestation de la direction du parti et de la section s’intensifie à partir des années 1951-1952, cette fois-ci sur le terrain même du projet partisan et de la ligne du parti.
Comme dans les autres sections d’Algérie, l’attitude de Ferhat ‘Abbas n’est pas toujours acceptée par les militants: après les élections à l’Assemblée algérienne, les militants lui reprochent d’avoir été manipulé par l’administration[19]. D’autre part, le nouveau Bureau de la section, élu en juillet 1954, est contesté par les militants qui reprochent aux conseillers municipaux élus en 1953 leur attitude et leur manque d’activité. Ce mécontentement est lié à la désaffection croissante des militants du parti. Un rapport d’octobre 1954 précise que la section constantinoise ne compte plus qu’une cinquantaine de membres. La JUDMA serait exsangue, suite au départ des militants pour rejoindre la section de l’Association des ‘Ulama’.
Les rapports de police ne permettent pas d’expliquer rigoureusement les causes de cette évolution. Cependant, deux hypothèses, contradictoires en apparence, sont possibles pour expliquer cette évolution.
Les militants, ou une partie d’entre eux (les plus jeunes sans doute), se sont emparés de la culture et du projet partisans et cherchent à imposer une ligne plus radicale et plus claire. Devant la résistance de la direction, trop puissante, ils quittent massivement l’UDMA pour rejoindre des organisations satisfaisant davantage leurs aspirations (‘Ulama’, MTLD).
Ou encore, les militants rejettent complètement un système de partis qui a échoué à vaincre le colonialisme. Fatima-Zohra Guechi a montré, à travers l’étude des réponses à l’enquête du journal el Manar en 1953, ce rejet des partis[20]. Les rapports de police révèlent également qu’une partie de la base des partis exige l’union des nationalistes, et voit dans le parti un élément de division. La désaffection de la section UDMA de Constantine pourrait être la conséquence d’une tentative de certains militants de faire l’union « par le bas » en rejoignant individuellement les autres nationalistes dans l’organisation la plus radicale.
Si la réponse à cette question est malaisée, c’est que les circonstances du déclenchement de la guerre et la dissolution du parti au moment de son ralliement au FLN ont interrompu cette évolution en cours. Mais la question elle-même, qui se pose en des termes similaires pour les autres formations politiques, est d’autant plus importante qu’elle touche à l’identité politique, la culture politique et l’adhésion au modèle partisan de militants qui ont rallié le FLN. S’interroger sur les identités partisanes et l’habitus politique des années d’avant l’indépendance, c’est nourrir la réflexion sur l’après-indépendance, en particulier sur la sortie du régime de parti unique.
Notes
[1] 23 mars 1951, CAOM 93/1117* et PRG, 23 mars 1951, CAOM 93/4160*.
[2] Aussi prénommé parfois Ahmed ou Mohammed dans les rapports de police qui sont très imprécis dans ce domaine.
[3] 1ère cellule: rue Clemenceau numéros pairs avec la ville arabe; 2ème cellule: rue G. Clemenceau côté numéros impairs et les quartiers y attenant; 3ème cellule: faubourg Saint-Jean, avenue du 11 novembre, avenue Bienfait et Bellevue; 4ème cellule: Faubourg Lamy supérieur, El Kantara et Sidi Mabrouk; 5ème: avenue d’Angleterre, Pont du Diable, Arcades romaines. De ces sections, seule la "section Saâdane" organise une première réunion, d’ailleurs au cercle Benbadis. Une autre cellule se nomme "cellule Benbadis" (côté "gauche" de l’avenue Clemenceau). PRG, 3 mars 1951, CAOM 93/4159*.
[4] Carlier, Omar, Entre Nation et Jihad, Histoire sociale des radicalismes algériens, Presse de Sciences Po, Paris, 1995, p. 151-162.
[5] PRG, 5 juin 1951, CAOM 93/4101*
[6] PRG, 6 juillet 1953, CAOM 93/1109*
[7] Ce militant UDMA est mort en décembre 1949? Dans un accident d’avion au retour d’une conférence à Karachi. PE, 8 septembre 1951, CAOM 93/1117*.
[8] PRG, 28 4 52, CAOM 93/4159*.
[9] PRG, 5 juin 1951, CAOM 93/4101*.
[10] PRG, 14 février 1949, CAOM 93/4160*.
[11] PRG, 15 5 51, CAOM 93/4160*
[12] PRG, 7 septembre 1948, CAOM 93/4160*.
[13] PRG, 27 novembre 1950, CAOM 93/4159*
[14] Rapport mensuel du préfet de Constantine, juillet 1948. CAOM 93/11H64.
[15] PE, 27 oct. 1948, CAOM 93/4160*
[16] PRG, 26-27 mai 1951, CAOM 93/4101*
[17] Ouanassa, Siari-Tengour, «La municipalité de Constantine de 1947 à 1962», Bulletin de l’IHTP, n°83, premier semestre 2004, p. 23-37.
[18] PE Constantine, 7 mai et 3 juillet 1951. Plusieurs militants sont aussi exclus pour non-paiement de cotisation, CAOM 93/1117*.
[19] Renseignement SLNA de la préfecture de Constantine, 9 mars 1954, CAOM 93/4159*.
[20] Fatima-Zohra, Guechi, intervention au colloque La pensée politique algérienne 1830-1962, Alger, octobre 2005.